Pourtant, la religion chrétienne est écartée de la société. Elle n’est tolérée que si
elle veuille bien demeurer une affaire privée. Ainsi, discrète entre quatre murs
ou resplendissante dans de belles églises, elle est devenue un mystère inaudible pour
nos contemporains, alors que ces derniers ont tant besoin de lumière et de
repères. Et, si elle ose s’affirmer au sein de la société, peut-elle encore être
comprise par le plus grand nombre quand sa parole est si éloignée de ce qu’ils peuvent entendre et
ne cessent d’entendre ? La société d’abondance et de consommation dans laquelle
ils vivent est en effet terriblement bien éloignée de la communauté chrétienne
qui a vu le jour à Jérusalem au lendemain de la Pentecôte. Condamne-t-elle
finalement tout retour au christianisme ?
Notre
rapport avec les biens ou avec l’argent, ou plus globalement avec la pauvreté
et la richesse, constitue sans-doute un des points d’achoppement entre le
christianisme et la société actuelle. Il était déjà un obstacle au temps des
premières communautés chrétiennes. Revenons donc au début de l’ère chrétienne
afin d’en tirer des enseignements dans le cadre de notre étude apologétique.
La
pauvreté volontaire
Nous pouvons d’abord porter notre attention sur leur vie communautaire. Les chrétiens partagent librement leurs biens propres et les distribuent à l’ensemble des membres de la communauté selon leurs besoins et sous l’autorité des Apôtres. Ils abandonnent à ces derniers la propriété de leurs biens au profit de toute la communauté. Ils se dépossèdent donc de leur fortune et s’appauvrissent volontairement. Cependant, ils n’aliènent pas leurs biens qu’ils gardent comme propriété légale. Chacun « ne regardait comme étant à lui rien de ce qu’il possédait, mais toutes choses leur étaient communes. »(Actes des Apôtres, IV, 32) C’est en raison de la libéralité dont usent leurs propriétaires que les biens personnels deviennent communs. Cependant, cette communauté est plus que morale puisque ceux qui possèdent des terres les vendent pour partager ensuite le produit de la vente.
Ainsi,
par cette mise en commun des biens, les chrétiens témoignent d’un détachement
réel à l’égard des biens de ce monde. Notre attention est alors portée vers la
pauvreté volontaire.
Le
secours des plus faibles
Notre
regard peut aussi se porter sur la distribution des biens dans le but de
secourir les indigents et les plus faibles comme les veuves et les orphelins.
Les chrétiens abandonnent leur bien pour secourir ceux qui vivent dans la
pauvreté comme le montre de manière exemplaire Barnabé. « Comme il avait un champ, le vendit, et en apporta le prix, et le déposa
aux pieds des apôtres. »(Actes des Apôtres, IV, 36-37) Comme en
témoigne Saint Paul, le secours n’est pas restreint à la communauté. Les chrétiens de Macédoine, d’Achaïe ou
encore de Corinthe ont collecté des biens pour venir au secours de ceux de
Jérusalem. Cette générosité n’est pas non plus réservée aux seuls
croyants, ce qui soulève par ailleurs l’étonnement des païens, voire leur
admiration. La communauté n’est finalement pas indifférente à la société qui
l’entoure et à ses maux. Elle applique encore ce que demande Notre Seigneur Jésus-Christ.
Notons
que les chrétiens remettent les biens à toute la communauté pour que celle-ci
les distribue aux membres selon leurs besoins et non selon une part égale jugée
arbitrairement. Il n’y pas de volonté d’établir l'égalité sociale mais plutôt un équilibre par le partage.
Ainsi,
par la mise en commun de tous les biens, les chrétiens de Jérusalem témoignent
de la pauvreté volontaire tout en venant au secours auprès des plus faibles. Le
témoignage de Saint Luc révèle aussi l’autorité des Apôtres. Ce sont eux qui
reçoivent les biens de tous et les font distribuer.
Signes de bénédictions et authenticité
La communauté naissante de Jérusalem nous renvoie à l'Ancien Testament. « Et il n’y aura aucun indigent et aucun mendiant parmi vous [...] »(Deutéronome, XV, 4). Tel est l’objectif des mesures que Dieu demande à son peuple d’appliquer. « [...] Afin que Dieu te bénisse dans la terre qu’il va te livrer en possession. » Telle est la promesse divine s’il obéit à ses préceptes.
La vie commune que décrit Saint Luc fait ainsi écho à la parole de Dieu qui s’accomplie au sein de la communauté de Jérusalem. Elle est plus qu'un signe de sa bénédiction, elle est un signe d’authenticité.
Une
même foi ...
Nous
devrions néanmoins ne pas nous focaliser sur la pauvreté volontaire ou sur le
secours des plus pauvres. En effet, ce que nous devons particulièrement retenir de la
description de Saint Luc est plutôt l’unité des premiers chrétiens. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble »,
nous précise Saint Luc. « La multitude des croyants n’avaient qu’un
esprit et qu’un cœur. », insiste-t-il encore (Actes des Apôtres, IV, 32) Cette
unité ne s’exprime pas uniquement dans la prière et les repas. Elle s’incarne
aussi dans leurs œuvres.
Saint Luc emploie le terme grec de « koinwnίa » pour exprimer cette communion d’esprit et d’âme. Ce terme dérive de l’adjectif « koinά » que nous retrouvons trois lignes après quand l’évangéliste écrit que tout était en commun. Selon des interprètes, Saint Luc rappelle une maxime très courante de la philosophie grecque : « Entre amis tout est commun ». Comme l’écrit Aristote, « rien, en effet, ne caractérise mieux l’amitié que la vie en commun »[1]. Il ne peut y avoir de véritable amitié entre deux hommes si l’un ne met tout ce qu’il possède à la disposition de l’autre.
Cependant, Saint Luc ne fait pas reposer leur unité
sur une amitié mais sur la foi. Ils insistent en effet à deux reprises qu’ils
vivent ensemble et se partagent leurs biens parce qu’ils sont croyants et
qu’ils vivent de la même croyance. L’idéal de l’amitié tel qu’il est décrit par
les philosophes païens se réalise en raison de leur foi commune.
Un même cœur...
Unanimité devant Dieu
Les
chrétiens sont donc unanimes quand ils sont rassemblés dans la maison de Dieu
ou lorsqu’ils s’adressent à Dieu. Il ne peut avoir de discordance quand leurs
voix montent au ciel. Cela signifie qu’avant de s’adresser à Dieu par la prière
ou le sacrifice, ils doivent se mettent d’accord et mettre fin à toute
discorde.
Sans
acception de personne
La
réalité humaine et ses péchés
Saint
Luc rapporte un autre incident. « Il
s’éleva un murmure des Grecs contre les Hébreux, de ce que leurs veuves étaient
négligées dans la distribution de chaque jour. »(Actes des Apôtres, VI, 1) Les
chrétiens hellénistes craignent en effet d’être traités en chrétiens de seconde
zone par les autres chrétiens d’origine hébreu. Pour éviter notamment que cela
se reproduise et apaiser leurs inquiétudes, les Apôtres instituent l’ordre des
diacres, qui veilleront en particulier à l’équité entre les deux groupes de
chrétiens. Ce détail montre toutes les difficultés d’ordre pratique que
soulèvent la vie communautaire. De nouveau, Saint Luc ne cache pas la réalité
humaine et ses péchés, donnant, par ses détails, une crédibilité à son
témoignage…
Une
même exigence pour les Pères apostoliques
Nous
retrouvons l'esprit communauté de la communauté de Jérusalem dans l’un des premiers écrits du temps
apostolique. Tout en revenant sur le regard que doit porter le chrétien sur les
pauvres, la Didaché rappelle que les biens dont il dispose sont à partager
avec les pauvres. « Ne te détourne
pas de l’indigent, mets au contraire tout en commun avec ton frère, et ne dis
pas que tu possèdes des biens en propre, car si vous entrez en partage pour les
biens immortels, combien plus devez-vous y entre pour les biens
périssables ? »[3]
Conclusions
Cette
unité implique aucune acception de personne. Sans perdre leur personnalité et
leurs différences, les chrétiens demeurent unis en dépit de leurs différences
sociales. Ces dernières ne sont pas source de division ou de déchirement. Au contraire, elles
permettent de renforcer leurs liens.
Mais,
la foi n’est pas comme enfermée dans la communauté. Les regards des chrétiens
portent aussi sur ceux qui n’y appartiennent pas et qui ont besoin d’aide.
Ainsi, viennent-ils aux secours des faibles et des pauvres qui ne
relèvent pas d’une même foi et de mêmes sentiments. Ils témoignent de
leur foi par leurs œuvres puisqu’ils suivent les paroles et l’exemple de Notre
Seigneur Jésus-Christ. « Si celui
qui a des biens de ce monde voit son frère dans le besoin, et lui ferme ses
entrailles, comment l’amour de Dieu demeurent-ils en lui ? »(I
Jean, III, 17)
Néanmoins, cette communauté n’est pas sans faiblesse comme le montrent le mensonge d’Ananie et de son épouse ou la méfiance qui subsiste entre les chrétiens hellénistes et hébreux. Elle demeure une réalité humaine avec ses lumières et ses ombres.
Une étude attentive des Actes des Apôtres nous éloigne aussi de nombreuses erreurs d'interprétation. Contrairement aux réclamations de
notre temps qui, pour une apparente justice, ne cessent de vouloir l’égalité
sociale, la véritable communion se fonde et se réalise dans la vérité car elle
naît avant tout de l’unité de l’âme. Contrairement aussi à des marxistes qui voient
dans la communauté naissante de Jérusalem la réalisation apparente de leurs
idéaux, il n’y a point de communisme parmi les premiers chrétiens mais la
manifestation concrète de l’amour de Dieu et de son action. La description que
nous donne Saint Luc sur cette communauté nous élèvent en effet vers un monde
où les âmes et les cœurs sont unis par une même foi, une même espérance, témoignant ainsi, de manière vivante, leur union à Notre Seigneur Jésus-Christ.
« Tous vous connaîtront que vous
êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »(Jean,
XIII, 35)
Notes et références
[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, chapitre VI.
[2] Saint Ambroise, De
officii, traité sur les devoirs, livres-mystiques.com.
[3] Didaché, Doctrine
transmise par les douze Apôtres, IV, 5, traduction R.-F. Refoulé, o.
p., Les Écrits
des Pères apostoliques,
Les éditions du Cerf, 1963.
[4] Saint Clément de Rome, pape, Épître aux Corinthiens, XXXVIII, 2, trad.
Suzanne-Dominique, o.p. dans Les
Écrits
des Pères apostoliques.
[5] Saint Clément de Rome, Homélie
du IIe siècle, dite anciennement Deuxième épitre de Clément de Rome aux
Corinthiens, IV, 3, trad. Suzanne-Dominique, o.p. dans Les
Écrits
des Pères apostoliques.
[6] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ.»
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