" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 4 mai 2025

Medellin 1968, une nouvelle Pentecôte en Amérique Latine, naissance d'une nouvelle Église ? ...

 

Le 1er janvier 1959, la révolution cubaine triomphe et prend le pouvoir. Le 25 janvier de la même année, le pape Jean XXIII convoque un concile pour lancer la modernisation de l’Église, appelée encore « aggiornamento », et son ouverture au monde et aux autres églises. Les deux événements annoncent des ruptures ainsi qu’un espoir de renouveau ou du moins une vive volonté de profond changement. L’un résonne étrangement avec l’autre, en particulier en Amérique Latine, où la population, fortement catholique, évolue dans un contexte très agité, marqué par un sous-développement économique, une profonde misère sociale et une situation politique instable. L’appel au concile conduit à une très grande mobilisation du clergé et des fidèles du continent, qui se poursuit tout le long de l’événement et ne cesse guère après sa clôture. C’est ainsi que l’Église en Amérique Latine demeure l’un des élèves les plus fidèles aux inspirations du deuxième concile de Vatican

Lors d’une audience à l’occasion du Xe anniversaire de la création du conseil épiscopal latino-américain (CELAM), le pape Paul VI demande que « le concile Vatican II ne demeure pas comme un ensemble de documents, mais devienne un « fait vécu », qu’il fallait transporter et incarner dans la réalité latino-américaine. »[1] C’est ainsi qu’à la demande de ce même conseil, en janvier 1968, Paul VI convoque à Medellin,  en Colombie, la conférence du conseil épiscopale latino-américain pour août de la même année, conférence dont il donne le thème : « présence de l’Église dans la transformation de l’Amérique latine à la lumière du Concile Vatican II ». L’objectif de la conférence est l’application des acquis du concile dans le contexte latino-américain.

Lors de l’ouverture de la conférence, le 24 août 1968, à la cathédrale de Medellin, Paul VI annonce : « grâce à une coïncidence prophétique, c’est aujourd’hui le point de départ d’un nouveau chapitre de la vie de l’Église »[2]. Elle révèle surtout un mouvement de pensée qui rompt avec l’enseignement de l’Église et témoigne d’une crise qui survit encore de nos jours…

Une terre particulièrement agitée

En 1968, l’Amérique Latine connaît une situation économique et sociale désastreuse après la « décennie du développement » (1955-1965), censée moderniser l’économie. La population ne cesse pas de croître, ce qui aggrave son état de pauvreté et de misère sociale. Depuis le succès de Fidèle Castro au Cuba, de nombreux mouvements prônent la révolution, en particulier chez les ouvriers et les paysans. Comme d’autres pays, la Colombie est frappée par la guérilla avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) depuis 1964. Les mouvements révolutionnaires n’épargnent pas l’Église. Des prêtres y participent, comme Camillo Torres (1929-1966)[3], qui meurt dans sa première opération militaire[4].

La visite pastorale de Paul VI, la première d’un pape sur ce continent, est très attendue par les chrétiens latino-américains. L’Église est en fait en proie à une crise profonde en Amérique Latine comme en témoignent de nombreux appels à des changements radicaux. En octobre 1967, une déclaration signée par trois cents cinquante prêtres catholiques brésiliens d’un même diocèse réclame des « réformes profondes et authentiques » des structures de l’Église, notamment la fin du célibat ecclésiastique ou encore la liberté de constituer des associations syndicales. Des lettres ouvertes et des manifestes expriment les inquiétudes et les critiques d’un clergé qui réclame des réformes en profondeur.

Une véritable fracture divise aussi le clergé latino-américain sur la conduite à tenir avec le pouvoir établi, entre des évêques, considérés comme conservateurs et protecteurs des régimes, et des prêtres et laïcs, plutôt favorables aux mouvements révolutionnaires. « Nous voulons un épiscopat pauvre ; nous voulons un épiscopat libre ; nous voulons un épiscopat courageux ; nous voulons un épiscopat fidèle ; nous voulons un épiscopat évangélique. Nous avons des évêques qui n’enseignent pas ; nous avons des évêques qui ne gouvernent pas ; nous avons des évêques qui ne sanctifient pas. Notre Église nous fait mal ; cela nous fait mal de la voir s’identifier économiquement avec les riches, socialement avec les puissants, politiquement avec les oppresseurs. »[5]

Les critiques dépassent le clergé local et atteignent aussi la papauté. Le 11 août 1968, des prêtres et des laïcs chiliens occupent la cathédrale de Santiago et prononcent un discours contre les autorités ecclésiastiques et contre le pape : « Que vient faire le Pape ? Bénir la misère, la douleur ? Prêcher la patience face à l’injustice ? Appuyer, renforcer, bénir le capitalisme inhumain ? »[6] La nécessité d’un changement révolutionnaire, y compris au sein de l’Église, semble devenir pour nombre de prêtres et d’évêques un postulat.

Le conseil épiscopal latino-américain (CELAM) avant Vatican II

En 1955, Pie XII convoque l’ensemble des évêques latino-américains à l’occasion du Congrès eucharistique international de Rio pour répondre aux difficultés religieuses, dont des déficiences de la vie catholique et un manque de prêtres, tant diocésains que réguliers. « Si les circonstances l'indiquent, il faut adopter de nouvelles méthodes d'apostolat et ouvrir les chemins inédits qui, tout en conservant une grande fidélité à la tradition de l'Église, soient mieux adaptées aux exigences du temps présent et profitent des conquêtes de la civilisation »[7] Présidée par le cardinal Piazza (1884-1957) au nom du pape, cette conférence comprend sept cardinaux, quatre-vingt-dix évêques ou ordinaires ainsi que cinq prélats étrangers et six nonces apostoliques. Il y est décidé la création d’un conseil épiscopal latino-américain (CELAM).

Implanté à Bogota, le CELAM est composé des représentants des conférences épiscopales nationales d’Amérique Latine et des Caraïbes afin de promouvoir et d’aider les œuvres catholiques, et de préparer les nouvelles conférences de l’épiscopat latino-américain. Le Saint-Siège a un rôle important. C’est lui qui convoque les conférences épiscopales, détermine le lieu et les dates, approuve l’ordre du jour et les conclusions des réunions. C’est encore lui qui désigne son secrétaire général et contrôle son travail. En 1958, est créée la commission pontificale pour l’Amérique latine pour mieux coordonner et contrôler les initiatives régionales ainsi que la coopération internationale, ce qui va produire des tensions en raison de l’autonomie de plus en plus affichée du CELAM.

Pourtant, la majorité des évêques ne sont guère intéressés par cette nouvelle institution. Ils y voient comme un risque d’atteinte à leur autorité et une charge supplémentaire administrative et financière.

Le CELAM, une institution dynamique portée vers la pastorale et l’action sociale

Dès sa création, le CELAM se montre dynamique en coordonnant les actions déjà existantes et en promouvant de nouvelles initiatives. Impulsée par Rome, il peut aussi s’appuyer sur la coopération internationale.

L’activité majeure du CELAM consiste à organiser une conférence annuelle sur des thèmes très large : collaboration des religieux dans certains domaines (prédication, catéchèse, célébration de la messe dans les églises paroissiales, l’apostolat des laïcs, etc), coordination de l’apostolat des laïcs, apostolat universitaire ou encore presse universitaire.

En 1958, convoquée à Rome, elle est consacré au mouvement liturgique et aux rituels latino-espagnol et latino-portugais. Le pape Jean XXIII y intervient pour orienter les actions vers le bien commun des pays latino-américains.

En 1959, le sujet principal porte sur le communisme en Amérique Latine. La déclaration finale affirme la nécessité de la transformation de l’ordre social afin d’amener plus de justice. Elle explique les procédés utilisés par les communistes pour gagner les populations et démontre le danger qu’il représente, nécessitant par conséquent des positions très fermes de l’Église.

En 1960, à Buenos Aires, la conférence examine les bases fondamentales de la pastorale, dont la théologie, la sociologie et la psychologie, ses applications au niveau du diocèse et ses difficultés. Les conclusions encouragent les dirigeants chrétiens et les fidèles à prendre en main les problèmes des niveaux de vie en milieu rural, notamment à aider les paysans à devenir propriétaires. Elles insistent aussi sur une conception plus organique et communautaire de la paroisse.

Au fur et à mesure des années, le CELAM porte davantage d’intérêts sur les actions pastorales concrètes et sur les problèmes sociaux de l’Amérique Latine. Les propositions sont innovantes. Nous y pressentons les prémisses des communautés ecclésiales de base ou encore la théologie de la libération, voire une nouvelle attitude face à l’engagement révolutionnaire.

Des évêques progressistes moteurs du CELAM

Le dynamisme du CELAM et ses travaux ne peuvent être compris sans connaître ceux qui en forment le cœur de l’institution. Parmi les évêques les plus influents, nous pouvons citer Mgr Manuel Larrain Erraruiz (1900-1966), évêque de Talca en 1939 (Chili), Mgr Helder Camara (1909-1999), évêque du Récife (Brésil) en 1964, tous deux membres de l’Action catholique et de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), Mgr Bogarin Argana (1911-1976), évêque de San Juan Bautista de las Misiones en 1957 (Paraguay), promoteur du diaconat et la formation pastorale ainsi que des premières ligues agraires, fondateur de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) à l’Asuncion, Mgr Dammert Bellido (1917-2008), évêque de Lima en 1958 (Pérou), organisateur des premières semaines sociales péruviennes, ou encore Mgr Leonidas Proano (1910-1988), évêque de Bolivar en 1954 (Équateur), un des fondateurs d’un groupe de prêtres voués à la promotion d’un mouvement d’organisations ouvrières et d’un groupe JOC dans des provinces andines et dans un diocèse.

Nous pouvons ainsi constater que les évêques les plus influents et dynamiques du CELAM sont membres actifs de la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Ces associations d’actions catholiques spécialisées ont été introduites par des prêtres ayant étudié en Europe. Ce sont des lieux de renouveau pastoral et liturgique, d’une nouvelle façon de penser la théologie. Or, au sein du JOC comme dans d’autres associations, comme la Jeunesse universitaire chrétienne (JUC), la révolution cubaine et le mouvement guévariste attirent de nombreux étudiants, ouvriers et paysans, ce qui conduit à une radicalisation politique et génère des crises au sein de ces mouvements.

Les évêques ont aussi la particularité de disposer de contacts internationaux et d’être inséré dans un réseau de relations qui dépassent l’Amérique Latine, ce qui explique par ailleurs qu’ils furent choisis par leurs collègues pour les représenter au CELAM.

Enfin, les évêques sont appuyés par des experts (théologiens, sociologues, « pastoralistes », etc.). Ils mettent aussi en place des outils pour étendre leurs influences et devenir des lieux d’échange, comme l’Institut supérieur de pastorale latino-américain (ISPLA).

Néanmoins, ces évêques forment une minorité au sein de l’épiscopat de l’Amérique Latine, qui, dans son ensemble, est plutôt méfiant à l’égard du CELAM. Ce sont des évêques progressistes

L’influence du CELAM au sein de Vatican II

Numériquement modestes[8], les évêques du CELAM se montrent particulièrement dynamique lors des travaux du deuxième concile de Vatican, notamment pour l’élaboration de son organisation, l’élection des commissions conciliaires ou encore la participation à l’organisation des conférences de l’organe Oecuménico, chargé de la circulation de l’information et des liaisons entre les assemblées conciliaires. Ils s’impliquent aussi dans les divers groupes informels[9] qui gagnent une influence croissante au sein des assemblées conciliaires. La réalité sociale et ecclésiale de l’Amérique Latine et du Tiers-monde, le combat contre les structures qui entraînent la pauvreté ou encore l’apostolat en milieu ouvrier sont, par leur intermédiaire, insérés dans les travaux du concile. Par leur influence, le concile prend en compte la relation entre l’Église et le monde, où il doit s’interroger sur la personne humaine, la justice sociale, l’évangélisation des pauvres et la paix dans le monde, ce qui conduira à la constitution Gaudium et Spes.

Mgr Camara, l’un des évêques les plus dynamiques du concile, cherche à introduire le sujet de la pauvreté au sein des discussions et à développer une « théologie de la pauvreté ». Un groupe dédié à la pauvreté est même créé lors de la deuxième session du concile. Mgr Camara devient le responsable d’un sous-groupe en charge de la spiritualité du développement avec l’aide du Père Chenu. Dans une session portant sur le décret sur la liturgie, Mgr Larrain est l’un de ceux qui demande à l’Église de bannir toute manifestation de richesse dans le mobilier et les vêtements liturgiques, afin d’être « non seulement en désir mais en acte »[10] « l’Église des pauvres ». Notons que Mgr Larrain choisit comme expert le théologien Gutierrez[11], l’un des principaux fondateurs de la théologie de la libération.

Mais ces évêques constatent le peu d’influence de la question de la pauvreté dans les débats. Ils font part à Jean XXIII de leur « anxiété » : « la deuxième session du concile va prendre fin sans qu’un seul mot n’ait été dit des graves problèmes sociaux qui sont l’angoisse des hommes de notre temps ». Mgr Camara et Mgr Larrain informent le cardinal Lercaro, modérateur du concile, de cette préoccupation et lui demandent « de réduire ce scandale qu’est la coupure actuelle de l’Église avec le monde pauvre. […] L’Église ne donne pas encore au monde, par le concile d’abord, alors qu’elle est mise en question et jugée sur ce grave problème, le signe manifeste qu’elle est vraiment l’Église du Christ. » Il est transmis à Paul VI un rapport intitulé « La pauvreté dans l’Église et dans le monde moderne », qui donnera aucune suite. Néanmoins, dans son encyclique Ecclesiam suam, du 5 août 1964, Paul VI mentionne la pauvreté comme l’un des signes irremplaçables du renouveau de l’Église. Après de nombreuses demandes, Paul VI crée la commission pontificale Justice et Paix, chargée de promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice entre les nations.

Finalement, « sans minimiser le rôle des évêques des autres continents, il apparaît que celui des latino-américains a été particulièrement actif et engagé. Parmi eux, se détachent deux personnalités, celle de Camara et de Larrain. »[12] Cependant, comme l’évoque Gutierrez, s’ils ont pu insérer le sujet de la pauvreté au sein du concile, ils ne parviennent pas à en faire le cœur des débats conciliaires. Les constitutions pastorales du concile ne répondront pas à leurs attentes. Les pères conciliaires manquaient-ils de maturité pour relever les défis de la pauvreté comme le suggère Gutierrez[13] ou sont-ils encore trop marqués d’occidentalisme comme le pense le Père Lebret (1897-1966)[14] ?

Une conférence pour poursuivre l’œuvre de Vatican II

Sans attendre la fin du concile, le CELAM veut profiter du dynamisme qu’il crée pour appliquer ses idées. Dès 1963, son président, Mgr Larain, conçoit le projet d’une réunion des évêques d’Amérique latine pour examiner la situation de l’Église du continent à la lumière du deuxième concile de Vatican. Il réorganise le CELAM en plusieurs départements et désigne à leur tête un évêque qui partage ses mêmes idées pastorales. Le CELAM devient alors un « véritable laboratoire d’idées et de propositions pour l’aggiornamento de l’Église latino-américaine »[15]. Il est aussi encouragé par Paul VI. De même, Mgr Camara veut aussi « un après-concile à la hauteur de Vatican II »[16] pour en tirer les conclusions pratiques. Durant le concile, les théologiens latino-américains se préparent donc à la future conférence du CELAM. Ils veulent aller au-delà de Gaudium et Spes.

En 1966, le CELAM tient une réunion extraordinaire en Argentine, à Mar del Plata, dédiée aux problèmes de la justice et du développement ainsi qu’à la préparation de la future conférence. La déclaration finale intitulée La présence de l’Église dans le développement et l’intégration de l’Amérique latine souligne deux points : l’attention aux pauvres et la nécessité de changement structurel à tous les plans.

Le 22 janvier 1968, Paul VI convoque à Medellin la conférence du CELAM dont il donne le thème La présence de l’Église dans la transformation de l’Amérique latine à la lumière du Concile Vatican II. Le CELAM définit les enjeux de cette conférence : « il est indéniable que, dans de nombreux endroits, le continent est dans une attitude révolutionnaire qui exige des transformations globales, audacieuses, urgentes et profondément rénovatrices »[17]. La préparation de la conférence a présenté des difficultés en raison des relations parfois tendues avec la commission pontificale pour l’Amérique Latine.

La conférence de Medellin, « une nouvelle Pentecôte »

La conférence de Medellin réunit cent trente participants avec droit de vote, essentiellement des évêques délégués par les différentes conférences épiscopales nationales et des représentants de la conférence des religieux. Rapidement, elle se présente comme « une nouvelle Pentecôte »[18] comme le souligne Mgr Brandao, nouveau président du CELAM. Elle reconnaît la place centrale des pauvres dans la Sainte Écriture et demande que l’Église doit être « l’Église des pauvres ».

La conférence de Medellin appuie les communautés ecclésiales de base comme le conclue une des commissions mises en place : « La communauté chrétienne est […] le noyau ecclésial de base, qui doit, à son niveau propre, prendre en charge la richesse et l’expansion de la foi et du culte qui est son expression. Elle est donc la cellule initiale de la structuration ecclésiale et le phare de l’évangélisation, le facteur réel et primordial de la promotion humaine et de développement »[19]. Elle demande alors d’en former le plus grand nombre dans les paroisses.

Dans ses conclusions, la conférence annonce que « nous sommes au seuil d’une époque historique nouvelle pour notre continent, lourde d’une aspiration à l’émancipation totale ; à la libération de toute servitude, à l’épanouissement personnel et à l’intégration collective »[20] La conférence semble faire référence à la théologie de développement. Mais, la théologie de la libération y est très présente, comme le montre l’intervention de Gutierrez qui parle d’une théologie destinée à « établir une relation entre l’émancipation de l’homme – du point de vue social, politique et économique – et le règne de Dieu. »[21]. Le discours d’ouverture du cardinal Landazuri, archevêque de Lima et coprésident de CELAM, dessine les ébauches de ce qu’annonce Gutierrez. Dans la commission Justice à laquelle participe Gutierrez ou encore dans la commission Pauvreté de l’Église, le thème de la libération n’y est pas non plus absente. Enfin, lors de la séance de conclusion, le cardinal Landazuri demande de renouveler la théologie afin de mettre fin « à étape d’une dépendance religieuse, à une période d’imitation de théologies et d’attitudes propres à d’autres continentes » et de « chercher des solutions à l’intérieur de nos propres réalités et de nos propres possibilités »[22]. Il apporte une légitimation au développement d’une théologie de la libération.

Le CELAM parvient ainsi à inverser le thème de la conférence, qui est en effet devenu « l’Église de Vatican II à la lumière de la réalité latino-américaine »[23]. En 1971, une conférence réunissant trois cents délégués de mouvements catholiques mentionnent la théologie de la libération comme axe d’une nouvelle conception du monde dans lequel l’homme latino-américain serait délivré de ses servitudes.

Enfin, la conférence de Medellin dénonce les structures existantes comme fondées sur l’injustice, la violation des droits fondamentaux du peuple ou encore la « violence institutionnalisée », reconnait, dans certaines circonstances, la légitimité de l’insurrection révolutionnaire et se solidarisent avec l’aspiration du peuple à « la libération de toute servitude »[24].

Mais une reprise en main du CELAM

Les audaces du CELAM finissent par alerter les évêques et Rome. Ces derniers prennent alors des mesures pour le reprendre en main. En 1970, ses statuts sont modifiés pour renforcer le poids des conférences épiscopales nationales et donc celui des conservateurs. Mgr Trujillo, évêque auxiliaire de Bogota, jugé conservateur, devient ainsi secrétaire du CELAM en 1972. Les différents départements sont rassemblés à Bogota et les deux instituts du CELAM sont regroupés en un seul, encore à Bogota. À partir de 1972, sont émises des critiques à l’encontre de la théologie de la libération ainsi que des mises en garde contre le mouvement des chrétiens pour le socialisme.

À la conférence de 1979, dans le discours d’ouverture, le pape Jean Paul II intervient directement. Il met les évêques en garde contre des orientations, notamment théologiques et pastorales. Si les théologiens de la libération sont interdits d’y participer, ils parviennent encore à influencer les débats. L’« option préférentiel de l’Église pour les pauvres » est ainsi retenu. Mais cette formule peut être interprétée dans un sens traditionnel ou radical.

En 1981, à la dix-huitième conférence du CELAM, Mgr Trujillo, devenu cardinal, déclare que « le problème [des théologiens de la libération] n’est pas qu’ils parlent fort, quand il s’agit des pauvres, mais il réside dans l’utilisation idéologique d’un instrument d’analyse marxiste … ce qui est en contradiction avec le magistère de l’Église »[25]. Le CELAM dirige désormais l’opposition à la théologie de la libération et reprend en main les communautés ecclésiales de base.

Conclusion

« La présentation du Christ comme révolutionnaire, le subversif de Nazareth, n’est pas en accord avec la catéchèse de l’Église », rappelle avec force le pape Jean-Paul II à la conférence de CELAM de 1979. Le rappel est clair. Si l’Église doit prendre en compte la réalité du monde dans laquelle elle pérégrine, elle ne doit pas faire sienne ses revendications ou ses inspirations au point de suivre une voie contraire à son enseignement.

Or, à la conférence de Medellin, le CELAM tente de faire évoluer l’Église à la lumière de la situation que connaissent les populations de l’Amérique latine, c’est-à-dire vers le socialisme et le progressisme. Certes, dynamiques et conscients de leurs difficultés, ils veulent répondre aux défis de leur temps, mais faut-il pour cela engager l’Église sur une voie aussi périlleuse ?

Après la conférence de Medellin, la majorité des évêques ont pris conscience du danger que représentait le CELAM. Auparavant, ils ne s’intéressaient guère à cette nouvelle structure. Son influence, son dynamisme et son efficacité leur ont révélé leur erreur. Ils ont alors repris le contrôle du conseil et de ses différents organismes, marginalisant ainsi les courants de pensées et d’action du mouvement minoritaire qu’il représentait.

Mais, après le concile de Vatican II, qui aurait pu arrêter ses évêques, pourtant minoritaires ? Dynamiques, organisés et puissants par leur réseau et leurs experts, qui aurait pu résister à leurs actions ? Que pouvaient faire les évêques restés fidèles à l’enseignement de l’Église face à ce mouvement que le deuxième concile du Vatican semblait encenser et encourager ? La conférence de Medellin se présente comme son application la plus fidèle de ses orientations. Elle n’hésite pas à se présenter comme « une nouvelle façon d’être l’Église »[26] ou encore une nouvelle Pentecôte. Le mot de « Pentecôte » n’est pas anodin et devrait nous étonner. Devons-nous comprendre qu’en ce jour, une nouvelle Église est née en Amérique latine ?

Or, dans un temps troublé, comme en Amérique latine, les fidèles ont besoin d’être affermis dans la foi, la charité et l’espérance. Mais le deuxième concile du Vatican , « en ébranlant les anciennes certitudes dogmatiques, a rendu la culture catholique perméable aux idées nouvelles et aux influences « extérieures » » et « en s’ouvrant au monde moderne, l’Église, surtout en Amérique latine, ne pouvait pas échapper aux conflits sociaux qui agitaient ce monde, ni à l’influence des différents courants philosophiques et politiques – en particulier le marxisme, à qui cette époque (années 1960) était la tendance culturelle dominante dans l’intelligentsia du continent. »[27]

Fondée par Notre Seigneur Jésus-Christ, l’Église n’est pas de ce monde. Elle ne peut s’arrimer à des courants de pensée ou à des idéologies, qui ne durent qu’un instant au regard de l’histoire du monde. Mais riche de son histoire, d’un dépôt et d’une promesse divines, l’Église navigue dans la réalité du monde au gré des tempêtes pour apporter à tous les hommes le salut, qui ne vient ni d’eux ni de leur éloquence, mais de Dieu seul…



Notes et références

1 Silvia Scatena, Le concile en Amérique Latine : le rôle du CELAM dans l’aggiornamento continental, traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre, dans Archives de sciences sociales des religions, en ligne, 175, juillet-septembre 2016, mis en ligne le 01 août 2018, consulté le 15 juin 2020, journals.openedition.org.

2 Article Paul VI ouvrait la Conférence de Medellin, 25 août 2008, portail catholique suisse cath.ch.

3 Camillo Torres Restrepo (1929-1966) a été condamné par l’Église . Il est relevé de ses fonctions de prêtre en 1965 sans être laïcisé.

4 Opération organisée par l’armée de libération nationale colombienne, le 15 février 1966, d’influence castriste.

5 Cristianismo y Révolucion, Buenos Aires, reproduit dans Recontruccion, Médellin, février 1967 L’Église catholique et la politique en Amérique Latine, Pierre Gilhodes, Revue française de science politique, année 1969, 19-3, persee.fr.

6 Mercurio, Santiago de Chile, 12 août 1968 dans L’Église catholique et la politique en Amérique Latine, Pierre Gilhodes.

7 Pie XII, Lettre apostolique Ad Ecclesiam Christi, 29 juin 1955, dans L’Histoire du CELAM ou l’oubli des origines, François Houtart, Archives de Sciences Sociales des religions, année 1986, 62-1, persee.fr.

8 Un tiers des pères conciliaires venaient de l’Amérique Latine.

9 Par exemple le groupe appelé « Jésus, l’Église et les pauvres ». Les réflexions de ce groupe a donné lieu à un livre écrit par l'abbé Paul Gauthier (1914-2002) et transmis à l'ensemble des pères conciliaires.

10 P. Gauthier, Consolez mon peuple, Le Concile et l’Église des pauvres, Cerf, 1965 dans Le rôle des évêques latino-américains dans le groupe « Jésus, l’Église et les pauvres » durant le concile Vatican II, Pierre Sauvage dans Revue théologique de Louvain, année 2013, 44-4, persee.fr.

11 Voir Émeraude, avril 2025, article "La théologie de la libération".

12 Pierre Sauvage, Le rôle des évêques latino-américains dans le groupe « Jésus, l’Église et les pauvres » durant le concile Vatican II.

13 Voir Por el camino de la probreza, Gutierrez, dans Paginas, 1985.

14 Voir Père Lebret, Lettre du 12-13 novembre 1965 dans Lettres circulaires (1962-1965), H. Camara, tome 2. Le Père Lebret promeut le développement global de la personne et des pays. Il est un des inspirateurs de l’encyclique Populorum progressio.

15 Mgr Larrain, Les nouvelles structures du CELAM, dans ICI, 1er janvier 1965.

16 Mgr Camara, Lettre du 18 novembre 1965.

17 La réalité latino-américaines, dans La Documentation catholique, 1968, dans Une Pentecôte pour l’Amérique latine, La conférence générale de l’Épiscopat latino-américain (26 août-6 septembre 1968), Pierre Sauvage, revue Lumen vitae, 2018/1, volume LXXIII, université catholique de Louvain, mis en ligne le 08 décembre 2019, shs.cairn.invo.

18 Mgr Brandao, dans Pentecôte en Amérique latine, Charles Antoine, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

19 Conférence de Medellin, Commission Pastorale populaire, 10, d’ensemble dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

20 Conférence de Medellin, Introduction 4, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

21 Gutierrez, Itinéraire d’un théologien de la libération, dans La Documentation catholique, 1984 dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

22 Comisión episcopal de Acción social, Signos de renovación, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage.

23 Sobrino, dans La conversion des Églises latino-américaines, Luis Martínez Saavedra, dans Une Pentecôte pour l’Amérique Latine, Pierre Sauvage. Sobrino, prêtre jésuite salvadorien d’origine espagnol, né en 1938, est un des principaux représentants de la théologie de la libération. Deux de ses ouvrages sont condamnés en 2007 par la Congrégation de la Foi car non conformes à la foi.

24 Voir Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988, Institut international de recherche et de formation.

25 Dans L’Histoire du CELAM ou l’oubli des origines, François Houtart.

26 F. Altemeyer, Educaçao dans 50 anos de Medellin. Revisitando os textos, retomando ocaminho, Paulinas, Sao Paulo, 2017 dans La force de la collégialité aux conférences du CELAM, Une route historique et théologique qui commence lors de la conférence de Medellin (1968), Alzirinha Soza, dans Recherche de science religieuse, actes du colloque des RSR, Paris, 8-10 novembre 2018, 2019/2, tome 107, Facultés Loyola Paris, shs.cairn.info.

27 Michael Löwy, Marxisme et théologie de la libération, III, Cahiers d’Étude et de Recherche, n° 10, 1988.