" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 17 juillet 2015

Dialogue avec les Juifs au IIe siècle : Saint Justin et Tryphon (3/3) - Enseignements


Le Dialogue de Saint Justin est d’une très grande richesse. Certes, l’apparent désordre de l’ouvrage et le nombre important de citations peuvent rebuter bien des lecteurs. Il présente des difficultés de lecture qui nécessitent des efforts que nous n’avons pas l’habitude de faire.

Dans un débat fictif mais tiré de la réalité, le Dialogue expose les objections juives contre le christianisme et les réponses d’un chrétien incirconcis. Pour se faire entendre du juif Tryphon, Saint Justin n’utilise que la Sainte Écriture dans son argumentation. Il démontre la compatibilité entre les textes sacrés et le christianisme. Mieux encore, il prouve que le christianisme est annoncé dans la Sainte Écriture. Mais alors comment pouvons-nous expliquer que les Juifs n’y adhèrent pas, eux qui n’ont pas cessé de la méditer ? C’est probablement l'un des problèmes fondamentaux auquel le livre répond avec clarté.


Les obstacles à la conversion des Juifs

Saint Justin expose les thèmes fondamentaux de la controverse entre les Juifs et les Chrétiens. Ils sont au nombre de quatre :
  • La valeur de la Loi juive. Est-elle caduque comme l’affirment les Chrétiens ou est-elle la seule voie du salut ?
Saint Justin démontre que la Loi est obsolète puisqu’elle est remplacée par une nouvelle alliance, celle annoncée par les prophètes. En outre, elle a été et est encore inefficace pour obtenir le salut de l’âme. Elle n’a jamais été établie pour sauver les hommes mais pour des raisons pédagogiques. Elle n’est pas et n’a jamais été nécessaire au salut.
  • La messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Est-Il le Messie promis comme l’enseigne l’Église ou devons-nous encore L’attendre comme le prétendent les Juifs ?
Saint Justin démontre que les prophéties sont accomplies en Notre Seigneur Jésus-Christ. Certes, Il n’est guère conforme à ce qu’attendaient les Juifs. La malédiction de la Croix s’oppose à leur conception. Elle est un des obstacles majeurs en la foi de sa messianité. Saint Justin démontre que l’aspect souffrant du Messie est bien présent dans les prophéties. Il s’attaque aussi à l’idée que la mort sur la Croix est incompatible avec le Christ.
  • L’identité et la nature de Notre Seigneur Jésus-Christ. Est-Il de nature divine et humaine ou n’est-ce qu’un homme parmi les hommes ?
Les Juifs critiquent la foi chrétienne qui semble remettre en question l’unicité de Dieu. La préexistence de Notre Seigneur Jésus-Christ étonne aussi Tryphon. Saint Justin en vient à définir le Verbe comme engendré de Dieu. Il montre que la Sainte Écriture révèle que le Messie est bien un Dieu sans pourtant nuire à son unicité.
  • La vocation des chrétiens. Le peuple chrétien est-il le nouvel Israël ou les Juifs demeurent-ils encore le peuple de Dieu ?
La prétention des Chrétiens de se substituer au peuple juif heurte la foi de Tryphon en l’élection divine de son peuple. Saint Justin prouve l’universalité de la foi et du salut, promise par la Sainte Écriture, et par conséquent la substitution du peuple juif par le peuple chrétien comme peuple de Dieu.

Quelques précautions

En s’appuyant uniquement sur la Sainte Écriture, Saint Justin s’applique à démontrer la position chrétienne, le plus souvent au rythme des questions de son interlocuteur. Cela explique de nombreuses digressions dans les démonstrations de Saint Justin, voire des régressions. Mais cette technique est en fait redoutablement efficace même si elle peut paraître indigeste pour le lecteur. Elle répond à trois objectifs. D’abord, il s’assure que son interlocuteur le suit toujours et adhère à ses conclusions. Puis ses apparentes répétitions ne sont qu’un moyen de juxtaposer diverses conclusions et d'avancer dans sa démonstration. Tryphon ne peut alors pas refuser ces avancées sans rejeter ce qu’il a préalablement accepté. Enfin, en laissant le Dialogue suivre le rythme de son interlocuteur, Saint Justin se montre particulièrement à son écoute et entretient en lui la confiance indispensable pour ses démonstrations.

Mais Tryphon a–t-il vraiment existé ? Il semble plutôt représenter le judaïsme tel qu’il est connu avant la destruction du Temple. « Toutes les pratiques religieuses énumérées dans le Dialogue évoquent un judaïsme antérieur à la destruction du Temple. »[1] Il ne correspond pas en effet au judaïsme orthodoxe actuel. Parfois, il se présente comme un juif hellénisé puis ses questions ressemblent fort à celles d’un pharisien ou d’un sadduccéen. Comme le suggère P. Bobichon, Tryphon semble à lui-seul représenter le judaïsme en son entier. Saint Justin ne s’attaque donc pas à l’enseignement rabbinique qui s’est développé ultérieurement mais à un ensemble d’objections juives. Il serait donc vain de chercher dans son ouvrage des réponses au Talmud et aux différentes critiques juives ultérieures. Cependant, les thèmes qu’il aborde demeurent fondamentaux dans la controverse.

Il est aussi vain de trouver dans ses démonstrations des vérités historiques au sens ou nous l’entendons aujourd’hui. Les faits historiques qu’il rapporte et leur contexte sont imprécis, approximatifs. Cela ne remet nullement en cause sa démonstration puisque ce qui l’intéresse est le fait lui-même par rapport à la Sainte Écriture. Le débat porte en effet essentiellement sur des références scripturaires. Quelle que soit leur exactitude, les faits se rapportent en effet à des prophéties qui se réalisent en eux. L’objectivité des faits importe donc peu tant qu’elle ne remet pas en cause le sens de l’enseignement biblique.

Ses démonstrations s’appuient néanmoins sur une réalité historique. Elle est parfois rapportée pour mettre en valeur les Chrétiens en opposition avec les Juifs selon une vue antinomique. Le courage des martyrs s’oppose à la faiblesse des Pharisiens. L’amour du prochain que témoignent les communautés chrétiennes révèle davantage le mépris et la calomnie des Juifs à l’égard des Chrétiens qu’ils persécutent. L’expansion limitée du judaïsme souligne davantage la diffusion universelle du christianisme. Les contrastes entre le christianisme et le judaïsme que nous retirons de ces exemples apportent une valeur à sa démonstration.

La force de Saint Justin

Si les faits historiques sont parfois rapportés de manière approximative, Saint Justin s’avère très bien informé sur le plan scripturaire et exégétique. Ses sources sont très nombreuses. « Le Dialogue offre un éventail assez large de références directes ou indirectes, allusives ou explicites à l'interprétation juive de versets bibliques, et aux croyances qui y sont parfois associées.»[1] Les opinions et interprétations qu’il rapporte se retrouvent dans la littérature rabbinique, chez le philosophe juif Philon, dans des ouvrages apocryphes, voire dans les manuscrits de Qumrân. Saint Justin est donc particulièrement renseigné sur l’exégèse juive. Comment en effet peut-il s’opposer aux critiques juives s’il ne connaît pas le judaïsme ?

Cependant, nous constatons avec peine qu’il ne mentionne jamais ses sources. Selon P. Bobichon, Saint Justin connaît en fait les opinions et les arguments juifs qui se sont manifestés lors des débats entre les Juifs et les Chrétiens. Il les considère peut-être comme représentatifs de l’exégèse juive. Cependant, il n’utilise que ce qui peut lui être utile dans sa démonstration. « Le témoignage de Justin sur l'exégèse juive de son temps se nourrit donc, selon toute apparence, d'une information éclectique et sélective à la fois. Il faut l'accueillir avec la confiance et les réserves qu'appellent deux caractéristiques aussi contradictoires. »[1]

La force démonstrative de la Sainte Écriture

Les démonstrations de Saint Justin s’appuient sur la Sainte Écriture. Les citations abondent et peuvent devenir très longues au point qu’elles suffisent pour répondre à Tryphon. Elles ne sont point exposées pour assommer le lecteur mais effectivement pour justifier le christianisme.

L’usage de la Sainte Écriture s’appuie sur une hypothèse à laquelle adhèrent aussi bien Saint Justin et Tryphon. Son auteur est Dieu et par conséquent, elle doit être crue. Elle ne peut donc comporter aucune contradiction et erreur, ce qui remettrait en cause Dieu Lui-même. Par conséquent, les choses annoncées par l’Écriture divine doivent se réaliser, quelque soit leur nature. Elles ne peuvent aussi être contestées même si elles sont inimaginables ou paradoxales. Elles ne peuvent non plus surprendre Tryphon si elles ont été prophétisées par la Sainte Écriture. C’est pourquoi Saint Justin démontre que les textes sacrés les ont effectivement annoncées. Si la naissance virginale est prophétisée, il n’est pas possible de la rejeter pour le motif qu’elle n’est pas croyable. Il faut donc prouver qu'elle a été annoncée par la Sainte Écriture et qu'elle a été réalisée en Notre Seigneur Jésus-Christ.

La Sainte Écriture a aussi une force de démonstration au sens où elle permet de prouver le rôle d’une personne ou la valeur d’un événement. Comme Saint Jean-Baptiste a véritablement accompli les prophéties, il est le véritable précurseur de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce qu’il annonce est aussi conforme aux prophéties bibliques. Ses paroles nous renvoient donc à la Sainte Écriture. Ainsi progressons-nous dans la voie de Dieu. La Sainte Écriture nous prépare à une réalité qui nous renvoie à son tour à la Parole de Dieu. Nous retrouvons ces allers-retours dans la démarche de Saint Justin. Cela explique aussi les digressions du Dialogue.

Saint Justin expose alors clairement les prophéties et les faits réels auxquels elles se rapportent et justifie leur rapport avec précision afin que son interlocuteur soit convaincu que ces faits sont effectivement l’accomplissement de ces prophéties. Lorsque les Juifs présentent une interprétation inadaptée, Saint Justin prouve qu’elle ne convient pas aux prophéties tout en montrant que les prophéties ne peuvent se rapporter qu’à ces seuls faits. Les prophéties et leur accomplissement sont alors deux réalités impossibles à rejeter. « Comment est-il possible de demeurer incertains, quand la réalité est là pour vous convaincre ? » (LI, 1) La Sainte Écriture a donc une valeur démonstrative inéluctable. Elle ne persuade pas, elle convainc.

Par conséquent, par les prophéties, nous saisissons le véritable sens des faits prédits. Elles peuvent suffisamment être précises pour enlever tout doute. L’entrée de Notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem sur un ânon en est un exemple. Il est le seul à accomplir les prophéties de Jacob (Gen., XL, 11) et de Zacharie (Zach., IX, 9). La prophétie éclaire donc les faits et ces derniers leur donnent sens. Mais au-delà de leur réalité historique, les prophéties peuvent porter aussi d’autres sens. Les deux précédentes prophéties ensemble symbolisent les nations, le petit de l’ânesse sans bât, et les Juifs, l’ânesse bâtée. Les prophéties sont donc riches en sens qu’il est parfois difficile d’épuiser comme le montre Saint Justin.

La valeur des signes

Ainsi les prophéties sont des signes qui nous permettent de reconnaître la Parole de Dieu dans les événements. Les événements annoncés ainsi réalisés nous renvoient à leur tour à la Sainte Écriture. Ce sont des signes de la volonté divine. Mais certaines d’entre elles sont données comme signes au sens propre. L’annonce de la naissance virginale en est un exemple. Comme le précise Saint Justin, un signe doit être reconnaissable, c’est-à-dire suffisamment clair et précis pour l’identifier lorsqu’il arrive. Une naissance charnelle ne peut donc être un signe. Par conséquent, en étant implicitement un signe, cette prophétie acquiert une valeur redoutable. 

Saint Justin utilise aussi les figures que contient la Sainte Écriture. Ce sont des objets ou faits qui peuvent se rapporter à des faits ou des personnes sans qu’ils relèvent d’une prophétie en tant que telle. Ils ont valeur de preuves puisqu’ils permettent de reconnaître dans des événements ce qui était présent dans les textes et la Loi. Il cite ainsi les différentes figures de la Croix contenues dans la Sainte Écriture : l’arbre de vie du paradis, le bâton de Moïse qui fait jaillir l’eau du rocher, l’échelle de Jacob, le bâton d’Aaron qui a donné des bourgeons, etc. Les textes sacrés contiennent aussi des figures du Christ : la pierre, le parfum, etc. Comme l’a rappelé Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu a donné le signe de Jonas pour reconnaître sa Résurrection. 

Saint Justin nous rappelle une vérité simple que nous avons tendance à oublier. Notre Seigneur Jésus-Christ n’avait pas besoin de tout ce qu’Il lui est advenu. « S'il souffrit d'être engendré et crucifié, ce n'est pas davantage par besoin de cela mais pour la race des hommes qui, depuis Adam, était tombée au pouvoir de la mort et de l'erreur du serpent, chacun faisant le mal par sa propre faute » (LXXXVIII, 4) Le baptême de Saint Jean Baptiste lui est aussi inutile. Les autres événements de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ ne lui donnent aucune puissance, aucun bienfait. Selon Saint Justin, ce sont des signes qui permettent de Le reconnaître comme étant le Messie. La réalité devient un signe de valeur probante.

Quelques règles d’interprétation

Saint Justin est conscient que la lecture de la Sainte Bible est difficile. Les écrivains sacrés ont parfois écrit en paraboles ou en types, ce qui rend difficile la compréhension de leurs écrits et nécessite des efforts pour en comprendre le sens. Disséminé dans son ouvrage au gré des démonstrations, Saint Justin nous donne quelques règles de lecture qu’il met en pratique pour prouver ce qu’il avance.

Comme nous l’avons évoqué, la Sainte Écriture contient des prophéties et des figures. « Tantôt, en effet, l'Esprit saint a fait qu'il se produise de façon visible quelque chose qui était une figure typique de l'avenir, tantôt il a proféré des paroles sur ce qui devait arriver, les proférant comme s'il parlait d'événements alors en cours ou même déjà passés. » (CXIV, 1) Prenons un exemple. « Comme une brebis, il a été conduit à l'abattoir ; il est comme un agneau devant celui qui l'a tondu. »(Is., LIII, 7) Le prophète parle comme si la Passion avait eu lieu. Et comme nous l’avons déjà évoqué, la pierre symbolise le Christ. Ces vérités voilées nécessitentdonc une interprétation.

Mais comment interpréter ? Il n’est pas bon d’interpréter la Sainte Écriture en prenant des versets isolés de leur texte. Il est en effet important de restituer les lignes qui les précèdent et les suivent afin de bien comprendre leur sens.

Il faut aussi étendre cette compréhension à toute la Sainte Bible. Pour comprendre en effet pleinement les prophéties, il faut entendre les prophètes ultérieurs qui les précisent. « Nombre de paroles prononcées tout d'abord d'une façon voilée, en paraboles, en mystères, ou dans le symbolisme des œuvres, ont été expliquées par les prophètes venus après ceux qui les avaient dites ou accomplies. » (LXVIII, 6) Car tout cela répond à une volonté qui s’exprime tout le long des textes sacrés. Il y a une véritable cohérence, un dessein derrière l’écriture. Ainsi faut-il prouver que l’interprétation correspond à toute la Sainte Écriture.

Et si la Sainte Écriture peut apparaître contradictoire, cela ne provient pas des textes sacrés en eux-mêmes mais de notre mauvaise compréhension. « Si l'on m'objecte quelque Écriture qui paraît telle, et comporte l'apparence d'une contradiction, persuadé absolument que nulle Écriture n'en contredit une autre, j'aimerai mieux avouer n'en pas comprendre moi-même le sens. » (LXV, 2) Il faut donc remettre en cause ce que nous croyons lire pour atteindre l’intention divine.

Les erreurs des Juifs

Revenons sur l'attitude des Juifs. Ils refusent Notre Seigneur Jésus-Christ quand la Sainte Écriture contient tous les signes pour Le reconnaître. « Lui qui est cette Loi, vous l'avez méprisé, son Alliance nouvelle et sainte, vous l'avez dédaignée ; vous persistez aujourd'hui à ne pas l'accepter, et ne vous repentez point de vos mauvaises actions » (XII, 1). 


Les Juifs ne comprennent que charnellement les textes sacrés. Ils obéissent extérieurement à la Loi alors qu’intérieurement ils sont infidèles à la volonté de Dieu. Ils suivent en effet les prescriptions de la Loi alors que leur âme est emplie de ruse et de malice. C’est l’âme qui doit être circoncise et non la chair. Il faut pratiquer le véritable jeûne, celui qui plaît à Dieu afin de Lui être agréable. Leur erreur s’explique alors par une lecture trop étroite de la Sainte Écriture. C’est pourquoi Saint Justin définit les règles à appliquer dans son interprétation. La lecture juive est incohérente et contradictoire.

Une lecture étroite

D’où vient alors leur incompréhension ? Les interprétations juives de la Sainte Écriture sont « courtes et terre-à-terre » (CXII, 4), ce qui ne leur permet pas de résoudre ses apparentes contradictions. Les Juifs n'abordent pas la Sainte Écriture avec une opiniâtreté et une disposition d’esprit adaptées. Ils ne peuvent donc en tirer aucun profit. Le Christ leur demeure caché et ils lisent sans comprendre. Les signes sont muets. 

Parfois, ils se contentent de disputer sur des mots et des détails sans importance en oubliant d’aborder l’essentiel. Saint Justin nous donne un exemple. Pourquoi par exemple Moïse a-t-il changé le nom d’Ausès, fils de Navé, en Jésus ? Ausès est cet éclaireur qui est envoyé dans le pays de Canaan et qui, successeur de Moïse, introduit le peuple hébreu dans la terre sainte. Au lieu de chercher une réponse, les Juifs préfèrent se disputer sur le changement de nom d’Abram et de Sarah. Est-ce vraiment un hasard que le nouveau nom d’Ausès est celui du Christ ? Qui ne voit en effet dans ce changement de nom l’annonce de Notre Seigneur Jésus-Christ qui a gagné la terre promise et y introduit le peuple de Dieu.

La malice des Juifs

Mais ce refus d’effort conduit les Juifs à des fautes encore plus graves. Lorsque des écrits sacrés ou leur interprétation s’opposent à l’enseignement des rabbins, ils les remettent en question au lieu de remettre en cause leur propre lecture. 

La méthode la plus simple est de refuser la version biblique qu’utilisent les Chrétiens comme la Septante alors qu’avant le christianisme, elle était reçue. Ces « traductions, je le sais, sont rejetées par tous ceux de votre race. Aussi ne les ferai-je pas intervenir dans les questions qui nous occupent ; et je m’en vais faire porter l'examen sur celles qui sont encore reconnues chez vous » Saint Justin contourne en effet cet obstacle en prenant le plus souvent la version juive de la Sainte Écriture [2]. Pire encore, les Juifs la falsifient. Saint Justin nous apprend en effet que des versets qui témoigneraient d’un Messie Dieu et homme, crucifié et mort ont été supprimés dans leur version biblique.


Ézéchias et les Assyriens
La seconde méthode est de rapporter des prophéties à des faits ou à des personnes antérieures à Notre Jésus-Christ. « Si dans les Écritures quelque chose paraît à l'évidence confondre leur jugement insensé et plein de suffisance, ils osent affirmer que cela n'est pas écrit ainsi. Et pour ce qu'ils estiment pouvoir ramener à des actions dont l'homme serait la mesure, cela, déclarent-ils, ne fut pas dit sur notre Jésus-Christ, mais sur celui auquel ils tâchent d'appliquer leur interprétation. » (LXVIII, 7) Des psaumes témoignent par exemple des souffrances du Christ crucifié mais les Juifs les rapportent à d’autres, par exemple à Ézéchias. Le but de Saint Justin est alors de montrer l’incohérence de leur interprétation en montrant la non-réalisation de la prophétie en celui auquel ils tentent de la rapporter et en soulignant les contradictions de leur lecture au regard de la Sainte Écriture lue dans sa totalité. « Dans votre entier aveuglement vous ne comprenez pas que personne en votre race n'a jamais porté le titre de roi-Christ en ayant eu de son vivant les pieds et les mains percés, et en étant mort par ce mystère − j'entends celui de la crucifixion − si ce n'est ce seul Jésus. »(IIICIV, 4) Saint Justin démontre que la volonté divine, exprimée dans la prophétie, s’accomplit parfaitement en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Selon Justin, les Juifs ne peuvent pas répondre à l’argumentation des Chrétiens. « Vous-mêmes ne savez plus quoi dire, quand vous êtes confrontés à un chrétien tenace. » (XLIII, 4) Pourtant, ils ont les moyens de comprendre la Parole de Dieu.

Leur mauvaise foi apparaît clairement dans le Dialogue. Lorsqu’il est exposé à une contradiction, Tryphon rejette ce qu’il a auparavant accepté. Saint Justin nous montre parfois que les questions de son interlocuteur n’ont pas pour but d’éclairer la voie mais de le mettre dans une situation difficile. Les Juifs posent des questions aux Chrétiens non pour être éclairés mais pour les réduire en silence. Saint Justin dénonce alors leur malice et leur méchanceté, confirmant ainsi l’utilité de la Loi. N’a-t-elle pas été donnée à cause de leur dureté de cœur ?

La méchanceté des Juifs, signe du temps annoncé

L’attitude des Juifs est alors contradictoire avec la volonté divine. Rappelant les deux grands commandements de Dieu, Saint Justin rappelle combien les Juifs ne les suivent guère. Ils se sont montrés ingrats à l’égard de Dieu, ils ont tué ses prophètes et le Christ Lui-même. Saint Justin intègre donc les événements à toute l’histoire du peuple d’Israël. L'histoire se poursuit dans le rejet du Messie. « Et après que ces choses, avec tous les miracles et toutes les merveilles analogues furent advenues pour vous et offertes à vos yeux, chacune selon son temps, vous vous êtes encore vus accuser, par les prophètes, d'avoir été jusqu'à immoler vos propres enfants aux démons, et avec tout cela, d'avoir osé et d'oser encore de semblables atteintes contre le Christ. »(CXXXIII, 1) Même après avoir tué le Christ, les Juifs haïssent et persécutent les Chrétiens alors qu’ils prient pour eux. L’histoire confirme le rôle de la Loi.

Mais au lieu de faire pénitence comme les gens de Ninive, ils s’enferment dans leurs obstinations, réalisant à leur dépend la Sainte Écriture. Leur méchanceté persistante à l’égard des Chrétiens est alors un signe de la messianité de Notre Seigneur Jésus-Christ aussi clair que l’universalité de la foi. Comme l’avait annoncé la Sainte Écriture, les Juifs ont tué le Christ et persécuté les Chrétiens. Le peuple juif s’acharne contre ses disciples, répandant sur toute la terre la calomnie. « C'est contre la seule lumière sans tache et juste, envoyée d'après de Dieu aux hommes, que vous avez mis soin à répandre sur toute la terre ces accusations amères, ténébreuses et injustes. » (XVII, 3) 

La prédiction de la mort du Christ par les Juifs ne leur enlève pas leur responsabilité dans ce crime. Car comme chacun de nous, ils disposaient du libre-arbitre. Les prophéties devraient plutôt les convertir et les conduire à la pénitence.

Pénitence

« Tous les hommes de quelque lieu qu'ils soient, fussent-ils esclaves ou libres, s'ils ont foi dans le Christ, et s'ils ont reconnu la vérité qui est en ses paroles et celles de ses prophètes, savent qu'avec lui en cette terre là ils se réuniront, et qu'ils hériteront des biens éternels et incorruptibles. » (CXXXIX, 5) L’homme dispose du libre-arbitre pour gagner la Terre sainte. Nous sommes tous responsables de nos actes et nous sommes appelés à la pénitence. Dieu nous a créés autonomes envers la pratique de la justice et doués de raisons. « Pourvu qu'ils fassent pénitence, tous ceux qui le veulent peuvent obtenir la miséricorde de Dieu, et le Verbe de Dieu prédit qu'ils seront bienheureux » (CXLI, 2). Il ne suffit pas de connaître Dieu pour être sauvé.

Saint Justin demande alors aux Juifs de faire pénitence, de circoncire leur cœur. « Ne dites donc, frères, rien de mal contre ce crucifié, ne raillez pas ses blessures, par lesquelles tous peuvent être guéris, comme nous-mêmes avons été guéris. Ce serait beau si, croyant aux paroles (de l'Écriture), vous vous circoncisiez de votre dureté de cœur, et non point de cette circoncision que vous avez du fait de vos dispositions naturelles, puisque c'était en signe qu'elle était donnée, et non en œuvre de justice, selon le sens qu'imposent les paroles de l'Écriture. Reconnaissez-le donc, et n'insultez pas au Fils de Dieu ; ne vous laissez pas entraîner par les didascales pharisiens à persifler jamais le Roi d'Israël, comme l'enseignent vos archisynagogues, à l'issue de la prière. » (CXXXVII, 1) Toucher ses fils, c’est aussi toucher le Christ, c’est donc attaquer le bien-aimé de Dieu. En refusant le Christ, c’est refuser Celui que Dieu a envoyé.

Conclusion

Le Discours de Saint Justin est calme et posé, sans aucune acrimonie envers Tryphon. Maîtrisant son sujet, il défile sa démonstration de manière méthodique, cherchant toujours à se faire comprendre par son interlocuteur. Il ne se tait pas devant les fautes et les crimes qu’ont commis les Juifs et qu’ils continuent de commettre en persécutant les Chrétiens. Il ne cache pas non plus leurs erreurs et leurs contradictions. Il souligne la mauvaise foi de Tryphon lorsqu’elle s’avère frappante.

Il n’y a aucun antisémitisme dans ses paroles. Il condamne l’aveuglement et l’obstination d’un peuple qui ne comprend plus la Sainte Écriture dont il était pourtant porteur. Les signes que Dieu lui a confiés pour reconnaître le Messie et son action ne leur parlent plus. Il est devenu aveugle et sourd, enfermé dans ses certitudes bien humaines, bien éloigné de la pensée de Dieu. La faute leur revient pleinement. Pourtant rien n’est perdu. Il peut encore renouer avec l’amitié de Dieu s’il fait pénitence et embrasse le christianisme. Mais le temps presse…

Enfin, il ne cherche pas à convertir Tryphon et ses compagnons. Ce n’est pas son but. Il veut simplement défendre la voie qu’il a suivie et démontrer qu’elle est la seule qui conduit au salut. Car Dieu seul saura les éclairer.

La démonstration de Saint Justin se fonde sur un principe simple : il existe une double relation entre la Sainte Écriture et les événements dont nous sommes témoins. L’Ancien Testament anticipe la réalité et lui donne sa valeur alors que les événements qui ont lieu depuis la venue du Messie dévoilent le sens réel de la Parole de Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a donné la clé de lecture non seulement de la Sainte Écriture mais aussi de l’Histoire. L’Église est la seule dépositaire de cette clé.

Et si l’Église est effectivement garante de la lecture de la Sainte Écriture, le peuple juif n’a plus sa raison d’être. Si le christianisme reconnaît le sens profond des réalités et y distingue la main de Dieu, que devient le judaïsme, enfermé dans son aveuglement ? La raison d’être du christianisme et du judaïsme est finalement au cœur du Dialogue. Qui est en effet dépositaire non seulement de la Sainte Écriture mais également de son interprétation ? Les enjeux sont donc considérables.


Par son exégèse et son savoir, par sa compréhension des textes sacrés, dans son ensemble comme dans le détail Saint Justin démontre aussi que les Chrétiens maîtrisent la Sainte Écriture. De ce fait, son œuvre est très importante pour le christianisme en dépit d’un vocabulaire encore imprécis. C’est pourquoi elle sera une référence pour tous les apologistes et les défenseurs de la foi.

Malheureusement, de nos jours, temps de peu de foi, que les discours sont fades et insipides ! Au lieu d’éclairer, on sème la confusion en mêlant vérité et mensonge. En refusant de reconnaître l'erreur, on finit par ne plus vouloir proclamer la vérité. On finit par perdre le sens profond des réalités. Pour de vains sentiments humains, le regard se détourne du ciel pour s’enfermer dans un monde étroit et inintelligible. La Sainte Écriture est heureusement un soutien inestimable et inévitable pour retrouver la voie et demeurer dans la vérité. Encore faut-il avoir la clé qui permet d’accéder au trésor !



Notes et références
Bobichon, Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr, volume 1, Introduction Justin et son œuvre, Thèse de doctorat en langues anciennes soutenues à l’Université de Caen, 1999. 
2 Sauf pour le verset biblique d'Isaïe (VII, 14) « Voici que la vierge concevra … »

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