" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 6 décembre 2025

La propriété de soi, mensonge et absurdité

 

« Mon corps m’appartient ! ». Cette déclaration, nous l’avons souvent entendu pour justifier des actes condamnables par la morale et la foi. Elle est un slogan célèbre que de nombreuses femmes ont brandi dans les années 70 pour revendiquer l’accès à l’avortement. Elle l’est encore répétée de nos jours par les partisans de l’euthanasie et du suicide assisté. Mais « une erreur n’en devient pas meilleure parce qu’elle est commune, et la vérité n’en est pas pire parce qu’elle est négligée : et si l’on proposait la chose aux suffrages du monde, où que ce soit, je doute, au train où l’on va, que la vérité recueille la majorité, du moins aussi longtemps que l’autorité des hommes, et non l’examen des choses, en sera la mesure »[1]. Ces paroles, pourtant anciennes, gardent toutes leur pertinence. Elles demeurent pour nous une règle. C’est à partir de l’étude de sources sérieuses et recoupées, et avec l’aide de la réflexion, que nous pouvons nous écarter des erreurs comme des mensonges et de saisir la vérité[2]. Notre étude s’appuie aussi sur les autorités légitimes…

Les paroles que nous venons de citer est celles de John Lock (1632-1704). Or, ce philosophe a aussi développé la notion de la propriété de soi qui, selon des commentateurs, serait à l’origine du fameux slogan ou encore de l’individualisme possessif, et donc la source des erreurs et des mensonges qui justifieraient des crimes odieux. L’étude de sa philosophie nous permettra non seulement de lui attribuer la paternité de ce slogan ou, au contraire, de le disculper, puis d’en discerner les causes et les failles. Une telle étude nous paraît donc indispensable pour l’apologétique. Telle est la raison de cet article.

John Locke (1632-1704), un philosophe chrétien

Philosophe anglais et médecin, Locke est connu pour être l’un des fondateurs de l’empirisme et du libéralisme, ou encore un précurseur des Lumières, voire de la laïcité. Les nombreuses bibliographies que nous avons parcourues oublient de rappeler qu’il est aussi un chrétien convaincu, d’un père calviniste. Sans référence à cette foi qui l’habite, il n’est guère possible de comprendre sa pensée et il est alors tentant de l’interpréter selon un regard moderne et anachronique.

Sa pensée est naturellement imprégnée de sa foi et s’appuie sur la Sainte Écriture. Son œuvre est ainsi ponctuée de références bibliques et notamment de l’œuvre de la Création, qu’il considère comme un livre conduisant à son Créateur. Il est notamment convaincu qu’aucun lien social ne peut être tenable sans la croyance en Dieu. Ainsi, condamne-t-il fermement l’athéisme, qui ne mérite aucune confiance. « Ceux qui nient l’existence de Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. »[3]

Le christianisme auquel Locke adhère n’est pas celui d’un calviniste ou d’un anglican. Il est propre à lui. Réticent à l’égard d’une religion établie et à toute autorité religieuse en matière doctrinale, il prône une religiosité intérieure, indifférente au culte, dont la croyance en Jésus-Christ est fondamentale. Tout cela ne l’empêche pas « de se définir publiquement comme chrétien, même s’il se rattache à un courant très ouvert, latitudinatien et unitarien du christianisme »[4] et d’écrire dans une de ses œuvres qu’il n’y a qu’une seule vraie religion.

Le mouvement religieux latitudinaire

Au XVIIe siècle, sous la Restauration anglaise, le terme de « latitudinaire » est employé pour désigner un mouvement de libéralisme doctrinal et d’un humanisme rationnel, fortement opposé à la scolastique. Parmi les partisans, nous pouvons citer l’archevêque de Cantorbéry J. Tillotson, les évêques E. Stillingfleet, J. Glanvill, J. Wilkins et G. Burnet.

Selon le protestant Pierre Jurieu[5], les latitudinaires ne croient ni au péché originel ni à la prédestination, encore moins à la nécessité de la grâce pour le salut de l’homme. Celui-ci réside partout, y compris dans tous les sectes du christianisme. Ils rejettent également le dogme de la Trinité en raison de son inintelligibilité. La raison apparaît en effet comme le seul guide de l’âme dans les matières de foi, un guide infaillible pour nous conduire à la vérité. Finalement, le latitudinarisme est marqué par le rejet du dogmatisme, le refus de toute autorité en matière de foi, exceptée celle de la raison, et l’hostilité à la notion même de l’orthodoxie. Il enseigne ainsi l’acceptation de la diversité religieuse, si possible au sein d’une même Église. « Négligeant le dogme, ils insistent sur la conduite morale et laissent à chacun le soin de définir ses convictions intimes. »[6] Dans son œuvre intitulé The Religion of Protestants, publié en 1638, Chillingworth (1602-1644) fait naître le mouvement latitudinaire.

Par ses idées sur la tolérance religieuse et sur la religion qu’il réduit à quelques articles fondamentaux et à une vie vertueuse, Lock a souvent été accusé, par ses adversaires anglicans, d’être un latitudinaire[7].

Locke au sein la vie politique mouvementée de l’Angleterre

Né d’une famille calviniste, Locke suit ses études à l’école de Westminster et au collège Christ Church de l’université d’Oxford où il acquiert de solides connaissances dans de nombreuses matières comme la rhétorique, la logique, les langues anciennes, la philosophie naturelle ou encore la chimie et la médecine. En 1656, il obtient sa licence et en 1663, censeur de philosophe morale. En 1667, il devient le médecin personnel et conseiller de Lord Ashley, comte de Shaftesbury, grand homme politique et ministre des finances du roi Charles II, ainsi que le précepteur des fils de grandes familles aristocrate. En 1684, il quitte l’Angleterre pour le royaume de France puis, après l’échec d’une révolution menée par son protecteur, il se réfugie en Hollande où meurt Lord Ashley.

Après la révolution de 1688, qui voit l’instauration de la monarchie parlementaire, Locke revient en Angleterre, partisan du nouveau régime. Il y exerce de nombreuses fonctions politiques, ce qui ne l’empêche pas de publier ses principaux ouvrages, dont certains ont été écrits lors de ses périodes d’exile. Ses principales œuvres sont les Lettres sur la tolérance (1689), l’Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690), et les Deux traités sur le gouvernement (1690). Locke s’occupe de médecine, de questions religieuses, politiques et économiques.

Locke, un des fondateurs de l’empirisme

Locke considère que l’expérience est à l’origine de la connaissance, refusant ainsi toute idée innée comme le pensait Descartes. Il considère qu’en naissant, l’homme dispose d’un esprit vide de toute connaissance. Il est comme une page blanche où s’inscrivent, par le biais des sens, les informations venues du monde extérieur. Toutes les idées proviennent soit de la sensation, soit de la réflexion, les idées simples par la perception, les idées complexes par l’entendement.

Locke définit la raison comme la faculté dont Dieu a doté l’homme pour qu’il prenne conscience de sa loi naturelle, constituée elle-même d’un ensemble de lois. C’est en ce sens qu’il peut dire que la raison est elle-même la loi naturelle. Il définit la connaissance comme « la perception de la liaison et de la convenance, ou de l’opposition et de la disconvenance, qui se trouve entre deux de nos idées »[8]. Elle peut s’acquérir par l’intuition ou par la raison. Elle peut en effet se révéler de manière immédiate à la simple perception des deux idées ou être établie par démonstration si les deux idées sont reliées. Il y a donc des connaissances intuitives et raisonnées. Mais dans toute démonstration, il y a connaissance intuitive, qui constitue donc le fondement de toute connaissance.

Parmi les connaissances, Locke distingue les connaissances théoriques, qu’il appelle des principes, qu’elles soient spéculatives ou pratiques. Ces dernières sont constituées des lois morales et politiques. Locke défend alors l’idée qu’il est possible d’établir avec certitude, par la raison, les connaissances théoriques qu’elles soient spéculatives ou pratiques comme la loi morale et politique. Ainsi, la morale comme la politique sont des connaissances rationnelles.

La propriété de soi en vue de subsister et de se perpétuer

Locke considère que l’œuvre de la Création manifeste la toute-puissance divine et révèle sa souveraineté sur toutes choses, y compris sur l’homme. L’homme est la créature de Dieu créé à son service. « Tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout puissant et infiniment sage, tous, les serviteurs d’un seul souverain maître, envoyés dans le monde par son ordre et pour ses affaires ; ils sont donc Sa propriété, à lui qui les a faits, et qui les a destinés à durer selon son bon plaisir et celui de nul autre. »[9]

Cependant, « bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. »[10] Mais, que désigne le terme de « propriétaire » dans son traité, ou « propriété », en anglais « property » ? Pour comprendre ce qu’il signifie, nous devons encore revenir sur la Création et sur la Sainte Écriture…

Dieu a donné à l’humanité la terre et tout ce qu’elle contienne pour que l’homme subsiste. En effet, selon Locke, l’homme doit veiller à se conserver individuellement. L’homme ne domine les autres créatures que pour subsister. Sa domination a donc une limite. Le droit naturel demande donc la conservation de l’espèce humaine. L’homme doit aussi veiller à préserver son environnement sans lequel il ne peut durer. « Chacun est tenu non seulement de se conserver lui-même et de ne pas abandonner volontairement le milieu où il subsiste, mais aussi, dans la mesure du possible et toutes les fois que sa propre conservation n’est pas en jeu, de veiller à celle du reste de l’humanité »[11]

Locke inclut ainsi dans la notion de propriété le droit à la vie et la conservation de l’espèce humaine. « Sauvegarder mutuellement leurs vies, leurs libertés et leurs fortunes, ce que je désigne sous le nom général de propriété. »[12] La propriété s’étend donc au-delà des biens corporels ou matériels que possède l’homme. Elle comprend tout ce qui lui appartient en propre, c’est-à-dire la vie, la liberté, la santé, … « Il faut savoir, qu’ici comme ailleurs, par propriété, j’entends celle que l’homme a sur sa personne et non pas seulement sur ses biens »[13]. En ce sens, la propriété ne peut être prise que contre sa volonté.

En raison de son devoir de conservation, chaque homme doit donc « garder la propriété de sa propre personne »[14]. Locke juge cette loi fondamentale, sacrée et inviolable. « Chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a de droit que lui-même. »[15] Il ne peut donc renoncer à lui-même. « Ni Dieu, ni la nature, n’autorisent jamais l’homme à s’abandonner au point de négliger sa propre conservation »[16]. La vie est finalement un don divin qui n’appartient pas à l’homme. Celui-ci a l’obligation de la conserver dans le dessein divin. Chaque homme vivant en société doit vivre de sa propriété avec paix et sans danger. Par conséquent, « le gouvernement n’a pas d’autres fins que la conservation de la propriété »[17].

Néanmoins, cette « propriété de soi » n’est pas synonyme d’individualisme ou d’égoïsme. Elle est guidée par la morale. John Locke demande en effet que l’exercice du droit de la propriété soit intégré dans l’éducation des enfants en leur enseignant les règles qui doivent régir leurs activités. « La convoitise, le désir de posséder, d’avoir en notre pouvoir plus de choses que n’en exigent nos besoins, voilà le principe du mal : il faut donc de bonne heure extirper cet instinct et développer la qualité contraire, je veux dire l’inclination à partager avec les autres. »[18]

De la possession commune à l’appropriation

Locke précise que la raison nous enseigne aussi que l’homme a, dès sa naissance, un droit à sa propre conservation, et donc à toutes les choses que la nature lui offre pour sa subsistance. Mais, ces choses, il les possède en commun avec l’ensemble des hommes. Il doit donc se l’approprier. « Parce qu’ils [les fruits de la terre] sont donnés pour l’usage des hommes, il doit nécessairement exister un moyen de se les approprier d’une manière ou d’une autre avant qu’ils puissent être d’un usage quelconque, ou qu’ils puissent être d’un effet bénéfique à un homme en particulier. »[19]

Ces choses, l’homme se les approprie par le travail. C’est en effet par le travail qu’une chose devienne la sienne au sens où elle lui est propre et exclusive. « Il est évident que, bien que les choses de la nature soient données en commun, l’homme avait cependant – parce qu’il est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions ou du travail de cette même personne– en lui-même le grand fondement de la propriété. »[20] Locke se justifie par le fait que l’homme est propriétaire de son corps et donc des produits de des efforts et de son travail. Par ses efforts, les choses qu’il s’approprie sont donc siennes « non seulement au sens où elles ne sont plus possédées en partage, mais également au sens où elles font partie de lui, au sens où en les travaillant et en lui les appropriant, il entretient un rapport à lui-même. »[21] Par le travail, il joint à la chose une partie de lui-même. C’est ainsi qu’il la distingue de l’ensemble des choses appartenant en commun au genre humain. « Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et, par-là, il fait de lui sa propriété. Cet objet, soustrait par lui à l’état commun dans lequel la Nature l’avait placé, se voit adjoindre par ce travail quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. »[22] La propriété qu’il a acquise de la chose est en quelques sortes le prolongement de la propriété de soi.  

Quant à la propriété privée, c’est-à-dire des biens extérieurs à la personne, elle est, selon Locke, soumise à la juridiction du magistrat, considéré comme vicaire de Dieu. Celui-ci doit la réglementer en vue du bien public.

La propriété de soi, une appropriation de soi par la conscience

En faisant le parallèle entre l’appropriation d’une chose et celle d’une action par la conscience, des commentateurs ont déduit que l’idée de la propriété de soi de Locke « réside dans le fait que mes pensées conscientes m’appartiennent »[23]. La propriété de soi est une appropriation de soi par la conscience comme la propriété d’un bien est une appropriation du bien par le travail.

Par cette appropriation de soi par la conscience, un individu devient une personne. L’appropriation de soi est l’appropriation des pensées et des actions qui constituent « ce que j’appelle moi-même », en opposition à autrui. Quelles que soient les modifications dont l’individu fait l’objet, puisqu’il s’est approprié des pensées et actions passées et présentes, cet individu demeure la même personne, c’est-à-dire perçu comme étant la même. La propriété de soi est ainsi fondamentale pour la personne. Or, une personne ne peut s’approprier d’un bien par le travail si elle n’est pas consciente de l’effort qu’elle mène. C’est pourquoi, selon Locke, la propriété de soi est le fondement de toute propriété.

Retour au XXe siècle

Murray Newton Rothbard (1926-1995), économiste et philosophe politique américain, est l’un des fondateurs du mouvement libertarien actuel, un mouvement « anarcho-capitaliste », en fait très libéral. Comme les autres anarchistes, il remet en cause l’existence de l’État mais contrairement à eux, il fait de l’individualisme, de la propriété privée et du capitalisme les valeurs cardinales de son système. Il reprend notamment l’idée de propriété de soi de Locke. Dans son ouvrage The Ethics of Liberty, en français L’Éthique de la liberté, il défend l’idée selon laquelle les individus ont des droits propres inhérents à la vie, à la liberté et à la propriété qui ne peuvent être violés par l’État ou par quiconque. Toute taxation est ainsi vue comme une violation de leurs droits fondamentaux.

Les individus sont considérés comme les propriétaires de leur corps, de leurs biens et de leurs ressources, ce qui signifie, pour les libertariens, qu’ils peuvent vivre selon leurs propres désirs et objectifs, tant qu’ils ne violent pas les droits naturels des autres individus. Les libertariens refusent tout lien avec l’État ou interférence avec un corps intermédiaire comme la famille, les parents ou les médecins, rejetant naturellement toute idée d’un État providence ou de justice distributive. Ils défendent un libéralisme intégral, ce qui n’est pas sans conséquence en un temps où tout est marchandable.

C’est ainsi qu’à la fin des années 60 et dans les années 70, les libertariens anglo-saxons utilisent le terme de « propriété de soi » pour désigner la libre disposition de son corps ou l’autonomie de la personne. Interprétant littéralement Locke sans prendre en compte sa pensée dans sa totalité, ils légitiment toutes les actions telles que l’avortement, le don ou la vente d’organes, l’euthanasie, ou encore la prostitution. Dans L’Éthique de la liberté, Rothbard justifie en effet l’avortement par la propriété de soi appliquée à la mère. Celle-ci, étant en effet propriétaire de son corps, ne peut être obligée de subir la présence d’un « étranger » dans son corps. Si elle n’a pas le droit de tuer le fœtus, elle a le droit de s’en débarrasser sans se préoccuper des conséquences. Selon G.A. Cohen, la propriété de soi (« self-ownership ») consiste à disposer de tous les droits que possède un propriétaire d’esclaves sur ses esclaves dans un régime d’esclavagisme pur.

L’absurdité de l’argument

Est-il possible d’être à la fois propriétaire et propriété ? Le terme de « propriété de soi » impose par principe une distinction, voire un dualisme, entre celui qui possède une chose et la chose possédée. Le « soi », ne serait-il pas identique à la personne ? Il est possible de réduire le « soi » au corps mais alors si le corps et la personne sont différents, qu’est-ce qui les différencie ? Je ne suis pas « propriétaire » de mon bras. Celui-ci est une partie de moi-même. Porter atteinte à mon bras revient à toucher à mon intégrité. Le concept de « propriété » au sens moderne du terme est donc absurde.

En outre, la propriété n’a de sens que s’il y a déjà appropriation. Pour que nous soyons propriétaires d’une chose, celle-ci doit auparavant ne pas nous appartenir. Il existerait donc un moment où la personne s’approprie de son « soi » ou de son corps, ou dit autrement, que son « soi » ou son corps ne lui appartiendraient pas. Mais, peut-elle être une personne sans son « soi » ou sans son corps ?

Selon Locke, un individu devient une personne quand elle s’approprie d’elle-même au sens où elle prend conscience de ce qu’elle est, ou plutôt quand elle se perçoit elle-même différente de l’autre. Mon corps est le mien au sens où je le distingue de l’autre. La distinction n’est donc pas réelle. Elle n’existe qu’en soi. La notion de « propriété de soi » relève donc de la psychologie. Elle n’a aucun sens en dehors de ce domaine, ce qui explique son absurdité lorsqu’elle est appliquée dans le monde physique. L’équivalence entre la « propriété de soi » et la propriété d’un bien présente donc des limites à respecter. Il ne peut y avoir confusion.

Revenons au cas de l’avortement. Pourquoi un fœtus ne pourrait-il pas jouir du même droit que celui de la mère ? N’est-il pas propriétaire de lui-même ? Il n’appartient pas plus à la mère que les enfants appartiennent aux parents. Certes, pour certains, le fœtus n’est pas un être humain. Faut-il encore le prouver. Mais, comme le démontre Locke, la notion de « propriété de soi » n’a de sens que si elle a pour finalité la conservation de la vie, non seulement de soi-même mais du genre humain, et même de la vie tout simplement. Or, quoique nous puissions dire, l’avortement ainsi que l’euthanasie et le suicide, n’ont qu’une fin immédiate, la mort

Conclusions

Depuis un siècle, la notion de « propriété de soi » de Locke a été utilisée pour légaliser des actes autrefois interdits, actes que ce philosophe aurait lui-même rejetés. Détournée de son sens et de sa finalité, profondément incomprise, elle accentue son absurdité mais peut encore justifier des actes bien plus monstrueux comme la vente de ses propres organes. En comparant le corps à une chose, livrée au bon plaisir de son « propriétaire », dans une logique économique, elle finit par justifier la marchandisation du corps

En raison de son absurdité et sans-doute de ses implications abjectes, les slogans « Mon corps m’appartient » ou « le corps est à moi » ne sont plus guère recommandés dans l’argumentaire des défenseurs du droit à l’avortement, de l’euthanasie, du suicide assisté… Les plus censés réfèrent en effet rarement à la notion de « propriété de soi » et préfèrent désormais celle de la « liberté privée » ou de la « liberté de conscience ».

Les slogans « mon corps, mon choix » ou encore « un enfant si je veux, quand je veux » sont ainsi davantage utilisés. Le corps n’est plus considéré comme une chose ou comme la propriété de quiconque, y compris de soi, ce qui permet d’enlever aux revendications toute connotation socio-économique, si chère aux libertariens. Plus insidieux, ces slogans les intègrent aux libertés fondamentales et focalisent l’argumentation sur l’intérêt existentiel. Toute contestation revient alors à s’attaquer à ces libertés et à remettre en cause la dignité humaine telle qu’ils la présentent. Ils prônent ainsi le « droit de définir sa propre conception de l’existence, du sens de la vie, de l’univers et des mystères de la vie humaine. »[24] Le choix existentiel, la décision ou l’autodétermination personnelle deviennent alors un droit, que l’État ou toute autre société ne peut contraindre[25]

Le combat n’est donc plus le même. La question a changé de sens et de dimension. Elle implique en fait de nombreuses interrogations. L’existence et la vie humaine dépendent-elles de la manière de concevoir la vie ? Est-il juste que l’État défend et finance les avortements, les euthanasies ou le suicide assisté en raison d’un choix personnel qui va à l’encontre de la vie et de l’existence humaine ?





Notes et références 

[1] John Lock, Seconde réponse à l’évêque de Worcester,1698, dans Morale et loi naturelle, textes sur la loi de nature, la morale et la religion, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, Collection « Bibliothèque des textes philosophiques », présentation, traduction et notes par Jean-Fabien Spitz 1990 dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet, note 909, Université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2015, theses.hal.science, 6 février 2017.

[2] Remarquons que, par principe, les textes générés par l’intelligence artificielle ne peuvent suivre cette règle. Ils peuvent aussi être biaisés par des règles implémentées dans le programme.

[3] John Lock, Lettre sur la tolérance, 1686 dans Lettre sur la tolérance et autres textes, 2007, dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet.

[4] Patrick Thierry, L’épreuve du miracle : quelques remarques sur la religion de Locke¸ dans Lumière et religions, Cahiers de Fontenay, année 1993, 71-72, persee.fr.

[5] P. Jurieu, La Religion du latitudinaire, avec l’apologie pour la Sainte Trinité, appelée hérésie des trois Dieux, Rotterdam, 1696, dans Locke et les premiers âges de l’homme, Franck Lessay, Presses Sorbonne Nouvelle, books.openedition.org.

[6] Claude-Jean Betrand, Le Méthodisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, dans La Grande-Bretagne face à la menace unitarienne (XVII-XVIIIe siècle), Jérôme Grosclaude, hall.science.

[7] Le docteur John Edwards considère Lock comme un socinien, c’est-à-dire partisan d’une secte protestant qui renie le dogme de la Trinité.

[8] John Locke, Essai de l’entendement, IV, i, 1 dans Le libéralisme de Locke : des déductions de la raison à la politique du jugement, Michaël Biziou, dans Le libéralisme au miroir du droit, L’État, la personne, la propriété, sous la direction de Blaise Bachofen, 2008, ENS éditions, 5 avril 1922, books.openedition.org.

[9] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §6, 1977.

[10] John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, II, 5, §27, Cambridge University Press, 1988, traduction de Spitz dans Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, Raphael Authier, Les études philosophiques, Milieux, ambiance, environnement, Presses universitaires de France, 21/07/2022, mise en ligne le 2 août 2022, cairn.info. 

[11] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §6.

[12] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §123.

[13] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §193.

[14] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §27.

[15] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Vrin, 1997.

[16] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §168.

[17] John Locke, Essai sur la tolérance.

[18] John Locke, Quelques pensées sur l’éducation,1693.

[19] John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, §26, trad. Spitz.

[20] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, , dans Milieu, ambiance, environnement, 2022/3, éditions Les Éditions philosophiques, cairn.info.

[21] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi.

[22] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Vrin, 1997.

[23] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi.

[24] O’Connor, Kennedy et Souter, juges majoritaires dans la décision Planned Parenthood v. Casey, 1992, dans Droit à l’avortement, propriété de soi et droit à la vie privée, Yves Sintomer, cairn.info.

[25] La jurisprudence anglo-saxonne justifie ce droit par le droit à la « privacy ».

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