" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 28 juillet 2024

Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps ...

Le 8 décembre 1864, le jour de la fête de l’Immaculée Conception, dix après la proclamation du dogme, le bienheureux pape Pie IX publie un texte qui soulève une véritable tempête, en particulier en France. D’un ton ferme et serein, le souverain pontife lance une véritable déclaration de guerre contre les grandes idées de son temps, les nouvelles doctrines ou encore les idéologies, c’est-à-dire contre la modernité. Connu sous le nom de Syllabus[1], il condamne les principales erreurs de son temps, du libéralisme au socialisme en passant par le naturalisme et le rationalisme. Il est publié avec l’encyclique Quanta Cura, qui condamne plus particulièrement l’une de ses erreurs, la liberté religieuse.

Les deux textes solennels, Syllabus et Quanta Cura, peuvent paraître bien lointains et sans intérêt pour nos contemporains, y compris pour les chrétiens, plus soucieux de vivre leur foi le jour présent. Ils peuvent aussi symboliser une Église anachronique, incapable de s’adapter aux idées modernes qui dominent le monde depuis bien longtemps. Le second concile de Vatican et l’attitude de l’Église après son « aggiornamento » les ont rendus encore plus obsolètes et semblent les avoir enfouis définitivement dans l’histoire afin de mieux s’ouvrir au monde.

Mais ce qu’a enseigné l’Église doit-il ne plus être entendue ? Ce qui était mauvais hier ne le serait-il plus aujourd’hui au nom de la modernité et de l’ouverture au monde ? Ainsi, au lieu de fermer notre regard sur l’histoire, il nous est plutôt utile de revenir sur ces deux textes afin d’entendre la voix de l’Église qui s’est clairement exprimée sur la liberté religieuse.

Le XIXe siècle, un temps de confusion et de divisions au sein de l’Église

Le XIXe siècle est un siècle de révolutions… Un siècle où les idées philosophiques des Lumières du siècle précédent poursuivent encore leurs œuvres de déchristianisation et excitent l’individualisme … Un siècle où les maîtres de la philosophie allemande chassent le surnaturel au nom d’un perpétuel devenir ou d’un matérialisme dialectique ... Un siècle où Renan n’hésite pas à renier publiquement la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ … Un siècle où des défenseurs des droits de l’homme en viennent à nier les droits de Dieu … Un siècle finalement de subversion et de bouleversements au nom des principes de la liberté sans frein ni limite ...

L’Église n’est pas à l’abri des grands mouvements qui agitent la société. Elle n’est pas enfermée dans un monde clos, derrière des murailles impénétrables. Elle est aussi confrontée au même bouleversement. Attentifs aux nouvelles idées que prêche le monde, certains catholiques veulent à leur tour appliquer les principes des libertés modernes dans l’Église. Ils y voient l’opportunité de la faire entrer dans l’ère de la modernité et christianiser leurs contemporains. D’autres s’opposent radicalement à ces idées et les condamnent sans appel. La modernité soulève ainsi un conflit entre les catholiques libéraux et les traditionnalistes. Les premiers préconisent une réforme de l’Église, une plus grande démocratisation et libéralisation, une plus grande ouverture au monde quand les seconds en appellent à l’intransigeance et au combat. La tension est extrême en Italie, en France, en Belgique ou encore en Allemagne, en Angleterre. Les incidents se multiplient entre les deux camps, opposés les uns aux autres, se méprisant mutuellement, chacun se proclamant seul détenteur de la vérité. Et ce conflit dure encore aujourd’hui, entre conservateurs et progressistes…

Le XIXe siècle, un siècle de troubles et d’inquiétudes

Le bienheureux Pape IX est inquiet du scandale que génère la division entre les catholiques. Il est temps pour lui de parler solennellement sur la question des libertés modernes auxquelles les chrétiens sont confrontés mais dans quel sens, doit-il trancher ? Au même moment, en 1848, des libéraux catholiques organisent deux congrès, l’un à Malines en Belgique, l’autre à Munich, en faveur d’une libéralisation de l’Église et de son adaptation à la modernité au point de scandaliser le souverain pontife …

En outre, l’Église fait l’objet de violentes attaques de la part d’un monde virulent. Depuis 1859, le royaume de Piémont Sardaigne s’attaque aux terres pontificales et les annexe pour réaliser l’unité italienne à son profit. Bientôt, Rome sera occupée … Les rationalistes se lancent aussi contre la religion. En 1863, Ernest Renan publie La Vie de Jésus qui tente de dissocier la réalité historique et le mythe en expurgeant le récit de ses miracles…

L’encyclique Quanta Cura

Au titre de sa mission de pasteur, et reprenant l’enseignement de ses prédécesseurs, le bienheureux Pape IX veut mettre en garde les fidèles des erreurs qui excitent de violentes tempêtes au sein de l’Église et de la société civile et compromet le salut des âmes.

Les principales erreurs de son époque, qu’il appelle « monstruosité extraordinaire » ou encore « peste »[2] [QC, 3], « s’opposent essentiellement, non seulement à l’Église catholique, à sa doctrine de salut et à ses droits vénérables, mais encore à l’éternelle loi gravée par Dieu dans tous les cœurs et à la droite raison. » [QC, 3] C’est ainsi qu’elles commettent des ravages dans les âmes et dans la société civile. Elles remettent aussi en cause la « mutuelle alliance et cette concorde entre le Sacerdoce et l’Empire, qui s’est toujours avérée propice et salutaire à la religion et à la société. » [QC, 4] Elles touchent à la mission de l’Église à l’égard des individus et des nations. « C’est d’elles que presque tous les autres erreurs tirent leur origine. » [QC, 3]

L’encyclique s’attaque d’abord au naturalisme[3] et plus spécifiquement aux principes de la liberté de conscience et des cultes considérés comme un droit propre à chaque individu, un droit à proclamer et à garantir par la loi dans toute société bien organisée. Il s’attaque aussi à la liberté d’expression qui permet à chacun d’entre nous de manifester publiquement nos opinions sans que l’autorité civile ou ecclésiastique ne puisse imposer des limites.

L’encyclique condamne le principe de l’État laïque, qui veut que « la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la Religion que si elle n’existait pas, ou du moins sans faire aucune différence entre les vraies et les fausses religions. » [QC, 6], favorisant ainsi l’indifférentisme religieux.

Pie IX condamne les doctrines qui veulent mettre la religion à l’écart de la société civile. « Mais qui ne voit et ne sent parfaitement qu’une société dégagée des liens de la religion et de la vraie justice, ne peut plus se proposer aucun autre but que d’accumuler et d’amasser des richesses, ni de suivre d’autres lois dans ses actes que l’indomptable désir de l’âme d’être l’esclave de ses passions et intérêts ? » [QC, 7] Des doctrines comme le socialisme et le communisme veulent même écarter la religion de la vie privée des familles. Pour ces deux idéologies, c’est de la loi civile seule que découlent et dépendent tous les droits des parents sur les enfants, le droit d’instruction et d’éducation. Ils veulent ainsi que l’Église ne puisse influencer les jeunes et intervenir dans leur éducation afin d’infecter leur âme et de les pervertir.

Enfin, d’autres idéologies veulent soumettre l’Église aux autorités civiles, lui refusant tout droit divin, distinct et indépendant. L’encyclique défend son indépendance absolue en face de tout pouvoir civil, son droit sacré à former les consciences et spécialement celle de la jeunesse, et enfin la plénitude de l’autorité pontificale …

Pie IX demande donc aux évêques de veiller sur les fidèles qui leur sont confiés, « prenant le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu, et fortifiés dans la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ », et de ne jamais cesser « d’inculquer à ces mêmes fidèles que tout vrai bonheur découle pour les hommes de notre sainte religion, de sa doctrine et de pratique » [QC, 16] Le libre arbitre que nous recevons en naissant ne peut nous suffire pour atteindre le bonheur.

Le Syllabus renfermant les principales erreurs de son temps

Le Syllabus se présente comme une déclaration contre les hérésies modernes. Il apparaît comme un catalogue des doctrines, théories, idées, affirmations que l’Église condamne, sous la forme de quatre-vingts brèves formules précises et claires, associées à des références à des textes pontificaux qui ont fixé l’enseignement de l’Église en cette matière. Nul ne peut se tromper sur leur sens ni leur portée. La vérité catholique est alors accessible en prenant le contrepied ce qui est condamné…

Sont notamment condamnés le naturalisme, qui nie Dieu, le panthéisme, qui voit du divin partout, l’indifférentisme, qui permet à chaque homme de croire ou de ne pas croire à sa guise, et l’utilitarisme, qui lui conseille d’accumuler des richesses et de se procurer de la jouissance, ou encore l’étatisme, qui subordonne l’Église aux pouvoirs, le communisme et le socialisme, qui détruisent l’ordre social. Enfin, les formules 77 à 80 condamnent le libéralisme. La dernière erreur est très claire : « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et se mettre en harmonie avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » C’est une conclusion de l’ensemble du texte qui énumère l’ensemble des erreurs de la modernité. Cependant, ne nous trompons pas. Ce n’est pas le progrès scientifique, industriel, … du XIXe siècle qui est condamné mais des idées, des doctrines, des théories que le chrétien ne pouvait accepter.

Demandée par quelques évêques, dont le futur pape Léon XIII, la liste des anathèmes ou condamnations solennelles est d’abord le fruit des travaux de deux commissions de théologiens. La proposition de texte a été soumis aux évêques dont une majorité l’a approuvée. Après des travaux complémentaires, Pie IX finit par publier le Syllabus.

Le Syllabus n’est pas une nouveauté. Il reprend l’enseignement traditionnel de ses prédécesseurs avec précision et fermeté, avec une forte vigueur.

Les erreurs condamnées sur la liberté de conscience et de culte

Parmi ces erreurs néfastes, le bienheureux Pie IX revient sur la liberté religieuse que son prédécesseur Grégoire XVI avait déjà condamnée, c’est-à-dire sur l’idée selon laquelle « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme, un droit qui doit être proclamé et assuré dans toute société bien constituée »[4]. Il condamne la liberté religieuse sur le plan moral et philosophique ainsi que sur le plan politique.

D’une part, Pie IX condamne la liberté religieuse sur le plan moral et philosophique. Il anathématise celui qui dira que « chaque homme est libre d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie à l’aide des lumières de sa raison. »(XV) Ce n’est pas à la raison de définir ce qu’est la vraie religion. De même, il condamne l’indifférentisme, qui permet à l’homme de croire ou de ne pas croire à sa guise. « Anathème à celui qui dire que les hommes peuvent, dans quelque cule que ce soit, trouver la voie du salut » (XVI).

D’autre part, Pie X s’attaque aux droits relatifs à la liberté religieuse. Il anathématise ceux qui diront qu’« il ne convient plus, à notre époque, que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes »(LXXVII). Selon cette erreur, il n’est plus utile aujourd’hui que le catholicisme soit religion d’État, ce qui signifie que celui-ci reconnaît et autorise toutes les religions et cultes sans distinction. Il condamne aussi l’idée selon laquelle « on ne peut que louer certains pays catholiques où la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes respectifs »( LXXVII). Cette loi n’est pas désirable, voire licite. Enfin, toujours sur le plan politique, il condamne ceux qui refusent de croire aux conséquences néfastes de la liberté de culte. « Anathème à qui dira : il est faux, en effet, que la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes sortes de pensées et d’opinions, contribuent à corrompre plus facilement les esprits et les cœurs des peuples ainsi qu’à propager la peste de l’indifférentisme. »(LXXIX)

Conclusions

L’encyclique Quanta Cura et le Syllabus condamnent les « libertés modernes » ou encore des principes que prônent, au XIXe siècle, des idéologies, doctrines et théories modernes que ne peut accepter l’Église. Il ne s’agit pas d’une condamnation de la modernité au sens propre mais bien d’un état d’esprit qui s’oppose fondamentalement à l’enseignement de l’Église.

L’Église ne peut transiger ou composer avec des idées qui mettent en danger les âmes et la société civile comme le souhaitaient des libéraux catholiques. Comme le déclare le bienheureux Pie IX, « le Souverain Pontife pourrait-il tendre une main amie à une pareille civilisation, et faire sincèrement pacte et alliance avec elle ? […] Si, sous le nom de civilisation, il faut entendre un système inventé précisément pour affaiblir et peut-être pour renverser l’Église : non, jamais le Saint Siège et le Pontife romain ne pourront s’allier avec une telle civilisation »[5].

Parmi ces « libertés modernes », se trouve la liberté de conscience au sens moral. Il n’est pas moralement tenable de donner à la vérité et à l’erreur les mêmes droits, la même puissance, ou encore de mettre les religions sur un même pied d’égalité. Cela revient à relativiser la vérité elle-même et à déconsidérer l’ensemble des religions, y compris la vraie religion. L’Église ne peut légitimement l’admettre. Elle ne peut admettre que les ténèbres se mêlent à la lumière de peur d’aveugler les âmes. Un des enjeux est surtout la formation des consciences, qui ne sauront plus distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Or si les consciences sont mal formées, comment pourraient-elles entendre la voix de Dieu qui résonnent en elles[6] ? Or, l’Église a pour mission d’éclairer notre conscience sur le bien et le mal afin que notre propre conscience puisse librement réaliser son office.

L’histoire comme les événements actuels soulignent la pertinence des condamnations du bienheureux Pie IX en dépit d’un langage qui peut paraître abrupt. Le Syllabus apparaît même prophétique. Des « méchants […] se sont efforcés, par leurs fallacieuses théories et par leurs écrits très pernicieux, de saper les fondements de la religion catholique et de la société civile, de détruire toute vertu et toute justice, de dépraver l’esprit et le cœur de tout le monde, de détourner de la soumission aux saintes lois de la morale les imprudents et surtout la jeunesse sans expérience, pour la corrompre misérablement, la faire tomber dans les pièges de l’erreur et la séparer enfin du sein de l’Église catholique. »[7] La situation que connaît notre société et les crises qui ne cessent de croître et de diviser, l’immoralité, la violence et la folie ne peuvent être comprises et remédiées sans connaître les idées modernes qui en sont les causes profondes. Un monde sans Dieu ou encore une société affranchie de Dieu sont voués à la perdition des âmes et à la folie des hommes, au déchaînement du mensonge et du mal. Les plus faibles en sont les premières victimes…

 

 

Notes et références

[1] Le terme de « syllabus » signifie « résumé ». Le texte du bienheureux Pie IX se présente comme un résumé des condamnations prononcées par les papes dans leurs encycliques, lettres apostoliques, etc.

[2] Pie IX, encyclique Quanta cura, 1864, laportelatine.org.

[3] Le naturalisme désigne une conception philosophique d’après laquelle toute chose a une cause naturelle, écartant toute transcendance.

[4] Grégoire XVI, encyclique Mirari vos, 15 août 1832.

[5] Pie IX, allocution Jamdudum cernimus, 18 mars 1961, dans Recueil des allocutions consistoriales, encycliques, encycliques et autres lettres apostoliques des souverains pontifes Clément XII, Benoît XIV, Pie VI, Pie VII, Léon XII, Grégoire XVI et Pie IX cités dans l’encyclique et le Syllabus du 8 décembre 1864, Paris, 1865, dans L’Église et la civilisation moderne de Pie IX à Pie X, Philippe Boutry, Actes du colloque organisé par l’École française de Rome en collaboration avec l’Université de Lille III, l’Istituto per le scienze religiose de Bologne et le Dipartimento di studi storici del Medioevo e dell’età contemporanà de l’Universita di Roma-La Sapienza, Rome 28-30 mai 1986.

[6] Voir Émeraude, article « La fonction religieuse de la conscience selon Newman », juin 2024.

[7] Pie IX, Syllabus et l’encyclique. Texte officiel et quelques notes. 5ème édition augmentée du texte latin du Syllabus, 1877, Sandoz et Fischbacher, gallica.bnf.fr. Le Syllabus accompagne l’encyclique Quanta cura.

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