" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 30 avril 2023

Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les premiers dangers.

Constatant l’état calamiteux de la liturgie en son temps, Dom Guéranger n’a cessé d’œuvrer pour la restaurer et pour mieux la faire connaître auprès du clergé et des fidèles[1]. De nombreux prêtres ont suivi ses pas, donnant une nouvelle vie à leur paroisse. L’abbaye de Solesmes qu’il a fondée a aussi poursuivi son travail tout en développant la Congrégation bénédictine dans toute l’Europe[2]. Après l’expulsion de France des religieux à la fin du XIXe siècle, les monastères bénédictins belges, dont l’abbaye de Maredsous, ont continué son œuvre. C’est grâce à leurs travaux, à leurs commentaires et à leurs revues liturgiques ou encore à leurs missels en latin et français que des générations ont pu mieux comprendre et suivre la Sainte Messe, ses gestes, ses paroles et tout ce qui la constitue. De nos jours, leurs ouvrages demeurent encore précieux. L’instruction suffit parfois pour rendre plus attrayant et éclatant ce que notre temps ne peut plus guère apprécier…

Au début du XXe siècle, les études liturgiques se poursuivent. Un véritable réveil liturgique élève toute l’Église vers une meilleure connaissance de la  liturgie et une plus grande participation des fidèles à la Sainte Messe. Le pape Saint Pie X se félicite de ce renouveau et exprime aussi sa volonté de rendre la liturgie la plus efficace et digne possible. « Notre plus vif désir étant, en effet, que le véritable esprit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réunissent précisément pour puiser cet esprit à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l’Église. »[3] Témoin de trop d’abus et désireux de restaurer la liturgie, il met en place tout un programme de renouveau liturgique : restauration de la musique sacrée, développement de la communion fréquente et abaissement de l’âge de la première communion des enfants, insertion dans le catéchisme d’une introduction sur les fêtes liturgiques, réforme du bréviaire…

C’est ainsi qu’au XXe siècle, tout un mouvement se dessine en faveur de la liturgie. Selon de nombreuses publications, Dom Lambert est considéré comme l’un des grands représentants de ce mouvement depuis le jour, où au Congrès des Œuvres catholiques à Malines, en 1909, il suggère un programme de renouveau pour la liturgie destinée principalement aux paroisses. C’est par ce discours qu’il donne le départ de ce qui sera à l’origine du mouvement liturgique.

Dom Lambert, né Octave Beauduin (1873-1960)

D’abord prêtre du diocèse de Liège, ordonné en 1897, Octave Beauduin s’illustre dans l’apostolat auprès des ouvriers. Très actif, il œuvre dans l’action sociale en tant qu’aumônier du travail et supérieur d’équipes de prêtres en milieu ouvrier. Comme le soulignent de nombreux biographes, « ce ministère de proximité le marque à jamais. C’est l’une des clés d’interprétation de son œuvre. »[4]

En 1906, Octave Beauduin entre à l’abbaye bénédictine du Mont-César que les moines de Maredsous avaient fondée à Louvain en 1899. Il porte désormais le nom religieux de Dom Lambert. Cette abbaye appartient à la congrégation bénédictine que Dom Guéranger a fondée.

Convaincu de l’importance de la liturgie et de sa restauration, Dom Lambert lance dès 1909 de nombreuses initiatives pour favoriser sa connaissance dans les paroisses et les monastères. Il est surtout remarqué à partir de son intervention au Congrès des Œuvres catholiques de Malines, en septembre de cette année. Pendant cinq ans, il publie une revue, intitulée Questions liturgiques et paroissiales, et divers ouvrages, réalise des sessions et des retraites liturgiques, et tente en vain de fonder une école liturgique. En mai 1914, il élabore le livret La Piété de l’Eglise : principes et faits, véritable charte du mouvement liturgique belge dans laquelle il exprime toute la richesse de la liturgie de l’Église. En 1921, Dom Lambert quitte le monastère du Mont-César qu’il trouve trop « observant » pour le collège international bénédictin Saint Anselme de Rome où il enseignera l’ecclésiologie de la liturgie.

Puis, profitant de la volonté du pape Pie XI en faveur de l’apostolat en Russie Dom Lambert œuvre désormais pour l’œcuménisme dans le sens moderne du terme[5]. Son désir d’unité s’illustre en particulier dans un texte intitulé L’Église anglicane unie mais non absorbée. Sa solution consiste à considérer l’Église d’Angleterre comme une sorte de patriarcat à la manière orientale, échappant ainsi à la centralisation romaine. En 1925, lors de l’anniversaire du 16ème centenaire du Concile de Nicée, il organise à Bruxelles une Semaine pour l’Union des Églises. La même année, il fonde le Monastère de l’Union à Amay-sur-Meuse, communauté de rite latin pratiquant alternativement la liturgie latine et la liturgie byzantine en faveur d’un rapprochement avec les orthodoxes sans exclure toutefois toutes les autres confessions chrétiennes contrairement à la volonté du pape[6]. Le monastère a aussi pour vocation d’approfondir l’étude de l’antiquité chrétienne, de contribuer à la formation spirituelle et d’œuvrer pour l’apostolat.

Mais rapidement, Dom Lambert dépasse l’apostolat russe pour s’immiscer dans l’église anglicane, contrairement aux directives de Vatican. Son monastère connaît aussi des difficultés d’ordre financier. Il finit par céder sa place de prieur. Le monastère est désormais sous contrôle de Rome. Mais encore sous son influence, le monastère et sa revue ne sont guère appréciés par Rome. Des moines se convertissent à l’orthodoxie. La situation est jugée inacceptable. Rome exile Dom Lambert dans un monastère plus stricte…

A partir de 1943, dans son exile, Dom Lambert participe aux différents mouvements liturgiques français, notamment au Centre pastoral liturgique de Paris, à la revue La Maison-Dieu ou encore aux Semaines d’Etudes liturgiques. En 1951, il est autorisé à revenir dans son monastère désormais transféré à Chevetogne où il passera ses dernières années…

L’apostolat liturgique

À la conférence de Malines de 1909, dans un style direct et intelligible, Dom Lambert appelle à un renouveau liturgique qui lui paraît nécessaire. Son diagnostic est alarmant : « le peuple chrétien ne puise plus dans la liturgie l’expression authentique de son adoration. »[7] Il constate que « les foules ont mis des siècles à désapprendre les traditions liturgiques ». Leur compréhension ainsi que leur participation à la liturgie sont devenues insignifiante. « Les fidèles », « les foules », « les assemblées chrétiennes » ou encore « le peuple chrétien » sont au cœurs de son discours. Son objectif est alors clair : « une piété plus éclairée et plus hiérarchique, un besoin moins grand de dévotions nouvelles, un usage plus naturel et, partant, plus bienfaisant de la Sainte Eucharistie, une connaissance plus complète des saints évangiles et surtout une voie plus facile, plus accessible et plus populaire pour aller au Christ. » Dom Lambert fait aussi le constat d’un peuple qui s’ennuie dans ses églises. « Son âme est ailleurs : il ne prie plus. »

Dans son livret La piété liturgique, Dom Lambert développe encore son constat. Il dénonce l’esprit de laïcité qui a contaminé le peuple chrétien et s’est infiltré dans son cœur. Il précise alors son programme en matière de renouveau liturgique : « l’idée maîtresse dont l’action liturgique poursuit la réalisation est celle-ci : faire vivre le peuple chrétien tout entier d’une même vie spirituelle, alimentée au cœur de sa Mère la sainte Eglise. »[8] Or « toutes les manifestations liturgiques extérieures que la piété liturgique inspire, anime et conserve, protestant contre cette sécularisation athée et constituent, au milieu de nous, une constante affirmation du surnaturel et des droits de Dieu. » Son apostolat se réalise désormais par la liturgie. C’est pourquoi il parle d’apostolat liturgique, qui lui apparaît fondamentalement social. « Le culte de l’Église, nous dit-il, sera nécessairement extériorisé ». Il attend alors de la liturgie le moyen de développer profondément le sens social du catholicisme.

Toujours dans La piété liturgique, Dom Lambert définit les deux finalités de la liturgie : la glorification de Dieu et la sanctification des hommes.

La liturgie présente alors trois caractères. Elle est d’abord « latreutique ». Ce terme vient de « latrie » qui désigne l’adoration de Dieu. Celle-ci domine dans le culte de l’Église en vue de la gloire de Dieu. Dom Lambert l’oppose au culte privé qui devient très facilement centré sur des préoccupations et des intérêts individuels. La liturgie est aussi « didactique ». Elle enseigne la doctrine de Notre Seigneur Jésus-Christ « avec une puissance incomparable » en vue de la sanctification des fidèles. Enfin, la liturgique est sanctifiante en produisant la grâce par les sacrements et en nous disposant à la recevoir « par les sentiments de la foi, de confiance et de componction qu’elle excite en nous. »

Tourné vers l’aspect social de la liturgie, Dom Lambert y rejette l’individualisme qu’il considère comme « la conception la plus opposée au catholicisme »[9]. « Le chrétien, au cours de son pèlerinage, n’est pas isolé dans son moi ; Dieu a voulu autre chose que des adorateurs individuels allant chacun à lui pour son compte. » Ainsi, par la liturgie, les chrétiens prennent conscience de leur appartenance à « une fraternité surnaturelle », à leur « union dans le corps mystique du Christ ».

Sa pensée est centrée sur le corps mystique du Christ. Il considère que la prière doit être tout entière ecclésiale, communautaire. Il ne conçoit pas que la pratique religieuse soit individuelle, hors d’une participation collective.

Conclusions

Dom Lambert s’investit dans le renouveau liturgique dès son entrée dans la vie monastique. Porté par son expérience pastorale, il s’oriente principalement vers l’aspect collectif de la liturgie, y voyant un outil d’apostolat efficace auprès du peuple chrétien. Homme d’action et pragmatique, il multiplie alors les moyens de diffuser ses idées : revues, opuscules, discours, conférences, retraites… Il imagine même la fondation d’une école liturgique. Il crée enfin un véritable réseau pour les promouvoir. Sa force réside dans son activisme tous azimuts.

Cependant, concentré sur l’aspect uniquement pastoral de la liturgie et donc sur la participation des fidèles, Dom Lambert oppose clairement la prière collective, la seule justifiée à ses yeux, à la prière individuelle qu’il rejette, la considérant comme un signe d’individualisme. Contrairement à Dom Guéranger, il ne s’intéresse guère à la prière contemplative et au lyrisme désintéressé de la liturgie. « Il considère plutôt la liturgie dans son action sur les âmes que dans son rôle de sanctification. »[10] Puis, plus porté sur l’apostolat, il met l’accent sur l’aspect didactique de la liturgie. « Il ne s’agit donc plus tout à fait de la liturgie, mais bien plutôt de pastorale liturgique. »[11]

En outre, comme le soulignent certains biographes, ses réflexions et sa recherche ne s’appuient guère sur l’histoire de la liturgie. Contrairement à Dom Guéranger, ce ne sont pas des études approfondies qui fondent sa pensée. Il est guidé par son expérience dans les paroisses ouvrières et déchristianisées et par une vive volonté d’action au profit d’une idée phare qu’il découvre au gré d’une rencontre et dans laquelle il s’investit activement. La liturgie ne devient-elle pas pour lui un terrain dans lequel il peut développer son désir réel d’apostolat ? Cependant, sans-doute emporté par son tempérament, Dom Lambert ne réduit-il pas le sens profond de la liturgie au point d’oublier ses deux finalités qu’il a pourtant définies ? Enfin, tourné uniquement sur la communauté chrétienne, n’oublie-t-il pas non plus l’homme intérieur qui éprouve le besoin d’adorer et de prier seul, y compris durant la Sainte Messe ?

 

 

 

 Notes et références

[1] Émeraude, avril 2023, article « Guéranger et le vrai sens de la liturgie ».

[2] Fondation de Maredsous en 1872, de Mont-César en 1889, restauration de Silos en Espagen en 1880.

[3] Saint Pie X, Motus proprio Tra sollecitudini sur la restauration de la musique sacrée, 22 novembre 1903

[4] François Werbert, Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, contribution au colloque pour le 50ème anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris, 2009, theocatho.unista.fr.

[5] Voir Émeraude, mai 2016, article « L'œcuménisme » et autres…

[6] Bref de Pie XI, Equidem Verba, du 21 mars 1924 demande au Primat bénédictin de créer dans divers pays des communautés monastiques vouées au travail pour l’union des Églises afin d’instituer plus tard un monastère slave avec deux limitations : seul l’ordre bénédictin est concerné et seule l’Église orthodoxe russe est envisagée dans les rapprochements.

[7] Dom Lambert, Congrès des œuvres catholiques de Malines en 1909 dans Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, François Werbert.

[8] Dom Lambert, La piété liturgique, chap. V, Le Mouvement liturgique actuel, projet et programme, Paris, Fides, 1914, dans Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, François Werbert.

[9] Dom Lambert, La piété liturgique, dans La Pédagogie de Dom Lambert Beauduin (1873-1960), jalons pour aujourd’hui, François Wernert, dans Revue des sciences religieuses, 84, n°1, 2009,  journals.edition.org.

[10] Dom F. Froger, L’encyclique Mediator Dei sur la liturgie, dans La pensée catholique, n°7, 1948.

[11] Dom F. Froger, L’encyclique Mediator Dei sur la liturgie, dans La pensée catholique, n°7.

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