" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 septembre 2020

Les théories de sentiment (1) : l' Écosse au XVII-XVIIIe siècle, la terre de nouvelles théories morales

Comme de nombreux observateurs, nous constatons avec crainte l’influence de plus en plus grande de l’émotion dans le comportement de nos contemporains. De manière subite et insensée, ils réagissent au gré de leurs sentiments et passions, générant incompréhension, division ou encore violence. Si le développement du numérique dans notre vie quotidienne et son usage excessif expliquent la diffusion rapide de ce phénomène, ils ne peuvent à eux-seuls le justifier. 

La forte sensibilité ne se limite pas à leurs actions, il pénètre aussi leurs jugements moraux. Pour de nombreux contemporains, il est en effet bien d’agir selon les sentiments que nous éprouvons. Tout obstacle à cette effusion du moi apparaît même comme un mal. Nul ne doit empêcher le « moi » de s’exprimer – on parle même de « droit » - ce « moi » que nous retrouvons aussi au cœur même du culte du bien-être, souvent assimilé au bonheur. Pour l’individu, tout doit désormais tourner autour de son « moi » au travers duquel il voit et juge le monde. C’est finalement ce « moi » qui définit ce qui est bien et mal, ce qui est vertu et vice. Voilà sans-doute la nouvelle morale qui s’impose de plus en plus dans notre société.

Ce phénomène ne doit pas nous étonner, nous qui sommes chrétiens. Depuis longtemps déjà, il se manifeste dans les discours qui s’opposent à la morale chrétienne. L’une des critiques les plus courantes que nous entendons est en effet sa prétendue nuisance à l’égard de l’épanouissement de l’individu ou son hostilité au développement du « moi ». Elle ne serait qu’un ensemble d’interdits qui briseraient sa personnalité et le transformeraient en un pantin obéissant aveuglement aux lois de l’Église et aux prêtres au lieu de laisser vivre et développer le « moi » qui est en lui. Finalement, de tels discours accusent la morale chrétienne de s’opposer au bonheur de l’homme et à celui de l’humanité. Ce phénomène se rencontre aussi dans des mouvements de chrétiens qui se laissent guider par une effusion d’émotions qui fait office d’authenticité…

Quel est le rôle des sentiments et des émotions dans notre vie morale ? Est-il si important dans nos jugements et motivations moraux comme semble le considérer notre société actuelle ? Selon des théories morales, dites « théories de sentiment », ils détiennent un rôle central, voire unique. Ces théories sont nées au XVIIIe siècle en pleine époque des Lumières. Et parmi leurs auteurs, nous pouvons citer Adam Smith. Or, ce nom parmi ces philosophes pourrait surprendre. Il est en effet surtout connu pour être l’un des fondateurs de notre actuel modèle économique, qui, selon certains sociologues, seraient justement la cause du culte du bien-être et de l’exacerbation du « moi »[1]. La coïncidence est troublante…

C’est ainsi que notre étude sur la morale puis sur le culte du bien-être nous a conduits à Adam Smith, puis aux « théories de sentiment » des XVII et XVIIe siècle. Les principaux philosophes sont Anthony Ashley-Cooper (1471-1713), comte de Shaftesbury, Francis Hutcheson (1694-1746), David Hume (1711-1776) et enfin Adam Smith (1723-1790).

Nous souhaitons désormais les présenter, assurés que nous allons retirer de cette nouvelle étude bien des lumières sur notre chemin pour comprendre l’état de notre société et répondre aux attaques portées contre l’Église et la morale chrétienne. Cependant, pour mieux comprendre leur émergence et leur développement, nous devons revenir au contexte très particulier de l’Écosse au XVIIe siècle. Comme nous l’avons déjà constaté, nous avons besoin de décrire l’environnement dans lequel un système de pensées évolue pour la comprendre puis la présenter. Ce premier article a donc pour but de le présenter avant de décrire les théories de sentiments dans les deux articles qui vont suivre puis leurs faiblesses et leurs erreurs …

Une morale rigoriste et pessimiste

John Knox (v.1514-1572)
Fondateur de l'église d'Ecosse

Commençons par le contexte religieux. Les « théories de sentiment » naissent et se développent en terre calviniste. Depuis le XVIe siècle, avec l’abolition du catholicisme et une sévère persécution menée contre l’Église, le calvinisme est devenu la religion d’Écosse. C’est une religion marquée par le rigorisme moral[1]. Il conçoit une nature humaine profondément viciée par le péché au point d’être incapable de mener la moindre action bonne, une nature humaine habitée par l’égoïsme, c’est-à-dire par la recherche de son propre intérêt dans tout ce qu’il fait. Sans la grâce divine, rien de bon ne lui est alors possible. Le calvinisme préconise alors de le surveiller et de le corriger avec fermeté. Ce rôle est dévolu à l’église d’Écosse qui exerce un contrôle strict sur la vie morale de la population. Elle est en effet très influente au niveau social et politique. Notons enfin, que, contrairement au luthéranisme et à l’anglicanisme, l’Église d’Écosse est presbytérienne, c’est-à-dire gouvernée par des assemblées indépendantes du pouvoir politique. C’est pourquoi le calvinisme écossais porte le nom de presbytérianisme.

Mais l’Écosse est proche de l’Angleterre. Les querelles religieuses qui divisent les protestants anglais la touchent aussi.  Le XVIIe siècle est ainsi marqué par la lutte que mènent les anglicans et les presbytériens pour le contrôle de l’église d’Écosse. Mais ces querelles participent au conflit plus général qui oppose l’Angleterre et l’Écosse. En 1690, le presbytérianisme finit par emporter.

Cependant, au XVIIIe siècle, l’église d’Écosse perd peu à peu son emprise sur la société, notamment par l’acte d’Union de 1707, qui unit l’Écosse à l’Angleterre, et en 1712 par l’acte de patronage qui la soumet aux aristocrates, aux propriétaires, c’est-à-dire aux détenteurs de pouvoirs et de richesses. Ce contexte qui lie fortement le politique et la religion donne lieu à de nombreux débats sur les formes de gouvernement au sein de la société et de l’Église, auxquels participent les philosophes.

L’église d’Écosse se transforme aussi de l’intérieur. Vers le milieu du siècle, la branche modérée du presbytérianisme finit par la dominer et la « moderniser ». Le signe de ce changement se manifeste notamment dans les sermons. Dans leurs prédications, les pasteurs abandonnent en effet certains thèmes comme l’enfer ou la damnation au profit de la vie morale ici-bas. Nous pouvons noter un certain assouplissement dans l’austérité morale au fur et à mesure du XVIIIe, ce qui facilite la diffusion et le développement de théories morale indépendantes de toute religion et davantage centrées sur la raison. Cependant, l’influence du calvinisme reste encore forte. En raison de ses positions athées, Hume ne pourra jamais exercer de postes dans les universités.

L’Acte d’Union de 1707 a aussi l’avantage de faire cesser les rivalités entre l’Angleterre et l’Écosse, et cette paix ne peut qu’être favorable à la diffusion des livres et des pensées, au développement des sciences et de la philosophie, à l’effervescence des idées. Les ouvrages anglais sont lus attentivement en Écosse. Elle motive aussi l’élite écossaise à rattraper son retard et à susciter un essor culturel. Y a-t-il une volonté d’imiter l’Angleterre comme le pensent certains historiens ?

Une conception d’une morale naturelle

Une nouvelle forme de conception de Dieu s’affirme aussi. Au début du XVIIIe siècle, se développe en effet le déisme [3], c’est-à-dire l’existence d’un dieu unique, extérieur à l’univers, créateur du monde dans lequel il intervient uniquement par des lois physiques et morales. Rejetant la Providence divine, le déiste considère finalement dieu comme un fameux horloger qui n’intervient pas sur ce qu’Il a créé. La Révélation n’a donc pas de sens. Il n’est connaissable que par ses œuvres et plus précisément par les lois qu’il a implémentées dans la nature.

En conséquence, seules ses lois doivent faire l’objet de toute l’intention de l’homme et de sa connaissance. Par sa seule raison, l’homme est en effet capable de le connaître et de les découvrir. Cela est aussi valable pour la loi morale. Puisqu’il n’y a plus de Révélation, il n’y a donc plus de fondement directement religieux de la morale. Comme pour les lois physiques, elle doit aussi être connaissable au travers de la nature par l’observation puis par sa raison. C’est donc par la raison qu’il peut aussi comprendre son devoir au sein de l’univers et apprendre à vivre conformément aux lois morales. La raison est donc le fondement de sa vie morale.

Le XVIIIe siècle est aussi le temps de la redécouverte du stoïcisme impérial. Cicéron en est le moraliste à la mode. Selon cette philosophie, l’homme doit vivre selon la nature et accepter les événements qui se produisent selon un ordre qu’il ignore. C’est la fameuse impassibilité du stoïcien. Il promeut en fait la recherche de l’harmonie, chacun devant tenir sa place dans l’univers, respectant ainsi l’ordre qui y règne. Au lieu de laisser l’homme aux mains de la nature ou du destin comme le souhaitaient les stoïciens antiques, des philosophes des Lumières attribuent à Dieu la conduite des événements. Nous parlons alors de stoïcisme chrétien.

Un enseignement particulier en Écosse

Université de Glasgow

L’enseignement écossais joue un rôle indéniable dans les « théories de sentiment ». Il est d’abord très ouvert aux sciences modernes de l’époque. Aucune matière ne semble en être exclue. La chimie, le droit, les lettres entrent dans une nouvelle ère. L’université de Glasgow enseigne par exemple le système de Newton avant même que les professeurs de Cambridge ne le fassent. Il est très en avance pour son temps.

Cependant, bien qu’il soit ouvert à la modernité et tourné vers les nouvelles idées provenant d’Angleterre et de France, l’enseignement reste encore fondamentalement marqué par la philosophie alors que dans les autres pays, la spécialisation du savoir est déjà bien engagée. C’est ainsi qu’en Écosse, il y a peu de découvertes. La nouveauté réside surtout dans la volonté de décrire le monde et la nature humaine au moyen des nouvelles idées, ou encore « l’assimilation des nouvelles idées philosophiques dans les recherches d’autres domaines comme le juridique, la médecine, l’histoire ou encore la théologie. »[4] Cette spécificité explique probablement « la volonté d’appliquer les modes d’investigation de la philosophie à l’étude de la société »[5], et la création de nouvelles disciplines telles que la sociologie et l’économie. Adam Smith innove essentiellement par le modèle économique cohérent qu’il élabore à partir des idées de son temps. L’Écosse est ainsi marquée par le développement de systèmes de pensées censés expliquer la société et le monde.

Par la succession de ses professeurs, l’Université de Glasgow assure certainement la cohérence de cet enseignement tout au long du XVIIIe siècle. Adam Smith est ainsi l’élève et le successeur de Hutcheson sur la chair de philosophie morale comme il a aussi été le professeur d’Hume. Cette continuité est fondamentale pour comprendre le développement de la « théorie des sentiments ».

C’est ainsi que la période des Lumières qui caractérise ces siècles est tout à fait particulière en Écosse au point qu’elle est considérée comme un phénomène à part. Elle se manifeste par une grande activité intellectuelle et par le foisonnement de philosophes.

Une conception de la nature difficilement compatible avec la morale

Francis Bacon (1561-1626)

Les idées qui se développent en Angleterre, en France et ailleurs touchent aussi l’Écosse. C’est le temps où se développe notamment la pensée mécaniste du monde, d’un monde où Dieu est absent, d’un monde qui peut se réduire à la matière régie par des lois mécaniques, immuables, d’un monde où seuls les faits sont connaissables, où seules existent les choses particulières, ce qui exclut toute notion générale, toute idée d’absolu et donc toute idée de Dieu. L’empirisme et le nominalisme influence ainsi fortement les esprits et les systèmes philosophiques qui se développent. Ils manifestent surtout en Angleterre où s’illustre Francis Bacon (1561-1626), qui, selon Kant, est le père de l’empirisme.

Or, une telle conception du monde s’oppose à celle qui dominait la société, notamment enseignée par la scolastique dans les universités. Elle remet surtout en cause les fondements de la morale chrétienne, et même de toute morale. Pourtant, comme tous le constatent, tout homme a une morale sans laquelle la société ne peut subsister. Il faut donc qu’elle s’insère aussi dans cet univers mécanique et matériel. Mais, comment peut-elle être tenable s’il n’y a que des faits et des êtres particuliers ? Comme elle est un fait indiscutable, elle doit aussi être connaissable. C’est ainsi naturellement que la philosophe morale ait donné lieu à de nombreux débats et théories…

À la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, des théories morales se développent donc, généralement au sein d’un système philosophique avant de faire l’objet d’une philosophie spécifique. Certains d’entre elles remettent en cause la morale chrétienne et le stoïcisme renaissant. Parmi leurs auteurs, trois noms sont alors à retenir : Thomas Hobbes, John Locke et Mandeville. Notons que les deux premiers sont des philosophes anglais, le troisième néerlandais.

Thomas Hobbes (1588-1679), la morale guidée par le seul égoïsme

Pour Thomas Hobbes, la morale n’est que la recherche d’un intérêt particulier. Il décrit l’évolution morale de l’homme marquée par deux temps. À l’origine, dans un état dit de nature, il est motivé par son seul instinct de survie. Il agit pour conserver son être et s’empare de tout ce qui peut garantir sa subsistance, s’opposant aussi à tout ce qui peut y faire obstacle. Le bien et le mal ne se définissent donc par l’utilité et la nocivité. Est bon ce qui est utile à la vie, mauvais tout ce qui est lui est nuisible. Hobbes définit alors le droit naturel comme la « liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le plus adapté à cette fin… il s’ensuit que dans cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. »[6]

Mais une telle morale conduit nécessairement à des conflits perpétuels. Chaque individu est en guerre contre les autres. Les relations entre les hommes sont alors régies par la loi du plus fort. Cette lutte met en danger ses biens, sa liberté, sa vie qui sont constamment menacés. La raison demande donc que les hommes recherchent la paix pour pouvoir subvenir à ses besoins sans craindre de mourir. Pour s’assurer de sa sécurité, chacun doit alors faire des compromis avec les autres individus. Selon Hobbes, ils sont à l’origine d’un contrat entre les hommes, contrat qui institue alors la vie en société. La morale n’est finalement que le fruit d’une convention nécessaire à l’intérêt de chacun et à la vie sociale qui en résulte. La vie morale ne commence en fait qu’avec la vie sociale.

Pour éviter que ce contrat soit rompu, remettant alors en cause la vie sociale, la morale est associée à la crainte, aux sanctions, ce qui exige que chacun se soumette à la volonté d’un souverain doté d’un pouvoir absolu sur eux, faisant les lois et assurant la justice. Il est le garant de ce contrat. La justice n’est que le respect de ce contrat. Ce sont donc les lois qui dictent la morale.

John Locke (1632-1704), une morale qui se construit selon les besoins de la vie sociale

Locke cherche à développer une critique de la connaissance par une voie empirique en décrivant le fonctionnement de l’esprit. Il cherche comment se forment nos idées et en décèlent leur origine. Contre le système de Descartes, il réfute la théorie des idées innées et défend la thèse selon laquelle nos idées, c’est-à-dire nos pensées, se constituent à partir de l’expérience. Cela englobe aussi la morale. Dans son système philosophique, la morale n’est qu’une construction de l’esprit qui se développe au gré de l’expérience humaine. Au départ, l’homme ne dispose que de facultés morales.

À son tour, Locke évoque la nécessité d’un contrat pour établir la vie sociale, non pour abandonner ses droits naturels au profit d’un souverain mais pour les garantir.

Bernard Mandeville (1670-1733), une morale hypocrite pour les intérêts des hommes les plus vils

La vision de Mandeville est encore plus nette. Dans sa Fable aux abeilles, il présente en effet la morale comme une pure convention hypocrite ou encore un travestissement de nos vices. Il va encore plus loin. « Les pires des hommes » ont contribué grandement à son institution afin de s’en servir pour pouvoir exploiter leurs prochains…

Mandeville défend aussi la thèse de l’utilité sociale de l’égoïsme selon laquelle le bien d’une société réside en fait dans l’ensemble harmonieux des intérêts particuliers et non dans la vertu. En outre, les vices peuvent apporter des bienfaits à la société. La richesse et l’opulence ne seraient guère possible sans la convoitise, la vanité ou encore la luxure, qui en est le vice suprême.

Ces idées ne sont pas nouvelles. Elle est déjà une maxime de La Rochefoucauld. « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage d’intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger. »[7] Mandeville a sans-doute été influencé par La Rochefoucauld et par d’autres auteurs français comme Bayle, Esprit, Nicole, qui fondent la morale sur l’amour propre. Cependant, sa finalité est différente. Les « moralistes » français tentent surtout de critiquer avec ironie la conception chrétienne, c’est-à-dire l’idée du péché originel, en montrant que malgré leur déchéance, les hommes sont parvenus à élever une société et à construire des civilisations. Mandeville réagit plutôt contre le stoïcisme chrétien et toutes les idées qui tendent de montrer la nature bienveillante de l’homme.

Finalement, selon Mandeville, la société doit être régie non par une morale apparente mais par des valeurs positives, celles qui lui apportent des bienfaits, même si elles sont considérées comme des vices. Ce qui est bon moralement est en effet ce qui est utile à la société.

Les philosophies de Hobbes et de Mandeville impliquent donc que l’homme n’est pas bienveillant par nature mais égoïste, n’agissant que pour assouvir ses propres intérêts, y compris lorsqu’il accomplit de bonnes actions. Comme Locke, elles conçoivent la morale exclusivement comme une convention, imposée ou inculquée, une convention qui nécessite contrôle, crainte et sanction. Elle n’est ni naturelle ni innée. Le bien et le mal d’une action ne sont finalement relatifs qu’aux bienfaits qu’elle réalise, qu’elle soit motivée par le vice ou la vertu. Celles-ci ne portent donc pas de valeurs en elles-mêmes. Le jugement moral est donc purement utilitariste. La vie morale ne commence enfin qu’avec la vie sociale et demeure associée à un pouvoir qui la garantit. La morale est donc indubitablement dépendante de la politique.

Conclusions

Les XVIIe et XVIIIe siècles sont des époques de foisonnement intellectuel, notamment en Angleterre et en Écosse. De nombreuses philosophies se développent à partir d’une vision empiriste et nominaliste. Elles remettent ainsi en cause non seulement les différents systèmes philosophiques précédents mais aussi le fondement de l’enseignement moral du christianisme. Elles décrivent la morale d’un point de vue uniquement utilitariste et conventionnelle selon laquelle elle ne sert qu’à garantir exclusivement les intérêts privés et à maximiser les biens de chacun dans la vie sociale. Elle est donc l’œuvre d’un contrat entre les hommes, compromis indispensable pour qu’ils vivent en société. Finalement, la morale n’est qu’un ensemble de règles imposées à l’homme.

Ces conceptions de la morale confirment alors la conception pessimiste de la nature humaine qu’enseigne le calvinisme, notamment au travers du presbytérianisme. Certes, ils tentent aussi de relativiser la notion de valeurs morales, et donc de vertus et de vices, qui ne sont finalement que des mots. Aucune action n’est finalement vertueuse ou vicieuse en soi…

En même temps, au cours de ces deux siècles, se développe aussi un stoïcisme chrétien qui défend une morale fondée sur l’ordre ou l’harmonie naturelle, impliquant donc une nature bienveillante de l’homme ou du moins la présence d’une morale naturelle, indépendante de l’homme. Il correspond par ailleurs à une certaine conception humaniste et optimiste de la nature humaine. Le déisme tend aussi à défendre une telle morale. De telles conceptions de la morale ne sont alors guère compatibles avec celles de Hobbes, de Locke ou de Mandeville. Elles vont ainsi conduire à une réaction de philosophes écossais et donner naissance à de nouvelles théories, les « théories de sentiment ».

Pourtant, qu’ils défendent une morale utilitariste et conventionnel ou une morale naturelle et innée, ces philosophes ont un point commun. Ils développent tous leur philosophie à partir d’un regard empiriste et nominaliste de la nature et de l’homme. Il est étonnant qu’avec les mêmes moyens de raisonnement, ils parviennent à des systèmes si contraires ! Mais peut-être que finalement, ce n’est pas cela qui compte mais bien le point de départ de toutes leurs pensées, c’est-à-dire leur volonté de plaquer leur propre conception de l’homme sur la réalité afin de justifier leur conception de la société et leur projet politique.

En effet, l’objet de leurs études n’est pas l’individu en tant que tel mais l’individu par rapport à la société. Leur conception morale se limite en effet à la vie sociale et politique dans le but d’expliquer ce que doit être la société. Leur philosophie morale contribue ainsi à développer un nouvel ordre social, politique et économique considéré comme légitime car en adéquation avec la morale de l’homme. Nous voyons donc tout l’intérêt de ces philosophies…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, août 2020,  article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, narcissisme.  Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne ».

[2] Voir Émeraude, avril 2017, article « Calvin, le procureur de Dieu ».

[3] Voir Émeraude, août 2014, article « L’athéisme ».

[4] Lisa Broussois, Francis Hutcheson et la politique du sens moral, thèse de doctorat en philosophie, présentée et soutenue le 5 juillet 2014, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université fédérale de Minas Gerais. Elle reprend le constat de M. A. Stewart, Studies in the Philosophy of Scottish Enlightenment.

[5] Véronique Rostas, Adam Smith et le mouvement des lumières écossais, dans Histoire, économie et société, 1983, 2ème année, n°2, www.persee.fr.

[6] Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971 dans Hobbes et le libéralisme, Marc Parmentier, Cahiers philosophiques, 2008/4, www.cairn.info.

[7] La Rochefoucauld, Maxime, I, dans La Fable des abeilles de Bernard Mandeville, Hervé Mauroy, Revue européenne des sciences sociales, en ligne, 49-1, 2011, mis en ligne le 01 janvier 2010, http://journals.openedition.org.


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