" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 septembre 2021

La conception chrétienne de la mort

Quand nous songeons à la mort, nous sommes étonnés qu’elle puisse être aussi silencieuse et invisible dans notre société. Même en ce temps d’épidémie, elle reste soigneusement cachée. Les images montrant réellement la mort sont en effet très rares. Contrairement au temps des anciennes  épidémies et dans de nombreux pays pauvres, nous ne voyons pas dans nos rues des cadavres ou des charrettes portant des morceaux de chair vers une fausse commune. Rares sont aussi les images qui nous montrent des cercueils ou encore des enterrements à l’exception des « héros de la nation », auxquels l’État offre des obsèques grandioses. Depuis longtemps, nos contemporains ne portent plus le deuil. La mort demeure inconvenante. Ils semblent vivre comme si la mort ne les concernait pas…

Il est vrai que depuis le XXe siècle, le mourant est entièrement pris en charge par l’institution hospitalière. Rares sont ceux qui ont eu le privilège de mourir chez eux auprès de leurs proches. Souvenons-nous de ces mesures détestables qui ont empêché une mère ou une épouse d’accompagner son enfant, son mari dans ses derniers soupirs ! Elles n’ont guère soulevé l’indignation générale. Puis dès que la vie le délaisse, le corps est aussitôt aux mains d’une entreprise funèbre qui veille sur tout jusqu’à son enterrement au prix d’une carte d’offres incroyables. Elle peut proposer une cérémonie funèbre, avec musique, lecture et méditation, pour accompagner les derniers instants où le corps demeure encore avec les vivants. Mais quelle profonde tristesse avons-nous éprouvé en assistant à un tel simulacre ! La mort, un objet médical, un produit de pure consommation...

En fait, tout est fait pour détacher la mort de la vie, pour nier l’existence même de la mort pour ne conserver que l’image positive de la vie. Évidemment, la mort porte ombrage au culte du bien-être qui marque si fortement notre société. Depuis les années 50, « l'attitude de dénégation s'installe et persiste : le principe du plaisir prenant le pas sur le principe de réalité, la mort est franchement niée. »[1] Mais, une telle négation de la réalité ne peut être sans conséquence sur les vivants et leur comportement. Comme le notent les psychologues, nos contemporains sont en effet de plus en plus angoissés par l’approche de la mort. Et de nos jours, nous voyons ce que cette peur et les émotions incontrôlées qu’elle provoque peuvent produire dans une société !

Le chrétien éprouve aussi une certaine angoisse devant la mort comme le témoigne Saint Augustin[2] mais son cœur demeure en paix. Il ne la renie pas. Il ne l’exclut pas non plus de son existence. Comment pourrait-il vivre sans elle quand devant lui se dresse la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Ne croyons pas que sa vie soit morbide ou qu’il soit hanté par la mort. Ce serait ne rien comprendre à ce qu’il croit et aime, à ce qu’il est. Pour bien comprendre la place que la mort occupe chez le chrétien, nous allons désormais présenter rapidement la conception chrétienne de la mort

La mort physique, un mal douloureux inévitable

           Mort de saint Guthlac            
                  XIIe siècle

Généralement, dans les différents dictionnaires, la mort est très souvent, voire toujours, définie sous sa forme négative. Elle désigne généralement la « cessation de vie »[3]. Mais, cette formule ne nous précise guère ce qu’elle est. En outre, elle réfère à la vie qui est un terme encore plus difficilement définissable.

Pour le chrétien, la mort est avant tout la séparation de l’âme et du corps. Comme nous l’avons longuement expliqué dans nos articles, l’Église enseigne en effet que l’homme est l’union d’un corps et d’une âme[4], d’une âme qui est le principe de vie du corps. L’homme meurt donc quand ce qui le compose se désunit. La mort ne se réduit donc pas à la privation de vie mais elle est surtout la fin de l’homme telle qu’il est, c’est-à-dire son anéantissement par la séparation de ce qu’il est, âme et corps. Elle met donc fin à sa nature humaine.

La mort est donc un mal en soi. Ce n’est ni une maladie ni un accident. La maladie ou l’accident peut nous conduire à la mort mais ils ne sont pas la mort. Quelles que soient les circonstances qui conduisent à la séparation de l’âme et de du corps, la mort ne peut donc qu’être douloureuse, physiquement et moralement, comme tout rupture. Elle est une violence à ce qui fait que l’homme est homme.

Cet anéantissement nous fait alors naturellement peur. Comment pouvons-nous ne pas craindre cette déchirure qui n’épargne personne ? Tout homme connaîtra la mort, quels que soient sa richesse, son rang social, sa gloire terrestre, etc. Et elle est unique. La mort ne le frappe en effet qu’une fois puisqu’« il est arrêté que l’homme meurent une fois » (Épitre aux Hébreux, IX, 27). Et rien ne peut empêcher qu’elle le frappe. C’est donc un fait unique et incontournable dans son existence. L’homme est finalement impuissant devant la mort.

« Un homme lorsqu’il est mort et dépouillé et consumé, où est-il, je vous prie ? »(Job, XIV, 10) Que deviennent en effet le corps et l’âme quand ils se séparent ? Sans la vie pour l’animer, de nature matérielle, le corps n’est plus que cadavre enclin à la corruption et à la décomposition de la chair. De nature spirituelle, l’âme demeure incorruptible et immortelle. Elle continue donc à être, mais sans lien avec le corps avec lequel elle était unie. La question est donc de savoir où va l’âme quand elle se détache du corps.

En fait, la véritable question que pose le chrétien est différente. Il ne s’agit pas pour lui de savoir où elle va mais dans quel état elle est quand survient la mort. En effet, cet état détermine sa prochaine demeure et surtout ce qu’elle va devenir. Car la mort n’est pas une fin

La mort ou la vie spirituelle

L’homme est vivant quand l’âme anime son corps, quand ces deux entités sont unies. De même, l’âme est dite vivante quand elle est unie à Dieu. Plus elle est proche de la source de vie, plus elle est vivante de la vie divine. Mais quand cette grâce n’est plus en elle, l’âme est alors dans un état de mort spirituelle. Il existe donc deux morts : la mort physique quand l’âme est séparée du corps, et la mort spirituelle quand l’âme ne vit plus de Dieu. Si la première mort est commune à tous les hommes, les bons et les méchants, les justes et les injustes, la seconde ne concerne que les méchants et les injustes.

Quand la mort frappe l’homme, dans l’état où elle est, l’âme se détache du corps et continue à exister hors du corps pour connaître un sort en fonction de la mesure de la vie spirituelle qui réside en elle. Si elle est dans un état de mort spirituelle, elle sombre dans les ténèbres infernales de manière irrévocable. Elle est consumée de douleurs tout en demeurant ce qu’elle est. Si au contraire, la vie divine est encore en elle lorsque la mort survient, elle connaîtra la paix et la joie éternelle ou encore une souffrance purifiante. Ainsi, selon son état au moment de la mort physique, l’âme est en enfer, au paradis ou au purgatoire.

Lorsqu’elle se détache du corps, l’âme n’est ni dans l’ignorance, ni dans une sorte d’abêtissement. Elle paraît devant Notre Seigneur Jésus-Christ qui la juge selon ses œuvres, selon le bien et le mal qu’elle a commis. Dans une vive lumière, elle prend parfaitement conscience de tous les actes de sa vie avec toutes les circonstances. Tout est mis à jour. Après ce jugement dit individuel, et en connaissance de cause, l’âme se rend au paradis si elle est parfaitement pure, ou au purgatoire si elle lui reste des fautes à expier, ou enfin en enfer si elle porte au moins une faute dont elle n’a point voulu faire pénitence.

La mort, une longue attente…

« Selon la disposition générale de Dieu, les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent aussitôt après leur mort en enfer,  où elles sont tourmentées de peines éternelles, et que néanmoins, au jour du jugement général tous les hommes comparaîtront avec leurs corps « devant le tribunal du Christ »  pour rendre compte de leurs actes personnels, « afin que chacun reçoive le salaire de ce qu’il aura fait pendant qu’il était dans son corps, soit en bien, soit en mal. »[2e épître aux Corinthiens, V, 10])[5]

Mais la séparation de l’âme et du corps n’est pas définitive. L’homme est en effet voué à ressusciter, avec son âme et son corps, de manière à être ce qu’il était. C’est bien le corps seul qui reprend vie selon un mystère qui nous échappe. Mais il n’est plus dans le même état qu’il était avant que la mort ne l’emporte. L’homme est en effet dans un état définitif et irréversible, un état de bonheur ou de malheur éternel. Et comme l’âme a comparu devant le tribunal divin, devant  Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est au tour de l’homme d’entendre la voix de la justice divine devant l’humanité entière. C’est ce que nous appelons le jugement général

Ainsi quand viendra le jour où l’âme retrouvera son corps, l’homme connaîtra alors soit le bonheur ou la vie éternelle ou brûlera dans un feu terrible sans qu’il ne soit consumé. La mort est donc un long passage entre la terre et le ciel, ou encore une porte vers la voie du bonheur ou d’un malheur éternel, ou enfin une attente heureuse ou désespérante.

Nous pouvons alors comprendre que, si la mort physique est redoutable, le juste l’attend avec impatience pour recevoir le prix de ses œuvres de la main même de Notre Seigneur Jésus-Christ. La vie qu’il anime son âme, une vie nécessairement faible, limitée et inconstante, pourra alors s’épanouir avec plénitude sans faiblesse. La mort physique est alors une délivrance qui le conduit à la vie éternelle. « La mort, ennemie de la vie, devient la voie de la vie même. »[6] Cet espoir de vie éternelle et de délivrance ne signifie pas qu’il déteste la vie ici-bas ou encore son corps par lesquels justement il a réussi à suivre le chemin de Dieu. Par la résurrection, le corps lui-même participe au bonheur avec justice[7]. Il connait la valeur de la vie comme de la mort. Ce qu’il redoute le plus est la mort spirituelle.

Mais pour l’injuste, le menteur et tous les fauteurs de mal, la mort est un malheur terrible qui n’a pas d’égal dans le monde où il a sévi. Lorsque la mort les frappe, le sort est fixé. Il est trop tard pour le pardon et le repentir. Ils avaient toute une vie pour se corriger…

Origine de la mort

« L’homme a encouru la mort en raison du péché et non en raison d’une nécessité de nature »[8]

                      Bible d’Alcuin                   
Genève, Bamberg

Mais pourquoi l’homme doit-il mourir ? La mort est la conséquence du péché originel[9]. Elle nous renvoie en effet au commencement du monde. Si Dieu l’a créé une nature mortelle, Il lui a donné la grâce de ne pas connaître la mort. Cependant, par la faute d’Adam, il a perdu ce don non seulement pour lui-même mais pour toute sa descendance, c’est-à-dire pour tous les hommes. Dans son état originel, Adam vivait aussi en présence de Dieu dans son amitié. Par sa désobéissance, il a tout perdu. Le châtiment est alors sans appel : désormais, l’homme connaîtra la mort physique et naîtra avec le péché et donc dans un état de mort spirituelle.

C’est ainsi qu’en naissant, l’homme est voué à la mort physique et son âme dans un état de mort spirituelle. Le baptême le purifie du péché originel et de tout péché puis fait renaître l’âme de la vie divine. Elle est dans un véritable état de grâce. Tant qu’elle demeure fidèle à Dieu, c’est-à-dire unie à lui par sa foi, son espérance et sa charité, c’est-à-dire par une foi vivante, elle reste dans cet état de sainteté. Mais cet état n’est ni définitif ni déterminé. À tout moment, l’âme peut le perdre. Si l’homme baptisé commet un péché mortel, alors son âme retrouve un état de mort spirituel. Elle ne pourra retrouver la vie divine que par le pardon de Dieu et la contrition, c’est-à-dire par la confession. Au cours de son existence, nombreuses sont les grâces qui lui sont données pour maintenir et accroître la vie divine, notamment par le canal admirable du sacrement de l’Eucharistie qui lui donne la source infinie de toute vie, Notre Seigneur Jésus-Christ. Aucune grâce ne manque à l’homme pour se relever de la mort spirituelle.

La mort comme instrument de salut

Lorsqu’Adam a connu son châtiment, Dieu ne l’a pas laissé dans le désespoir. Il lui a promis ainsi qu’à tous les hommes que le salut leur sera donné. Aucun homme n’est en effet destiné à la mort spirituelle. Créé à la ressemblance et à l’image de Dieu, il est voué à la vie éternelle. Mais faut-il encore que l’homme le veuille et accepte de suivre le chemin qu’Il a tracé et d’ouvrir cette porte qui lui conduira à sa fin.

Dieu nous a sauvés par la mort réelle et volontaire de Notre Seigneur Jésus-Christ, accomplissant ainsi l’œuvre de la Rédemption promise par Dieu dès le commencement. Par son sacrifice consciemment offert sur la Croix, Il nous a ouvert la porte de notre salut, et par sa Résurrection, Il a vaincu la mort. Si la mort reste pour nous la peine du péché originel, nous savons désormais qu’elle n’est plus toute puissante. Vaincue par Notre Seigneur Jésus-Christ, la mort n’a plus d’emprise sur l’homme. Tout dépend désormais de la vie qu’il mène et de ses œuvres. La vie éternelle est possible pour l’homme. La Croix lui indique le chemin...

« Nous croyons que nous avons été purifiés dans sa mort et dans son sang pour être ressuscités par lui au dernier jour dans cette chair dans laquelle nous vivons maintenant ; et nous sommes dans l’attente que nous obtiendrons de lui, soit la vie éternelle en récompense de notre bon mérite, soit la peine du supplice éternel pour nos péchés. Lis cela, tiens-le fermement, soumets ton âme à cette foi. Ainsi tu obtiendras du Christ Seigneur la vie et la récompense. »[10]

Conclusion

Depuis le péché originel, la mort est un véritable châtiment. Si l’homme est naturellement mortel, il a néanmoins été créé dans un état d’éternité, jouissant de la présence divine. Par sa désobéissance, Adam et sa descendance ont perdu cette double grâce, l’immortalité et la vie divine. La mort témoigne donc la chute de l’homme. Il est alors enfermé par les liens de la mort. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ a rétabli notre dignité première de manière admirable. Son sacrifice nous sauve, sa résurrection nous délivre de la mort. La victoire qu’Il a emportée met ainsi un terme à son empire. Désormais, la mort n’a plus le dernier mot. Il y a « une résurrection bienheureuse ou une résurrection malheureuse. Chacun recevra ce qu’il aura choisi avant sa mort durant sa vie. Tous les saints ressusciteront pour être avec Dieu pour toujours : corps et âme. Tous les damnés ressusciteront pour être séparés de Dieu pour toujours : corps et âme. Pour les premiers, ce sera la gloire et la joie du corps et de l’âme, pour les seconds, la souffrance et le désespoir éternel. »[11]

Ainsi, le chrétien ne conçoit la mort ni comme une fin ni comme une banalité. Il ne la renie pas non plus. Il sait combien ce fait unique et irrévocable est déterminant pour son destin. La mort est comme la réalisation d’une attente qui a duré depuis sa conversion. Elle lui donne ce qu’il n’a pas cessé d’espérer et de vouloir. Elle est comme la ligne d’arrivée d’une course plus ou moins longue et difficile au-delà laquelle se trouve toute son espérance. Elle donne ainsi sens à la vie qu’il a menée. Tous son passé, qui n’est plus, prend ainsi sens et valeur. Notre vie ici-bas n’est pas vaine pour Dieu. Qui peut croire que la vie est sans valeur quand elle possède un tel prix ? S’il est triste de la mort de sa mère, Saint Augustin sait qu’elle n’est pas un malheur mais bien un bonheur pour elle puisqu’elle a gagné la vie éternelle par sa vie ici-bas.


Notes et références

[1] Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Payot, Paris, 1978

[2] Voir Émeraude, septembre, article « La vérité devant la mort : les confessions de Saint Augustin... ».

[3] Dictionnaire Le Petit Robert, 2011.

[4] Voir Émeraude, mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités juxtaposées qui s'ignorent... ».

[5] Benoît XII, Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1336, Denzinger 1002.

[6] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIII, II.

[7] Voir Émeraude, mars 2021, article « La conception de la nature humaine au travers du mystère de la résurrection du corps ».

[8] Voir Concile de Trente, 5e session, 17 juin 1546, décret sur le péché originel, n°2, Denzinger n°1512.

[9] Voir Émeraude, février 2013, article « Péché d'origine, péché originel ».

[10] Fides Damasi,  Symbole de foi attribué au Pape Damase Ier, Denzinger n°72.

[11] Abbé Laurent Spriet, Se relever après un avortement, 2020, édition Peuple libre.

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