La forte sensibilité ne se limite pas à
leurs actions, il pénètre aussi leurs jugements moraux. Pour de nombreux contemporains, il est en effet bien
d’agir selon les sentiments que nous éprouvons. Tout obstacle à cette effusion du moi apparaît même comme un
mal. Nul ne doit empêcher le « moi » de s’exprimer – on parle même de
« droit » - ce « moi » que nous retrouvons aussi au cœur même
du culte du bien-être, souvent assimilé au bonheur. Pour l’individu, tout doit
désormais tourner autour de son « moi » au travers duquel il voit et
juge le monde. C’est finalement ce
« moi » qui définit ce qui est bien et mal, ce qui est vertu et vice.
Voilà sans-doute la nouvelle morale qui s’impose de plus en plus dans notre
société.
Ce phénomène
ne doit pas nous étonner, nous qui sommes chrétiens. Depuis longtemps déjà, il se
manifeste dans les discours qui s’opposent à la morale chrétienne. L’une des
critiques les plus courantes que nous entendons est en effet sa prétendue nuisance à l’égard de l’épanouissement de
l’individu ou son hostilité au
développement du « moi ». Elle ne serait qu’un ensemble
d’interdits qui briseraient sa personnalité et le transformeraient en un pantin
obéissant aveuglement aux lois de l’Église et aux prêtres au lieu de laisser
vivre et développer le « moi » qui est en lui. Finalement, de tels
discours accusent la morale chrétienne de s’opposer
au bonheur de l’homme et à celui de l’humanité. Ce phénomène se rencontre
aussi dans des mouvements de chrétiens qui se laissent guider par une effusion d’émotions
qui fait office d’authenticité…
C’est
ainsi que notre étude sur la morale puis sur le culte du bien-être nous a
conduits à Adam Smith, puis aux « théories
de sentiment » des XVII et XVIIe siècle. Les principaux philosophes
sont Anthony Ashley-Cooper
(1471-1713), comte de Shaftesbury, Francis
Hutcheson (1694-1746), David Hume
(1711-1776) et enfin Adam Smith (1723-1790).
Nous
souhaitons désormais les présenter, assurés que nous allons retirer de cette
nouvelle étude bien des lumières sur notre chemin pour comprendre l’état de
notre société et répondre aux attaques portées contre l’Église et la morale
chrétienne. Cependant, pour mieux comprendre leur émergence et leur
développement, nous devons revenir au contexte
très particulier de l’Écosse au XVIIe siècle. Comme nous l’avons déjà
constaté, nous avons besoin de décrire l’environnement dans lequel un système
de pensées évolue pour la comprendre puis la présenter. Ce premier article a
donc pour but de le présenter avant de décrire les théories de sentiments dans
les deux articles qui vont suivre puis leurs faiblesses et leurs erreurs …
Une
morale rigoriste et pessimiste
John Knox (v.1514-1572) Fondateur de l'église d'Ecosse |
Commençons par le contexte religieux. Les « théories de sentiment » naissent et se développent en terre calviniste. Depuis le XVIe siècle, avec l’abolition du catholicisme et une sévère persécution menée contre l’Église, le calvinisme est devenu la religion d’Écosse. C’est une religion marquée par le rigorisme moral[1]. Il conçoit une nature humaine profondément viciée par le péché au point d’être incapable de mener la moindre action bonne, une nature humaine habitée par l’égoïsme, c’est-à-dire par la recherche de son propre intérêt dans tout ce qu’il fait. Sans la grâce divine, rien de bon ne lui est alors possible. Le calvinisme préconise alors de le surveiller et de le corriger avec fermeté. Ce rôle est dévolu à l’église d’Écosse qui exerce un contrôle strict sur la vie morale de la population. Elle est en effet très influente au niveau social et politique. Notons enfin, que, contrairement au luthéranisme et à l’anglicanisme, l’Église d’Écosse est presbytérienne, c’est-à-dire gouvernée par des assemblées indépendantes du pouvoir politique. C’est pourquoi le calvinisme écossais porte le nom de presbytérianisme.
Mais
l’Écosse est proche de l’Angleterre. Les querelles religieuses qui divisent les
protestants anglais la touchent aussi. Le
XVIIe siècle est ainsi marqué par la
lutte que mènent les anglicans et les presbytériens pour le contrôle de
l’église d’Écosse. Mais ces querelles participent au conflit plus général
qui oppose l’Angleterre et l’Écosse. En 1690, le presbytérianisme finit par
emporter.
Cependant,
au XVIIIe siècle, l’église d’Écosse perd
peu à peu son emprise sur la société, notamment par l’acte d’Union de 1707,
qui unit l’Écosse à l’Angleterre, et en 1712 par l’acte de patronage qui la
soumet aux aristocrates, aux propriétaires, c’est-à-dire aux détenteurs de
pouvoirs et de richesses. Ce contexte
qui lie fortement le politique et la religion donne lieu à de nombreux débats
sur les formes de gouvernement au sein de la société et de l’Église,
auxquels participent les philosophes.
L’église d’Écosse se transforme aussi de
l’intérieur. Vers le milieu du siècle, la
branche modérée du presbytérianisme finit par la dominer et la « moderniser ». Le signe de ce changement
se manifeste notamment dans les sermons. Dans leurs prédications, les pasteurs
abandonnent en effet certains thèmes comme l’enfer ou la damnation au profit de
la vie morale ici-bas. Nous pouvons noter un certain assouplissement dans l’austérité morale au fur et à mesure du XVIIIe,
ce qui facilite la diffusion et le développement de théories morale
indépendantes de toute religion et davantage centrées sur la raison. Cependant,
l’influence du calvinisme reste encore forte. En raison de ses positions
athées, Hume ne pourra jamais exercer de postes dans les universités.
L’Acte
d’Union de 1707 a aussi l’avantage de faire cesser les rivalités entre
l’Angleterre et l’Écosse, et cette paix ne peut qu’être favorable à la diffusion des livres et des pensées, au
développement des sciences et de la philosophie, à l’effervescence des idées.
Les ouvrages anglais sont lus attentivement en Écosse. Elle motive aussi
l’élite écossaise à rattraper son retard et à susciter un essor culturel. Y a-t-il une volonté d’imiter
l’Angleterre comme le pensent certains historiens ?
Une
conception d’une morale naturelle
Une nouvelle forme de conception de Dieu s’affirme aussi. Au début du XVIIIe siècle, se développe
en effet le déisme [3],
c’est-à-dire l’existence d’un dieu unique, extérieur à l’univers, créateur du
monde dans lequel il intervient uniquement par des lois physiques et morales.
Rejetant la Providence divine, le déiste considère finalement dieu comme un
fameux horloger qui n’intervient pas sur ce qu’Il a créé. La Révélation n’a
donc pas de sens. Il n’est connaissable que
par ses œuvres et plus précisément par les lois qu’il a implémentées dans la
nature.
En
conséquence, seules ses lois doivent faire l’objet de toute l’intention de
l’homme et de sa connaissance. Par sa seule raison, l’homme est en effet capable
de le connaître et de les découvrir. Cela est aussi valable pour la loi morale.
Puisqu’il n’y a plus de Révélation, il
n’y a donc plus de fondement directement religieux de la morale. Comme pour
les lois physiques, elle doit aussi être connaissable au travers de la nature
par l’observation puis par sa raison. C’est donc par la raison qu’il peut aussi
comprendre son devoir au sein de l’univers et apprendre à vivre conformément
aux lois morales. La raison est donc le
fondement de sa vie morale.
Le
XVIIIe siècle est aussi le temps de la
redécouverte du stoïcisme impérial. Cicéron en est le moraliste à la mode.
Selon cette philosophie, l’homme doit vivre selon la nature et accepter les
événements qui se produisent selon un ordre qu’il ignore. C’est la fameuse
impassibilité du stoïcien. Il promeut en fait la recherche de l’harmonie, chacun devant tenir sa place dans
l’univers, respectant ainsi l’ordre qui y règne. Au lieu de laisser l’homme aux
mains de la nature ou du destin comme le souhaitaient les stoïciens antiques, des philosophes des Lumières attribuent à
Dieu la conduite des événements. Nous parlons alors de stoïcisme chrétien.
Un
enseignement particulier en Écosse
Université de Glasgow |
L’enseignement écossais joue un rôle indéniable dans les « théories de sentiment ». Il est d’abord très ouvert aux sciences modernes de l’époque. Aucune matière ne semble en être exclue. La chimie, le droit, les lettres entrent dans une nouvelle ère. L’université de Glasgow enseigne par exemple le système de Newton avant même que les professeurs de Cambridge ne le fassent. Il est très en avance pour son temps.
Cependant,
bien qu’il soit ouvert à la modernité et tourné vers les nouvelles idées
provenant d’Angleterre et de France, l’enseignement reste encore fondamentalement marqué par la philosophie alors
que dans les autres pays, la spécialisation du savoir est déjà bien engagée. C’est
ainsi qu’en Écosse, il y a peu de découvertes. La nouveauté réside surtout dans
la volonté de décrire le monde et la
nature humaine au moyen des nouvelles idées, ou encore « l’assimilation des nouvelles idées
philosophiques dans les recherches d’autres domaines comme le juridique, la
médecine, l’histoire ou encore la théologie. »[4] Cette
spécificité explique probablement « la
volonté d’appliquer les modes d’investigation de la philosophie à l’étude de la
société »[5],
et la création de nouvelles disciplines telles que la sociologie et l’économie.
Adam Smith innove essentiellement par le modèle économique cohérent qu’il élabore
à partir des idées de son temps. L’Écosse est ainsi marquée par le développement de systèmes de pensées
censés expliquer la société et le monde.
Par
la succession de ses professeurs, l’Université de Glasgow assure certainement la cohérence de cet enseignement tout
au long du XVIIIe siècle. Adam Smith est ainsi l’élève et le successeur de
Hutcheson sur la chair de philosophie morale comme il a aussi été le professeur
d’Hume. Cette continuité est fondamentale pour comprendre le développement de
la « théorie des sentiments ».
C’est
ainsi que la période des Lumières qui caractérise ces siècles est tout à fait
particulière en Écosse au point qu’elle est considérée comme un phénomène à
part. Elle se manifeste par une grande
activité intellectuelle et par le
foisonnement de philosophes.
Une
conception de la nature difficilement compatible avec la morale
Francis Bacon (1561-1626) |
Or,
une telle conception du monde s’oppose à celle qui dominait la société,
notamment enseignée par la scolastique dans les universités. Elle remet surtout en cause les fondements
de la morale chrétienne, et même de toute morale. Pourtant, comme tous le
constatent, tout homme a une morale sans laquelle la société ne peut subsister.
Il faut donc qu’elle s’insère aussi dans cet univers mécanique et matériel. Mais,
comment peut-elle être tenable s’il n’y a que des faits et des êtres
particuliers ? Comme elle est un fait indiscutable, elle doit aussi être
connaissable. C’est ainsi naturellement que la philosophe morale ait donné lieu
à de nombreux débats et théories…
À
la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, des théories morales se développent
donc, généralement au sein d’un système philosophique avant de faire l’objet
d’une philosophie spécifique. Certains d’entre elles remettent en cause la
morale chrétienne et le stoïcisme renaissant. Parmi leurs auteurs, trois noms
sont alors à retenir : Thomas Hobbes,
John Locke et Mandeville. Notons que les deux premiers sont des philosophes
anglais, le troisième néerlandais.
Thomas
Hobbes (1588-1679), la morale guidée par le seul égoïsme
Mais
une telle morale conduit nécessairement à des
conflits perpétuels. Chaque individu est en guerre contre les autres. Les
relations entre les hommes sont alors régies par la loi du plus fort. Cette lutte met en danger ses biens, sa
liberté, sa vie qui sont constamment menacés. La raison demande donc que les
hommes recherchent la paix pour pouvoir subvenir à ses besoins sans craindre de
mourir. Pour s’assurer de sa sécurité, chacun doit alors faire des compromis
avec les autres individus. Selon Hobbes, ils sont à l’origine d’un contrat entre les hommes, contrat qui institue alors la vie en société. La
morale n’est finalement que le fruit d’une convention nécessaire à l’intérêt de chacun et à la vie sociale qui en
résulte. La vie morale ne commence en
fait qu’avec la vie sociale.
Pour
éviter que ce contrat soit rompu, remettant alors en cause la vie sociale, la
morale est associée à la crainte, aux sanctions, ce qui exige que chacun se soumette à la volonté d’un
souverain doté d’un pouvoir absolu sur eux, faisant les lois et assurant la
justice. Il est le garant de ce contrat. La justice n’est que le respect de ce
contrat. Ce sont donc les lois qui dictent
la morale.
John
Locke (1632-1704), une morale qui se construit selon les besoins de la vie
sociale
À
son tour, Locke évoque la nécessité d’un contrat pour établir la vie sociale,
non pour abandonner ses droits naturels au profit d’un souverain mais pour les
garantir.
Bernard
Mandeville (1670-1733), une morale hypocrite pour les intérêts des hommes les
plus vils
Mandeville
défend aussi la thèse de l’utilité
sociale de l’égoïsme selon laquelle le bien d’une société réside en fait dans
l’ensemble harmonieux des intérêts particuliers et non dans la vertu. En outre,
les vices peuvent apporter des bienfaits à la société. La richesse et
l’opulence ne seraient guère possible sans la convoitise, la vanité ou encore la
luxure, qui en est le vice suprême.
Ces
idées ne sont pas nouvelles. Elle est déjà une maxime de La Rochefoucauld.
« Ce que nous prenons pour des
vertus n’est souvent qu’un assemblage d’intérêts que la fortune ou notre
industrie savent arranger. »[7] Mandeville
a sans-doute été influencé par La Rochefoucauld et par d’autres auteurs
français comme Bayle, Esprit, Nicole, qui fondent la morale sur l’amour propre. Cependant, sa finalité est
différente. Les « moralistes »
français tentent surtout de critiquer avec ironie la conception
chrétienne, c’est-à-dire l’idée du péché originel, en montrant que malgré leur
déchéance, les hommes sont parvenus à élever une société et à construire des
civilisations. Mandeville réagit plutôt contre
le stoïcisme chrétien et toutes les idées qui tendent de montrer la nature
bienveillante de l’homme.
Finalement,
selon Mandeville, la société doit être régie non par une morale apparente mais
par des valeurs positives, celles qui lui apportent des bienfaits, même si
elles sont considérées comme des vices. Ce
qui est bon moralement est en effet ce qui est utile à la société.
Conclusions
Ces conceptions de la morale confirment alors
la conception pessimiste de la nature humaine qu’enseigne le calvinisme, notamment au travers du presbytérianisme. Certes, ils
tentent aussi de relativiser la notion de valeurs morales, et donc de vertus et
de vices, qui ne sont finalement que des mots. Aucune action n’est finalement
vertueuse ou vicieuse en soi…
En
même temps, au cours de ces deux siècles, se développe aussi un stoïcisme
chrétien qui défend une morale fondée sur l’ordre ou l’harmonie naturelle,
impliquant donc une nature bienveillante de l’homme ou du moins la présence
d’une morale naturelle, indépendante de l’homme. Il correspond par ailleurs à une certaine conception humaniste et
optimiste de la nature humaine. Le déisme tend aussi à défendre une telle
morale. De telles conceptions de la morale ne sont alors guère compatibles avec
celles de Hobbes, de Locke ou de Mandeville. Elles vont ainsi conduire à une réaction de philosophes écossais et
donner naissance à de nouvelles théories, les « théories de sentiment ».
Pourtant,
qu’ils défendent une morale utilitariste et conventionnel ou une morale
naturelle et innée, ces philosophes ont un point commun. Ils développent tous leur
philosophie à partir d’un regard empiriste et nominaliste de la nature et de
l’homme. Il est étonnant qu’avec les mêmes moyens de raisonnement, ils
parviennent à des systèmes si contraires ! Mais peut-être que finalement,
ce n’est pas cela qui compte mais bien le point de départ de toutes leurs
pensées, c’est-à-dire leur volonté de
plaquer leur propre conception de l’homme sur la réalité afin de justifier leur
conception de la société et leur projet politique.
En
effet, l’objet de leurs études n’est pas l’individu en tant que tel mais
l’individu par rapport à la société. Leur conception morale se limite en effet à
la vie sociale et politique dans le but d’expliquer ce que doit être la société.
Leur philosophie morale contribue ainsi à développer un nouvel ordre social, politique et économique considéré comme
légitime car en adéquation avec la morale de l’homme. Nous voyons donc tout
l’intérêt de ces philosophies…
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
août 2020, article « Le culte du
bien-être : syndrome, obsession, narcissisme.
Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne ».
[2] Voir Émeraude,
avril 2017, article « Calvin, le procureur de Dieu ».
[3] Voir Émeraude,
août 2014, article « L’athéisme ».
[4] Lisa Broussois, Francis
Hutcheson et la politique du sens moral, thèse de doctorat en
philosophie, présentée et soutenue le 5 juillet 2014, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, Université fédérale de Minas Gerais. Elle reprend le constat de M. A. Stewart, Studies in the Philosophy of
Scottish Enlightenment.
[5] Véronique Rostas, Adam
Smith et le mouvement des lumières écossais, dans Histoire, économie et société,
1983, 2ème année, n°2, www.persee.fr.
[6] Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971 dans Hobbes et le libéralisme, Marc Parmentier, Cahiers philosophiques, 2008/4, www.cairn.info.
[7] La Rochefoucauld, Maxime, I, dans La Fable des abeilles de Bernard Mandeville, Hervé Mauroy, Revue européenne des sciences sociales, en ligne, 49-1, 2011, mis en ligne le 01 janvier 2010, http://journals.openedition.org.
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