Peuple retranché aux mœurs admirables, dont la vie morale est régie par une Loi d’une grande beauté et d’une réelle humanité mais que voile un orgueil outrancier ! Peuple ouvert à ce qui est de plus élevé dans l’homme et pourtant fermé à ce qui lui est étranger. Le ciel lui est accessible avec tous ses trésors, un trésor qui ne rouille pas, à l’abri de l’usure et des vols. Il baigne dans une lumière éclatante de la présence de Dieu, d’un Dieu qui lui a parlé et lui a révélé des mystères concevables. Mais ce peuple s’enferme, se recroqueville, se complaît dans une interprétation littérale de la Sainte Écriture, oubliant l’esprit qui l’anime. La réalité est tragique, aussi dramatique qu’a été son histoire. Le Juif de Judée ou encore le pharisien en sont les plus beaux représentants.
Mais au temps de Notre
Seigneur Jésus-Christ, la réalité n’est pas aussi noire et simple que nous
pouvons le croire. Sous le ciel de Palestine et dans les communautés juives
dispersées dans l’empire romain, des témoignages font apparaître une autre
image de la morale du peuple juif, une
morale élevée dont le niveau d’exigence attire. Vivant au milieu des
païens, plus ouverts aux cultures et au savoir, les Juifs de la Diaspora en
sont sans-doute les plus fervents porteurs. Malgré leur coexistence dans un
monde qui leur est plutôt hostile, un monde dont l’influence hellénique est de
plus en plus forte, ils maintiennent la pureté de leur morale. Là réside
l’étonnement. Elle reste à l’abri de la
décadence morale qui afflige de plus en plus l’empire romain.
La morale juive se manifeste
par ces deux tendances, l’une
particulariste ou exclusiviste, l’autre ouverte et universaliste, qui
s’entremêlent et divisent. La première semble néanmoins dominer et donner
raison aux reproches que lui adressent les païens. Pour mieux saisir la morale
juive dans sa réalité, nous allons nous rendre à Jérusalem et nous mêler à la
foule qui entoure Notre Seigneur Jésus-Christ. Un pharisien vient de Lui poser
une question. Suivons la discussion…
Quels sont les principes de
la Loi ?
La Loi fondamentalement
bâtie sur un triple amour
La question est capitale. Et
comme toute question bien posée, elle est aussi instructive. Elle révèle une des préoccupations qui occupent les
docteurs de la Loi. En effet, le Juif doit obéir à tout un ensemble de commandements
pour être justifié et plus exactement six cents treize, de même importance, de
même valeur. Un millier de règles régissent aussi le sabbat ! Une telle
accumulation d’observances ne peut que décourager
le Juif et rendre complexe sa vie. Le Juif peut surtout perdre le sens même de toutes ces exigences.
Comment est-il possible de voir dans cette somme de règles ce qui est essentiel
à observer ? Le sabbat est-il plus important que l’animal à sauver ou
le malade à guérir ? Dans cette somme incroyable d’observances, n’existe-t-il
pas finalement un précepte qui soit la
clé de voûte de l’édifice ? Notre Seigneur Jésus-Christ résume toute
cette somme de règles en deux commandements simples.
Le premier est le premier commandement
des tables de la Loi définies dans le Deutéronome. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme, de toute ta force. »(Deutéronome, VI, 6). Notre
Seigneur Jésus-Christ nous renvoie à l’origine même de la Loi, à son fondement.
L’amour de Dieu, d’un Dieu unique, aimé
uniquement, est la base de toute vie morale. L’unicité de Dieu est le
fondement sur lequel s’appuie l’amour
unique de Dieu. Il n’autorise aucun partage. Il exige notre cœur de manière
absolue. Toutes nos pensées et notre intelligence, toutes nos facultés et nos
actions sont tendues vers ce principe premier.
Mais le deuxième
commandement, l’amour du prochain,
n’est pas en-dessous du premier. Il lui est semblable, nous dit Notre Seigneur
Jésus-Christ. Nous ne pouvons pas aimer Dieu si nous n’aimons pas notre
prochain. Cependant, que vaut l’amour du prochain s’il ne repose pas sur le
premier commandement ?
« Aimer son prochain comme soi-même », nous répond encore Notre
Seigneur Jésus-Christ. Nous sommes en effet tenus de nous aimer. Il est aussi semblable à l’amour que nous
portons à l’égard de notre prochain. Et comme le précédent, le fondement de cet
amour réside en l’amour de Dieu.
Ainsi, « dans ces deux commandements sont renfermés
toute la Loi et les Prophètes. »(Matthieu, II, 40) La Révélation, et
pas seulement la Loi, soulignons-le, se résume donc en un triple amour :
l’amour de Dieu, celui du prochain et de soi-même, trois amours semblables, indissociables.
Le docteur de la Loi rajoute
à la réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ que ces deux commandements, « c’est plus que tous les holocaustes et tous
les sacrifices » (Marc, XII, 33) Le culte rendu à Dieu
est vain sans ces deux commandements. Que valent en effet les sacrifices si
Dieu n’est pas réellement aimé ? Le triple amour est l’un des fondements
de toute la religion. Mais ne nous pouvons pas aimer sans connaître comme nous
voulons connaître l’être aimé. L’amour est porté par la connaissance comme il
la porte également…
Un enseignement conforme à
la Loi et aux prophètes
La réponse de Notre Seigneur
Jésus-Christ ne peut guère étonner celui
qui connaît la Sainte Écriture. Elle nous renvoie en effet à des passages
qu’il ne peut pas ignorer. Samuel a en effet déjà averti : « Est-ce que le Seigneur veut des holocaustes
et des victimes, et non pas plutôt qu’on obéisse à la voix du Seigneur ?
Car l’obéissance est meilleure que des victimes, et écouter vaut mieux
qu’offrir de la graisse de béliers. » (I Rois, XV, 22) Le psaume
LXVIII nous prévient aussi que la louange et la glorification de Dieu sont plus
agréable qu’un jeune veau. Les paroles inspirées d’Isaïe sont encore plus
claires et terribles. « Qu’ai-je à
faire de la multitude de vos victimes ? dit le Seigneur. Je suis rassasié,
et la graisse des animaux gras, et le sang des veaux et des agneaux et des
boucs, je n’en veux point. » (Isaïe, I, 11) Les sacrifices Lui
sont même en abomination. Car « vos
mains sont pleines de sang ». « Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez le mal de vos pensées de devant mes
yeux ; cessez d’agir avec perversité. » (Isaïe, I, 17) Isaïe
précise ensuite ce que le peuple doit faire pour servir Dieu : exercer la
justice, secourir l’orphelin, défendre la veuve… C’est en raison de sa perversité que le culte Lui devient abominable.
Il n’est qu’un mensonge, une hypocrisie. Pire encore. Il ne sert qu’à la
couvrir. Le nom même de Dieu n’est finalement qu’un moyen pour cacher son
infidélité…
L’enseignement
de Notre Seigneur Jésus-Christ est donc conforme à la Loi et aux prophètes. C’est
pourquoi sans doute, « personne
n’osait plus lui poser de questions. » (Marc, XII, 34)
Le cœur de toutes les
préoccupations
Revenons à notre première
discussion, à cette question étonnante d’un docteur de la Loi qui demande à
Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire pour avoir la vie éternelle. La
question n’est guère différente de la précédente. Cette insistance semble
néanmoins compréhensible puisque c’est la seule question que nous devons nous réellement
poser. Le sujet est en effet grave, essentiel. C’est pourquoi le docteur de la
loi nous étonne aussi en Lui posant cette question. Car c’est lui qui doit enseigner aux autres ce qu’il faut faire pour
obtenir la vie éternelle. C’est lui qui connaît la Loi, c’est-à-dire les
règles à observer pour vivre éternellement. La question est aussi étrange car
il a probablement connu la réponse que Notre Seigneur Jésus-Christ a déjà faite
sur le même sujet quand un de ses collègues a posé la même question.
Cherche-t-il vraiment une confirmation ?
Notre Seigneur Jésus-Christ renvoie
de nouveau le docteur de la Loi à la Sainte Écriture. Il n’est pas en effet
venu pour la supprimer. « Qu’y-a-t-il
d’écrit dans la Loi ? Qu’y lis-tu ? » (Luc, X, 27) Le
commandement défini par le Deutéronome est alors naturellement évoqué.
Le docteur de la Loi récite aussi la parole de Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »(Lévitique,
XIX, 18). Sa réponse est alors simple : « fais cela, et tu vivras. »(Luc, X, 28)
Mais le docteur de la Loi
poursuit son questionnement. Il pose en effet une deuxième question qui est en
fait la principale. Saint Luc a bien compris son stratagème. Il veut se
justifier, nous dit-il. Ne nous trompons pas. Le docteur de la Loi ne cherche
pas à être plus juste. Le terme de « justifier »
est à prendre en son premier sens. Il sait bien, Lui le docteur de la Loi, que
sa première question est facile à répondre et que lui-même, connaissant
parfaitement la Sainte Écriture, connaît évidemment la réponse. Il sait aussi
que Notre Seigneur Jésus-Christ apportera une réponse juste et exacte. Là n’est
donc pas le véritable sujet de sa préoccupation. La première question n’est finalement
qu’un prétexte, une excuse pour poser la seconde. Le docteur de la Loi semble
donc s’excuser d’avoir posé une question si évidente pour lui et pour Notre
Seigneur Jésus-Christ. Il Lui pose donc une seconde question, celle qui compte
finalement : « et qui est mon
prochain ? » (Luc, X, 29) Qui est le prochain que
nous devons aimer ?
Une question qui divise
La question n’est sans-doute
pas sans arrière-pensée. La réside peut-être l’épreuve à laquelle est soumis
Notre Seigneur Jésus-Christ. À son époque, elle semble diviser les docteurs de
la Loi. Certains commentateurs voient dans cette question le point d’achoppement entre deux tendances qui habitent la morale
juive : les tendances exclusiviste et universaliste telle que nous les
avons décrites dans un précédent article[1].
La tradition rabbinique
évoque un épisode bien connu des Juifs qui aurait eu lieu en l’an 30 avant
Jésus-Christ. Un païen vient trouver Schammaï, l’un des deux docteurs de la Loi
prestigieux de l’époque[2].
Il lui promet de se convertir s’il est capable de lui enseigner toute la Loi
pendant qu’il se tient devant lui sur un pied. Le rabbin, pour toute raison, le
frappe du bâton qu’il tient à sa main. Le païen rencontre ensuite Hillel, un
autre maître aussi réputé et adversaire légendaire de Schammaï, et lui pose la
même question. Le rabbin lui répond : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudras pas qu’il te fit ;
voilà toute la Loi ; le reste n’est qu’une application et une conséquence. »[3]
Hillel cite ce qui est appelé la règle
dite d’or. Elle ne vient pas de lui. C’est très probablement un ancien
dicton populaire. Nous la retrouvons aussi dans la Sainte Écriture : « Ce que tu seras fâché qu’un autre te
fît, prends garde de jamais le faire à un autre. »(Tobie,
IV, 16)
Une règle d’or, véritable
principe de la Loi et des Prophètes ?
La réponse d’Hillel est
souvent évoquée pour affirmer que ce docteur était un Juif déjà animé d’un
esprit évangélique. Cependant, cette règle est bien en-dessous du deuxième
commandement que nous donne Notre Seigneur Jésus-Christ, tiré de la parole de
la Sainte Écriture. Elle a d’abord un
aspect purement négatif. La règle demande de ne pas offenser l’autre, de ne
pas le nuire. En étant séparé de l’autre, sans entretenir aucune relation, nous
la respectons sans difficulté. En outre, séparée
du premier commandement, elle n’est plus liée à Dieu. La règle d’or est
même vidée de toute connotation religieuse. Il faut aussi se rappeler que cette
sentence était déjà connue des sages d’Athènes[4].
Est-ce pour cette raison qu’Hillel l’évoque à son interlocuteur païen, plus
sensible à un précepte aussi universel ? Mais si elle n’est pas propre à
la Loi, pourquoi faut-il l’observer ? À quoi bon en effet de se convertir.
Or le point fondamental qui sépare le
paganisme et la religion juive est contenu dans le premier commandement.
Revenons sur la règle en
elle-même. Elle n’est pas contraire à la morale juive. Comme nous l’avons déjà
évoqué[5],
le Juif refuse tout contact avec le païen de peur de contracter une impureté ou
pour préserver la pureté de son âme. Les Juifs eux-mêmes ne s’en cachent pas et
justifient ce séparatisme. En refusant tout contact avec le païen, il ne peut
guère le nuire. Ils peuvent donc vivre séparés des non-Juifs sans croire qu’ils
ne les offensent. Tel est le regard du Juif. Mais les païens, ne sont-ils pas
offensés d’être ainsi traités ? Or aux
yeux des païens, leur attitude est pleine de mépris à leur égard et d’orgueil.
Est-ce vraiment cela l’amour du prochain ?
La
règle d’or ne résume ni la Loi ni la morale juive.
Elle est sans-doute une réponse rapide qu’Hillel fournit au païen pour lui
plaire. Schammaï est plus sec et moins ondoyant. Devant une question qui lui
paraît arrogante et vaine sur une question aussi essentielle, il préfère le
renvoyer brutalement…
Un non-Juif peut-il être
notre prochain ?
Mais revenons à la question
du docteur de la Loi. La question est encore pertinente puisque la règle d’or
ne permet pas d’apporter une réponse satisfaisante. Quel est l’« autre » ? Si le Juif ne doit
pas avoir de contact avec un non-Juif de peur de contracter une impureté, le
non-Juif ne peut être ni son prochain ni l’autre. Hillel affirme qu’un ignorant
ne peut être pieux et que tout se résume dans l’étude de la Loi. L’ « autre » peut-il être cet
ignorant quand l’enseignement de la Loi demeure le précepte moral qui dirige
tout jugement avec autrui ? En pratique, le prochain se réduit en fait à
peu de monde…
Effectivement, « jamais il ne venait à la pensée d’un
Israélite du premier siècle que le païen ou le Samaritain pût être, à un degré
quelconque, son prochain. »[6]
Lorsque la Sainte Écriture évoque le frère, l’autre ou l’ami à aimer, à ne pas
offenser, à ne pas nuire, le Juif a tendance à voir derrière ces termes celui
qui lui est proche, dans sa foi et ses mœurs, et par conséquent un autre Juif.
Certes, cette position n’est pas partagée par l’ensemble des Juifs, surtout par
des Juifs de la Diaspora, mais elle semble prédominer. La question que pose le
docteur de la Loi n’aurait pas de sens si effectivement le terme de « prochain » ne soulevait aucune
difficulté.
Pourtant, les textes du
judaïsme nous donnent quelques préceptes élevés de morale, notamment sur le
prochain, mais n’oublions pas que le judaïsme qui transparaît dans la Torah ou
le Midrash n’est point la morale ou la pensée juive au temps de Notre Seigneur
Jésus-Christ[7].
Il faut en effet attendre la destruction du second Temple et le nouvel exil
pour que l’enseignement des docteurs de la Loi soit érigé en principes selon
l’école d’Hillel au détriment de celle de Schammaï…
Le témoignage de l’Évangile
Des épisodes de l’Évangile manifestent clairement la tendance dominante des Juifs à l’égard des non-Juifs. Quand assis au bord du puits de Jacob, Notre Seigneur Jésus-Christ demande de l’eau à une Samaritaine, engageant ainsi une conversation avec elle, celle-ci est stupéfaite. « Comment vous, qui êtes Juif, me demandez-vous à boire ? »(Jean, IV, 9) Saint Jean nous précise en effet que « les Juifs n’ont pas de commerce avec les Samaritains. » Et naturellement, ses disciples sont aussi étonnés. « Pourquoi parlez-vous avec elle ? »(Jean, V, 27) Le Samaritain fait l’objet d’un véritable mépris de la part de tout Juif. Il n’est pas considéré comme un prochain qu’il faut aimer…
Plus tard, à Jéricho, Notre
Seigneur Jésus-Christ interpelle par son nom un individu perché sur un sycomore
pour Le voir au milieu d’une foule enthousiaste. Il est connu sous le nom de
Zachée. Il lui demande de Le recevoir chez lui. Et « voyant cela, ils murmuraient tous en disant : il est allé loger
chez un pécheur. »(Luc, XIX, 6) Par sa
fonction, « chef des publicains
et fort riche »(Luc, XIX, 2), il était réputé pour être un fraudeur.
Ses paroles suggèrent en fait qu’il a été bien malhonnête. Quand des pécheurs
et des publicains s’approchent de Lui, Notre Seigneur Jésus-Christ les laissent
venir à Lui et les accueillent sans crainte. « Et les pharisiens et les scribes murmuraient, disant : cet homme
accueille des pécheurs et mange avec eux. »(Luc, XV, 2) Le pécheur public n’est pas non plus
considéré comme un prochain qu’il faut aimer…
Sortant de Judée, Notre Seigneur Jésus-Christ se retire du côté de Tyr et de Sidon. Une cananéenne, c’est-à-dire une païenne, d’origine syro-phénicienne, précise Saint Marc, mère d’un enfant torturé par le démon, se précipite hors de chez elle et vient Lui implorer sa guérison. Elle crie mais Il ne lui répond pas. Il passe son chemin sans rien dire. Nous L’imaginons silencieux, avec un air hautain comme un pharisien, refusant tout contact avec cette païenne. Mais, elle Le poursuit de ses cris. Excédés, ses disciples Lui demandent de la renvoyer. Il finit par lui donner une réponse en apparence sévère. « Il n’est pas bon de prendre le pain de ses enfants pour le jeter aux chiens. »(Marc, VII, 27) Mais devant la foi qu’elle manifeste, Il guérit sa fille. Cette rencontre témoigne encore du peu d’estime que le Juif portait aux non-Juifs. Prenons un dernier exemple encore caractéristique. À Antioche, Saint Pierre est attablé avec des chrétiens d’origine païenne. Des chrétiens d’origine juive entrent dans la pièce. Les voyant, il se retire et se tient à l’écart, « par crainte des circoncis » (Galate, II, 12), nous dit Saint Paul. Le païen ne fait pas apparemment l’objet du deuxième commandement.
Si le prochain n’est ni un
Samaritain, ni un pécheur et ni un païen, que reste-il finalement ?
Qui est mon prochain ?
Soit
le païen et le pécheur ne sont pas exclus du deuxième principe. Certes,
il est aisé de ne pas les nuire en leur refusant toute relation, mais la règle
d’amour va au-delà de cet aspect purement négatif. Elle est surtout
incompatible avec le mépris et l’indifférence que manifeste l’attitude juive à
leur égard. Or, les gestes et les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ
montrent clairement toute l’attention que nous devons porter envers eux. Sa
réponse peut-elle trahir son attitude et ses réponses ?
Soit
la règle d’impureté est erronée. Son extension remet donc
en cause une des exigences fondamentales de la Loi, qui fait l’unanimité du
peuple juif. Or Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de le dire. Il n’est pas
venu abolir la Loi mais l’accomplir.
Le docteur de la Loi met
donc à l’épreuve de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le problème est insoluble pour
les pharisiens. Il apparaît aussi douloureux pour Lui. Sa réponse est alors
déroutante, lumineuse. Il répond par une parabole, devenue célèbre, la parabole du Bon Samaritain.
La parabole du Bon
Samaritain
Un homme descend de Jérusalem à Jéricho. Nous ne savons rien de lui. Est-il juif, samaritain ou païen ? Nous ne le savons pas. Il est seul sur la route qui traverse un désert sinistre et une colline âpre, si propice aux embuscades. Elle est réputée pour être très dangereuse, un lieu de chacals et de pillards. Et naturellement, comme cela était fortement prévisible, le voyageur insouciant tombe sur des brigands qui le dépouillent, le battent et le laissent à demi-mort, gisant sur le bord du chemin.
Trois personnes vont alors descendre
la même route : un prêtre, un lévite et un samaritain. Les deux premiers
vont croiser le gisant, le voir et le laisser sans s’arrêter. Ils passent
outre. Le troisième a une attitude toute différente. Le voyant, il est d’abord « touché de compassion » (Luc,
X, 33). Il s’approche de lui, le soigne et le monte sur sa monture pour le
mener dans une hôtellerie. Il demande à l’hôtelier de prendre soin de lui, lui
donne deux deniers, c’est-à-dire le salaire normal de deux jours de travail, et
lui promet de le rembourser à son retour. Notre Seigneur Jésus-Christ termine
sa parabole par une question : « Lequel
de ces trois te semble avoir été le prochain de l’homme qui tomba entre les
mains des brigands ? »(Luc, X, 36) Le docteur de la Loi
désigne « celui qui a pratiqué la
miséricorde envers lui. »(Luc, X, 37) Alors Notre Seigneur
Jésus-Christ lui demande de faire la même chose. Il répond en fait à sa
première question : que dois-je faire pour posséder la vie éternelle ?
Une leçon admirable
La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ est extraordinaire. Sans répondre directement à la principale préoccupation du docteur de la Loi, Il lui montre son erreur et lui apporte de véritables éléments de réponse. La question qu’il a posée et que les scribes se posent est en fait une mauvaise question. Le débat qui agite les docteurs de la Loi est une fausse piste. La principale question n’est pas de savoir qui est notre prochain mais comment nous devons aimer, c’est-à-dire être proche avec tous ceux que nous croisons, y compris ceux dont nous ne savons rien. Car « on ne saurait être le prochain de quelqu’un sans qu’il soit lui-même notre prochain. » L’indifférence est donc condamnée. Celui qui aime son prochain ne peut passer outre de la misère qu’il voit. L’amour de notre prochain ne dépend donc pas de ce que ce prochain peut être, de sa réputation ou de son apparence, ou de ce qu’il est, de son origine, de sa moralité, ou encore de ses péchés. Il dépend de ce que l’autre est en soi, c’est-à-dire un homme, créature de Dieu, de nous-mêmes, de notre âme, c’est-à-dire de la présence et de la vigueur de l’amour de Dieu qui réside en nous et enfin du commandement de Dieu. Nous comprenons alors en quoi l’amour du prochain est vain sans l’amour de Dieu.
Notre Seigneur Jésus-Christ
prend sciemment l’exemple d’un samaritain et décrit avec minutie ce qu’il fait
à l’égard du blessé. Pourtant, il est considéré comme un impie. Et ceux qui
sont indifférents sont un prêtre et un lévite, c’est-à-dire des hommes pieux,
dédiés aux cultes de Dieu. Le contraste est éclatant. La piété sans amour du prochain est ainsi vaine. Elle est sèche
comme un cœur de pierre.
L’amour du prochain, qui en
est un commandement semblable à celui de l’amour de Dieu, c’est-à-dire équivalent,
de même poids, se manifeste par l’exercice
de la charité et de la miséricorde. La véritable question est donc de savoir comment nous devons exercer cette
charité, une charité qui doit être exercée à l’égard de tous, sans exception.
Par conséquent, pour obtenir la vie éternelle, nous devons être proches de tous
les hommes et montrer de la compassion à l’égard de leur misère sans dépendre
notre bonté et notre miséricorde de ce qu’ils peuvent être.
Une leçon incarnée
D’autres paraboles
illustrent cette leçon admirable. Mais la leçon n’est pas qu’un discours ou de
sages paroles. Les actes même de Notre
Seigneur Jésus-Christ l’incarnent pour ceux qui ne peuvent les comprendre.
C’est en raison de cet amour qu’Il s’approche des Samaritains, des publicains,
des pécheurs dont les plus notoires. Il recherche la brebis égarée, la drachme
perdue ou se félicite du fils prodigue qui revient. Nous comprenons alors les
mots durs qu’Il adresse aux pharisiens, ses accusations, ses reproches à
l’égard de leur attitude et de l’interprétation qu’ils ont faite de la Loi. Au
moment le plus dur de sa passion, sur sa croix, que fait Notre Seigneur
Jésus-Christ ? Il pardonne ses persécuteurs et un larron. La Croix est
elle-même le signe de l’amour qu’Il nous porte, nous, bien pécheurs et
misérables, comme elle est aussi le témoignage de l’amour infini qu’Il L’unit à
son Père…
Conclusions
Au temps de Notre Seigneur
Jésus-Christ, tout un ensemble de règles, nombreuses, minutieuses, parfois très
pointilleuses, ne laissant rien au hasard, a fini par régir la vie du peuple
juif au point de faire oublier l’essence même de la Loi. Au-delà de la lettre,
il y a l’esprit. Tout se résume finalement à un triple amour indissociable, l’amour de Dieu, l’amour du prochain et
l’amour de soi. Si l’un vient à manquer, les deux autres perdent tout leur
sens. Et c’est un amour sans mesure. Certes, il y a un ordre mais aucune limite. Notre Seigneur Jésus-Christ
nous l’enseigne par ses admirables leçons mais aussi par la vie qu’Il a menée
ici-bas et L’a conduit jusqu’à la mort de la croix. Il nous a aussi témoigné
d’un amour sans mesure. Ce triple amour
indissociable a un nom, c’est la charité. La charité résume toute notre vie
morale…
Mais pouvons-nous aimer sans
connaître l’être aimé ? Et notre connaissance ne fait-il pas encore accroître
notre amour ? La foi et la charité
sont donc liées. Il est faux de croire que nous aimons véritablement notre
prochain sans connaître Dieu, non celui de nos constructions intellectuelles,
mais le véritable Dieu qui s’est manifesté aux hommes. Il est aussi faux de
croire que nous connaissons Dieu si nous limitons notre amour à ceux qui nous
plaisent. Les païens font de même, nous avertit Notre Seigneur Jésus-Christ. Il
est enfin erroné de croire que nous aimons Dieu si nous refusons de Lui faire sa
volonté. L’obéissance est un véritable témoignage d’amour, surtout lorsqu’elle
exige des sacrifices. Mais plein
d’espérance, nous savons aussi le but du chemin que nous menons : la
vie éternelle. Nous savons aussi que nous ne sommes pas seuls et sans soutien
sur cette route. Le Bon Samaritain et son hôtellerie sont toujours là pour nous
soigner et nous relever…
Note et référence
[1] Voir Émeraude,
mai 2020, article « La morale au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ
(4) : les erreurs et les fautes des docteurs de la Loi à la lumière de
l'Évangile ».
[2] Voir Émeraude,
mai 2020, article « La morale juive au temps de Notre Seigneur
Jésus-Christ (3) : les docteurs de la Loi, les maîtres de la morale ».
[3] La Palestine au temps de
Jésus-Christ, Edmond Stapfer (1844-1908), 3ème édition,
Théotex.
[4] Voir Émeraude,
janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les
sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de
l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[5] Voir Émeraude,
juin 2020, article « La morale juive au temps de
Notre Seigneur Jésus-Christ
(6) :
grandeur d'âme mais risque d'enfermement ».
[6] Edmond Stapfer, La
Palestine au temps de Jésus-Christ.
[7] Voir Émeraude,
avril 2015, article « Judaïsme, christianisme : continuité, rupture ? ».
Manuel d'études bibliques, abbés Lusseau et Colomb, tome IV, Les Evangiles, 1938, édition Téqui.
Manuel 'd'écriture sainte, R. P. J. Renié, , tome IV, Les Evangiles, 1943, librairie Vitte,
L’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, Dom Paul Delatte, 3e édition, Maison Mame et fils, 1926.
Jésus en son temps, Daniel-Rops, Fayard. 1945.
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