De nos jours, et de manière
générale, la morale chrétienne n’intéresse guère nos contemporains. Les
termes de conscience, devoir, vertu, ou de péché ne sont guère employés. Pour
une grande partie de la population, ils sont bien désuets et même
insupportables. Certains chrétiens hésiteraient même à les prononcer de peur
d’effrayer leur interlocuteur ou d’être ridiculisés. La morale chrétienne fait ainsi
fuir ou provoque des rires. Dans notre société moderne, du Big Data, du Cloud
ou de l’Intelligence artificielle, elle paraisse d’une époque révolue.
Pourtant, la crise sanitaire que nous subissons révèle d’une manière éclatante
et tragique toute la superficialité de notre modernité, toutes nos vanités et
nos faiblesses. De tels événements devraient nous faire réfléchir sur le
sens de notre vie et donc sur ce que nous avons abandonné pour suivre des
chimères…
De nos jours, la morale
chrétienne n’influence plus guère notre société. Son effacement nous
effraye. Sa disparition progressive soulève aussi bien des questions. A-t-elle
encore un sens en notre siècle ? Cette perte d’influence est en fait révélateur
d‘une crise non seulement au sein de la société mais surtout au sein de
l’Église.
Il est vrai que le mépris
que nos contemporains portent à l’encontre de la morale chrétienne n’est pas
nouveau. Déjà, au XIXe siècle, nombreux sont ceux qui la remettent en question
en raison de son inadaptation au temps moderne[1].
Dans sa volonté de laïciser la société, la troisième République a instauré une
morale laïque, une morale sans Dieu. Il y a quelques années, suite aux
différents attentats, le gouvernement a voulu restaurer son enseignement en
matière de morale, un enseignement tombé en désuétude dans nos écoles. Mais il s’est
heurté à une résistance forte du personnel de l’éducation nationale qui
considère la morale « ringarde et
désuète » ou encore « étrangère
à l’école moderne »[2].
Pourtant, la réaction du gouvernement paraît pertinente. Elle est en effet partie
d’un constat : la perte de relations sociales, de civisme et d’union
nationale dans notre société, bref une dégradation de la morale sociale. La
crise qui touche la morale chrétienne s’étend aussi sur toute moralité.
La crise qui affecte la
morale chrétienne est différente des autres. Certes, elle nous touche et elle
nous paraît très grave. Mais elle ne désigne pas seulement la décadence des
comportements, la succession des scandales qui touchent toutes les classes
sociales et les corps de métier ou encore la perte de valeurs morales. Elle
affecte plutôt la moralité elle-même. C’est en effet une crise de la
moralité, une crise qui atteint pleinement l’Église.
Or, lorsqu’il y a crise,
généralement, il y a une remise en cause, voire une contestation de ce qui est
enseigné et appliqué jusqu’alors. La crise enclenche en effet tout un processus
qui provoque des changements et des innovations. Le changement de vocabulaire
en est un exemple. Nous allons donc étudier la crise de la morale chrétienne.
Commençons par le constat tel qu’il a été fait par des théologiens…
Une crise ancienne, toujours
actuelle
La crise de la morale chrétienne
est plutôt ancienne. Avant même la deuxième guerre mondiale, des
théologiens moralistes catholiques sont déjà conscients de la nécessité de
renouveler l’enseignement de la théologie morale. Puis, dans les années
50, des voix plus fortes s’élèvent pour « exiger un complet changement de paradigme morale au sein du
catholicisme. »[3]
Un congrès des moralistes chez les Pères dominicains de Huy réclame par exemple
un renouvellement de l’enseignement de la théologie morale. Des livres [4]
sur la nécessité de changement font aussi scandales. Tout un mouvement fait ainsi
un constat terrible sur la situation, fustigeant l’archaïsme du catholicisme
en matière de morale. « L’absence
de pensée constructive est une des faiblesses du christianisme moderne… Toutes
les conceptions nouvelles sont venues d’autres milieux et les chrétiens se sont
bornés à réagir, soit sous forme d’opposition, en condamnant, soit sous forme
d’essai d’adaptation. »[5]
C’est ainsi que le deuxième
concile de Vatican prend en compte les difficultés que connaît l’Église dans
l’ordre de la morale, notamment au travers de la constitution pastorale sur
l’Église dans le monde de ce temps intitulé Gaudium et Spes. Ce
document est une invitation à la rénovation de l’enseignement de la
théologie morale.
Mais contrairement à
l’optimisme qui gagne la majorité des catholiques, le concile ne clôt pas la
crise. La situation s’est même empirée. C’est ainsi qu’après plusieurs
avertissements de la part des papes, Jean-Paul II dénonce explicitement la
crise par l’encyclique Veritatis Splendor [6].
Il est en effet dans l’obligation de « préciser
certains aspects doctrinaux qui paraissent déterminants pour faire face à ce
qui est sans aucun doute une véritable crise tant les difficultés entraînées
sont graves pour la vie morale des fidèles, pour la communion dans l'Église et
aussi pour une vie sociale juste et solidaire.»[7]
Les mots sont aussi clairs que terribles. Il qualifie la crise de « la plus dangereuse qui puisse affecter
l’homme »[8].
Enfin, en 2016, la crise
morale fait éclater l’unité de gouvernement de l’Église. Quatre
cardinaux rendent publique une lettre qu’il avait adressée au pape François
pour exprimer leurs doutes sur l’exhortation apostolique Amoris Laetitia. Deux des
questions posées portent sur la morale et font référence aux erreurs condamnées
par l’encyclique Veritatis Splendor. L’affaire se poursuit l’année suivante par des
lettres ouvertes aux évêques de l’Église catholique, écrite par des membres du
clergé, des théologiens catholiques ou des laïcs, remettant de nouveau en cause
l’orthodoxie de l’exhortation. Des discours provenant des autorités
ecclésiastiques en matière de morale étonnent et scandalisent. De tels
scandales reflètent plus qu’un malaise dans l’enseignement de la morale
catholique. La crise n’est pas terminée…
Le signe révélateur du
niveau de gravité de la crise
Monseigneur Philippe
Delahaye (1912-1990), professeur de théologie morale, explique la crise par
« la conjonction de l’ébranlement
d’une civilisation et d’une carence étonnante de l’enseignement de la
morale. » L’inadaptation de l’enseignement de la morale est à
l’origine de nombreuses accusations. Plus récemment, comme la morale catholique
ne satisfait plus les besoins de la société contemporaine, un autre théologien remet
en question son existence même. Il dénonce en effet la perte de signification
du christianisme, et de manière générale la religion, pour les questions
essentielles que l’homme moderne se pose. « Ce qui est mis en cause, c’est la relation entre la tradition
chrétienne et la culture contemporaine, entre l’Église et le monde, entre
croire et savoir, c’est-à-dire la signification de la religion dans la vie des
hommes. »[9]
Le christianisme serait donc devenu non seulement impuissant pour répondre aux
besoins moraux de l’homme moderne mais la morale chrétienne aurait perdu aussi
toute spécificité dans notre société. C’est bien son existence même qui est
remise en cause. Telle est sans-doute le signe révélateur d’une crise que
l’Église n’a jamais encore connue…
Quels constats ?
Écoutons les critiques les
plus courantes portes sur l’enseignement de la morale. Le principal constat est
donc l’inadaptation de l’enseignement de la théologie morale par rapport aux
besoins de la société contemporaine. Les critiques portent de manière
unanime sur les manuels qui servent de base à l’enseignement de la morale.
Ils paraissent démodés, d’un autre âge, totalement obsolètes. Les découvertes
scientifiques du XXe siècle les rendent peu crédibles. En outre, les discours
de morale n’évoquent guère les sujets les plus brûlants de l’actualité comme
les crises financières et politiques. Ils n’évoquent que des problèmes
traditionnels, qui semblent bien éloignés des préoccupations de nos
contemporains.
De plus, la morale
chrétienne se réduit à « un code de
péchés »[10],
tout orienté vers le sacrement de pénitence. Elle se présente comme un ensemble
de règles d’interdits et de devoirs, comme une liste de normes qu’il faut
suivre. Au début du XXe siècle, elle apparaît ainsi comme une morale
purement négative, oubliant tout l’aspect positif de l’enseignement
catholique. « Longtemps et
justement, on a reproché aux manuels de théologie morale leur préoccupation
trop négative. Des deux parties de la justice chrétienne, fuir le mal et faire
le bien, la première […] a trop prédominé. Au lieu de poser la question du bien
à pratiquer, on s’est demandé trop exclusivement s’il y avait péché. »[11]
La division classique de la morale selon les dix commandements est souvent
critiquée. Ce constat, déjà présent au début du XXe siècle, semble encore
d’actualité à la veille du deuxième concile de Vatican. « Voilà où nous en sommes aujourd’hui :
la morale est réputée ennuyeuse et chagrine, alors qu’autrefois, elle soutenait
les hommes dans la quête de la vie heureuse ! »[12]
En fait, érigée en science
et forte d’un académisme élevé, la morale chrétienne apparaît comme une
« morale désincarnée » que
la raison seule établit. Elle ne puise guère ses enseignements dans la
Sainte Écriture et la Sainte Tradition. Finalement, « elle se réduit, pour une grande partie, à une simple morale
naturelle qui n’est pas dominée par une vision spécifiquement chrétienne. »[13]
La morale chrétienne s’identifie, dans certains discours, à la loi naturelle,
ce qui permet à certains penseurs de nier le caractère divin de la morale et de
refuser toute compétence aux autorités ecclésiastiques. Au lieu de se nourrir
de la Sainte Écriture, l’enseignement se tourne plutôt vers Aristote ou le
droit. Les questions juridiques relevant du droit naturel y occupent une grande
place. Les vertus théologales sont réservées à la théologie dogmatique. Si
l’étude des vertus relève essentiellement de la philosophie, que devient alors la
morale catholique ? « Comment
voulez-vous que nous prenions pour chrétiens, ces enseignements moraux que vous
avez grappillés partout ? »[14]
Le dénigrement de la morale
classique
Mais comment pouvons-nous
expliquer ce constat bien sévère ? Selon Delhaye [15],
les morales religieuses sont en fait dénigrées. Vernon J. Bourke
(1907-1998), philosophe thomiste, trouve qu’elles « manquent de base réflexive ou théorique » et « n’ont pas leur place dans cette histoire », c‘est-à-dire dans
son Histoire
de la morale.
Ce dénigrement peut provenir
de l’engouement à l’égard des nouveaux courants philosophiques, ou au moins
en être influencé, au sein même de l’enseignement de la morale, notamment le
marxisme et surtout l’existentialisme, ou encore de l’attrait des
sciences humaines, notamment la sociologie. Des théologiens y puisent en
effet leur enseignement et cherchent à développer une morale à partir de ces
nouvelles sources. Ils sont convaincus que celles-ci devraient définir l’agir
humain. Delhaye cite Valsecchi ou encore J. Blank [16].
Selon ce dernier, la Sainte Écriture n’expose aucune norme morale. Certains en
déduisent qu’il n’y a dans le Nouveau Testament aucune enseignement moral à
prendre en compte. La morale que préconise la première communauté chrétienne n’a
pas plus de valeur que le stoïcisme ou les autres systèmes philosophiques. Né
dans les années 70, le sociologisme chrétien connaît encore aujourd’hui
une grande influence.
Le rejet de l’enseignement
classique de la morale
Pour résumer le constat que
nous venons de décrire, prenons connaissance d’une instruction datée du 22
février 1976. Elle vient de la Congrégation pour l’éducation catholique. Nous
pouvons lire que « la théologie
morale a présenté quelquefois dans le passé une certaine étroitesse de vues et
des lacunes : cela était dû pour une large part à un certain juridisme, à
une orientation individualiste et au détachement des sources de la Révélation. »[17]
Finalement, la solution préconisée est le rejet de l’enseignement
traditionnel de la morale. Cette instruction reprend en fait l’état d’esprit
qui régnait au sein du deuxième concile de Vatican. Des textes avaient été
préparés pour encadrer les discussions. Un schéma préparatoire portait sur la
morale. Il était intitulé De ordine morali christiano. Mais, les
Pères conciliaires le rejettent comme tant d’autres en raison de son
enseignement trop classique. Faire table rase de notre histoire, tel est l’état
d’esprit de ce temps…
L’un des opposants à ce
texte est le cardinal Léger (1904-1991). Il était membre de la commission
centrale préparatoire du concile. Nous connaissons son avis sur le texte De
ordine morali christiano par ses déclarations rendues publiques et par
ses lettres publiées dans les années 90. Il déclare notamment lors du concile
que la morale enseignée dans les séminaires n’était « ni principalement ni pleinement chrétienne ». Dans une lettre,
il considère cet enseignement comme peu attrayant pour les non-chrétiens et
présentant faussement l’Évangile. « À
qui lit l’évangile, ce n’est pas ainsi qu’apparaît l’ordre moral chrétien. Les
préoccupations dominantes de l’Évangile ne sont pas celles de ces
schémas. »[18]
Il en conclut que « le schéma sur
l’ordre moral chrétien paraît non seulement incomplet, mais en un certain sens
faux. »
Cardinal Léger |
Comme les autres textes
préparatoires, selon le cardinal, le schéma accroît l’abîme qui sépare
l’Église et le monde, contrairement aux buts du concile tel qu’il a été
exprimé par le pape Jean XXII. « L’attitude
d’esprit que révèlent ces schémas, si elle était comme sanctionnée par le
concile creuserait plus profond encore l’abîme qui sépare déjà certains
enseignement dans l’Église de la pensée vivante de notre temps. » Ce
texte lui apparaît trop méprisant à l’égard de nos contemporains et de ne
pas prendre en considération leurs inquiétudes comme leur apports qui sont
« de vraies richesses »
d’« authentiques enrichissements ».
C’est alors qu’il demande de « présenter
d’une façon tout autre l’ordre moral chrétien » et prendre en compte
« du progrès de la réflexion
philosophique et théologique ». Il demande d’« assimiler » ses apports, de les
« perfectionner » et de les
féconder « par l’apport de la pensée
chrétienne ». Ces apports brisent en fait l’assurance des « affirmations massives et trop dépourvues de
nuances sur l’objectivité et le caractère absolu de nos connaissance ».
Parmi ces apports, il note une prise de conscience de l’évolution et
de l’histoire. C’est pourquoi l’enseignement doit distinguer ce qui relève
de l’immuable et de l’irréformable et ce qui appartient à l’histoire. Cela
conduit à différencier « l’absolu du
relatif »[19],
l’« universel et l’intemporel »[20].
En clair, l’Église doit se montrer plus modeste dans son enseignement.
Elle doit être consciente « des
limites exactes dans lesquelles l’Église a compétence pour se prononcer. »
Le cardinal Léger considère
donc que les schémas manifestent une attitude inefficace et impropre à sa
mission dans un monde qui a profondément évolué. Son enseignement purement
négatif et défensif conduit à son retranchement et par conséquent à une paresse
intellectuelle, à une pauvreté et à un manque d’attractivité. Il consiste en un
rappel de formules que le monde ne sait plus entendre. Le cardinal Léger propose
alors de renouveler les formulations afin que celles-ci soient proportionnelles
« au génie propre de chaque
génération de l’histoire et de chaque famille des peuples. ». La
manière de s’exprimer doit en outre être portée par la sollicitude et
l’attention au monde contemporain.
Le deuxième concile de
Vatican : une morale à construire
Le deuxième concile de
Vatican rejette le schéma De ordine morali christiano. Mais
chose surprenante, il n’élabore aucun texte spécifique sur la morale. Celle-ci
est en fait disséminée au travers de quelques documents.
Cérémonie inaugurale, concile Vatican-II, 11 octobre 1962 |
Cependant, la constitution
connue sous le nom de Gaudium et Spes sur l’Église dans le
monde de ce temps porte sur les valeurs contemporaines et sur la morale
chrétienne qui les purifie et les élève. Le ton est plutôt amical, généreux,
attentif aux besoins de nos contemporains. Il « offre au genre humain la collaboration sincère de l’Église pour
l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation »[21].
La constitution semble ainsi apporter une réflexion morale au monde. Il est profondément
pastoral. Elle informe et présente en effet sa doctrine de manière
confiante dans la perspective de l’histoire du salut. Elle éclaire et ne
condamne pas.
Tout un chapitre est dédié à
la dignité humaine. Le paragraphe n°16 traite du rôle de la conscience
morale, une sorte de lieu où Dieu parle à l’homme de façon intime. C’est un
« sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre. »[22]
Une loi de Dieu est inscrite dans son cœur. Les hommes doivent alors être
fidèles à leur conscience. Plus la consciente droite l’emporte, plus les hommes
et les sociétés tendent à se conformer « aux normes objectives de la moralité ». Cependant, la
conscience peut s’égarer en raison d’une « ignorance invincible », de l’habitude du péché ou de
l’insouciance humaine.
Notons que cette
présentation est fortement liée à la situation contemporaine. Quand elle traite
du mariage ou de la culture, elle décrit en effet les valeurs dans le monde
d’aujourd’hui à partir des faits actuels, c’est-à-dire des sciences humaines,
mais également à la lumière du Saint Esprit sous l’autorité du Magistère.
En fait, « la question morale n’était pas au centre de
la préoccupation des Pères du Concile, dont le souci majeur était la
compréhension et l’identité de l’Église. »[23]
Ils n’ont pas estimé « la réflexion
suffisamment mûre en matière de morale »[24].
Néanmoins, la constitution Gaudium et Spes ouvre une nouvelle
ère dans la théologie morale qui reste toutefois à construire.
Une nouvelle démarche
Un autre texte conciliaire
est aussi à prendre en compte. Il s’agit du décret portant sur la formation du
prêtre, intitulé Optatam totius ecclesia renovationem. Le concile y invite les théologiens à
« moderniser »
l’enseignement de la morale en s’inspirant davantage de la Sainte Écriture.
Le décret demande qu’« on
s’appliquera, avec soin spécial, à perfectionner la théologie morale dont la
présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture,
mettre en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur
obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde. »[25]
La Congrégation pour l’éducation catholique précise les intentions
conciliaires. La théologie morale doit se construire « en contact avec la Sainte Écriture et la
Tradition, reçue par la foi et interprétée par le Magistère, en référence à la
loi naturelle connue par la raison ». Elle demande de relier la
théologie morale avec la théologie dogmatique conformément aux leçons de
Saint Thomas d’Aquin.
Ainsi, le deuxième concile
de Vatican rejette l’enseignement classique de la morale tout en proposant une
nouvelle démarche qui doit aboutir à une nouvelle théologie morale. Il en
trace surtout le chemin par la forme de ses constitutions, plus pastorales et
moins directives, en donnant à la conscience un rôle déterminant, en présentant
la doctrine au sein de l’histoire du salut et dans le contexte de l’époque, en
demandant à tous les chrétiens de collaborer avec les bonnes volontés pour
résoudre les problèmes moraux de l’époque. La place attribuée aux commandements
divins, aux normes objectifs, aux interdits et aux devoirs demeure très faible.
Conclusions
Depuis un siècle au moins,
l’enseignement classique de la morale a fait l’objet de critiques de plus en
plus vives. On lui reproche de ne plus répondre aux besoins de nos
contemporains, d’être peu attrayants, trop rationnels et de se focaliser sur
des normes. Finalement, il est devenu bien difficile de percevoir dans cette
morale toute la spécificité du christianisme. Un changement est en fait devenu
nécessaire. Cependant, les tentatives de reconstruire un nouvel enseignement
de la théologie morale ont échoué, pire, elles ont aggravé la crise morale.
Le deuxième concile de
Vatican répond à ces reproches en instaurant une autre manière de présenter la
morale chrétienne et en demandant formellement de développer un nouvel enseignement
en matière morale. Un décret autorise l’élaboration d’une nouvelle théologie.
La piste ainsi ouverte par de bonnes intentions s’est avérée néanmoins
dangereuse. Nous oserions même dire que le concile a ouvert la boîte de Pandore…
Trente plus tard,
l’encyclique Veritatis Splendor change radicalement de ton. Certaines
innovations sont dénoncées. Jean-Paul II ose condamner des tendances
théologiques et rappelle la nécessité d’une théologie morale fidèle à la
vérité de la foi. En 2019, le pape émérite Benoît XVI précise avec clarté
qu’il est impossible de fonder une morale dans un monde d’où Dieu est
absent et qu’il existe des actes intrinsèquement bons et mauvais.
Le ton a radicalement
changé. Nous sommes bien éloignés des objectifs des Pères conciliaires. Non
seulement, la morale chrétienne a perdu encore de l’influence dans notre
société mais au sein même de l’Église, le danger s’est accru par l’affirmation
d’erreurs théologiques et par des scandales de plus en plus insupportables.
Les fidèles sont même encore
plus divisés. Les réactions à l’encyclique Veritatis
Splendor et aux discours pontificaux sur les interdits en matière
morale sont symptomatiques. Qu’un pape ose dire que l’avortement et
l’homosexualité sont des péchés et de nombreuses voix catholiques osent
s’offusquer et critiquent parfois violemment de tels propos ! Le terme de « péché »
est devenu inacceptable pour une catégorie de chrétiens. La contestation
devient grave et dramatique avec la déclaration de Cologne du 5 janvier 1989,
signée par quinze professeurs catholiques de théologie. Le Magistère de
l’Église ainsi que son enseignement sont publiquement en remis en cause en
matière de morale. L’échec est flagrant. La crise touche désormais
l’autorité. De même, les tentatives de fonder une morale uniquement à
partir de la Sainte Écriture ont échoué comme nous l’apprend encore le
pape émérite Benoît XVI [26].
Ce dernier en explique la raison dans un processus, « préparé de longue date et toujours en cours de réalisation, de la
liquidation de la conception chrétienne de la morale […], marquée par un
radicalisme sans précédent au cours des années 1960. » Liquidation
de la morale chrétienne…
Mais l’échec face à une
telle crise, si profonde et dévastatrice, peut-il surprendre quand depuis le
deuxième concile de Vatican, les autorités religieuses ont voulu rapprocher
l’Église et le monde, oubliant dans un optimisme béat que ce monde refuse la
présence de Dieu ? Le concile a-t-il oublié que dans une crise, il faut
savoir tenir ses positions, soutenir les fidèles et condamner
les erreurs. Ce n’était pas un temps pour ouvrir l’Église au monde et pour
se désarmer ! L’enseignement nécessitait un renouvellement urgent mais
non une révolution en un moment si dangereux et si propice à l’erreur et
aux tendances si dangereuses…
.
Notes et références
[2] Mélissa Musiat, L’instruction
morale : comment aborde-t-on la morale dans les classes de primaire de la
région Centre ? , Mémoire de recherche, IUFM Centre Val de Loire,
pour obtenir le diplôme de Master Métiers de l’Éducation, de l’Enseignement et
de la Formation et de l’Accompagnement, éducation, 2013, dumas.ccsd.cnrs.fr.
[3] Sylvio Hermann de
Franceschi, La théologie morale catholique et ses critiques dans
l’entre-deux-guerres. Situation au temps de la formation du
dominicain Jean Tonneau (1903-1991), moraliste du Saulchoir, 2016/3
n°290, https://cairn.info.
[4] Nous pouvons citer
L’enseignement de la morale chrétienne de J. Leclercq, publié en 1950.
[5] J. Leclercq, L’enseignement
de la morale chrétienne, collection Les livres des prêtres,
éditions du Vitrail, 1950, dans Revue philosophique de Louvain,
année 1950, n°18, www.persee.fr.
[6] Voir Émeraude,
mars 2020, article « La crise de la morale chrétienne : Veritatis
Splendor ».
[7] Jean-Paul II, Veritatis
Splendor, n°5, 6 août 1993, Libreria Éditrice Vaticana, vatican.va.
[8] Jean-Paul II, Veritatis
Splendor, n°93.
[9] Karl Wilhelm Merks, Morale
et religion, Revue d’éthique et de théologie morale,
2008/1, n°248, édition du Cerf, https://www.cairn.info.
[10] J. Leclercq, L’enseignement
de la morale chrétienne.
[11] P. Vermeersh, Soixante
ans de théologie morale, III, 3, dans Nouvelle Revue théologique,
56 n°10, 1929, https://www/nrt.be, 2020.
[12] P. Tonneau, La
théologie morale à l’heure du concile, archive de la province dominicaine de
France.
[13] J. Leclercq, L’enseignement
de la morale chrétienne.
[14] Question que des
élèves posent à leur professeur et futur Mgr P. Delhaye. Voir La
mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne. Étude de quelques
prises de position récentes et réflexions critiques, Ph Delhaye, dans Revue
idéologique de Louvain, année 1973, 4-3, www.persee.fr.
[15] Voir La
mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne. Étude de quelques
prises de position récentes et réflexions critiques, Ph Delhaye.
[16] Voir J. Blank, Normes
éthiques et Nouveau Testament, Concilium
25, 1967.
[17] Congrégation pour
l’Éducation catholique, Document sur la formation théologique des
futurs prêtres, 22 février 1976, dans La Morale catholique,
Servais Pinckaers, éditions Cerf, 1991.
[18] Cardinal Léger, Jugement
sur les schémas De Deposito fidei pure custodiendo et du
De
Ordine morali christiano dans Les réactions du cardinal Léger à la
préparation de Vatican II, Gilles Routhier, dans Revue d’histoire de l’Église de France, tome 80, n°205,
1994, www.persee.fr.
[19] Cardinal Léger,
supplique au pape Jean XXII.
[20] Cardinal Léger,
supplique au pape Jean XXII.
[21] Constitution
pastorale Gaudium et Spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, avant-propos,
n°2 , 7 décembre 1965, trad. élaborée par les soins de l’épiscopat
français, 2001,édition Fides.
[22] Gaudium et Spes, n°16.
[23] Alain Thomasset, La
théologie morale comme triple herméneutique, dans Revue d’éthique et de théologie
morale, 2006/4, n°242, www.cairn.info.
[24] Alain Thomasset, La
théologie morale comme triple herméneutique.
[25] Paul VI, Décret Optatam
totius ecclesia renovationem sur la formation des prêtres, n°15, 28
octobre 1965, vatican.va.
[26] Voir Pope Emeritus Benedict breaks silence on abuse crisis : full text,
Benoît XVI, 10 avril 2019, Life Site News, lifesitenews.com, traduit sur le
blog lebogdejeannesmits.blogspot.com.
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