En cette journée de l’année
1905, Aristide Briand présente à la Chambre des Députés la proposition de
loi relative à la séparation des Églises et de l’État [1].
Il parle en tant que rapporteur d’une commission que le parlement a élue il y a
trois ans. Elle a été mise en place pour présenter aux députés un rapport sur
les nombreuses propositions de loi qu’ils ont reçues sur le sujet. Les membres
de la commission ont choisi pour président Ferdinand Buisson (1841-1932).
Jusqu’à la publication récente
de sa biographie[2],
Ferdinand Buisson n’était guère connu au-delà d’un cercle bien étroit. Aujourd’hui,
il est désormais unanimement considéré comme « un acteur majeur dans la construction d’une République laïque »[3],
« un fondateur de la laïcité »[4],
ou encore « le père de la laïcité »[5].
Il incarne même « l’esprit de la
laïcité »[6].
Et s’il est « maître de la
laïcité »[7]
ou « champion de la laïcité »[8],
faut-il alors le connaître pour mieux saisir ce qu’est justement la laïcité…
Ferdinand Buisson |
Ferdinand Buisson, fils d’une
famille de notables protestants
Ferdinand Buisson est né à
Paris en 1841 dans une famille protestante. Son père (1789-1858), avocat puis
juge, est de naissance et d’éducation catholique puis il se convertit au
protestantisme. En tant que juge, il a permis l’arrestation de républicains qui
cherchaient à s’opposer au coup d’état de Napoléon III. Sa mère, Adèle de
Ribaucourt (1812-1894), s’est aussi convertie au protestantisme lors de son
enfance.
Son père décède en 1858,
laissant sa famille dans la pauvreté. Ferdinand Buisson doit alors travailler
pour payer ses études et subvenir aux besoins de sa famille. Après son échec à
l’École normale supérieure, il est licencié ès lettres (1862) puis agrégé de
philosophie (1867). Durant ses études, il rencontre des pasteurs et des
intellectuels protestants dans le salon des Pressensé.
Le Salon des Pressensé
Victor de Pressensé
(1796-1871) est également un converti du protestantisme,
la religion de sa mère et de son épouse. Très actif, il consacre ses
activités à la renaissance du culte réformé, notamment au sein d’un courant
intitulé Réveil, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Un des
frères d’Adèle de Ribaucourt est un partisan de ce mouvement et en devient pasteur.
Ferdinand Buisson épousera sa fille, Emma, en 1867.
Edmond de Pressensé (1824-1891) |
Directeur de la société
biblique britannique en France, Victor de Pressensé s’oppose à l’Église
réformée officielle qui, selon lui, se complaît dans son état et dans son
statut concordataire. Il prône en effet l’indépendance de l’Église réformée
par rapport à l’État. Parmi les personnalités de ce courant, nous pouvons
citer Alexandre Vinet (1797-1847), « défenseur
et théoricien de l’individualisme religieux »[9].
Ce dernier collabore au journal Le Semeur que les revivalistes ont
créé. Lui aussi défend la séparation des Églises et de l’État afin que tout
individu puisse faire librement son choix religieux.
Edmond de Pressensé, le
fils de Victor, est aussi fidèle au Réveil mais y apporte un peu plus
d’humanisme. Après des études théologiques à Lausanne, il devient pasteur
des revivalistes. Dès 1865, il remplace son père dans l’animation du
mouvement et accueille de nombreux partisans. « La porte de sa maison s’ouvre largement et son salon attire comme le
pourrait faire un brasero allumé sur une place en hiver. »[10]
Il réunit encore tous les quinze jours des étudiants pour discuter des
questions de littérature, de philosophie et de moral. Ferdinand Buisson est
l’un d’entre eux. Nous pouvons aussi trouver Henri Monod. Moins rigide que la
première génération des revivalistes et disciple de Vinet, Edmond de
Pressensé défend l’individualisme religieux et donc la primauté de la liberté
de conscience et des droits de l’homme sur l’État et ses intérêts. Plus
tard, il sera député et sénateur, partisan du libéralisme démocratique et
républicain.
Son fils, Francis de
Pressensé (1853-1914), sera député, républicain et socialiste, et en 1903,
il déposera à la chambre des députés une proposition de loi sur la séparation
des Églises et des États, proposition qui sera étudiée par la commission de
Ferdinand Buisson. La même année, il deviendra directeur de la Ligue des droits
de l’homme après avoir participé à sa création en 1898. Son successeur sera
Ferdinand Buisson…
Buisson et la chapelle
Taitbout
Les protestants du mouvement
Réveil
dispose d’une église à Paris, la chapelle Taitbout. Buisson en est un fidèle
jusqu’au jour où ses idées très libérales finissent par l’écarter du groupe.
Il prône en effet « une religion
sans catéchisme, un culte sans mystère, une morale sans dogmatisme, un Dieu
sans système théologique. »[11]
Défenseur de la liberté de conscience, il veut que tout homme puisse vivre
l’émotion ou sentiment religieux, sentiment naturel et universel qui est en lui
afin qu’il suive librement son cheminement personnel vers le beau, le
bon et le vrai, dans un face à face entre Dieu et sa conscience. C’est ce
qui appelle la morale laïque.
Buisson défend donc une foi
individualiste sans dogme ni institution, voire sans confession ni révélation. «
Nous sommes une association illimitée de
libres penseurs et de libres croyants, dont chacun garde la liberté comme la
responsabilité de ses croyances. »[12]
Il milite alors pour « une religion sans
catéchisme, un culte sans mystère, une morale sans dogmatisme, un Dieu sans
système théologique. » Il s‘oppose fermement à l’Église catholique
qui a « réussi à faire la religion
sa chose » et toutes celles qui ont suivi son modèle.
Buisson en Suisse
Selon une version courante,
« républicain irréconciliable »[13],
Buisson s’exile en Suisse en 1866 pour refuser de prêter le serment de
fidélité envers l’empereur. Mais la réalité est différente selon son dernier
biographe, « il n’est nullement
parti à Neuchâtel pour refuser le serment de fidélité exigé par Napoléon III
mais plus sûrement pour se saisir d’une opportunité de carrière »[14].
On lui propose en effet l’équivalent d’un poste de professeur d’université à
Neufchâtel. Cette légende est en fait une reconstruction de son passé qu’il a
lui-même faite dans ses Souvenirs de 1916.
Son « exil » en Suisse lui est difficile.
Il cherche alors un poste en France et réussit l’agrégation de philosophie en
1868. Néanmoins, de crainte de ne pas subvenir aux besoins de sa famille, il
reste en Suisse.
Buisson commence à être
connu. Il rédige des articles dans le dictionnaire du républicain Larousse, un
de ses maîtres. Sa réputation grandit
subitement l’année suivante lorsqu’au congrès de la Ligue de la paix et de
la liberté, tenu à Lausanne, il exalte les participants par un discours
antimilitariste et démocratique. Parmi le public, se trouvent Edgard Quinet, Jules
Barni et Jules Ferry. Est-ce en raison de l’ambiance de ce congrès qu’il
prononce ce discours vigoureux ? Ses idées sur la laïcité sont en fait
déjà très prononcées.
Dans une lettre qu’il
adresse à Victor Hugo en 1869, Buisson lui demande de lui prêter concours
« dans une entreprise la laïque
et philosophique pour combattre le catholicisme en France »[15].
Il songe déjà à la séparation de l’Église et de l’État et veut y préparer la
population en formant les consciences et en éveillant les esprits. « Là, vienne le dimanche, au lieu de laisser
les femmes et les enfants et encore pas mal d'hommes aller à l'église, on
réunit les enfants dans une « école du dimanche », où ils n'entendent parler
que d'humanité et de raison. »[16]
Il songe aussi à « une vaste
franc-maçonnerie au grand jour constituant des centres innombrables sur le sol
français, allant dans chaque ville, dans chaque village, grouper les esprits
avancés. »[17]
Il faut détacher les hommes des prêtres, rajoute-il. Car le prêtre, c’est
l’ennemi.
Buisson tente d’imposer ses
idées religieuses aux protestants suisses mais c’est un échec, y compris chez
les libéraux…
La défaite de 1870 lui donne
finalement l’occasion de revenir en France « sans plus de soucier de
stratégie de carrière » mais prudent, il garde son emploi à
Neufchâtel.
Buisson et l’orphelinat de Batignolles
Buisson participe à la
fondation d’un journal dirigé par une section de l’Association International
des Travailleurs (AIT), créée par Benoît Malon et les frères Reclus. Cette
section relève de la branche libertaire, dite encore anti-autoritaire,
c’est-à-dire anarchiste. Parmi les délégués, nous trouvons notamment le
frère de Ferdinand Buisson.
À Paris assiégé en pleine
guerre civile, sous l’égide et la tutelle de la commission d’assistance dirigée
par Benoît Malon, Buisson fonde un orphelinat pour les enfants pauvres
et abandonnées à Batignolles. L’AIT y apporte une subvention. D’orphelinat
municipal, il devient Maison d’éducation pour les orphelins de la
République. Le changement d’intitulé n’est pas anodin. Il transforme en
effet son orphelinat en un lieu où il peut appliquer ses principes
pédagogiques. Il livre non seulement un enseignement laïque et mixte mais
il met aussi œuvre une éducation connue sous le nom d’éducation intégrale. En
juin 1871, la Maison accueille 80 élèves.
Buisson veut en fait
appliquer un nouveau type d’enseignement, celui décrit par Paul Robin
(1837-1912), un des fondateurs de l’éducation intégrale. Robin l’a défendue
dans un rapport qu’il a fourni au troisième congrès de l’International, tenu en
1868 à Bruxelles. Il a aussi remis un programme précis. « Ferdinand Buisson adhère sans réserve à ces
nouvelles conceptions pédagogiques et veut les mettre en pratique. »[18]
Finalement, Paul Robin devient le directeur de sa maison à partir de 1880.
L’éducation intégrale est
marquée par deux principes : la mixité et la préparation à la vie
professionnelle. L’enfant doit être préparé à sa fonction sociale.
Buisson exclut aussi de l’instruction toute référence à la religion et
expérimente aussi sa propre conception de l’enseignement laïque.
Quand la Commune éclate,
Buisson est en Suisse afin de ramener sa famille à Paris. S’il a participé à un
soulèvement des gardes nationaux, il n’intervient donc pas directement dans la
révolution. Arrivé à Paris, il protège Malon de la répression.
Après la fin de la Commune, pour
éviter la suppression de la Maison d’éducation, Buisson la fusionne avec un
autre orphelinat, celui de Campuis, dirigé par Gabriel-Joseph Prévost.
Buisson au ministère de
l’Instruction publique
En 1872, sous Thiers, Jules
Simon, ministre de l’Instruction publique, le nomme inspecteur de
l’enseignement primaire avant d’être renvoyé sur demande de Monseigneur
Dupanloup, évêque d’Orléans et député, en raison de ses déclarations
anticléricales. Lorsqu’il était en Suisse, Buisson avait demandé d’éliminer
l’histoire sainte dans l’enseignement primaire, provoquant la colère des
protestants, y compris libéraux. Mgr Dupanloup reprend des extraits d’une
brochure qu’il avait écrite, extraits qu’il juge scandaleux.
En 1878, à l’arrivée au
pouvoir de Jules Ferry, Buisson est rappelé pour occuper le
poste d’inspecteur général de l’instruction publique puis, l’année suivante,
celui de directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’Instruction
publique au moment où les lois sur la laïcisation de l’enseignement sont mises
en place. Il y restera jusqu’en 1896. Il participe ainsi à l’élaboration des
textes qui laïcisent l’enseignement public.
En 1896, Ferdinand Buisson quitte
le ministère pour enseigner la pédagogie à la Sorbonne avant qu’elle ne
devienne « sciences de
l’éducation » sous son successeur Durkheim, fondateur de la sociologie
moderne.
Pendant ses longues années
au ministère, Ferdinand Buisson impose ses idées, notamment au travers du Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire, destiné à toutes les écoles
normales. C’est « un véritable
projet encyclopédique visant à offrir un ensemble de notions et de
préconisations relatives aux finalités de l’école, à l’enseignement qui y est
donné, et aux procédés propres à le dispenser. »[19]
Il le dirige de 1878 à 1887. Il est destiné à définir une pédagogie. Il défend
non seulement sa « morale laïque »
mais aussi l’idée selon laquelle l’école doit former les futurs républicains.
Le rôle de l’école n’est pas seulement d’instruire mais aussi d’éduquer.
La laïcité selon Buisson
Dans son Dictionnaire,
Buisson a rédigé un article sur la laïcité et en définit les principes : « la
grande idée, la notion fondamentale de l’État
laïque, c’est à dire la délimitation profonde entre le temporel et le
spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à ne plus en sortir. »[20]
Le clergé ne doit conserver aucun droit sur le pouvoir ou sur la vie
publique. Les droits civils doivent être assurés en dehors de toute
condition religieuse. C’est ce que l’État a réussi à faire. Décrivant les
différentes sécularisations qui ont été menées dans la société française et
dans l’État, Buisson se félicite de l’effort entrepris. Reste désormais
l’enseignement primaire. Une série de mesures a préparé le chemin afin que
l’État en soit le seul maître.
Qu’est-ce l’enseignement
laïque selon Buisson ? « L’enseignement primaire est laïque, en
ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux »[21],
c’est-à-dire il est « étranger à
tout église », « neutre
quant au culte ». C’est la séparation entre le prêtre et
l’instituteur. Mais est-ce si facile que cela ? Buisson pose en effet
une question très pertinente : « suffit-il que le prêtre n’entre pas dans
l’école, que le catéchisme n’y soit pas enseigné ni les prières récitées, pour
que l’enseignement lui-même soit laïque ? »
Il pose en effet le problème des convictions religieuses de l’instituteur.
L’instructeur, un éducateur
de la conscience
Buisson juge inadmissible
la neutralité dans le domaine moral, philosophique ou religieux. Il prône
donc une morale éveillant la conscience. Elle comprend les idées de
devoir et de justice, du bien et du mal. Le sentiment religieux, sans rite ni
dogme, hors de toute institution et de toute confession, en fait aussi partie.
Et celui qui doit toucher le cœur de l’élève, c’est l’enseignant,
l’instituteur. Celui-ci doit apprendre à l’enfant à rentrer en lui-même, faire
« un acte de la conscience ayant
pour objet principal l’amélioration de l’âme, ce que les philosophes nomment la
vertu et les théologiens la sainteté ». L’instituteur doit ainsi parler
à ce qui demeure dans la conscience depuis le début de l’humanité. C’est
ainsi qu’il entend par religieux.
Buisson ne réduit donc pas
l’enseignement comme une transmission de connaissances et de savoir-faire. Si
ce n’était que cela, « ce serait
fait de notre enseignement national ». L’instructeur est en effet
un éducateur. « Or qui
peut prétendre qu’il y ait une éducation sans un ensemble d’influences morales,
sans une certaine culture générale de l’âme, sans quelques notions sur l’homme
lui-même, sur ses devoirs et sur sa destinée ? »
L’instructeur est aussi un maître de moral. Les mots de Buisson sont
forts : « il faut qu’il
continue à avoir charge d’âme et en être profondément pénétré ». Il
est « l’éducateur de la conscience ».
Il parle même de prière où « l’enfant
apprend à rentrer en lui-même ». C’est par elle que l’âme
s’améliorera, nous rassure-t-il. Poursuivons sa pensée. Lisons-le
attentivement. « Et un
tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de
l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre
moral, philosophique et religieux. » Or
la conscience, l’âme, ne relèvent-elles pas de la religion ? Est-ce cela
la délimitation des domaines ?
« L’école
mutuelle de la tolérance »
Pourtant dans un autre
discours, Buisson s’arrête au domaine de la connaissance. « L’instruction doit être laïque, parce que
nous voulons que tout enfant acquière les connaissances que le Convention
appelait déjà les connaissances nécessaires à tout homme, nous n’avons pas le
droit de toucher cette chose sacrée qu’on appelle la conscience de l’enfant,
parce que nous n’avons pas le droit, ni au nom de l’État ni au nom d’une église,
ni au nom d’une société, ni au nom d’un parti, au nom de qui que ce soit enfin,
d’empiéter jamais sur le domaine de la liberté de conscience. »[22]
Et c’est afin de garantir la liberté de conscience qu’il veut la séparation des
Églises et de l’État. Selon Buisson, l’école laïque est « l’école mutuelle de la tolérance »[23]
dans laquelle toutes les formes de la liberté de pensée et de la liberté de
conscience seront respectées. C’est une école où règne la paix, la confiance,
la sérénité.
Mais dans ces conditions, qui
peut croire avec sérieux qu’un éducateur ne touche pas à la conscience de son
élève ? Qu’est-ce que cette tolérance quand l’instituteur a pour vocation
d’inculquer une morale ? En effet, si l’instituteur ne doit prendre pas
parti pour tel culte ou confession ou encore tel parti, il doit cependant enseigner
une morale à ses élèves. Sur quels principes ? Il doit faire appel,
nous dit-il,
« aux sentiments généreux, aux émotions
nobles, à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet
sous des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la
civilisation et du progrès. »
C’est la morale de nos pères, nous dit-il. Oublie-t-il que cette morale était
une morale chrétienne développée et transmise au sein de l’Église ? La
morale du Romain païen est bien différente à celle de ses pères ! Ignore-t-il
aussi que toute morale s’appuie sur des notions de bien, de mal et de vrai,
notions qui relèvent d’une philosophie ou d’une religion.
Nous revenons en fait à sa
foi laïque, à une sorte de protestantisme sans église ni dogme, sans culte
ni prêtre. Il insère ses convictions religieuses dans la notion de laïcité.
Ce qu’il n’a pas réussi à faire en Suisse, il l’impose en France au sein de
l’État. « La laïcité de l’école n’exclut donc pas l’éducation morale,
elle lui donne au contraire un rôle et une portée qu’elle n’avait jamais eus
auparavant. »[24]
Buisson rappelle l’instruction de 1882 : « À l’école primaire
surtout, ce n’est pas une science, c’est un art, l’art d’incliner la volonté
lire vers le bien. »
Buisson et la quête de vérité
Comme nous le voyons, Buisson
sépare l’idée de la pratique, la morale religieuse de l’exercice pratique de la
morale. Toujours dans la même instruction, il précise que les enfants
peuvent avoir des convictions différentes, c’est-à-dire une morale religieuse,
mais une même morale en pratique que doit inculquer l’école. Mais une morale en
pratique sans le fondement moral, que devient-elle si ce n’est un mimétisme qui
s‘érode au fur et à mesure du temps et s’écroule devant les épreuves de la vie
et de l’histoire.
Nous percevons encore une
distinction semblable dans une déclaration de principe que Buisson a élaborée
au Congrès international de la Libre pensée, réuni à Rome le 22 septembre 1904.
Ce texte définit ce qu’il entend par « libre
pensée ». « La Libre pensée
n'est pas une doctrine, mais une méthode, c'est-à-dire une manière de conduire
sa pensée - et, par suite, son action dans tous les domaines de la vie
individuelle et sociale. »[25]
Dans cette charte, il distingue la doctrine et la méthode comme il
distingue la foi des dogmes, la morale de sa pratique. Il rejette en fait ce
qui pourrait contraindre le travail de la raison.
Car quelle est cette
méthode ? Elle « se caractérise
non par l'affirmation de certaines vérités particulières, mais par un
engagement général de rechercher la vérité en quelque ordre que ce soit,
uniquement par les ressources naturelles de l'esprit humain, par les seules
lumières de la raison et de l'expérience. »[26]
Le dogme, quel que soit sa nature, et donc l’Église sont des obstacles
à sa recherche. En outre, pour Besson, l’essentiel ne réside pas dans la
vérité mais dans la quête de la vérité en elle-même. Ainsi refuse-t-il
toute croyance imposée ou toute autorité qui veut imposer une croyance, ou
encore toute celle qui détourne l’usage de facultés de l’individu.
Buisson, un engagé
En 1898, dans l’affaire de
Dreyfus, Buisson prend parti pour les dreyfusards et participe à la
fondation de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen dont il est
président de 1914 à 1926. Au fur du temps, il accumule les présidences
d’association : Ligue d’enseignement, Association nationale de Libres-penseurs,
Société de sociologie, Union de Libres-penseurs et de libres croyants pour la
culture morale, etc.
En 1901, Buisson
participe à la création du parti radical dont il est le vice-président. En
1902, il devient député radical puis radical-socialiste jusqu’en 1924. Au
parlement, il défend ses idées et mène vigoureusement un combat
anticlérical, notamment contre les congrégations religieuses. En 1904, ces
derniers n’auront plus le droit d’enseigner.
En 1927, fervent
pacifiste, Buisson reçoit le prix Nobel de la paix pour avoir œuvré dans le
rapprochement franco-allemand.
Conclusion
Inspiré sans doute par le
mouvement protestant Réveil, allant au-delà même du
libéralisme qu’il prône, Ferdinand Buisson défend les notions de « foi laïque » et d’une « morale laïque », c’est-à-dire une
religion laïque, formée non pas de vérités ou de dogmes, qu’il juge
contraignantes, mais de principes d’actions destinés à atteindre le
vrai, le beau et le bien. Le but n’est pas de savoir ce qu’ils sont mais de les
chercher et de les vivre dans l’individualisme religieux.
Au ministère de
l’Instruction publique, Buisson a tous les pouvoirs pour imposer ses
convictions dans l’enseignement primaire. Il donne à
l’instructeur la mission d’éveiller la conscience de ses élèves afin qu’ils
soient capables d’atteindre le vrai, le beau et le bien, quelle que soit leur
religion. En clair, ce sont ses apôtres de la religion laïque.
L’objectif est clair. Lorsqu’ils seront adultes, ils doivent la vivre en
pratique en dépit de l’enseignement de leur religion. Pourquoi ? Car toute
religion assure l’unité d’une nation ou d’une société. Buisson l’a très bien
compris. Si l’instruction publique n’est qu’une transmission de connaissances,
c’est la fin de l’enseignement national, c’est-à-dire là où se forme l’esprit
de la nation. Si l’enseignement est aux mains de l’Église, la France sera
chrétienne…
Buisson demande donc que l’instructeur
soit un « éducateur de la
conscience » de ses élèves. L’expression est forte mais d’une
telle clarté qu’elle résume ce qu’est finalement l’enseignement laïc. La
liberté de conscience, l’égalitarisme religieux ou encore la neutralité en
matière de culte, qui constituent les principes de la laïcité, ont pour vocation
d’enlever dans l’homme tout attachement à un culte afin de le rattacher aux
valeurs que l’école doit inculquer et que l’État définit. Si Buisson est
« le père de la laïcité »
et incarne « l’esprit de la laïcité »,
nous pouvons mieux comprendre la situation actuelle de notre société. Que
devient en effet l’enfant quand l’État est guidé par des minorités actives et
libertaires ?
Notes et références
[2] Ferdinand Buisson, Père de
l’école laïque de Patrick Cabanel, Labor
et Fides, 2016.
[3] cercleferdinandbuison.fr.
[4] autonome-solidarité.fr.
[5] Blog de radicaux de
Picardie, prgpicardie.over-blog.com.
[6] lexpress.fr, 23 août
2008.
[7] franceinter.fr, 8 août
2017.
[8] lemonde.fr, 3 novembre
2016.
[9] Remi Fabre, Francis
de Pressensé et la défense des droits de l’homme, Un intellectuel au combat,
1er chapitre, Presses universitaires de Rennes, 2004, books.openedition.org.
[10] M. Dutoir, Mme
E. de Pressensé, La Maison Blanche, Histoire pour les
Écoliers, 23e édition, Librairie Fischbacher dans
Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme, Un intellectuel au
combat, Rémi Fabre.
[11] Ferdinand Buisson
dans Cabanel.
Ferdinand Buisson. Père de l’École laïque, Benjamin Fabre, Archives
de sciences sociales des religions, édition de l’EHESS,
octobre-décembre 2017, http://journal.openedition.org.
[12] Ferdinand Buisson
dans Cabanel.
Ferdinand Buisson. Père de l’École laïque, Benjamin Fabre,.
[13] Ferdinand Buisson, Souvenirs
1866-1916, librairie Fischbacher, 1916.
[14] Patrick Cabanel, Ferdinand
Buisson : Père de l’école laïque, chap. 1.
[15] Buisson, Une lettre
de Ferdinand Buisson à Hugo sur la laïcité, lettre publiée dans La
Lumière, dans La Révolution de 1848 et les
révolutions du XIXe siècle, Tome 35,
Numéro 167, Décembre 1938-Janvier-février 1939, www.persee.fr.
[16] Buisson, Une
lettre de Ferdinand Buisson à Hugo sur la laïcité.
[17] Buisson, Une
lettre de Ferdinand Buisson à Hugo sur la laïcité.
[18]
Brunet, La création du premier Établissement d’éducation laïque :
L’Orphelinat des Batignolles.
[19] Anne-Claire Husser,
Ferdinand
Buisson lecteur de Descartes, Un cartésianisme pédagogique au service du projet
scolaire républicain ?, dans Qu'est-ce qu'être cartésien ?, Kolesnik-Antoine
Delphine, 2013, Lyon, ENS Éditions, 2013, ENS Éditions, books.openedition.org.
[20] Buisson, Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire, article « la laïcité ».
[21] Buisson, Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire, article « la laïcité ».
[22] Buisson, La
nouvelle éducation nationale, discours à l’association polytechnique au
cirque d’hiver, le 24 juin 1883
dans La foi laïque : extraits de discours et
d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson, préface de Raymond Poincaré, 3e édition, 1918,Hachette, accessible sur Gallica.
[23] Buisson, La
foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), notes
préliminaires, 31 décembre 1911.
[24] Buisson, Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire, article « la laïcité ».
[25] Buisson, Déclaration
de principe, chap.4, La Libre pensée intellectuelle, morale,
sociale, Lettres et rapports présentés au congrès international de la
Libre pensée, Association nationale des Libres penseurs de France, 1904, Librairie
La Raison, 14 rue d'Uzès.
[26] Buisson, Déclaration
de principe, chap.4, La Libre pensée intellectuelle, morale,
sociale, Lettres et rapports présentés au congrès international de la
Libre pensée, Association nationale des Libres penseurs de France, 1904, Librairie
La Raison, 14 rue d'Uzès.
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