" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 6 juillet 2019

La constitution civile du clergé, un abus de pouvoir


La constitution civile de clergé organise l’Église ou plutôt en crée une nouvelle, l’Église dite constitutionnelle. Ce n’est ni le clergé de France, réunie en assemblée ou en concile national ni un pape qui la met en place. C’est une loi, mieux encore un décret que vote l’assemblée constituante à partir d’un projet élaboré par d’autres députés. Elle met en place une nouvelle Église entièrement soumis à l’État et composée d’évêques et de curés fonctionnaires. C’est sans-doute la première fois dans l’histoire qu’une telle chose se produise. Les innovations sont encore bien plus surprenantes dans cette constitution. Sous le prétexte d’un retour aux origines en vue de régénérer le clergé de France, nous découvrons en effet bien des nouveautés. Nous pouvons donc ne pas être surpris de la réaction du clergé de France et de la papauté.


La réaction du clergé

Mgr de Boisgelin (1732-1804)
En découvrant les mesures, les évêques protestent vigoureusement contre l’abus de pouvoir que représente le projet de constitution civile du clergé. Le principal adversaire est Mgr de Boisgelin, archevêque d’Aix. Le 30 octobre 1790, au nom des évêques du royaume, il dénonce publiquement la constitution dans une brochure intitulée Exposition des principes sur la constitution civile du clergé. Elle est signée par 30 archevêques et évêques, membres de l’assemblée, et par 93 autres évêques.

Dans les diocèses, des évêques comme ceux d’Amiens, de Toulouse et de Senez publient des mandements, affichant leurs réserves sur la constitution. Certains évêques en appellent à un concile national. L’évêque de Soissons réagit plus durement. L’évêque de Boulogne proteste encore vigoureusement.

Pourtant, en dépit des protestations et des condamnations, les plupart des évêques acceptent la constitution sous réserve de l’avis du pape. L’attitude du roi est identique. Tout en étant conscient des erreurs qu’elle contient, Louis XVI publie la constitution civile du clergé, le 24 août 1790, en retardant sa promulgation dans l’attente de l’avis du pape qu’il réclame. Pourtant, le 23 juillet, un bref du pape l’a condamné sans ambiguïté.

Mais dans son ensemble, le clergé feint d’ignorer la constitution, même si parmi le bas clergé, certains curés acceptent la constitution, voire la célèbrent dans leurs sermons.

Exposition des principes sur la constitution civile du clergé

La brochure intitulée Exposition des principes sur la constitution civile du clergé définit clairement, et d’une manière modérée mais décidée, les principales erreurs de la constitution civile du clergé. Mgr Boisgelin souligne l’abus de compétence de l’assemblée nationale et récuse les justifications de Martineau, le rapporteur du projet. Ce n’est ni un retour à « l’ancienne discipline » et encore moins une régénération de l’Église « Il semble qu’on raisonne sur la discipline de l’Église comme sur le gouvernement des États. »[1L’Église ne peut guère obéir à des pensées humaines et s’organiser comme une administration civile.

Les décrets « sont établis comme les lois absolues d’une autorité souveraine, sans aucune dépendance de l’autorité de l’Église, sans aucun recours aux formes canoniques. »[2] L’assemblée nationale agit comme si elle se met au-dessus de l’Église, au-dessus de la juridiction ecclésiastique que seule l’Église a établie. Alors que la puissance civile devrait concourir avec la puissance ecclésiastique pour faire respecter les règles de l’Église, elle se donne des droits qui relèvent du pape ou de l’évêque. « La puissance civile doit concourir avec celle de l’Église, pour désigner les limites des diocèses et des métropoles, dans les états où la religion catholique est reconnue comme la religion nationale ; parce que la puissance civile protège l’exercice de la juridiction des évêques et des métropolitains, et qu’elle maintient, dans l’étendue des territoires désignés, l’exécution des canons de l’Église. »[3] De quel droit, la constitution civile du clergé supprime-t-elle des charges ecclésiastiques et des titres pourtant antiques et nécessaires ? Mgr Boisgelin revient sur la suppression des vœux monastiques et des ordres religieux pour dénoncer l’abus de la puissance civile. Cette dernière peut protéger l’exécution des lois, leur retirer la protection et la force mais elle ne peut pas les proscrire. « Les lois humaines ne peuvent pas arracher de ses inaccessibles fondements la loi sainte établie dans la conscience des fidèles. »[4]

Mgr Boisgelin dénonce aussi l’unilatéralisme des décisions prises au mépris des lois ecclésiastiques et des accords conclus. L’assemblée nationale a ainsi réorganisé les diocèses sans consulter le pape, enfreignant ainsi le concordat de Bologne et au mépris de ses droits.

Mgr Boisgelin dénonce aussi les nouveautés et donc le prétendu retour à l’Église primitive. Contrairement au rapport de Martineau, les usages que la constitution veut imposer ne sont pas une reprise de « l’ancienne discipline ». Depuis quand, des évêques sont élus sans aucune influence du clergé ?! Car « il y a des départements dans lequel on ne compte pas un ecclésiastique parmi les électeurs. »[5] En outre, si les ecclésiastiques peuvent concourir à des élections, ils y sont admis en tant que citoyens et non en tant qu’ecclésiastiques. Du jamais vu, nous dit-il. Et les électeurs ne sont pas obligatoirement des catholiques. Ils peuvent être protestants, juifs, athées… ! Certes, la constitution impose aux élections l’assistance à la messe mais elle ne précise aucune obligation d’être catholique. Et depuis quand, une ordination dépend du consentement et du choix du peuple ? Quelle nouveauté également d’enlever aux évêques le droit de choisir et de nommer les curés ! « Il n’y a pas une loi ecclésiastique, ou civile, qui ait remis la nomination des curés au sort des élections. »[6] Mgr Boisgelin dévoile ainsi tous les mensonges de Martineau

En outre, Mgr Boisgelin démontre que la constitution civile du clergé ne respecte pas les « libertés gallicanes ». Il rappelle notamment le rôle des conciles provinciaux et nationales pour veiller au respect des lois ecclésiastiques. Il n’en est plus question dans la constitution civile du clergé.

Enfin, Mgr Boisgelin rappelle la hiérarchie ecclésiastique qui monte « jusqu’à cette première chaire apostolique, l’église de Rome, le siège du chef de l’église universelle qui tient, de droit divin, la primauté d’honneur et de juridiction dans l’Église, dont la surveillance maintient dans l’univers catholique l’uniformité de la discipline et de la foi, et dont la communion est le centre de l’unité. »[7]

Ainsi sans recourir à l’Église et à sa hiérarchie, la constitution civile du clergé détruit ses fondements et innove de manière unilatérale. « Si la puissance civile veut faire des changements, dans l’ordre de la religion, sans le concours de l’Église, elle contredit les principes et ne les détruit pas ; elle contredit les principes, et détruit même les moyens qui peuvent féconder l’exécution de ses vues. »[8] C’est une véritable révolution ecclésiologique, soumettant totalement l’Église à l’État, le religieux aux pouvoirs civils.

Les masques tombent…

Abbé Maury (1746-1817)
L’Exposition demande donc de ne rien faire sans entendre le chef de l’Église, sans recourir à un concile national puis œcuménique selon les règles ecclésiastiques et gallicanes. Lors des discussions de la constitution à l’assemblée nationale, Mgr Boisgelin a déjà proposé aux députés « de consulter l’Église Gallicane dans un Concile National... c’est là que nous chercherons à concilier les intérêts de la religion, dont nous sommes les dépositaires, avec ceux de l’État, dont vous êtes les arbitres et les juges. »[9] Il souligne ainsi la distinction des périmètres de responsabilité de chaque pouvoir et prône la nécessité du dialogue entre les deux pouvoirs. Avec d’autres évêques et députés, il lui demande donc de faire appel au pape. Mais en vain, ces propositions ne sont guère écoutées. Les évêques ont clairement conscience que la constitution civile du clergé risque d’instaurer un schisme. Ils ont aussi pris conscience de la fausseté de l’assemblée nationale. Ils quitteront l’hémicycle.

Enfin, toujours au cours des débats sur la constitution, Mgr Boisgelin revient sur la notion de réforme. Il ne s’agit pas de transformer l’organisation de l’Église mais de supprimer les causes de la crise. « Ce ne sont pas les règles et les institutions de l’Église qui sont les abus et qu’il faut réformer. »[10] C’est oublier que les députés reprennent en partie le discours des gallicans et des jansénistes. Treilhard rappelle en effet que c’est par un retour aux origines, « à la pureté primitive »[11], que l’Église pourra se relever. Ce prétendu retour à l’Église primitive est une apparence qui ne trompe que les sots, nous dit clairement Emery.

Mgr Boisgelin n’est pas le seul à mener le combat au sein de l’assemblée nationale. L’abbé Maury est l’autre adversaire. Il s’attaque aux auteurs de la constitution civile du clergé et remet en cause directement le comité ecclésiastique en dénonçant leur incompétence. Ainsi s’écrit-il en pleine assemblée : « Votre comité ecclésiastique ! Où je ne vois pas un seul évêque, et à peine un petit nombre de curés connus par la haine qu'ils ont vouée au clergé, c'est votre comité qui a usurpé le pouvoir exécutif, qui s'est fait modestement roi de France [...]. Quel est le décret qui l'a institué pouvoir exécutif ? »[12] Il remet donc en question les compétences mêmes de l’assemblée et sa prétention de vouloir régir un domaine qui n’est pas le sien. Les pouvoirs temporel et religieux sont ainsi confondus non du fait de l’Église mais du pouvoir temporel.

Conclusions

La constitution civile du clergé soumet clairement l’Église de France à la puissance temporelle, décidant à sa place et la gouvernant sans aucune relation avec la puissance spirituelle. Elle a ainsi voulu mettre en place une nouvelle Église, totalement insérée dans l’État. Elle épouse un ensemble de théories et de doctrines qui ont été diffusées et défendues en France depuis le XVIe siècle. Elle est sans-doute la conséquence pratique d’un gallicanisme radicale et du richerisme. Elle est aussi la conséquence immédiate de l’état d’esprit des gens du droit, des députés et des révolutionnaires, de leurs folles prétentions de vouloir imposer leur conception de l’État, un État tout puissant, considéré comme l’incarnation de la nation et de la raison.

Pourtant, en 1790, la constitution civile du clergé n’est pas vraiment repoussée en dépit des protestations de certains évêques. L’Exposition de Mgr Boisgelin demeure modérée. Le ton reste courtois, les condamnations habilement cachées. Des évêques l’acceptent, le roi également. Ils attendent la réponse du pape pour apaiser les choses. Certains osent même croire qu’un accord est possible. D’autres voient leur salut dans un refus clair et net du Saint-Siège. Finalement, tous se tournent vers Rome ! Quel contraste avec les discours des gallicans ecclésiastiques quelques années avant la révolution ! Ils apprennent à leur dépend la nécessité d’avoir un chef universel indépendant du pouvoir temporel. Ils découvrent aussi bien tardivement la nocivité des idées qui ont tant dominé les esprits depuis deux siècles.

En absence d’autorité forte, universelle et incontestable, la puissance spirituelle ne peut guère faire face aux prétentions hégémoniques de la puissance temporelle. Seul face à l’État, qui peut défendre ses intérêts ? Suppression de la dîme et des ordres religieux, nationalisation des biens ecclésiastiques, « dans la réalité brutale des faits, cela équivaut à une énorme amputation, qui laisse le clergé à la merci de l’État, et plus grave, une intrusion directe dans la forme même de l’Église catholique »[13]. L’État tente de l’insérer dans ses rouages, de l’utiliser comme un instrument et de la gouverner comme un ministère quelconque, ne songeant qu’à son utilité. L’enjeu est de taille. Dans le bref Quod aliquantum, du 10 mars 1791, le pape Pie VI rappelle l’erreur essentielle : « Nous n’avons pas pour but, en rappelant ces maximes, de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer, […] : nous ne cherchons, vous et moi, nous ne travaillons qu’à préserver de toute atteinte les droits sacrés de l’Église et du Siège apostolique. »[14] Les révolutionnaires l’ont bien compris. La religion est d’utilité publique. Par elle, il touche les âmes. Ce sont finalement elles qui sont au centre des relations entre l’Église et l’État. Et lorsque l’État n’aura plus besoin d’elle, il n’hésitera pas à s’en débarrasser. Et les âmes en seront les victimes…



Notes et références
[1] Mgr Boisgelin, Exposition des principes sur la Constitution du clergé, par les évêques, députés à l’Assemblée nationale, 1790.
[2] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p. 6.
[3] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p. 9.
[4] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p.82.
[5] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p. 37.
[6] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p.43.
[7] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p. 60.
[8] Mgr Boisgelin, Exposition des principes, p. 82.
[9] Mgr Boisgelin, Archives Parlementaires, première série, Vol. XV, 730c, , dans Rome et la Révolution française,  Ch. V. La constitution civile du clergé : l’Église gallicane et le recours à Rome, Gérard Pelletier, Publication de l’école française à Romme, https:// books.openedition.org.
[10] Mgr Boisgelin, Archives Parlementaires, première série, Vol. XV, 730c.
[11] Treilhard, Archives Parlementaires, première série, Vol. XV, 730c.
[12] Marie Henri Jette, La France Religieuse du XVIIIème siècle.
[13] Jean Meyer, André Corvisier, La Révolution Française, Tome I, chap. XI, presses universitaires françaises, 1991.
[14] Pie VI, Bref Quod aliquantum adressé au cardinal de la Rouchefoucauld, 10 mars 179/1.

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