Le
modernisme ne se réduit pas à un seul homme. L’encyclique Pascendi Dominci Regis[3]
du 8 septembre 1907 nous parle d’« artisans
d’erreur » et d’« un grand
nombre de catholiques laïques »[4] ou
encore d’ecclésiastiques et de prêtres, sans citer de noms. Le pape Saint Pie X
aurait-il pris la peine d’écrire un tel document avec ton si ferme si le
modernisme n’était mené et représenté que par un seul homme ? Il n’est
pourtant pas simple de les identifier tant ils se dissimulent sous des masques
divers et des pseudonymes, diffusant leurs écrits sous le manteau. Dans cet
article, nous allons nous intéresser à un
des principaux modernistes de la même époque que celle de Loisy, Georges Tyrrell (1861-1909). Après une
rapide biographie, nous allons présenter ses idées qu’il expose dans ses écrits.
Georges
Tyrrell, un converti, devenu prêtre puis ardent moderniste
Tyrrell
rencontre des théologiens libéraux et des novateurs par l’intermédiaire de son
ami le baron von Hügel. Il y découvre la philosophie allemande et une nouvelle
apologétique. Il prend alors conscience du besoin de « rénover l’enseignement de la foi catholique
en subordonnant le caractère intellectuel de la révélation aux émotions de la
piété, la valeur absolue du dogme à la caducité de ses formules, le rôle de
l’Église aux poussées de l’Esprit. »[5] Il
considère plutôt la religion comme
esprit avant d’être doctrine. Il se voue alors au modernisme. Il expose ses
nouvelles idées dans plusieurs articles[6]. L’un
d’entre eux, A perverted devotion (16 décembre 1899), est un véritable
réquisitoire contre le rationalisme théologique, provoquant son expulsion de la
revue The Mooth.
Toujours
grâce à von Hügel, Tyrrell rencontre
Loisy et découvre les questions que soulève la critique historique, et donc
l’antagonisme entre la théologie et la critique historique ainsi que les
rapports entre la théologie et la piété. Sous des pseudonymes[7], il
prend alors part aux polémiques qu’a déclenchées Loisy et diffuse ses idées
tout en se défendant ensuite de retourner à l’enseignement classique de
l’Église. Mais, ce n’est qu’une dissimulation comme il l’expliquera plus tard.
Après
la publication de l’encyclique Pascendi, qu’il critique
publiquement, et ne voulant point se soumettre, Tyrrell est finalement excommunié. Il collabore à
des revues modernistes anglaises et italiennes avant de mourir le 15 juillet
1909.
Lex
orandi, Lex credendi : une religion d’esprit avant tout
Tyrrell
distingue dans un dogme la valeur intellectuelle et la valeur religieuse, le signe extérieur qu’est la formule et la forme intime qu’il signifie. Le
lien qu’il existe entre la foi et son expression intellectuelle qu’est le dogme
est, juge-t-il, lâche. Il considère même que les formules intellectuelles ne sont
que symboles, et donc qu’elles peuvent être remplacées par des énoncés même contradictoires,
l’important demeurant l’esprit qu’elles représentent. « La loi de la prière peut tacitement nous donner
des credos très différents ayant exactement la même valeur religieuse, tous
répondant avec les mêmes fidélités aux exigences pratiques de la vie de
l’esprit, et représentant analogiquement le monde spirituel. »
Il
est difficile de croire que des formules, surtout contradictoires, expriment
une même vérité. Or, Tyrrell ne parle pas de vérité mais de valeur religieuse
qui répond à des besoins spirituels. Il ne s’agit donc pas de croire mais d’aider la vie spirituelle, ce qui relève de
l’expérience et du sentiment religieux.
A
much abused letter : répondre à un cas de conscience
Tyrrell distingue
la foi, la révélation chrétienne et la théologie « qui traduit le langage imaginatif de la révélation en langage
intellectuel de la pensée scientifique contemporaine, qui tâche de définir le
Christ et l’Église de manière à satisfaire les exigences de nos idées et à les
ajuster aux intuitions plus profondes de notre foi. »[10] Or, en
raison de notre expérience, de nos résultats scientifique et de nouvelles
méthodes, nos idées se modifient rapidement. C’est alors le rôle de la théologie de trouver, dans ce nouveau système, une place
pour les vérités de la révélation chrétienne, et « d’exprimer la représentation imaginative et
fixe du verbe prophétique au moyen des termes mobiles que revêt le langage
des idées ambiantes. »[11]. Il
peut alors exister un désaccord entre la
théologie d’hier et la pensée d’aujourd’hui comme le ressentent les hommes
d’une mentalité moderne.
Pour
répondre aux angoisses de son confident, Tyrrell expose les difficultés qui
expliquent l’angoisse du professeur : haute critique sur les prétentions
d’une Église à l’infaillibilité, positions conservatrices par ignorance
systématique ou involontaire, conséquences des études historiques des origines
et de l’évolution du christianisme, difficultés croissantes de vérifier ou
d’expliquer facilement les miracles. Enfin, la position de l’Église sur la
morale et la religion peut révolter nos propres sentiments intimes sur ces
sujets.
Tyrrell
avoue à son confident que personne ne
peut donner une réponse satisfaisante à ces angoisses si ce n’est « dans les profondeurs de la subconscience
collective des fidèles pris en masse » ou encore dans des consciences
individuelles éparses. Il considère même que la situation est perdue d’avance
« si la foi désigne une adhésion de
l’esprit à un système de concepts intellectuels, si le catholicisme est avant
tout une théologie ou tout au plus un système d’observance pratiques réglé par
cette théologie. »[12] Or,
pour Tyrrell, « le catholicisme est
surtout une vie, l’Église, un organisme spirituel duquel nous participons. »[13] La
théologie se présente donc comme « une
tentative faite par cette vie pour se comprendre elle-même, et se
formuler »[14]. C’est
bien une tentative qui, si elle échoue même partiellement, ne saurait atteindre
la valeur et la réalité de cette vie même.
Catholicisme
non formulé (subconscience) contre catholicisme formulé (conscience)
La distinction
entre conscience et subconscience collectives se retrouve dans l’Église ainsi
que leur dissonance.
En effet, pour Tyrrell, il peut aussi y avoir dissonance entre la conscience
collective que représentent les autorités ecclésiastiques, qu’il assimile au
catholicisme ou encore au « catholicisme
de la minorité qui pense, parle, gouverne », et les catholiques qui sentent
au fond d’eux-mêmes « un
catholicisme non formulé ou plutôt la réalité vivante et multitudinaire, ainsi
faussement formulée ». Malgré
cette dissonance, les catholiques demeurent attachés au catholicisme en raison
de leurs liens d’affection, de leurs sentiments religieux ou d’« instinctive sympathie spirituelle ».
Tyrrell en démontre même son utilité.
Or,
aujourd’hui, Tyrrell constate que « le
catholicisme formulé fait violence à l’intelligence et au bon sens morale »
de son confident, qui reste attaché au catholicisme non formulé. Mais en
identifiant l’Église visible à la conscience collective et l’Église invisible
aux profondeurs de la subconscience collective, Tyrrell souligne que l’importance pour le catholique est
justement d’être unie à cette dernière, c’est-à-dire l’Église invisible.
Convictions
personnelle contre enseignement de l’Église en cas de désaccord
Son
confident, peut-il alors continuer à demeurer dans l’Église quand il n’adhère
plus à ce qu’elle exprime ? Ce sera alors confondre conscience et
subconscience, Église visible et Église invisible, ou encore parole et réalité
qu’elle doit exprimer. Ce serait aussi confondre la foi et l’analyse de la foi.
Or qui exprime cette réalité si ce n’est finalement les théologiens ?
« Ne vous empressez pas trop de
prendre la théologie aussi sérieusement que les théologiens le voudraient. »
Finalement,
Tyrrell en vient à distinguer la foi et
la théologie, et à définir ce qu’est
réellement la foi, non comme une pure obéissance à un enseignement
d’autorité ou encore un pur assentiment intellectuel à une théologie qui se
prétend être préservée de l’erreur, mais « comme une vue de Dieu, non face à face, mais obscurément comme un
miroir », ou encore « une
vue personnelle, non pas une croyance sur ouï-dire. » Il réduit la foi à une intuition à « un Au-delà, à un Infini, à un Idéal, l’amour,
l’espoir » auxquels peut se ramener toute vie religieuse. Les différentes
professions de foi ne sont que des tentatives de l’exprimer. Tyrrell présente alors
le catholicisme comme la plus haute
expression ou détermination de la vie religieuse, le meilleur instrument de cette vie, tout en insistant sur la
valeur secondaire de l’Église, de ses dogmes, de ses lois.
L’adhésion au
catholicisme ne consiste donc pas à adhérer à l’Église mais à la vie qu’elle
porte. « Si vous êtes capable de vivre du germe non
développé, vous pouvez vous dispensez des développements, spécialement s’ils
vous embarrassent et vous gênent ». Ou dit autrement, suivez l’Église
visible si elle vous aide, sinon laissez-la. Ainsi, Tyrrell conclue que « sa querelle n’est pas avec l’Église mais
avec les théologiens, pas avec les ecclésiastiques avec une certaine théorie
touchant la nature et les limites de cette autorité, la valeur, le sens,
l’obligation de ses décisions. » En outre, cette théorie n’est que
passagère comme sont évolutifs la
théologie et finalement le catholicisme…
De
subtiles distinctions pour défendre un ensemble d’erreurs
Tyrrell
répond donc à un cas de conscience par de nombreuses et subtiles distinctions.
Nous pouvons en souligner deux. La première porte sur la foi, son expression et son explication, c’est-à-dire la foi, le dogme et la théologie. Il
explique alors le conflit que connait son confident par les faiblesses et
l’inintelligence de la formulation de la foi et des théologiens, incapables
d’exprimer la foi selon la connaissance et les modes de pensée actuelle. La
question porte donc sur la valeur et
l’évolutivité des formules dogmatiques. Il défend alors l’idée de la relativité des dogmes dont la
formulation doit correspondre à la société contemporaine. Cependant, il est
difficile de distinguer ce que signifie le dogme pour Tyrrell compte tenu de sa
définition de la foi. S’agit-il du contenu du dogme, c’est-à-dire la vérité qu’il exprime, ou sa formulation. Il semble plutôt
confondre les deux termes. Et comme nous l’avons déjà évoqué, il privilégie la valeur religieuse qu’il porte.
La
deuxième distinction porte sur la
conscience et la subconscience dans l’Église, la première résidant dans la
classe dirigeante, la seconde dans la collectivité chrétienne. Tyrrell distingue
alors fidèles et hommes d’Église, doctrine et sentiment, Église visible et
Église invisible, vie intellectuelle et vie religieuse. Il y a finalement une distinction entre ce que vit et sent
l’Église, ou ce qui se passe dans son subconscient, et ce que disent,
interprètent et définissent les hommes d’Église.
Ces
différentes distinctions lui permettent alors d’insister sur leur possible contradiction et donc, en cas
de dissonance, sur la nécessité de choisir l’un au détriment de l’autre. Ainsi,
justifie-t-il l’obligation de suivre ce
qui relève de la foi et des profondeurs de sa subconscience en cas de contradiction, c’est-à-dire
des convictions de l’individu, de son intuition religieuse et de ses sentiments
religieux au détriment des vérités enseignées …
Ainsi,
Tyrrell apporte une solution à son confident : il est possible d’être savant
et catholique puisque la foi du catholique est indépendante des formules
dogmatiques, et que les autorités ecclésiastiques et les théologiens ne sont
pas l’Église. Il est aussi possible de
demeurer catholique sans croire ce que l’Église visible enseigne si, ne
croyant plus aux formules dogmatiques, inacceptables scientifiquement, on
continue de croire aux vérités elles-mêmes. S’il y a donc contradiction entre
une vérité scientifique et un dogme, la faute revient à sa formulation.
Finalement,
nous retrouvons dans sa solution de nombreuses erreurs dont la relativité
des formules dogmatiques, l’anti-intellectualisme, l’individualisme religieux,
...
Conclusions
Tyrrell
n’est pas sans contradiction. Le zélé qu’il a été dans l’enseignement du
thomisme est devenu le zélé de l’anti-intellectualisme. Condamné pour être trop
rationaliste, il finit par rejeter la théologie de son temps. Mais, il n’a pas
oublié qu’il est aussi théologien. Pour défendre la vie spirituelle contre la
spéculation et la théologie, il en vient en effet à des concepts et de subtiles
distinctions qui font changer le sens
des mots.
Sans-doute,
au contact de catholiques critiques et libéraux, Tyrrell a connu le cas de
conscience qu’il tente de résoudre dans sa Lettre confidentielle. La solution
qu’il présente est probablement celle qu’il a suivie. Sans-doute aussi croit-il
qu’une nouvelle religion supplantera le
catholicisme comme ce dernier a supplanté le judaïsme. Le catholicisme,
écrit-il, doit « mourir pour revivre
sous une forme plus large et plus élevée. »[15] Il se sent encore catholique sans croire
aux vérités qu’enseigne l’Église. Est-ce en raison de formules inadaptées
ou de mots désuets ? Comment le croire ? C’est par une profession
claire et explicite que nous pouvons exprimer notre foi, distinguer l’erreur et
la vérité. Les mots ont de l’importance
comme en témoigne l’histoire des hérésies. C’est en effet par le verbe que
se manifeste ce que nous croyons. Ce n’est pas une histoire de sentiment
religieux ou encore de formes enfouies dans notre subconscience…
Qu’importe
pour lui s’il est alors exclu de l’Église, d’une Église qu’il ne reconnait plus puisque contrairement aux
ecclésiastiques et théologiens de son époque, il est l’Église. Telle est la
conclusion d’une pensée qui ne voit dans la religion que la vie de ses propres
convictions religieuses, sa propre conscience au-dessus de l’enseignement de
l’Église en matière de foi et de morale. Étrange parcours que ce catholique qui
est en fait demeuré un « protestantisme
inavoué, pallié mais jamais éliminé »[16]
Notes et références
[1]
Voir Émeraude, voir les trois articles
précédents (décembre 2023 et janvier 2024) : À l’origine du modernisme : « l’Évangile et l’Église » d’Alfred Loisy, Autour d’un petit livre : « un fagot
de bois sec sur le brasier toujours ardent de l’Évangile et de l’Église »,
et « Loisy : comédie et
mystification. »
[2]
Voir Émeraude, janvier 2024, « Loisy : comédie et mystification. »
[3]
Voir Émeraude, février 2024, « Qu’est-ce que le modernisme ? ».
[4] Saint Pie X, Pascendi
Dominici Regis, 4, 8 septembre 1907, vatican.va. Nos citations
proviennent de cette version.
[5]
J. Rivière, article Tyrrell George
(1861-1909), dans Dictionnaire de religion catholique,
sous la direction d’Alfred Vacant, d’Eugène Mangenot et de Mgr Emile Amann,
tome 15.2, Letouzey et Ané, 1950, wikisource.
[6]
The relation of theology to
devotion
(1899)
[7]
Sous le nom d’Hilaire Bourdon, il publie The Church and the Future (1903),
sous celui de Dr Ernest Engels, Religions as a factor of life
(1903).
[8]
Notamment Lex orandi puis Lex credendi (mars 1906).
[9]
Tyrrell, A much-abused Letter, 1906, dans « Une Lettre bien maltraitée »
par George Tyrrell, Revue des sciences philosophiques et
théologiques, vol. 1, n°2, 1907, publié par Librairie Philosophique J.
Vrin, jstor.org.
[10]
Tyrrell, A much-abused Letter, introduction.
[11]
Tyrrell, A much-abused Letter, introduction.
[12]
Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie dans A
much-abused Letter.
[13]
Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie.
[14]
Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie.
[15]
Tyrrell, A much-abused Letter.
[16]
L ; de Grandmaison, dans Études,
tome CXLII, 1915.
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