Certes,
la morale d’un peuple ne se réduit pas à un enseignement ou à un ensemble de
règles soigneusement élaborées et transcrites dans un manuel, ou encore
diffusées dans une salle étroite sur un tableau noir ou au travers d’une
présentation numérique. Elle ne se résume pas non plus en un traité
philosophique qui expose un système rigoureux de manière cohérente et
impeccable. Une législation ou une pensée les plus élevées moralement sont
vaines si elles ne sont pas observées dans le temps ou si elles ne parviennent pas
à améliorer le comportement des individus. Cependant, l’enseignement de la morale est indispensable. Si elle n’est pas
transmise de génération en génération, si elle ne se grave pas dans son âme, comment
peut-elle élever l’homme sur le plan moral, lui qui est si prompt à suivre les mauvais exemples et à s’attacher aux vices ?
Si la morale n’est pas enseignée, qui conduira et dirigera sa conscience ?
Mais faut-il que cet enseignement soit mené par des hommes et des femmes dont
le crédit soit incontestable. Il lui faut aussi des modèles vivants et concrets
dont les paroles ne sont pas vaines, dont la pensée et l’action sont si proches
qu’elles se confondent.
La Loi est au cœur de la vie quotidienne
des Juifs au temps de Notre Seigneur
Jésus-Christ. Elle est le guide, l’âme, le soutien de la morale juive tant
individuelle que collective. Surmontant les divisions du peuple juif, elle
cimente son unité et en fait un peuple particulier, marqué par une exigence morale bien supérieure aux peuples de son temps. Elle
nourrit aussi ses prières et sa piété.
Écrite
ou orale, incarnation même de la volonté
de Dieu, la Loi est le fondement de la vie morale juive. Elle est donc
naturellement enseignée, interprétée et protégée dans un monde aux multiples
influences païennes. Pour cela, le peuple juif s’appuie sur des experts,
c’est-à-dire sur les scribes, sur les
« hommes du Livre », les « hommes de la Loi », ceux qui
garantissent la pureté de la Loi. Certains d’entre eux portent le titre prestigieux de docteur de la Loi
ou encore de « rabbi », maître. En raison de leur rôle et de leur
influence dans la société juive, ils font l’objet de ce nouvel article…
Le
scribe, à l’origine, un lettré qui sait compter, lire et écrire
Commençons
par le scribe, appelé aussi « Sopherim ».
Le terme provient d’un nom hébreu, « sopher
», lui-même tiré d’un verbe qui signifie « compter ». Il semble indiquer qu’à l’origine, le scribe est un
comptable ou un secrétaire, celui qui
sait lire, écrire et compter. Dans la Sainte Écriture, nous le trouvons
auprès des rois David et Salomon comme haut fonctionnaire du royaume. Le scribe
est donc une personnalité importante du
pouvoir. Nous pouvons citer Saraïas (II. Rois, VIII, 17) et Siva (II. Rois, XX, 25), Elihoreph et Ahia (III.
Rois, IV, 3). Lors de la construction du Temple, le scribe du roi est
auprès du pontife pour compter l’argent qui se trouve dans la maison du Seigneur
et qui le dépose « en le comptant et en le mesurant, dans la
main de ceux qui étaient à la tête des maçons de la maison du Seigneur »
(cf. IV.
Rois, XII, 10-11).
Dans
la Sainte Écriture, le scribe est
toujours dans l’entourage du roi. Les guerriers du roi de Judée Ozias sont
« sous la main de Jéhiel, le scribe »
mais aussi de « Maasias, docteur »
(II.
Paralipomènes, XXVI, 11). Notons que c’est la première fois que le
terme de « docteur »[1]
apparaît. Cependant dans d’autres traductions de la Sainte Bible, Maasias, ou
encore Maaséyas, porte le titre de « greffier »[2], de
« commissaire »[3] ou
d’« intendant »[4]. La
fonction de scribe se diffère donc de celui de l’intendant ou de celui qui
tient les registres (cf. IV. Rois, XVIII, 18). Avec le développement de
l’administration royale, nous pouvons penser que sa fonction se précise, se
spécialise, se distingue des fonctions de secrétaire, de comptable et
d’intendant. Néanmoins, aucune fonction
religieuse n’est encore associée au titre de scribe.
Nous
observons une distinction sous le règne des rois de Juda entre les scribes du roi et les scribes du Temple, dit encore les « scribes de la maison du Seigneur »
(IV.
Rois, XXII, 3) comme Messulam. Notons aussi qu’il existe des générations de scribes. Saphan, fils
de Messulam, est aussi scribe. Le roi Josias l’envoie auprès du grand-prêtre
Helcias pour faire fondre l’argent porté au Temple afin de le rénover. Nous
apprenons aussi que le même scribe Saphan lit le livre de la Loi qu’a trouvé le
grand-prêtre Helcias dans le Temple (IV. Rois, XXII, 8). Sous Joakim, les rouleaux
contenant les oracles de Jérémie sont déposés dans la « chambre du trésor d’Elisama, le scribe »
(Jérémie, XXXVI, 21), qui se trouve dans la maison du roi.
Dans
la Sainte Écriture, le scribe peut aussi être sous la direction d’une
personnalité. Baruch exerce en effet cette fonction auprès du prophète Jérémie
sous Joachim. Il occupe en fait le rôle
de secrétaire auprès de son maître. C’est lui notamment qui, en 605 avant
Jésus-Christ, a la charge de consigner par écrit les oracles portés par son
maître contre Jérusalem et Juda. Baruch lit ensuite publiquement le rouleau
qu’il a rédigé, notamment au Temple devant le peuple assemblé puis au palais
royal.
Le
Scribe, un rôle crucial durant l’exil et le retour du peuple Juif en Judée et à
Jérusalem
Sous
la captivité, Esdras occupe la
fonction de scribe dans la communauté juive sous le règne d’Artaxerxés, que
nous pouvons identifier avec Artaxerxés I Longue-main (465-424) ou Artaxerxés
II Mnémon (404-358). La Sainte Écriture nous dit qu’il est « habile dans la loi de Moïse » (I. Esdras, VII, 6),
dispose son cœur « à rechercher la
loi du Seigneur, et à faire et à enseigner en Israël les préceptes et les
ordonnances » (I. Esdras, VII, 10), « instruit dans les paroles et les
préceptes du Seigneur et dans ses cérémonies en Israël » (I.
Esdras, VII, 11). Dans la lettre qu’il lui adresse, le roi Artaxerxés
le nomme « scribe de la loi du Dieu
du ciel » ( I. Esdras, VII, 12). C’est la première que la Sainte Écriture
nous décrit le scribe comme un homme de
la Loi, réputé pour sa science des choses divines. Le rôle joué par les
scribes a donc pris de l’importance durant l’exil.
Dans
la même lettre, le roi fixe la mission d’Esdras en Judée pour le retour du
peuple juif. Il l’autorise à lui enseigner et prêcher la Loi, à établir des
juges et des chefs, et à organiser le service du Temple. C’est ainsi qu’Esdras devient
un personnage clé aussi bien religieux que politique dans la restauration
du peuple juif en Palestine.
Or,
une des préoccupations d’Esdras comme de celle du peuple juif est de rétablir la société juive selon les
prescriptions de la Loi. Pour marquer cette volonté de restauration, de
retour à Jérusalem, au cours de la fête des Tabernacles, et devant le peuple
rassemblé, et sur sa demande, Esdras lit
solennellement « le livre de la loi
de Moïse que le Seigneur avait prescrit à Israël. »(II.
Esdras, VIII, 1) et interprète
« les paroles de la Loi »(13). La restauration passe aussi par le rétablissement de la pureté du peuple juif.
Ainsi, une de ses premières décisions est de renvoyer les femmes d’origine
étrangère que des Juifs ont épousées et de leurs enfants (cf. I.
Esdras, IX) comme le demande la Loi. Ainsi, le rôle du scribe gagne
encore de l’importance et du prestige par ses fonctions religieuses et
politiques.
La
Sainte Écriture nous donne un autre exemple de scribe : l’auteur du livre
de l’Ecclésiastique,
connu sous le nom de Jésus, fils de
Sirac ou Ben Sira ou encore appelé Siracide.
Lui-aussi est versé dans la Loi. Son ouvrage original a probablement été écrit
entre 200 ou 180 avant Jésus-Christ selon les spécialistes, donc après la
restauration du peuple juif en Palestine. Une partie de l’œuvre contient toute
une série de préceptes pour la conduite de la vie, pour toutes les conditions
et pour tous les états. Il énumère la série des vertus, en relève l’importance,
exhorte à leur pratique. De même, il expose la série des passions et des péchés
dominant chez les hommes, et cherche à en éloigner en montrant les
conséquences. Il vante les avantages de la sagesse, invite à sa recherche, en
particulier celle du scribe (cf. Ecclésiastique, XXXVIII, 25), qui s’adonne à l’étude et à la méditation de la Sainte Écriture ainsi qu’à la prière.
Dans
le prologue de l’Ecclésiastique, nous apprenons du petit-fils de l’auteur que
Siracide s’est « appliqué
soigneusement à la lecture de la loi et des prophètes, et des autres livres qui
nous ont laissés par nos pères ». Son enseignement se fonde donc sur
l’étude de la Sainte Écriture et de la Tradition écrite. Il a alors décidé d’écrire « ce qui regarde la doctrine et la sagesse ». Pourquoi ?
« Afin que ceux qui désirent
d’apprendre, s’étant instruits par ce livre, s’appliquent de plus en plus à
réfléchir, et s’affermissent dans une vie conforme à la loi. » Son
livre est donc une œuvre de piété et de
morale à but pratique et fondée sur la Loi transmise par la Sainte Écriture et
par la Tradition. Il ne contient aucune spéculation. À son tour, l’auteur a
traduit l’ouvrage de son aïeul pour « ceux
qui veulent s’instruire, et apprendre de quelle manière ils doivent régler
leurs mœurs, quand ils ont résolu de mener une vie conforme à la loi du
Seigneur. » Le livre est ainsi destiné aux Juifs de la Diaspora.
L’Ecclésiastique
nous décrit ainsi le rôle du scribe au temps de la restauration. Tourné vers la Loi, qu’il connaît et
étudie, il doit l’enseigner et l’interpréter afin d’instruire et d’édifier les
fidèles pour qu’ils puissent vivre conformément à la volonté divine.
Cependant,
n’imaginons pas qu’il est renfermé dans une salle d’étude, au milieu d’une
bibliothèque et de vieux grimoires. Nous apprenons en effet que Siracide a
beaucoup voyagé et a sans-doute rempli de hautes fonctions. Enfin, le
petit-fils de Siracide nous apprend aussi qu’il a découvert le livre de son
aïeul en Égypte. Il a demeuré dans ce pays de nombreuses années. N’oublions pas
qu’il a traduit l’ouvrage de Siracide de l’hébreu en grec. Le traducteur
connaît donc aussi bien l’hébreu que le grec. Le scribe est un érudit, un homme du savoir.
Cependant,
le rôle scribe ne se réduit pas à l’enseignement de la Loi. Sous Macchabées, au
temps de Judas, des scribes tiennent encore le rôle d’officiers du roi (cf. I.
Macchabées, V, 42). Une « assemblée
de scribes » est envoyée auprès des chefs de l’armée des Séleucides
pour traiter des conditions de paix.
L‘évolution
du rôle et du prestige des scribes
La
fonction de scribe a ainsi évolué au cours des circonstances selon les
circonstances. D’abord, sachant compter, lire et écrire, il tient le rôle de
secrétaire, de comptable, d’intendant, puis celui de fonctionnaires des rois jusqu’aux
derniers rois hasmonéens. En raison de leur savoir, certains d’entre eux se
spécialisent dans la copie et la lecture de la Sainte Écriture puis dans son
étude et son interprétation, surtout au
temps de l’Exil où le rôle du prêtre étant réduit, le scribe se présente comme
un sachant, comme un directeur d’âme.
Habiles
dans la science de la Loi, les scribes expliquent au peuple les Saintes
Écritures en des réunions qui préludent à celles des synagogues. Ils forment
les Juifs à la prière, à la pratique de la justice, du sabbat et des
observances, à la pureté. Son influence
devient ainsi très forte auprès de la communauté juive qui vit si loin de
Jérusalem.
Puis,
à partir du retour du peuple juif en Palestine et de la restauration religieuse
et politique, menée par Esdras, scribe lui-même, la fonction prend encore de
l’importance tant le peuple juif veut appliquer avec soin et ferveur les
observances de la Loi. De tels efforts ne peuvent qu’affermir le rôle des
« hommes du Livre ». Leur influence et leur prestige sont élevés
au sein du peuple juif en raison de leur connaissance exacte de la Loi.
Leur
réputation se fonde aussi sur leur
sagesse et leur piété. Le
deuxième Livre des Macchabées nous raconte le martyr du
vieillard Eléazar, « l’un d’entre
les premiers des scribes, homme avancé en âge » (II. Macchabées, 18) en
raison de son refus de manger de la chair de porc, obéissant ainsi aux
préceptes de la Loi. Il devient un modèle de l’application de la Loi
qui n’hésite pas à se sacrifier pour lui demeurer fidèle.
Les
docteurs de la Loi
Dans
les Évangiles, le terme de scribes est plutôt peu employé ou est associé à
celui de pharisien qui désigne plutôt un parti religieux et politique. Il est vrai
que la plupart des scribes appartiennent
à ce parti. Une autre expression est plutôt utilisée, celle de « docteur de la Loi » ou « rabbi ». En outre, la fonction du
scribe n’est pas dédiée uniquement au domaine religieux. Nous trouvons encore
des scribes dans la cour des rois hasmonéens. Le terme de « docteur de la Loi » pourrait alors
désigner le scribe qui s’adonne à l’étude de la Loi pour l’enseigner, instruire
et édifier, et pour l’interpréter. Nous utiliserons donc désormais ce terme
pour désigner uniquement les scribes qui occupent la fonction d’étude,
enseignement, d’interprétation de la Loi.
Les docteurs de la Loi occupent leurs
fonctions au Sanhédrin, à la synagogue et dans les écoles. Ils assistent aux séances du grand Sanhédrin de Jérusalem
ou des Sanhédrins provinciaux[5], sans
être nécessairement membres de ces assemblées, à titre d’experts pour répondre
aux questions difficiles. À la synagogue, ils lisent le texte et le traduisent
en langue vulgaire, exposent les traditions et en montrent
l’application et enfin, ils interprètent la Sainte Écriture de manière
mystique et allégorique. À l’école, ils remplissent les mêmes fonctions mais
davantage pour instruire que pour édifier. Ainsi, sont-ils enseignants, prédicateurs et juristes.
L’école est le lieu par excellence du
docteur de la Loi. Celui-ci y donne de
vrais cours de casuistique. C’est dans l’école que le scribe se forme et après
avoir fait ses preuves, il devient à son tour docteur de la loi. Les docteurs
de la Loi ont alors toute autorité sur
leurs disciples. Ceux-ci l’appellent « rabbi » c’est-à-dire
« maître ».
L’enseignement
peut se faire dans une maison dédiée à cette fonction ou simplement sur le
parvis du Temple ou dans l’une de ses salles annexes. Au premier siècle, les
docteurs de la Loi ont pris l’habitude de parler à leurs disciples dans les
rues et sur les places. Il est noté que les discussions dans les écoles peuvent
être violentes. « Le docteur de la
Loi était toujours entier dans ses appréciations, implacable dans ses
jugements, absolu dans ses critiques. Son intelligence était étroite, son
caractère raide, son orgueil insupportable et cette impossibilité de saisir les
nuances, lui a laissé partout dans les documents qui nous ont été conservés
quelque chose de lourd et de déplaisant. »[6]
L’intégrité
de la Loi garantie par les sages
Dans
la culture juive, le titre de « sage »
est donné à certains docteurs de la Loi, garants
de l’intégrité et de la pureté de l’enseignement de la Loi. Les Juifs sont
en effet très préoccupés de les maintenir comme le montrent les procédés qu’ils
utilisent pour sauvegarder celles de la Sainte Écriture[7]. Selon
l’enseignement juif, la Loi est
transmise de génération en génération dans une chaîne interrompue de sages depuis Moïse jusqu’à nos
jours.
La
chaîne est divisée en plusieurs périodes. L’époque des Zougot est celle qui
s’étend de Macchabée jusqu’à la destruction du Temple en l’an 70. Elle
correspond à la période de notre étude. Le terme de « Zougot » signifie « pair »
car les « sages » sont
toujours par binôme dont le premier détient le titre de « nassi », c’est-à-dire « prince », correspondant sans-doute
à celui du président du Sanhédrin mais certainement chef du parti pharisien.
Celui-ci détient donc une influence
considérable au sein de la population juive et parmi les docteurs de la Loi.
Les
sages au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ
Selon
le traité rabbinique Avot, la période de Zougot comprend
cinq pairs de sages. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, il s’agit d’Hillel et de Schammaï. La tradition
juive les présente comme deux
personnalités opposées, représentant de deux courants d’interprétation de la
Loi. Le premier l’interprète manière souple alors que le second en est plutôt
partisan d’une application rigoureuse et implacable.
Ce
n’est donc pas vraiment un binôme ou un couple mais plutôt deux adversaires. Leur opposition peut porter sur des questions
très importantes, comme sur le divorce. Hillel accepte la répudiation d’une
femme pour différentes causes quand Schammaï ne l’accepte que pour adultère.
Leurs querelles peuvent aussi se porter sur des questions qui nous semblent
bien ridicules. Hillel se montre surtout plus innovateur, notamment en écrivant
une partie de la Loi orale, qui annonce la Mischna, et par sa méthode
exégétique. Mais parfois aussi, leurs différents ne s’expliquent que par leurs
oppositions de caractère, l’un ne pouvant être d’accord avec l’autre par
principe.
Mais
cette opposition violente et farouche n’est pas sans conséquence. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ,
les docteurs de la Loi, et les pharisiens de manière générale, sont en effet
divisés en deux camps farouchement hostiles. Ils s’identifient en fonction
de leur appartenance à l’école d’Hillel ou de Schammaï. Nous retrouvons parfois
leurs points de divergence dans les Évangiles quand les pharisiens interrogent
Notre Seigneur Jésus-Christ sur des points particuliers de la Loi.
Cependant,
malgré la vigueur de leur opposition, Hillel
et Schammaï subordonnent toujours la morale à l’enseignement de la Loi,
c’est-à-dire à des règles légales et juridiques, ce qui nécessite son
exacte connaissance. Il n’y a véritablement aucune spéculation philosophique. L’enseignement de la morale
repose entièrement sur la Loi, écrite et orale, et son interprétation dont les
sages sont les garants.
Autrefois,
puisque la vie tournait autour du Temple, l’homme du culte, c’est-à-dire le
prêtre, était l’autorité suprême de la communauté juive. Avec la reconstruction
du Temple, la caste sacerdotale y est certes toujours influente mais, elle n’est plus seule à détenir l’autorité
morale, religieuse et sociale. En outre, son attitude à l’égard des
occupants au travers des Sadducéens affaiblit son influence. Une autre puissance, plus crédible, s’est
développée et affermie au fur et à mesure que la Loi y a pris la place
primordiale dans la vie du Juif. Le docteur de la Loi a gagné une autorité
incontestable sur le peuple juif.
Jusqu’à
la destruction du Temple et la déportation, le prêtre était le dépositaire et
le garant de la Loi. Mais après l’exil, cette fonction est passée au plus
lettré du peuple, c’est-à-dire au scribe. C’est
lui désormais qui dit ce qui est bien et ce qui est mal à partir de la Loi. Experts
dans son étude et son interprétation, le docteur de la Loi a fini par porter le
titre de maître, de « rabbi »
au point que les Talmuds précisent que « les paroles des scribes sont plus aimables que les paroles de la Loi,
car parmi les paroles de la Loi, les unes sont importantes et les autres
légères ; celles des Scribes sont toujours importantes. »[8] Plus
tard, après la destruction du second Temple, le judaïsme apparaîtra comme la religion du scribe. Évolution
inéluctable…
Certes,
par leurs études et leur enseignement, les
docteurs de la Loi ont permis au peuple juif de conserver intacte la Loi et de
préserver l’âme juive des influences païennes, mais ce changement n’est pas
sans conséquence. Par l’enseignement qu’ils donnent, par leurs disciples,
« ils font de la Loi, de sa lecture,
de sa méditation, le fondement de la vie religieuse, c’est-à-dire qu’ils
travaillent dans un sens fort différent de celui des prêtres. »[9] Le
Temple n’est plus le seul lieu où la vie religieuse se nourrit et se développe.
La Synagogue en est un autre. Les
prêtres s’attachent au rite, les docteurs de la Loi à la connaissance de la Loi
écrite et orale. Le culte et l’enseignement sont ainsi divisés, voire
concurrencés. Cette division s’incarne dans l’opposition entre les deux partis,
celui des sadducéens et celui des pharisiens, l’un comprenant surtout des
prêtres, l’autre des docteurs de la Loi.
En
dépit de cette séparation, les deux autorités sur lesquelles reposent le peuple
juif « pêchent l’une et l’autre par
le même côté : toutes deux accordent beaucoup à la lettre ; que ce
soit pour assurer l’exactitude d’une cérémonie ou celle d’un commentaire de la
Torah, on se montre, dans les deux clans, très sourcilleux ; et, le danger
est […] que l’esprit même de la
religion en soit méconnu. »[10]
Conclusions
En
dépit de l’exil, des occupations étrangères et des différentes épreuves qu’il a
supportées et qu’il endure encore, le
peuple juif demeure fidèle à la Loi et a su la préserver des influences
païennes, en particulier helléniques. C’est un fait remarquable que nous ne
pouvons pas oublier. Cependant, son interprétation, son application et son
influence ont évolué depuis son retour en Palestine en raison de l’importance accrue des docteurs
de la Loi, de son rôle et de son prestige au sein du peuple juif au détriment
de l’autorité du prêtre. L’enseignement et l’interprétation de la
Loi ont ainsi supplanté le culte du Temple.
Or les docteurs de la Loi n’ont pas évité les
dangers que génèrent le savoir et l’étude. Ils se sont égarés dans les pièges
de l’enseignement et dans la subtilité des mots. Ils se sont perdus dans le
détail et dans le scrupule. Leur soin excessif de tout interpréter et de tout expliquer,
sans contrepoids réel, finit en effet par rendre l’observance de la Loi complexe
et pointilleuse. La lettre finit par
étouffer l’esprit. Finalement, au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la
religion juive risque de devenir une religion du Livre avant d’être celle des
hommes…
Et
la passion de préciser dans le moindre détail les observances de la Loi engendre
nécessairement divisions et querelles au sein des docteurs de la loi sur des
points sans importance, sur des questions souvent ridicules ou sans enjeux
véritables. Forts de leur savoir, éblouis par leurs connaissances et aveuglés
par leur rôle, certains d’entre eux finissent aussi par se montrer intraitables et dures à l’égard de ceux qui ne partagent
pas leur avis ou ne vivent pas comme eux. L’excessivité qu’ils montrent dans
leur enseignement se prolonge ainsi dans leur attitude et finalement dans leurs
convictions. La Lettre tue l’Esprit…
Notes et références
[1] Traduction aussi utilisée par la
Bible Vougouroux, de Sacy.
[2] Bible des
Peuples 1998.
[3] Bible Louis Segon
fils.
[4] Bible Darby.
[5] Voir le rôle des Sanhédrins
dans Émeraude, mars 2015, article « La Terre sainte
au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (2) : la vie religieuse ».
[6] Edmond Stapfer, La
Palestine au temps de Jésus-Christ d’après le Nouveau Testament,
l’historien Flavius Joseph et les Talmuds, 6e édition revue et
corrigée, librairie Fischbacher, 1892. Stapfer est professeur à la faculté de
théologie protestante de Paris. L’ouvrage est accessible sur regad.eu.org,
publication décembre 2004.
[7] Voir Émeraude,
janvier 2015, article « Préserver la Sainte Écriture de toute
altération ».
[8] Pirké Aboth, traité
de la Mishna, III, 8.
[9] Daniel-Rops, Histoire
Sainte, Le peuple de la Bible, 4ème partie, III, 1943,
Librairie Fayard.
[10] Daniel-Rops, Histoire
Sainte, Le peuple de la Bible, 4ème partie, III.
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