" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 mars 2016

Les premiers chrétiens face au pluralisme religieux

Hymne au Soleil
couchant des Pythagoriciens
(Feodor Bronnikov, , 1869)
Partie de Jérusalem, la religion chrétienne a rapidement atteint les régions avoisinantes pour s’étendre dans tout l’empire romain et au-delà,  gagnant à la foi nouvelle des Juifs et des Païens. Les Apôtres et les Chrétiens se sont rapidement heurtés aux accusations, aux calomnies et aux persécutions des foules et des cités. Ils se sont confrontés à la réalité des autres religions. Dès ses premières années, le christianisme a en effet vécu et s’est développé dans un monde marqué par le pluralisme religieux, un monde où ont coexisté plus ou moins pacifiquement de nombreux rites, cultes, mystères et doctrines religieuses. Plus tard, au cours de leurs apostolats, en rencontrant d’autres peuples, les Chrétiens ont découvert d’autres expressions religieuses, parfois plus anciennes que la leur. Et aujourd’hui, depuis plus d’un siècle, ils vivent leur foi dans des États qui ont, de manière générale, officiellement renoncé à toute alliance avec une religion particulière, prônant une laïcité qui, comme en France, est devenue une véritable idéologie.

Comme les philosophes antiques attachés à la véritable piété et à la vérité, les premiers Chrétiens ne pouvaient pas rester insensibles au foisonnement des religions. C’est même une obligation pour eux de prendre position. Non seulement, ils professaient une religion qui prétendait être véritable et unique – et elle l’est - mais ils devaient également se défendre face à leurs persécuteurs, qui les condamnaient au mépris et à la mort. Par leur témoignage, les débats et le martyre, ils condamnaient les autres religions.

Rappelons qu’en terre païenne, les Chrétiens n’ont pas été les seuls à prôner le monothéisme et à refuser catégoriquement les autres cultes. Dispersés dans l’empire romain, bien avant leurs successeurs dans la foi, les Juifs ont également refusé et condamné le paganisme. Leurs argumentations ont naturellement été reprises par les défenseurs de la foi.

Notre article réduit son sujet aux œuvres des apologistes juifs (Philon, Flavius Joseph) et chrétiens (Saint Justin, Théophile d’Antioche, Tertullien, Tatien, etc.) nés avant le troisième siècle[1]. Ces auteurs connaissent les cultes et les récits païens de manière parfois approfondie. Ils s’appuient aussi sur de nombreux ouvrages de philosophes grecs et latins. Ils récupèrent enfin des argumentations d’origine païenne.

Les tourments de Saints Bacchus et Sergius, 

lors des persécutions de 303.
Le crime d’impiété

Dans l’empire romain païen, il n’est pas bon d’être chrétien, surtout à partir du milieu du second siècle. Les Chrétiens sont en effet accusés d’être des athées et des impies. « Pourquoi ne font-ils aucun cas des dieux reconnus par les Grecs ? »[2] Ils sont accusés de refuser les cultes rendus aux dieux de la cité, les sacrifices et les rites divers. « L’accusation d’athéisme entraînait la peine de mort comme le parricide ». De telles accusations ameutent la foule, excitent sa colère et sa haine. « Leur présence dans une ville était un épouvantail qu’on agitait pour soulever la foule. »[3] Leur profession de foi en un seul Dieu est un désaveu clair et direct de toutes les religions qui les entourent.

Les Juifs sont aussi accusés d’athéisme et d’impiété. Les Grecs considèrent la religion juive comme l’impiété extrême. La ville juive Hiérosyla, qu’ils ont fondée en Judée, est considérée comme une cité impie. Nous dirions aujourd’hui que la religion juive est contraire à la citoyenneté tant les cultes païens imprègnent la vie de la cité. « Pourquoi s’ils sont citoyens, n’adorent-ils pas les mêmes dieux que les Alexandrins ? »[4] Les Latins les accusent aussi de mépriser les dieux. Les Juifs font alors l’objet de persécution. L’accusation d’impiété « fit condamner également beaucoup de personnes convaincues de s’être laissées entraîner aux coutumes des juifs. »[5]

Que reproche-t-on en fait au Juif et au Chrétien ? Au-delà des calomnies et des injures, deux crimes leur sont surtout imputés : le refus de suivre les « cultes de la patrie » et la croyance en un Dieu unique. Nous avons vu dans l'article précédent [49] que des philosophes pouvaient adhérer à cette croyance tout en pratiquant le culte de la cité. Le Juif comme le Chrétien refuse l’hypocrisie. La foi et le comportement ne peuvent se contredire.

Ainsi le paganisme, dont parfois on loue à tort la tolérance, refuse tout acte qui manifeste le refus de leurs dieux. « La tolérance du paganisme ne s’étendait pas à ceux qui niaient les dieux… »[6] L’historien Dion Cassius nous le rappelle dans un discours fictif du favori d’Auguste : « Vénère la divinité en tout et partout, conformément aux usages de la patrie, et force les autres à l’honorer. […] Ne permet pas non plus à personne de faire profession d’athéisme »[7]. Qui pourrait alors croire qu’avec le christianisme est née l’intolérance comme de nombreuses voix le prétendent ?


L’unicité de Dieu par la raison et la Révélation

Face aux accusations, les Juifs et les Chrétiens se défendent et réfutent leurs adversaires selon trois axes.

D’abord, reprenant les critiques des philosophes païens eux-mêmes, ils montrent que par la raison, il est possible de réfuter leurs vaines et fausses religions. Ils soulignent l’absurdité et l’immoralité des sacrifices, de l’idolâtrie, des mythes. Les cultes païens demeurent incompatibles à l’idée même de Dieu et à l’idée de toute perfection divine. Comme Flavius Joseph, ils en appellent à Pythagore, Anaxagore, Platon, aux stoïciens. Les apologistes s’attaquent en particulier aux sacrifices, reprenant encore les critiques des auteurs païens comme Emphédocle, Théophraste, Platon[8], Porphyre[9]. Les victimes vivantes ou inanimées et leur sang sont indignes de Dieu. Comment peut-Il se laisser séduire par la fumée et l’odeur des graisses ?

Les Juifs et les Chrétiens insistent particulièrement sur l’unicité de Dieu, à laquelle ont adhéré les philosophes depuis longtemps, unicité qui s’oppose donc radicalement au pluralisme. Le polythéisme est en effet inconcevable avec la « souveraineté unique de Dieu »[10], comme le dira plus tard Théophile d’Antioche. L’idée même de Dieu et de perfection divine aboutit naturellement à une série de négations.

Puis, chose nouvelle, les Juifs et les Chrétiens s’appuient sur la Révélation. Dieu s’est fait connaître aux hommes et a nettement affirmé sa souveraineté absolue. La Parole de Dieu a condamné le paganisme. Leur position inflexible se fonde sur un commandement divin et sur l’Histoire Sainte. Elle demeure fidèle à l’enseignement de la Sainte Écriture. Dieu les défend en effet de ne point adorer d’autres dieux et de s’abstenir de tout autre culte que le sien. Toute déviation et toute désobéissance font l’objet de la colère divine et de la mort. Notre Seigneur Jésus-Christ rappellera le premier commandement du Décalogue avant d’énoncer le commandement de la charité. Ainsi comme Dieu l’exige, le Juif et le Chrétien croient en un seul Dieu et par conséquent renient l’existence des dieux païens.

Enfin, chose nouvelle également, les apologistes chrétiens opposent le pluralisme religieux des Païens au Dieu Créateur et Providence. Les Païens attribuent généralement à Dieu l’action démiurgique de mise en forme d’une matière préexistante au monde et éternelle. La création ex-nihilo est une conception chrétienne. Certes, les philosophes avaient découvert Dieu comme principe de toute chose sans cependant concevoir un monde venu de rien. « Nous reconnaissons un Dieu mais un seul, créateur, auteur, démiurge de tout cet univers ; nous savons que tout est régi par une Providence, mais par sa seule Providence. »[11] Dieu est un, le monde est un. Il est le seul à avoir créé le monde et à le diriger. Unicité de souveraineté, unité d’action...

Ainsi, par la raison et la Parole de Dieu, les hommes sont capables de connaître Dieu comme seul et unique Dieu, Créateur d’un monde qu’Il dirige seul, sans partage, d’un monde qu’Il a créé de rien et sur lequel Il veille continuellement. Mais s’il est possible de Le connaître comme seul et vrai Dieu, comment se fait-Il qu’Il est si méconnu ?

Saint Aristide d'Athènes
mort vers 134
L’erreur des autres religions

Selon Saint Aristide d'Athènes, l’infidélité à l’égard du vrai Dieu ont conduit les hommes à s’égarer dans les faux cultes. En s’éloignant de la lumière, on sombre dans l’obscurité. Dans son Apologie, il s’attaque aux adorateurs des dieux comme les Chaldéens. « Parce qu’ils n’ont pas connu Dieu, ils ont erré à la suite des éléments du monde et ont commencé à honorer la créature au lieu de celui qui les avait créés »[12]. Ils ont pris le corruptible pour l’incorruptible, le fini pour l’infini, le visible pour l’invisible. Il y a bien incompatibilité entre l’idée de Dieu, saisissable par la raison, et l’idée des dieux qui se révèle dans les représentations païennes.

Dans le même ouvrage, Saint Aristide s’attaque avec plus de vivacité aux Grecs. Ces derniers se vantent en effet d’être sages alors qu’ils croient en « de nombreux dieux, mâles et femelles, artisans de passions et de forfaits divins, modèles déplorables d’adultère et de pédérastie »[13]. En dépit de leur sagesse, les Grecs ont sombré dans l’idolâtrie.

Reprenant notamment l’évhémérisme, les apologistes proposent des explications sur l’immoralité des cultes et des récits païens en ramenant leur origine à des causes humaines à un temps où les hommes vivaient dans le désordre, la confusion et la violence. Les cultes païens ne font que perdurer ce temps de débauche.

Statue de Bastet (wikipedia.fr)
La zoolâtrie des Égyptiens est aussi condamnée. « Et que dire alors des triples sots Égyptiens et leurs pareils, qui mettent leur confiance dans des bêtes, le plus souvent des serpents et des animaux féroces, se prosternent devant, leur offrent des sacrifices, vivants et crevés »[14]. Au lieu d’adorer le vrai Dieu, ils viennent se soumettre à des animaux, à des plantes, à des créatures. Reprenant les Oracles sibyllins, Théophile d’Antioche dénonce ceux qui mettent au rang des dieux des belettes[15]. La Sainte Écriture porte le même jugement. « Très longtemps, ils s’égarèrent dans la voie de l’erreur, estimant dieux les plus vils des animaux, et vivant à la manière des enfants insensés. » (Sagesse, XII, 24). La zoolâtrie est le comble du paganisme. « Et ils adorent jusqu’aux animaux les plus misérables ; lesquels, en effet, comparés à d’autres privés de raisons, leur sont inférieursLa vue même de ces animaux ne montre en rien de bon » (Sagesse, XV, 17).



Il y a enfin ceux qui adorent les astres et les éléments cosmiques, des éléments naturels (pierre, arbre, etc.) jusqu’aux fabrications des hommes comme les statues. « Vains sont tous les hommes en qui n’est pas la science de Dieu, et qui par les choses visibles n’ont pu comprendre Celui qui est et n’ont pas en considérant les œuvres, connu quel était l’ouvrier ; mais où le feu, ou le vent, ou l’air subtil, ou le cercle des étoiles ou l’immensité des eaux, ou le soleil et la lune, voilà ce qu’ils ont cru être des dieux qui gouvernaient le globe de la terre. » (Sagesse, XII, 1-2). Les hommes ont donné « à des pierres et à du bois le nom incommunicable. » (Sagesse, XIII, 21) Ainsi arrêtant leur regard aux créatures, ravis sans-doute de leur beauté et de leur mystère, ils ne sont pas montés jusqu’à leur Créateur.

L’argument principal contre ces idolâtries consiste à dire que, faites de main d’homme, les idoles ne sont rien de plus que la matière dont elles sont tirées. « Ils sont malheureux, et leur espérance est parmi les morts, ceux qui appelé dieux les ouvrages des mains des hommes, l’or, l’argent, les inventions de l’art, des figures d’animaux, une pierre inutile, ouvrage d’une main antique. » (Sagesse, XIII, 10) Nous pouvons aussi la trouver chez les auteurs grecs comme par exemple Héraclite, Hérodote, Zénon. « S’approcher des objets inanimés comme s’ils étaient des dieux, c’est faire comme si l’on bavardait avec des maisons »[20].

Antiquité, preuve de véracité ?

Les Païens accusent les Chrétiens d’avoir innové en religieux comme le prétendent Suétone, Tacite et Celse. Théophile d’Antioche leur répond : « Tu t’imagines que nos Écritures sont toutes fraîches, toutes jeunes ? »[21] Comme nous l’avons déjà évoqué[22], les Apôtres et les Pères de l’Église défendent fortement leur attachement réel à l’égard d’Abraham. Ce sont les véritables fils du Père des croyants, non selon la chair mais selon l’esprit. Comme d‘autres juifs, Flavien Joseph défend aussi « les antiquités de notre nation et l’ordonnance de notre constitution »[23]. C’est tout le but de son ouvrage Antiquités juives. Pour cela, il fournit des témoignages en faveur de l’ancienneté de la religion juive tirés des écrits des auteurs grecs et autres. Il recherche donc à démontrer l’antériorité de la Sainte Écriture par rapport à Homère et aux philosophes grecs.

La défense de l’idée de l’antériorité d’une religion sur une autre est importante pour les Païens comme pour les Chrétiens car elle serait signe de vérité selon le principe que la vérité serait antérieure à l’erreur. « Tout ce que nous affirmons pour l’avoir appris du Christ et des prophètes qui l‘ont précédé est la seule doctrine vrai et antérieure à celle de tous les écrivains qui ont existé. »[24] Tatien (né vers 110, 120) fait explicitement le lien entre l’ancienneté et la vérité. Il établit une chronologie à partir de sources païennes pour démontrer l’antériorité de Moïse sur Homère.

Mais il existe des apologistes chrétiens, tel l'auteur de l'Épître à Diognète, qui assument la nouveauté du christianisme. Ils s’opposent  à l’idée de toute dépendance entre l’ancienneté d’une religion et sa véracité. 

Imitation ou plagiat




Les apologistes juifs et chrétiens constatent certaines ressemblances entre les récits païens et ceux de l’Ancien Testament. Il existe en effet de curieuses concordances entre les ouvrages mythiques et philosophiques et la Sainte Écriture. L’auteur inconnu de Cohortatio ad Graecos met en parallèle avec les textes sacrés des passages d’Homère, allant même vouloir démontrer qu’Homère était finalement monothéiste. Saint Cyrille d’Alexandrie (376-444) démontre que les philosophes ont connu l’idée du Dieu un et Transcendant de la Sainte Écriture, l’idée du Logos et celle du Saint-Esprit. Reprenant des textes antiques, l’auteur de la Théosophie de Tübingen (fin Ve-début VIe siècle) collectionne les oracles de dieux grecs, les sentences de sages grecs et égyptiens, les oracles sibyllins [25] et des extraits du livre d’Hystaspe [26] dans le but de « démontrer l’harmonie fondamentale entre la sagesse païenne et la révélation biblique sur la Trinité et l’Incarnation »[27].

Les apologistes juifs et chrétiens tentent d’expliquer les concordances selon trois manières. Certains défendent l’idée que les philosophes se sont inspirés de la Sainte Écriture. « Platon a suivi notre Loi et en a scruté les moindres détails, il y a pris beaucoup, tout comme Pythagore transposa beaucoup de nos dogmes et les fit passer dans sa doctrine […] Pythagore, Socrate et Platon ont suivi Moïse quand ils disaient entendre la voix de Dieu ; ils considéraient que l’agencement du monde avait été fait par Dieu dans le détail et qu’il le maintenait sans cesse. »[28] S’appuyant sur l’antériorité de la Loi de Moïse et sur les correspondances entre les textes sacrés, Philon affirme la dépendance d’Héraclite, de Zénon et des législateurs grecs. Ainsi « nous devons croire celui qui a la priorité dans le temps plutôt que ceux qui ont puisé à la source et non par connaissance directe leurs croyances. »[29]

D’autres apologistes accusent les auteurs païens d’avoir emprunté des éléments de la Sainte Écriture pour inventer leurs histoires. Ce sont des « voleurs de toute l’Écriture »[30] s’exclame Saint Clément d’Alexandrie. Les « sophistes ont très soigneusement essayé de contrefaire tout ce qu’ils avaient su de l’enseignement de Moïse et de ceux qui philosophaient comme lui, d’abord pour sembler dire quelque chose de personnel, ensuite pour cacher tout ce qu’ils n’avaient pas compris par une rhétorique mensongère et pervertir la vérité en mythologie. »[31] Il est vrai que des païens à leur tour accusent les auteurs bibliques d’avoir plagié leurs récits. De telles accusations nécessitent beaucoup de prudence, la chronologie des textes étant difficile à fixer. Cependant, dans certains cas, le plagiat des païens s’avère évident, notamment dans le cas du mithracisme.

Selon des apologistes, notamment Eusèbe de Césarée, les Grecs auraient plagié les Barbares, de nombreuses traditions des religions égyptiennes se trouvant dans les religions, philosophies et législations grecques. Pour cela, ils se fondent sur des écrits uniquement païens. Une telle critique n’est pas anodine puisque Moïse a vécu et s’est formé en Égypte. Par conséquent, ils cherchent à « démontrer que les savants grecs qui s’étaient rendus en Égypte entrèrent en réalité en contact avec la doctrine monothéiste de Moïse dont ils retirèrent l’inspiration pour leur critique successive du polythéisme et de l’idolâtrie. »[32]

Influence, emprunt ou plagiat, les récits religieux païens sont présentés comme une contrefaçon de la vérité, d’où leurs erreurs, leurs contradictions, … « Notre doctrine n’est ni récente ni légendaire mais plus ancienne et plus vraie que tous les poètes qui ont traité de l’incertain. »[33] Elle est aussi « plus élevée et plus digne de Dieu »[34] des enseignements des philosophes. 

Des modes de connaissances de différentes valeurs

Les similitudes entre les récits païens et les textes bibliques peuvent aussi s’expliquer par la capacité de la raison à accéder à la vérité. Elles manifestent la possibilité de la connaissance naturelle de Dieu par nos propres moyens. Telle est l’idée que partagent des auteurs tant païens que juifs et chrétiens. Philon défend l’idée d’un don que Dieu aurait accordé aux hommes pour leur permettre de découvrir par la raison avec l’aide des sens ce que les Juifs ont connu par Révélation.

Mais les défenseurs de la foi montrent toute la faiblesse et les limites de ce mode de connaissance. En n’apprenant que par leur propre réflexion, les philosophes grecs n’ont eu qu’une connaissance approximative et partielle de Dieu à la différence des Juifs puis des Chrétiens qui ont appris par Dieu Lui-même. « Les plus estimés des Grecs connaissent Dieu, non par connaissance directe, mais par approximation pour n’avoir pas reçu la tradition du Fils. »[35] Il a manqué aux philosophes plus de rigueur comme le manifestent leurs contradictions.

Les germes de Vérité de Saint Julien

Dans sa doctrine du Logos, Saint Justin émet l’idée que des germes de vérité peuvent exister dans les religions païennes. En tout homme, il existerait de manière innée des semences de la Vérité, c’est-à-dire du Logos ou du Verbe. Ces germes de vérité expliqueraient alors que des philosophes, des législateurs et des poètes ont pu dire des choses justes sur Dieu. Mais comme ce ne sont que des semences, c’est-à-dire une saisie partielle du Logos, leurs pensées demeurent obscures, humaines, contradictoires parfois. Saint Julien décrit par exemple Socrate comme agissant sous l’effet du Verbe. Or contrairement aux Païens, les Chrétiens ont pleinement découvert le Logos qui est Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe fait chair

Saint Justin distingue les termes de « logos » avec et sans article. Socrate aurait agi sous l’influence d’« un logos », c’est-à-dire en participation du Verbe, quand le Christ est présenté comme « le Logos Lui-même ». Les Païens pourraient donc penser et vivre sous l’influence du Verbe[36]. Mais comme ils ont connu le Logos, les Chrétiens gagnent en supériorité dans la connaissance de Dieu. Elle est donc partielle chez les philosophes quand elle est entière chez les Chrétiens.

Saint Justin
Soulignons que l’idée des germes de Vérité est propre à Saint Justin, même si « l’idée d’un Logos divin ensemençant l’âme n’est pas non plus étrangère à Philon »[37]. Selon Philon, les philosophes grecs seraient ensemencés par le Verbe dont ils ont recueilli les parcelles de vérité. Ainsi par la raison, le philosophe découvre partiellement ce que la foi dévoile.

Ainsi, contrairement aux poètes et philosophes qui « ont procédé par conjecture  […] poussés, chacun par sa propre âme, selon son degré de sympathie avec le souffle de Dieu, à chercher s’ils pouvaient découvrir et comprendre la vérité, et ils n’ont pu que cerner l’Être, et non le découvrir, parce que ce qui concerne Dieu, ils n’ont pas jugé bon de l’apprendre de Dieu, mais chacun selon sa propre réflexion. Aussi ont-ils des opinions différentes sur la matière, les formes, le monde. Mais nous, à l’appui de nos conceptions et de notre foi, nous avons le témoignage des Prophètes qui ont parlé de Dieu et de tout ce qui touche Dieu sous l’inspiration d’un esprit divin. »[38]


L’œuvre des démons

Des apologistes chrétiens ont aussi dénoncé l’œuvre malicieuse des démons, qui, pour mieux détourner les hommes de la vérité et les séduire, auraient imité et falsifier la Sainte Écriture, voire auraient prévu ce qu’il allait arriver. Telle était l’idée défendue par Tertullien et Saint Justin. « Sachez donc, Tryphon, […] toutes les fables répandues parmi les Grecs, par celui que nous appelons le démon, et qui ne sont que des altérations de nos livres saints… » Ce plagiat a pour objectif de détourner les hommes de la vérité. « Ce sont les esprits d’erreur qui ont mis en œuvre cette falsification de votre doctrine de salut ; ce sont eux encore qui ont lancé certaines fables pour affaiblir, par leurs analogies, la foi due à la vérité, ou plutôt pour voler cette foi par ce procédé, à leur bénéfice… »[39]

Saint Justin défend aussi l’idée que les démons ayant provoqué des phénomènes effrayants, les hommes ont reconnu en eux des divinités. Il présente clairement les religions païennes comme un maléfice des démons qui dévoient les croyants. Il les exclut donc toute valeur. Comme le répéteront de nombreux apologistes, les religions païennes sont considérées comme l’œuvre des démons qui se font adorer sous différentes formes. Cela explique notamment les persécutions que souffrent tous ceux qui recherchent la vérité.

L’incohérence et l’indignité des païens

Titien (wikipedia.fr)
Tatien est sans complaisance avec les Grecs. « C’est ainsi que vous êtes, ô Grecs, habiles en parole, insensés (en même temps « différents » et « étranges »)[40] dans vos pensées ; vous avez préféré le pouvoir de plusieurs à la monarchie, croyant bon de suivre les démons comme s’ils étaient forts. »[41] Confrontant la réflexion philosophique des Grecs et la croyance païenne, Tatien les accuse d’hypocrites ou d’être les jouets des démons. C’est pourquoi leurs mœurs sont corrompues, leurs doctrines multiples et discordantes. « Qu’avez-vous produit de nobles en philosophant ? »[42] Rien, répond Tatien. Non seulement, leurs recherches ont été inutiles mais leurs ouvrages sont sources d’immoralité.

La contradiction entre les discours philosophiques et le comportement des philosophes est un des arguments dressés contre l’incohérence des philosophes. Il s’attache à des traditions au mépris de la vérité et de la sagesse alors qu’ils ne cessent de les rechercher. Platon affirme ainsi l’utilité du sacrifice païen pour l’homme tout en montrant ses erreurs[43]. Celse condamne les sacrifices mais les conserve néanmoins au nom de la tradition. Porphyre les accepte pour une certaine catégorie des dieux. Des philosophes sont eux-mêmes conscients de cette incohérence. Cicéron, Aristoclès, ou encore Hortensius et Démocharès s’en plaignent.

Enfin, le désaccord qui règne entre les philosophes fait contraste avec l’unité de Dieu qu’ils affirment pourtant. Il serait signe d’approximation et d’erreur. Selon Saint Justin[44], la multitude d’écoles et de doctrines philosophiques montre qu’ils n’ont pas atteint pleinement la vérité. Selon l’auteur de l’Épître à Diognète, il prouve aussi leur vanité, chaque philosophe se prétendant être le héraut de la vérité. C’est en effet folie de croire que la raison seule suffise pour atteindre pleinement la vérité.

La vérité, source de piété et de dignité

Une mauvaise connaissance de Dieu implique un mauvais comportement à son égard. Comme l’ont bien souligné les apologistes tant juifs que chrétiens, une méconnaissance de Dieu conduit à une mauvaise piété. Les philosophes grecs n’ont-ils pas recherché la vérité dans l’espoir d’atteindre la vraie piété ? Une mauvaise conception de Dieu affecte évidemment la manière avec laquelle nous voulons Le servir, Le prier, L’adorer. Le culte est donc dépendant de notre connaissance de Dieu et par conséquent de la vérité. Les Juifs et les Chrétiens approfondissent encore la dépendance entre la vérité et la piété. Notre connaissance de Dieu a aussi un impact sur nos mœurs. Sans la vérité, nous ne pouvons pas bien vivre.

Des auteurs juifs et chrétiens critiquent alors les philosophes païens d’avoir tant parlé et si peu changé les habitudes de leurs contemporains. Ils nous rappellent les débauches et les crimes de la société païenne : l’abandon des enfants, l’infanticide, l’inceste, la prostitution, les mutilations, les meurtres rituels, etc. Or la religion juive puis chrétienne n’ont-elles pas apporté un réel progrès dans la société et les mœurs ? N’est-ce pas un signe de véracité ?

Effectivement, comment les païens peuvent-ils ne pas avoir de comportements aussi scandaleux quand leurs dieux agissent de même ? Condamnés d’inhumanité, les Juifs et les Chrétiens retournent l’accusation contre leurs accusateurs. Ils leur imputent des crimes ce qu’on raconte des dieux.

Allant au-delà de leurs accusations, les apologistes chrétiens exposent leur foi et enseignent aux Païens ce qu’elle demande. « La loi divine ne prohibe pas seulement l’adoration des idoles, mais encore celle des éléments cosmiques ; c’est le seul véritable Dieu et Créateur de toutes choses qui doit recevoir un culte dans la sainteté du cœur et dans la pureté de l’esprit. C’est pourquoi la loi sainte porte : « Tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas ; tu ne feras pas de faux témoignages ; tu ne désireras pas la femme de ton prochain […] »[45] Nous revenons ainsi à la pensée profonde de Socrate. Le bien vivre et le bien agir sont fortement dépendants de la véracité de la religion…

« Nous gardons l’enseignement d’une loi sainte ; d’ailleurs, nous n’avons pour législateur que le vrai Dieu qui nous enseigne à pratiquer la justice, à être pieux, à bien agir. »[46] Et que vaut la loi de bien vivre et de bien agir lorsqu’elle est portée par des erreurs et des mensonges ? « En vue de la piété, de l’esprit communautaire et de l’amour de l’homme en général, et aussi de la justice, de l’endurance à la peine et du mépris de la mort, nos lois sont fort bien établies »[47] puisque leur auteur est le vrai Dieu. Une loi morale acquiert de la véritable légitimité non par voie électorale mais par la sagesse de celui qui la fonde. Que vaut la sagesse des bulletins de vote  ou de la caste politique ? Ainsi la question de la véracité de la religion n’est pas uniquement une question d’ordre intellectuel, philosophique ou métaphysique ; elle engage notre vie. Elle n’est pas non plus d’ordre privé. Elle engage la société…

Conclusions

« Nous reconnaissons que nous sommes athées par rapport aux prétendus dieux de ce genre, mais non par rapport au Dieu très vrai, Père de la justice, de la sagesse et de toutes les autres vertus, sans nul mélange de mal. »[48]

Professant la foi en un seul Dieu dans un monde païen, souvent au mépris de leur vie, les Juifs et les Chrétiens ont montré les approximations, les erreurs, les contradictions des pensées et des cultes religieux du paganisme. Ils ont aussi cherché à en expliquer l’origine. Ils ont souvent repris les arguments des philosophes païens, montrant de nouveau les capacités de la raison de distinguer l’erreur de la vérité. Les récits et les cultes païens s’opposent à l’idée de Dieu accessible à la raison, qui est don de Dieu. Mais la raison demeure impuissante à connaître pleinement le vrai Dieu. Innée ou non, cette connaissance demeure partielle, obscure, c'est-à-dire humaine. La supériorité des Chrétiens réside dans la source de leurs connaissances. Elle provient directement de Dieu. Ils ont connu Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe fait chair.

Or comme l’ont si bien compris les philosophes en quête de sagesse et de piété, il n’est pas possible de bien vivre et de bien agir si on ne connaît pas le vrai Dieu. Le comportement de l’homme et la vie d’une société dépendent fortement de cette connaissance. C’est pourquoi la question de la véracité d’une religion est si critique. La vérité et la morale, la pensée et l’action sont fortement liées, interdépendantes. Les premiers chrétiens ne se sont pas contentés de le dire dans de beaux discours. Ils ont vécu toute l’exigence de la vérité. Par leurs paroles et plus encore par leurs actes, ils ont montré ce qu’est la véritable religion. L’existence et la recherche de la véritable religion ne sont donc pas des choses vaines. L’indifférentisme et le relativisme religieux sont condamnables…




Notes et références
[1] L’ouvrage d’articles Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré ( Beauchesne, 1998)  abonde de citations des apologistes. Sans adhérer nécessairement aux aidées des auteurs des articles, nous y avons puisé une partie de nos citations. Trois articles nous ont intéressés pour notre article : Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes de Monique Alexandre et La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien d’Enrico Norelli et Diodore de Sicile chez les Apologistes de Pier Franco Béatrice.
[2] Diognète dans Épître à Diognète, Athénagore, I, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[3] Renan, Les Évangiles, dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Vie siècle, Pierre de Labriolle, 1ème partie, chap. II, Cerf, 2005.
[4] Apion dans Contre Apion, Flaviens Josèphe, II, 65 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[5] Dion Cassius dans Epitomé de Xiphilin, 67, 14 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[6] Drachmann, Atheism in pagan Antiquity dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Pierre de Labriolle, 1ème partie, chap. II.
[7] Dion Cassius, LII, 36 dans dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Vie siècle, Pierre de Labriolle, 1ème partie, chap. II.
[8] Voir notamment Platon, République, II, 365c, Lois, X, 885b, 906c.
[9] Voir Porphyre, Philosophie tirée des oracles, Sur l’abstinence des êtres animés.
[10] Saint Théophile d’Antioche, Ad Autol., II, 4, 8, 35, 38.
[11] Saint Justin, I, Apologie, 6, 1-2.
[12] Saint Aristide, Apologie.
[13] Monique Alexandre, Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes.
[14]Eléazar, Lettre d’Aristée, 134-138 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[15] Voir Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 36.
[20] Héraclite cité par Celse dans Contre les Chrétiens, fragment 5 dans Apologétique chrétienne et culture Grecque, Gilles Dorval.
[21] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, III, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[22] Voir Émeraude, août 2015, article « Abraham, le père de la foi ? ».
[23] Flaviens Joseph, Antiquités juives, I, 5 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[24] Saint Justin, I, Apologie, 23, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[25] Les Oracles Sibyllins, dont certains proviennent des Juifs, rappellent la croyance chrétienne.
[26] Apocalypse mazdéenne.
[27] Pier Franco Béatrice, Diodore de Sicile et les apologistes.
[28] Aristobule, apud Eusèbe, fragment 3 et 4, PE XIII, 12, 1-2 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[29] Tatien, Or. Graec, 40, dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[30] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 5, 39 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[31] Tatien, Or. Graec., 40 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[32] Pier Franco Béatrice, Diodore de Sicile chez les Apologistes.
[33] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 16 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[34] Saint Justin, I Apologie, 20, 3 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[35] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 5, 39 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[36] Saint Justin n’oublie pas et ne néglige pas l’existence et le rôle du péché originel dans la connaissance de Dieu.
[37] Monique Alexandre, Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétienne.
[38] Athénagore, Supplique., 7, 2-3 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[39] Tertullien, Apologeticus, XL, dans La réaction païenne, Pierre de Labriolle.
[40] Nuances introduites par le traducteur.
[41] Tatien, Discours aux Grecs, 14, 1 : 15,7-10, La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien, Enrico Norelli dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque. La traduction du Discours aux Grecs est celle d’A. de Puech, parfois modifiée Enrico Norelli.
[42] Tatien, Discours aux Grecs, 2, 1 : 2, 17-18, La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien, Enrico Norelli dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[43] Voir Platon, Lois, IV, 716d.
[44] Voir Saint Justin, II Apologie, 13.
[45] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[46] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, III dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[47] Flavien Joseph, Contre Apion, II, 146 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[48] Saint Justin, I Apologie, 6, 1 dans La figure de Socrate selon Justin, Michel Fédou, dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[49] Voir Émeraude, mars 2013, article "Les philosophes antiques : critiques des religions païennes et recherche de la véritable religion".
[50] Autrefois, Cohortatio ad Graecos était attribué à Saint Justin. Selon Bernard Puderon (Revue d'Études augustiniennes, 2003), l'auteur serait Marcel d'Ancyre (285-374). Voir http://documents.irevues.inist.fr//handle/2042/34643.

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