Couronnement de Louis II par Hincmar en 877 |
La cérémonie du sacre est d’une très grande richesse. Comme une liturgie
sacrée, elle se déroule lentement avec minutie et précaution. Rien n’est laissé
au hasard surtout en une époque où tout geste compte, où toute parole n’est
point vaine. L’enchaînement du sacre est d’une très grande importance. Il
détermine notamment la source de
légitimité du roi. Au temps mérovingien, l’acclamation du peuple précédait
le couronnement du roi. Puis, au moins jusqu’à Henri IV, le roi prête serment
avant qu’il ne soit sacré. Et quel est le premier serment ? Celui de maintenir
les « privilèges canoniques »
des « saintes Églises que Dieu a
confiées à son pouvoir et à sa garde ». Si le serment est violé, sa
légitimité est alors contestable. Cela signifie-t-il alors que le roi ne peut qu’être protecteur de son
Église et défenseur des libertés gallicanes ? Le « gallicanisme » serait-il alors
inhérent à la royauté française ?
Devoirs
des rois à l’égard de l’Église selon Hincmar
Revenons
au serment. Il serait l’œuvre d’Hincmar
(806-882), archevêque de Reims. Il l’aurait introduit dans le déroulement
du sacre. Que cherche-t-il dans l’innovation qu’il apporte au sacre ?
Hincmar
cherche à définir les missions du roi
et à encadrer ses pouvoirs. Conformément
aux Saintes Écritures et à la doctrine de l’Église, il respecte la distinction
des pouvoirs religieux et temporel. « Comme
il est dit dans les actes du concile récemment tenus au tombeau de Saint Macre,
deux puissances concourent au gouvernement général du monde, en même temps que
certaines choses sont plus spécialement dévolues à chacune d’elles :
l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Les devoirs que chacune de
ces dignités impose à ceux qui en sont revêtus ne sont pas moins différents que
les noms qui les désignent. »[1] Mais, il
considère le pouvoir royal comme
relevant de l’autorité religieuse. Entre les deux royaumes, le royaume
terrestre et le royaume de Dieu, il conçoit les évêques comme les
intermédiaires. Selon Hincmar, ce sont les intendants du Christ chargés de
travailler à l’établissement de la concorde parmi les hommes. Ils doivent entre
autres enseigner aux rois et aux grands seigneurs la loi de Dieu et s’ils la
négligent celle d’en rappeler les obligations.
Sa
conception de l’évêque au sein du royaume ne peut être comprise si nous
oublions son importance sous le règne des Carolingiens. L’évêque est en effet un
personnage influent et considérable de l’État. Il intervient dans les
affaires étatiques à titre de conseillers et de pacificateur et supplée les
autorités civiles en ce temps de déliquescence du pouvoir. Son autorité réside
aussi dans le rôle que joue l’Église dans le sacre du roi. Hincmar rappelle en
effet que le roi est sacré des mains de l’archevêque de Reims. La dignité épiscopale est donc supérieure à
la dignité royale.
Le
roi a en outre besoin des évêques pour faire appliquer ses décisions en un
temps où son autorité est peu respectée par les grands seigneurs. En affermissant leur autorité, il affermit
la sienne. Ainsi, est-il avantageux pour lui d’appuyer les évêques et de
les soutenir. Lors des États de Valenciennes, Charles le Chauve (823-877), roi
en 840, engage ses sujets à obéir aux évêques. « Écoutez d’abord les conseils des serviteurs de Dieu, car ce sont les
conseils de Dieu même : négligez au contraire ceux des grands, car ce sont
nos prédécesseurs et non par les leurs, qui vous ont assuré, à vos ancêtres et
à vous-mêmes, le royaume sur cette terre, qui vous donneront une place dans le
royaume de Dieu. »[2]
Finalement,
en tant que successeurs des apôtres, les évêques se présentent comme les
garants de la paix et de la concorde dans le royaume. Ils sont enfin une force
pour garantir l’exécution des lois dans une société où elle manque de plus en
plus. Ils forment ainsi le parti de l’ordre hors duquel il n’y a point de salut
et encore moins de royaume. Les évêques
œuvrent ainsi pour le bien du royaume.
L’État,
un devoir de protection à l’égard de l’Église
Couronnement de Louis le Pieux (816) |
Enfin,
Hincmar demande aux rois de refuser toute intervention dans les élections
épiscopales. Il « ne doit pas faire
difficulté de se conformer en toutes manières aux règles ecclésiastiques […]
Les évêques et les rois doivent faire en sorte de n’apporter dans les élections
épiscopales aucune préoccupation étrangère au service de Dieu. »[4]
Ainsi,
par le serment, le roi s’engage à l’égard des évêques à les défendre et à les
soutenir dans leurs actions tout en respectant la législation canonique
conformément aux décisions prises dans les conciles. Et aucune disposition royale ou d’un seigneur
ne peut y contrevenir. Signalons que les « privilèges canoniques » ne sont pas octroyés par le pape
mais bien par la royauté. Ces « privilèges » devenant coutumes ont force
de loi.
Faut-il
aussi rappeler que l’Église, que le roi s’engage à protéger, n’est point celle
qui se répand dans le monde entier. Elle est limitée à son royaume. Dite gallicane, elle ne correspond pas à
l’ancienne Église de la Gaule puisqu’au temps des capétiens, le royaume de
France ne recouvre pas le territoire gaulois. Nous devrions plutôt appelée l’Église franque. Mais cela reviendrait
à rompre la longévité des libertés gallicanes telle qu’elle est présentée par
les gallicans…
Des
limites au pouvoir du pape ?
Charles II le Chauve |
De
même, au concile de Chelles, probablement en l’an 993, Gerbert d’Aurillac, futur
pape sous le nom de Sylvestre II (999-1003), rappelle que « si le pape de Rome avançait une opinion
contraire aux canons des Pères, [elle devrait être tenue pour] nulle et non avenue, conformément aux
paroles de l'Apôtre : fuyez l'hérétique, l'homme qui se sépare de l'Église […] car il est écrit dans les canons : que les
statuts d'un concile provincial ne soient attaqués par personne. »[6] Ainsi,
une décision d’un pape est refusée lorsqu’elle est contraire à un canon d’un
concile provincial ou national. Le pape
ne peut aller contre une législation canonique même locale. Son autorité
connaît donc des limites comme l’évoque encore l’évêque de Mende, Guillaume
Durand le Jeune à l’occasion du concile de Vienne en 1310.
La
défense des libertés gallicanes soulève alors une question fondamentale. Une décision d’un concile provincial
prime-t-elle sur celle d’un pape ? Un canon d’un concile ancien n’est
parfois qu’un souvenir, voire totalement oublié. Sans écrit, que vaut-il ?
En outre, selon un principe cher au droit, quand deux textes sont
contradictoires, c’est la plus générale qui l’emporte sur la plus particulière.
Une constitution pontificale, émanant du pouvoir suprême, doit être préférée à
toutes les prescriptions locales qui lui sont opposées..
Au
jour du sacre, le roi s’engage à être le protecteur des libertés gallicanes
contre tous ceux qui pourraient ne point les respecter. Mais contre qui cette promesse est-elle érigée ?
Contre le pape ? Jusqu’au XIIIe siècle, lorsque la défense des libertés
gallicanes est évoquée, c’est essentiellement pour se protéger contre « les grands vassaux, les barons, les
seigneurs laïcs et aussi quelquefois les fonctionnaires royaux, voilà leurs
adversaires. C’est contre eux
que les clercs évoquent la protection royale. »[7]
La protection royale contre les seigneurs est bien réelle. Toutes les églises du royaume seront progressivement mises sous la protection du roi. Le roi n’hésite pas à intervenir lorsque des seigneurs violent les droits du clergé. « L’histoire du pouvoir royal du XIe et XIIIe siècle est faite en grande partie des expéditions entreprises contre les dévastateurs des domaines ecclésiastiques. De toute part, les églises adressent au roi leurs doléances au sujet des actes de brigandage et des vexations innombrables que les barons les font subir. Jusque sous Louis VII, au-delà même, l’autorité capétienne est obligée de réduire par la force les seigneurs qui empiètent sur les droits des églises et des monastères. »[8]
Le pape intervient aussi dans le royaume
pour maintenir les droits et privilèges ecclésiastiques. En 1246, Innocent IV (1243-1254) défend fermement le
clergé du royaume contre des barons qui se sont ligués pour remettre en cause
les privilèges du clergé en plein conflit avec l’empereur Frédéric II. Dans une
lettre qu’il adresse à son légat Eude de Châteauroux, il donne l’ordre
d’excommunier « tous ceux qui
feraient observer les statuts incriminés et les autres coutumes ou abus
d’invention récente, contraire à la liberté de l’Église. », « tous ceux qui s’opposeraient à l’exercice
régulier de la juridiction ecclésiastique ». Il encourage le clergé à
la résistance et rappelle « les
dispositions prises par Honorius III et Grégoire IX contre tous ceux qui
feraient des statuts contraires à la liberté ecclésiastique. »[9] La défense de la liberté de l’Église est au
cœur même de la réforme grégorienne. N’oublions pas que la rivalité entre
Philippe le Bel et Boniface IV commence par la refus du pape d’une levée de
taxes sur le clergé par le roi.
Une
évidente hypocrisie
Philippe le Bel, ses héritiers et ses légistes |
Pourtant,
que sont devenues ces « libertés
gallicanes » au cours de l’histoire ? Comme le démontre les doléances,
elles ont été souvent bafouées et
violées, y compris par les rois. Parfois, dans une affaire, elles sont
rappelées et défendues mais tout dépend
finalement des intérêts des protagonistes.
Rappelons
qu’au Xe siècle, le clergé était sous la dépendance des seigneurs et des rois.
De nombreux abus affligent l’Église, de plus en plus engluée dans la féodalité,
et nécessitent une vive et ferme réaction des papes. Ces derniers ont en effet
mené la réforme dite grégorienne,
notamment contre l’emprise des laïcs sur
l’Église. Elle s’est ainsi opposée à de nombreux intérêts…
L’appel
aux « saints canons » a
donc pu être une arme pour s’opposer à
tout changement et pour préserver les intérêts de certains. Le pape Nicolas
Ier (858-867) n’est pas dupe et reproche aux archevêques et aux évêques francs
leur duplicité. Tel évêque accepte
les interventions pontificales lorsque le pape démet son adversaire sur le
siège épiscopale pour le lui remettre mais tel autre en appelle à l’ingérence
lorsqu’il est lui-même démis ! Quand un pape lève des taxes sur les biens
du clergé, le roi lui prête main-forte tout protecteur qu’il est des immunités
de ses églises car une part de ces décimes enrichit son trésor.
La
situation est claire lors de la querelle
entre Philippe le Bel et Boniface VIII. Avec l’aide de légistes, le roi
parvient à justifier ses interventions en évoquant la défense des libertés
gallicanes. Mais qui est dupe de ses intrigues ? N’oublions pas que tout
commence par une nouvelle levée d’impôt sur le clergé par le roi et refusée par
le pape à la suite de plaintes. Le roi bafoue aussi les privilèges
ecclésiastiques dans l’affaire de Bernard Saisset. Mentionnons encore
l’histoire des Templiers. Enfin, nous ne pouvons pas ne pas oublier l’attentat
d’Anagni. Que montrent ces faits et bien d’autres encore ? « Non seulement, Philippe le Bel revendique
l'autonomie de son gouvernement temporel et n'y veut admettre aucune immixtion étrangère,
mais, dès le début, il entend s'affirmer comme le maître de son Église. Et quand cette prétention lui est contestée,
il en arrive à prendre conscience, ou à faire état de la mission qu'il tient de
Dieu dans l'Église entière. »[10]
Ce n’est pas les libertés gallicanes qui l’intéressent mais bien ses intérêts
ou plutôt ceux de l’État moderne qu’il construit.
Conclusions
Couronnement du pape Clément V |
Soulignons
la forte collaboration entre les rois et
les évêques. Ces derniers sont de puissants personnages de l’État et ont
œuvré pour son bien et son affermissement. Les Capétiens leur doivent le trône.
La royauté trouve en eux de puissants auxiliaires. Soutiens du roi, les évêques
ont aussi besoin d’être soutenus par le roi pour défendre leurs biens et leurs
immunités contre de puissants seigneurs. Mais protecteur des biens
ecclésiastiques et garant de leurs privilèges fiscaux, le roi peut vite devenir tuteur. Une remise en cause des libertés
gallicanes peut en effet avoir des conséquences sur les droits du roi…
Finalement,
quand les libertés gallicanes sont évoquées dans les différentes affaires
jusqu’au XIIIe siècle, elles ne concernent que des affaires restreintes et locales qui aboutissent à quelques
tensions mais jamais à une rupture ou à
un schisme. L’effort est surtout porté dans le combat que mène le roi pour
protéger le clergé contre de puissants seigneurs dans son royaume. Le cas de Philippe le Bel fait exception.
Et cette exception est révélatrice d’un nouvel état d’esprit. Deux puissances
se dressent l’une contre l’autre, se surveillent et protestent dès que l’une
empiète éventuellement sur l’autre…
Notes et références
[1]Hincmar, De Ordine Palati Epistoli, V.
[2] Epist. Episcop. Ad Ludov. Regem,
859, dans Édition des capitulaires de Charles le Chauve, Jacques Sirmond,
1623.
[3] Voir Émeraude,
février 2019, article « Les libertés
gallicanes, retour aux origines ».
[4] M. Prou, Introduction de De Ordine Palati Epistoli,
Hincmar, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 58ème fascicule,
1885.
[5] F. Lot, Étude
sur le règne de Hugues Capet,
[6] Gerbert d’Aurillac,
dans F. Lot, Études sur le règne d’Hugues Capet, dans Le « privilegium canonicum » dans
le sacre des rois de France, Mgr Victor Martin, Revue des Sciences Religieuses,
année 1937, n° 17-1,
www.persee.fr.
[7] Mgr Victor Martin
(1886-1945). Les origines du gallicanisme, tome I, chap.I, 1939, gallica.bnf.fr.
[8] N. Didier, La
garde des églises au XIIIe siècle, dans Les origines du gallicanisme,
tome I, Mgr Victor Martin.
[9] Registre d’Innocent IV d’après
les manuscrits originaux du Vatican et de la bibliothèque nationale,
Elie Berger, tome II, éditeur Albert
Fontemoing, 1897, gallica.bnf.
[10]J.
Rivière, Le problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel,
Étude de théologie positive. Louvain, Bureaux du Spicilegium Sacrum Lovaniense,
et Paris, H. Champion, 1926.
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