Le
déclin de la liturgie au début du XIXe siècle
Au
XVIIIe siècle, la liturgie n’est guère brillante. Influencés par différents
mouvements comme le jansénisme ou le quiétisme, les fidèles délaissent la
communion eucharistique, voire l’autel. En raison d’un gallicanisme toujours
vivant, la liturgie romaine perd aussi son prestige au profit d’autres
liturgies diocésaines. En Allemagne et en Italie, elle fait aussi l’objet de
vives contestations. En outre, atteintes par le maniérisme, les cérémonies
religieuses ressemblent trop souvent à des spectacles où les fidèles ont plutôt
tendance à assister à des concerts, le dos parfois tourné à l’autel pour mieux
entendre l’orchestre.
À
la Révolution française, après de nombreuses lois contre l’Eglise, le culte
catholique finit par être supprimé. Des prêtres se cachent dans la
clandestinité pour dire leurs messes au mépris de leur vie. Ainsi, quand
l’Eglise retrouve la paix, la situation est catastrophique dans les églises et
les chapelles françaises.
Enfin,
attaché à un esprit encore gallican ou épris d’idées nationales, chaque diocèse
suit un office qui lui est propre, défendant âprement ses rites contre toute
tendance d’uniformisation provenant de Rome.
Au XIXe siècle, la
liturgie est donc en pleine décadence. « C’est
donc en tous domaines que la liturgie est à refaire, aussi bien les livres
liturgiques que les usages liturgiques, la musique liturgique que le vêtement
liturgique. »[2]
Dom Guéranger, le
grand restaurateur de la liturgie
En
1830, dans quatre articles, Dom Guéranger présente ses Considérations sur la Liturgie
catholique. De 1840 à 1851, Dom Guéranger publie les volumes des Institutions
liturgiques, fruits de douze années d’étude. Il raconte l’histoire de
la liturgie romaine depuis le temps des apôtres ainsi que des livres
liturgiques. Dans son Année liturgique, publiée à partir
de 1841, il traduit des textes liturgiques répartis tout le long de l’année.
Par
ses œuvres et ses immenses activités, au-delà des connaissances qu’il nous a
transmises, Dom Guéranger nous fait redécouvrir l’ancienneté et les beautés de la liturgie romaine et nous révèle les richesses spirituelles qu’elle
contient. Il a ainsi ramené le clergé et les fidèles à la connaissance et à
l’amour de la liturgie romaine.
Les
caractères de la Liturgie catholique
Dans
ses Considérations
sur la Liturgie catholique, Dom Guéranger nous précise les caractères de la véritable liturgie.
Le
premier est l’antiquité. « L’antiquité doit être un de ses caractères
essentiels. Toute liturgie que nous
aurions vue commencer, qui n’eût point été celle de nos pères, ne saurait donc
mériter ce nom. » (1er article) Contre ce caractère, il
dénonce l’esprit de nouveautés du jansénisme, esprit qui, derrière ses idées de
perfectionnement ou de projets d’amélioration, veut rompre avec l’antiquité
tout en la préconisant, ne cherchant finalement qu’à concevoir une liturgie particulière, bien éloignée de la liturgie
romaine, qui « possède la
première qualité de toute liturgie, l’antiquité. »
Le
second caractère est son universalité,
qui garantit la communion dans la prière et la foi. Il se fonde sur « l’unité de langage dans le culte »
(2ème article). Puisque la liturgie est la langue de l’Eglise et que
l’Eglise est une, elle doit être universelle comme l’Eglise, une comme son âme.
Cette unité de langage permet à l’Eglise de répondre aux besoins de l’unité de
foi et de veiller à la garde de cette unité sans laquelle il ne peut y avoir
d’Eglise, unité qui permet de « réunir
tous les hommes dans un même langage, de proposer à tous les mêmes confessions
de foi ». Enfin, en préservant l’unité de son langage, qui exprime sa
pensée et sa doctrine, l’Eglise protège sa foi contre toute altération. Dom
Guéranger dénonce alors « la révolte
de la raison individuelle » et les mouvements protestants qui ont divisé ce langage et ont remis en cause la catholicité de
l’Eglise. Il condamne aussi le gallicanisme qui a donné à l’Eglise « les liturgies parisiennes, senonaise,
amienoise, chartraine, lyonnaise, troyenne, rouennaise, et tant d’autres qu’il
serait trop long d’énumérer » au point que, lorsqu’il voyage, le
fidèle se trouve tout à coup étranger dans l’Eglise qu’il croyait sœur de la
sienne.
L’autorité est le troisième caractère de la
liturgie puisqu’elle est « pour
ainsi dire la présence réelle de la Divinité. » (3ème
article) Le catholique « sait que
les ténèbres sont incompatibles avec la lumière, et que le langage de l’Epouse
ne saurait contredire la pensée de l’Epoux. » Or, la liturgie romaine
détient ce caractère. « Une seule
erreur dans la foi ne pourrait se rencontrer dans la liturgie romaine, sans que
l’Eglise ne fût convaincue d’errer dans son enseignement, et d’être par
conséquent dépourvue de sainteté et d’infaillibilité. » Ce n’est pas
un homme, prêtre ou savant fut-il, qui est détenteur du langage de l’Eglise.
Ceux qui innovent prennent-ils conscience que par eux-mêmes, ils « s’élèvent tout-à-coup à la dignité d’organes
de l’Eglise » ? Leur voix est-elle aussi pure que celle
d’Isaïe ? Est-il encore possible de donner la parole à un hérétique afin
qu’il exprime ce qu’il y a de plus cher pour l’Eglise, c’est-à-dire sa
foi ? « Ne frémissez-vous pas à
cette pensée : il n’est point impossible que nos prières sacrées recèlent
l’erreur […] Cette pensée
n’est-elle pas un reproche pénible, surtout quand l’Eglise romaine est là qui
vous offre une liturgie dont la doctrine est garantie par l’autorité même de
Dieu. ». Dom Guéranger s’oppose aussi à ceux qui, comme les protestants,
voient dans la Sainte Ecriture l’autorité elle-même. Pourtant, c’est l’autorité
elle-même qui la garantit, notamment contre toute mauvaise interprétation.
Enfin, l’emploi des versets sacrés n’est pas toujours bien judicieux. Ils
perdent de leur beauté et « manquent
totalement du sens que l’on s’efforce de leur donner. »
Antiquité,
universalité, autorité,
tels sont donc les trois caractères de la véritable liturgie que définit Dom
Guéranger. Celui-ci démontre que la liturgie romaine présente ces trois
caractères contrairement à toutes les liturgies qui ont été développées depuis
le XVIIIe siècle, qu’elles émanent du protestantisme ou du jansénisme. « Il faut bien être un peu sévère dans une
matière aussi grave, et ensuite, puisqu’on a voulu remplacer l’antique,
l’universelle liturgie par une liturgie plus parfaite, ne sommes-nous pas en
droit d’exiger cette perfection ? »
Confession,
prière et louange
Par la confession, l’Eglise fait hommage à Dieu de
la vérité qu’elle en a reçue. Elle confesse sa foi « avec toute la richesse des rites, toute la pompe du langage, toute la
profondeur des adorations, tout l’enthousiasme de la foi. » Les
paroles, les gestes et tout ce qui concourt à la liturgie illustre, manifeste,
rend intelligible la foi au point que, selon Prosper d’Aquitaine, « la loi de ce qui est prié est la loi de ce
qui est cru » : « legem
credendi statuat lex supplicandi ». Foi et liturgie sont indissociables. « La Liturgie est la tradition même à son plus haut degré de puissance et
de solennité. »
Par la prière, « l’Eglise exprime son amour, son désir de plaire à Dieu, de lui être
unie, désir à la fois humble et fort, timide et hardie, parce qu’elle est aimée
et que celui qui l’aime est Dieu. » La prière manifeste ainsi son
espérance en Dieu vers Lequel se tourne l’Eglise pour présenter ses demandes,
exposer ses besoins, expliquer ses nécessités. Elle Lui exprime sa confiance.
La Liturgie tournée essentiellement
vers Dieu
Dom
Guéranger « discerna sans hésitation
ce qui est l’essence de la liturgie : culte publique par lequel l’Eglise,
sous motion du Saint-Esprit qui l’anime et prie en elle. »[10] Si elle
a une valeur formatrice et éducatrice, la
liturgie n’est pas réduite à un enseignement. L’Eglise exprime de profonds
sentiments de foi, d’espérance et de charité par des paroles et des gestes, par
la poésie et la mélodie, par des signes et des images. La liturgie est donc
plus lyrique que didactique.
La
liturgie a pour fin suprême la louange
et la gloire divine, et par conséquent l’oubli
de soi. Elle est essentiellement
centrée sur Dieu. La sanctification des âmes et leur élévation vers Dieu
ont-elles-mêmes pour ultimes fins la glorification et la louange de Dieu. Comme
dans toute chose, c’est Dieu qui demeure aussi le terme de la liturgie.
Un
autre apôtre de la Liturgie, le Père Emmanuel
Mesnil-Saint-Loup
est un petit village de la Champagne, peu assidue à la pratique religieuse. L’abbé Ernest André (1826-1903), appelé
plus tard le Père Emmanuel, cherche à réveiller la foi parmi ses paroissiens et
à élever leur âme. « Il me faut des
chrétiens tels que le baptême me les a faits. Ils existent en germe ; je
les cultiverai et je les obtiendrai. »[11] Ardent
fidèle de Notre Dame de la Sainte Espérance, il parvient à rendre la paroisse
plus fervente. En 1872, il fonde un monastère à l’ombre de son église
paroissiale, qui relèvera de la Congrégation de Mont-Olivet en 1886.
Depuis
son arrivée en 1849, le Père Emmanuel
enseigne la liturgie à ses paroissiens par des bulletins et le catéchisme.
Il leur donne quelques notions du latin ecclésiastiques avec quelques exercices
afin de leur permettre de saisir les textes usuels de la liturgie. Il écrit
aussi des méditations pour chaque jour de l’année liturgique. Son Nouvel
essai sur les Psaumes demeure une œuvre considérable qui met la
traduction des psaumes à la portée des fidèles.
Comment
a-t-il obtenu un résultat si extraordinaire ? « Que parlez-vous de chose extraordinaire ? Il n’y a rien
d’extraordinaire dans mon œuvre. Je n’ai fait que mettre en action les moyens
que Notre Seigneur a remis à tous les prêtres pour faire le bien et un bien
durable, à savoir la prière, la prédication, l’administration des sacrements.
Je n’ai rien employé autre chose. »[13]
D’autres
exemples, comme celui du Saint Curé
d’Ars, montrent que la vie spirituelle et liturgique dépend beaucoup du
prêtre qui œuvre dans sa paroisse, employant tous les moyens dont il dispose
pour élever l’âme de ses paroissiens.
Il n’y a point de liturgie digne de ce nom sans prêtre zélé et fervent…
Conclusions
Paroles
sublimes, poésie de haute valeur, gestes et signes, la liturgie est un langage d’une grande beauté, langage
des hommes et des femmes qui s’adressent avant tout à Dieu. Comme le disait
encore Dom Guéranger, c’est aussi une
arme apologétique qui ne peut être laissée dans n’importe quelle main…
Mais
comme le rappelle le Père Emmanuel, la
liturgie a une exigence. Elle nécessite enseignement, prière, prédication
afin que les fidèles sachent apprécier la richesse qui leur est donnée et
l’utiliser pour une vie spirituelle plus fervente. Le prêtre a un rôle éminent
dans cette œuvre. Il est un instrument
aux mains de Dieu pour le divin sacrifice et les sacrements que Notre
Seigneur Jésus-Christ lui a confiés. Il est un pasteur qui doit être soucieux de ses ouailles. C’est alors
que les fidèles peuvent assister efficacement à la Sainte-Messe et se
sanctifier. Or, sans-doute est-ce le grand drame du deuxième concile de Vatican
qui, privilégiant le rôle des laïcs et l’ouverture de l’Eglise au monde, a
finalement oublié le prêtre. La
nouvelle messe a certainement encore dévalorisé son rôle, pourtant essentiel
dans la vie spirituelle et la sanctification des fidèles. Sans-doute est-ce là
une des causes profondes de la crise que l’Eglise connaît de nos jours…
Note et référence
[1] Paul VI, Constitution apostolique Missale
romanum, 2.
[2] Daniel-Rops, L’Eglise des révolutions, En
face de nouveaux destins, Tome VI, 1, VIII, 1969, Librairie Fayard,
[3] Dom Prosper Guéranger, Considérations
sur la Liturgie catholique, 2ème article, 1830.
[4] Dom Prosper Guéranger, Considérations
sur la Liturgie catholique, 1er article, 1830.
[5] Dom Prosper Guéranger, Institutions
liturgiques, Première partie, chapitre I,
[6] Dom Prosper Guéranger, Institutions
liturgiques, Première partie, chapitre I,
[7] Dom P. Guéranger, Nouvelle Défense des Institutions
liturgiques, Première partie, 1846, cité dans Eglise et Nation, La question
liturgique en France au XIXe siècle, Vincent Petit, Chapitre III, Dom
Guéranger et la construction d’une identité catholique, 2010, dans Presses
universitaires de Rennes, OpenEdition Books.
[8] Dom Prosper Guéranger, Institutions
liturgiques, Première partie, chapitre I,
[9] Dom Prosper Guéranger, Considérations
sur la Liturgie catholique, 1er article, chapitre 1.
[10] Delatte, Dom Guéranger, Abbé de Solesmes,
1910.
[11] Cité dans le P.
Emmanuel du Mesnil-Saint-Loup, apôtre de la liturgie, Abbé Arnaud
Renard, 26 août 2022, claves.org.
[12] Article de La Liberté de l’Yonne, 15
février 1920, dans le Bulletin de l’œuvre de Notre-Dame de la
Sainte-Espérance, t. XIV, mars-avril 1920 dans À Mesnil-Saint-Loup : la
restauration d’une paroisse et d’une chrétienté, Frère Marie-Dominique
O. P., Le Sel de la Terre, printemps 2003.
[13] Père Emmanuel, dans La paroisse
de Mesnil-Saint-Loup, Bernard Maréchaux, bulletin La Vie spirituelle, 1925
dans
À Mesnil-Saint-Loup : la restauration d’une paroisse et d’une chrétienté,
Frère Marie-Dominique O. P.
[14] Dom Prosper Guéranger, Institutions
liturgiques, Première partie, chapitre I,
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