" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 17 mars 2016

Religion primitive ou naturelle

Le pluralisme religieux suscite pour tout croyant ou non de légitimes questions. Il y aurait aujourd’hui plus de 10 000 dénominations religieuses. Une telle multitude et diversité religieuse relativise nécessairement l’idée même de la religion. Ne seraient-elles pas la preuve que finalement, les religions ne seraient que des inventions humaines ? Comment pourrons-nous soutenir que le christianisme est la seule et vraie religion dans un tel bazar religieux ? Celles qui le prétendent encore ne risquent-elles pas d’« apparaître comme des crispations et des réactions un peu désespérées à cet relativisme historique, difficilement contestable par ailleurs » ?[1]

Le XIXe siècle, une prise de conscience du pluralisme religieux

Avant d’aborder les théories de « la science de la religion », rappelons l’importance du XIXe siècle, un siècle insuffisamment connu et apprécié à sa juste valeur. Pourtant, il est un moment clé de notre histoire, une de ses périodes que nous ne pouvons ignorer si nous voulons comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il est sans doute un de ces moments où l’homme prend véritablement conscience du monde dans lequel il vit, un de ces rares instants où le monde suscite en lui de nombreuses questions, moment précieux où l’homme s’ouvre à la connaissance.

Le XIXe siècle est en effet un siècle d’explorations, de voyages, de découvertes. De nouveaux peuples se dévoilent avec leurs cultes, leurs rites, leurs religions. Par leurs rencontres et leurs voyages aux confins du monde, les occidentaux découvrent de nombreuses cultures et civilisations. C’est aussi un siècle où la connaissance historique s’enrichit considérablement, notamment par des découvertes archéologiques et les progrès dans la traduction des langues anciennes. Un passé aux richesses auparavant insoupçonnées se dévoile, marqué par la succession de civilisations aux multiples visages. L’homme se mesure alors à un monde aux limites gigantesques, un univers de diversité et de pluralités.

Mais rapidement au delà de cette diversité humaine se révèlent d’étranges similitudes, des ressemblances surprenantes, y compris entre des peuples qui certainement ne se sont jamais rencontrés. Cela est surtout vrai pour tous les phénomènes dits religieux. En dépit de leur diversité dans le temps et l’espace, de leur éloignement et de leur cloisonnement, ils présentent des points communs qui les rapprochent. On arrive même à croire que l’homme est un être religieux tant le religieux est omniprésent dans les sociétés humaines. Le constat est identique dans un autre registre, celui de la nature. Le XIXe siècle a vu naître la théorie de l’évolution de Darwin. À l’image du darwinisme, n’y aurait-il pas aussi un évolutionnisme religieux comme il y aurait un évolutionnisme des civilisations ?

Le XIXe siècle, de nouvelles sciences

Fortes de nombreuses découvertes, de nouvelles théories sur les religions se développent au XIXe siècle. S’armant de méthodes et de techniques, elles cherchent à se regrouper dans une discipline. Nous voyons ainsi naître « l’histoire des religions », dit encore « histoire comparée des religions »[2], « la psychologie des religions » ou encore « la sociologie des religions », tout cela formant peut-être « la science des religions », qui à son tour revendique son autonomie et son statut de science.

Le phénomène religieux devient donc objet d’étude comme tout autre phénomène naturel. La recherche scientifique est ainsi appliquée au domaine religieux. Le but est évident : déterminer l’origine des religions et dans la mesure du possible des filiations entre elles, voire son devenir.

Au début du XXe siècle, on pouvait alors constater que « l'histoire des religions a provoqué partout, mais principalement en France, en Belgique et en Angleterre, depuis une trentaine d'années, un nombre inouï de livres, de brochures et de revues ; le public s'en fait difficilement une idée. Beaucoup verront la cause de cette surabondance dans le désir très répandu de faire passer toutes les religions sans exception pour des faits purement naturels, placés sous la dépendance exclusive d'autres faits naturels eux-mêmes. Sans doute, ce désir existe, il a même eu sa grande part dans la création de tous les cours consacrés à l'histoire des religions. »[3] La science des religions a aussi suscité de nombreux et vifs débats dans les années 1950-70. Aujourd’hui, elle a perdu de la vigueur, en dépit de nouvelles théories, influencées par les méthodes génétiques.

Une réalité déjà bien ancienne

Pourtant depuis bien longtemps, l’homme occidental a pris conscience du pluralisme religieux et du besoin religieux universel de l’homme. Certes, il le savait depuis presque toujours. L’Antiquité n’est-il marquée par la multitude des religions et des cultes ? Les Grecs définissaient l’homme comme un être religieux. Aujourd’hui, selon une dernière découverte[4], l’Homo sapiens inhumait ses morts. Le phénomène religieux date au moins du Paléolithique. Pourtant, il a peut-être fallu attendre le XVIe siècle pour que les sociétés occidentales redécouvrent une réalité qu’elle avait oubliée : le pluralisme religieux.

Au XVIe siècle, lors des grands voyages d’explorations, les navigateurs et les missionnaires découvrent de nouveaux peuples et de nouvelles civilisations, aux Amériques, en Chine, en Afrique. Ils font alors découvrir de nouvelles croyances religieuses et de nouveaux rites. Ils constatent que, quelque soit leur « stade d’évolution », ils croient tous en des divinités qu’ils servent dans des cultes d’adoration et de sacrifice. Ainsi en viennent-ils à souligner le consentement unanime de tous les peuples à reconnaître un Être suprême. Ce constat est ainsi confirmé lors des explorations du XIXe siècle. L’idée que l’homme est naturellement religieux s’est nettement affirmée.

Les théories d’une religion primitive
Père Joseph-François Lafitau
 (1681-1746)

Des chercheurs religieux développent l’idée que les religions anciennes et modernes remonteraient à une religion primitive qui aurait été ensuite déformée au cours du temps mais dont il subsisterait de nombreuses traces dans les phénomènes religieux malgré les altérations subies. Deux principes guident leurs études. D’une part, le christianisme y est exclu, étant considéré comme la seule et vraie religion. D’autre part, toutes les autres religions sont nécessairement fausses, païennes ou superstitieuses.

Selon le père Wilheim Schmidt (1868-1954), ethnologue autrichien, les religions historiques ne seraient que les variantes d’une seule et vraie religion. Des études anthropologiques tentent en effet de rechercher une révélation originelle unique. Le Père Joseph-François Lafitau[5] en est un des plus ardents chercheurs. Il étudie notamment des mythes des tribus indiennes et les compare à la Sainte Écriture afin d’y déceler des similitudes. Il trouve notamment un mythe huron proche du récit du Paradis.

Dans un article ancien[6], nous avons rencontré la doctrine traditionnaliste du XIXe siècle qui soutient « qu’une tradition, issue d’une révélation primitive surnaturelle, est absolument nécessaire pour nous manifester les vérités d’ordre naturel, en particulier l’existence et les attributs de Dieu et les principes de la loi naturelle »[7]. Selon Bonald, le langage serait l’œuvre de Dieu par laquelle l’homme aurait connu les vérités absolues et nécessaires, vérités ensuite transmises de génération en génération, toujours par le langage. « Le Créateur a communiqué à l'homme les éléments du langage, laissant à la société le soin de les développer, ou, ce qui revient au même, le Créateur a fait l'homme parlant. »[8] Le langage contiendrait donc une révélation primitive qui donne alors une certitude infaillible des vérités naturelles métaphysiques, religieuses et morales. Retenons le lien entre religion et langage. Le fidéisme, notamment celui de Bautain (1796-1869), voit plutôt la tradition comme le support de transmission de la religion primitive. L’idée de la nécessité d’une révélation originelle pour connaître Dieu est condamnée par l’Église, notamment par l’encyclique Aeternis Patris qui défend le principe de la connaissance de Dieu par la raison naturelle.

Selon toutes ces théories, il y aurait donc une religion naturelle qui avec le temps aurait donné par altération et déformation le pluralisme religieux. Toutes les religions, à l’exception du christianisme, seraient donc fausses sauf cette religion primitive. Exclu de ces théories, le christianisme serait la religion retrouvée.

Les théories d’une religion naturelle

La théorie d’une religion primitive instituée par une révélation originelle n’est pas partagée par l’ensemble des chercheurs. Elle serait insuffisante pour justifier la nécessité et l’existence de la religion dans toute société humaine. Elle est concurrencée par la théorie d’une connaissance naturelle de Dieu.

Selon cette théorie, l’homme serait capable par ses forces naturelles à atteindre la connaissance de Dieu et donc à développer une religion par lui-même. Le pluralisme religieux viendrait alors des erreurs de l’esprit humain, de son ignorance, de ses limites. L’existence et la diversité des faits religieux témoigneraient donc de la capacité de la raison dont l’exercice idéal peut conduire l’homme à la connaissance de Dieu. Telle est la position de certains déistes comme Locke. La véritable religion est donc atteignable. Elle est encore à rechercher.

Lessing voit cependant le danger que représente le pluralisme religieux sur la religion en elle-même. Elle ne doit pas en effet la discréditer et la rendre négligeable. Elles seraient toutes en réalité la représentation humaine de vérités éternelles. Les religions seraient donc des représentations légitimes d’une seule religion. Ainsi Lessing souligne à la fois la diversité des expériences religieuses et l’essence unique du divin qui s’y cache. Finalement, la connaissance naturelle de Dieu assujettie aux circonstances particulières avec lesquelles elle se développerait à partir de vérités éternelles justifierait le pluralisme religieux.

Si chaque forme religieuse était un accident d’une essence commune de la religion naturelle, l’étude des formes religieuses devrait donc conduire à la recherche de cette « essence du divin ». Tel est donc l’objectif de nombreux chercheurs. Au travers du pluralisme religieux, les méthodes devront identifier des points de similitudes afin de découvrir la « religion idéale ». Mais une telle étude risquerait de négliger les spécificités d’une religion. La recherche de l’unicité religieuse conduirait alors à l’incompréhension du pluralisme religieux, c’est-à-dire de la réalité religieuse.

C’est pourquoi Schleiermacher privilégie plutôt l’individuation de chacune des formes religieuses. Selon sa pensée, « la religion éternelle » s’incarnerait nécessairement dans une forme particulière. « L’infinie perfection » s’unit dans « l’inachevé de l’homme »[9], l’éternel dans le temporel, l’infini dans l’être fini et limité. Ainsi faudrait-il rechercher dans chacune de ses formes l’originalité propre. Cela reviendrait nécessairement à refuser de rechercher « la religion éternelle ».

Les théories de la religion naturelle tendent donc à donner à chaque religion sa légitimité et sa véracité, refusant néanmoins le relativisme religieux en supposant l’existence d’une « religion idéale », modèle qui finit par perdre toute réalité. Une telle théorie se perd dans ses contradictions à force de vouloir concilier l’inconciliable.

Conclusion

Ainsi face aux questions que soulèvent de nouveau la prise de conscience du pluralisme religieux au XIXe siècle, deux théories tentent de concilier l’idée de la religion et sa pluralité. Elles se développent et se confrontent. Selon la première théorie, à l’origine de la Création, Dieu aurait donné à l’homme une « religion primitive » qui par le temps se serait altérée et déformée en de multiples religions. Le christianisme est exclu de cette théorie, considéré comme étant la vraie et seule religion, conforme à la religion primitive retrouvée. Il serait donc son expression plénière quant les autres religions ne la contiendront partiellement.

Selon la deuxième théorie, il existerait une « religion idéale », naturellement accessible par la raison, qui se diversifierait en de multiples formes. La diversification serait soit le fruit des faiblesses de la raison, soit le produit légitime de sa représentation humaine, soit son « incarnation » dans la réalité. Le christianisme est inclus dans cette théorie. Dans les deux cas, il ne pourrait pas prétendre à être la seule et vraie religion. Elle est par conséquent récusée.

Cependant, avec le développement de la « science des religions », ces deux théories appartiendraient au passé selon les spécialistes. Certes, des théories plus radicales existent comme celle de Karl Barth qui voit dans le christianisme épuré la fin de toute religion ou celle de Teilhard de Chardin qui réclame le passage du christianisme à une dernière et ultime étape de l’évolution religieuse de l’humanité. Mais elles touchent essentiellement les Chrétiens. La « science des religions » a développé d’autres théories qui se sont imposées dans l’opinion publique, touchant aussi les Chrétiens…




Notes et références
[1] Jean Grondin, La philosophie de la religion, Chap. I, 3ème édition, Que sais-je ?, 2015
[2] Terme provenant d’un ouvrage de Max Müller.
[3] Joly Henri, Journal des savants. 11 année, Février 1913, commentaire de Histoire des religions et méthode comparative, George Foucart, http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1913_num_11_2_4022_t1_0082_0000_3.
[4] Une tombe d’un adolescent a  été trouvée sur un site vieux de 92000 ans. Il tient des bois de cerf dans les mains relevées à la hauteur du visage. Voir L’espèce fabulatrice, dans Les carnets Science et vie, n°17, L’origine des mythes.
[5] Jésuite français, évêque de Sisteron, il est considéré comme un des pionniers de l’ethnographie. Il essaye de montrer notamment l’origine commune des Amérindiens et des Occidentaux.
[6] Émeraude, avril 2014, article « Traditionalisme et fidéisme au XIXe siècle ».
[7] Études sur le concile de Vatican, Tome I, cité dans Théologie fondamentale, Tome III, Apologétique de l’Abbé Bernard Lucien, Éditions Nuntiavit, 2011.
[8] De Bonald, Législation primitive, t. I, ch. II, cité dans Études philosophiques pour vulgariser les théories d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, et montrer leur accord avec les sciences, IX La crise de la certitude, étude des bases de la connaissance et de la croyance, Mgr Albert Farges, 2e édition, 1908,librairie Berche et Tralin.
[9] Schleiermacher, Discours sur la religion dans L’Histoire des religions, Michel Meslin.


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