Le pluralisme religieux
suscite pour tout croyant ou non de légitimes questions. Il y aurait
aujourd’hui plus de 10 000 dénominations religieuses. Une telle multitude
et diversité religieuse relativise nécessairement l’idée même de la religion.
Ne seraient-elles pas la preuve que finalement, les religions ne seraient que
des inventions humaines ? Comment pourrons-nous soutenir que le
christianisme est la seule et vraie religion dans un tel bazar religieux ?
Celles qui le prétendent encore ne risquent-elles pas d’« apparaître comme des crispations et des
réactions un peu désespérées à cet relativisme historique, difficilement
contestable par ailleurs » ?[1]
Avant d’aborder les
théories de « la science de la
religion », rappelons l’importance du XIXe siècle, un siècle insuffisamment
connu et apprécié à sa juste valeur. Pourtant, il est un moment clé de notre
histoire, une de ses périodes que nous ne pouvons ignorer si nous voulons
comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il est sans doute un
de ces moments où l’homme prend véritablement conscience du monde dans lequel
il vit, un de ces rares instants où le monde suscite en lui de nombreuses
questions, moment précieux où l’homme s’ouvre à la connaissance.
Le XIXe siècle est en
effet un siècle d’explorations, de voyages, de découvertes. De nouveaux peuples
se dévoilent avec leurs cultes, leurs rites, leurs religions. Par leurs
rencontres et leurs voyages aux confins du monde, les occidentaux découvrent de
nombreuses cultures et civilisations. C’est aussi un siècle où la connaissance
historique s’enrichit considérablement, notamment par des découvertes archéologiques
et les progrès dans la traduction des langues anciennes. Un passé aux richesses
auparavant insoupçonnées se dévoile, marqué par la succession de civilisations
aux multiples visages. L’homme se mesure alors à un monde aux limites
gigantesques, un univers de diversité et de pluralités.
Mais rapidement au delà de
cette diversité humaine se révèlent d’étranges similitudes, des ressemblances
surprenantes, y compris entre des peuples qui certainement ne se sont jamais
rencontrés. Cela est surtout vrai pour tous les phénomènes dits religieux. En
dépit de leur diversité dans le temps et l’espace, de leur éloignement et de leur cloisonnement, ils présentent des points
communs qui les rapprochent. On arrive même à croire que l’homme est un être religieux tant
le religieux est omniprésent dans les sociétés humaines. Le constat est
identique dans un autre registre, celui de la nature. Le XIXe siècle a vu
naître la théorie de l’évolution de Darwin. À l’image du darwinisme, n’y
aurait-il pas aussi un évolutionnisme religieux comme il y aurait un
évolutionnisme des civilisations ?
Le XIXe siècle, de nouvelles
sciences
Fortes de nombreuses
découvertes, de nouvelles théories sur les religions se développent au XIXe
siècle. S’armant de méthodes et de techniques, elles cherchent à se regrouper
dans une discipline. Nous voyons ainsi naître « l’histoire des religions », dit encore « histoire comparée des religions »[2],
« la psychologie des religions »
ou encore « la sociologie des
religions », tout cela formant peut-être « la science des religions »,
qui à son tour revendique son autonomie et son statut de science.
Le phénomène religieux
devient donc objet d’étude comme tout autre phénomène naturel. La recherche
scientifique est ainsi appliquée au domaine religieux. Le but est
évident : déterminer l’origine des religions et dans la mesure du possible
des filiations entre elles, voire son devenir.
Au
début du XXe siècle, on pouvait alors constater que « l'histoire des religions a provoqué partout,
mais principalement en France, en Belgique et en Angleterre, depuis une trentaine
d'années, un nombre inouï de livres, de brochures et de revues ; le public s'en
fait difficilement une idée. Beaucoup verront la cause de cette surabondance
dans le désir très répandu de faire passer toutes les religions sans exception
pour des faits purement naturels, placés sous la dépendance exclusive d'autres
faits naturels eux-mêmes. Sans doute, ce désir existe, il a même eu sa grande
part dans la création de tous les cours consacrés à l'histoire des religions. »[3] La
science des religions a aussi suscité de nombreux et vifs débats dans les
années 1950-70. Aujourd’hui, elle a perdu de la vigueur, en dépit de nouvelles
théories, influencées par les méthodes génétiques.
Une réalité déjà bien
ancienne
Pourtant depuis bien
longtemps, l’homme occidental a pris conscience du pluralisme religieux et du
besoin religieux universel de l’homme. Certes, il le savait depuis presque
toujours. L’Antiquité n’est-il marquée par la multitude des religions et des
cultes ? Les Grecs définissaient l’homme comme un être religieux.
Aujourd’hui, selon une dernière découverte[4],
l’Homo sapiens inhumait ses morts. Le phénomène religieux date au moins du
Paléolithique. Pourtant, il a peut-être fallu attendre le XVIe siècle pour que
les sociétés occidentales redécouvrent une réalité qu’elle avait oubliée :
le pluralisme religieux.
Au XVIe siècle, lors des
grands voyages d’explorations, les navigateurs et les missionnaires découvrent
de nouveaux peuples et de nouvelles civilisations, aux Amériques, en Chine, en
Afrique. Ils font alors découvrir de nouvelles croyances religieuses et de
nouveaux rites. Ils constatent que, quelque soit leur « stade d’évolution », ils croient
tous en des divinités qu’ils servent dans des cultes d’adoration et de
sacrifice. Ainsi en viennent-ils à souligner le consentement unanime de tous
les peuples à reconnaître un Être suprême. Ce constat est ainsi confirmé lors
des explorations du XIXe siècle. L’idée que l’homme est naturellement religieux
s’est nettement affirmée.
Les théories d’une
religion primitive
Père Joseph-François Lafitau (1681-1746) |
Des chercheurs religieux
développent l’idée que les religions anciennes et modernes remonteraient à une
religion primitive qui aurait été ensuite déformée au cours du temps mais dont
il subsisterait de nombreuses traces dans les phénomènes religieux malgré les
altérations subies. Deux principes guident leurs études. D’une part, le
christianisme y est exclu, étant considéré comme la seule et vraie religion.
D’autre part, toutes les autres religions sont nécessairement fausses, païennes
ou superstitieuses.
Selon le père Wilheim Schmidt (1868-1954), ethnologue autrichien, les
religions historiques ne seraient que les variantes d’une seule et vraie
religion. Des études
anthropologiques tentent en effet de rechercher une révélation originelle unique.
Le Père Joseph-François Lafitau[5]
en est un des plus ardents chercheurs. Il étudie notamment des mythes des
tribus indiennes et les compare à la Sainte Écriture afin d’y déceler des
similitudes. Il trouve notamment un mythe huron proche du récit du Paradis.
Dans un article ancien[6],
nous avons rencontré la doctrine traditionnaliste du XIXe siècle qui soutient « qu’une tradition, issue d’une révélation
primitive surnaturelle, est absolument nécessaire pour nous manifester les
vérités d’ordre naturel, en particulier l’existence et les
attributs de Dieu et les principes de la loi naturelle »[7].
Selon Bonald, le langage serait l’œuvre de Dieu par laquelle l’homme aurait
connu les vérités absolues et nécessaires, vérités ensuite transmises de
génération en génération, toujours par le langage. « Le Créateur a communiqué à l'homme les éléments du langage,
laissant à la société le soin de les développer, ou, ce qui revient au même, le
Créateur a fait l'homme parlant. »[8] Le
langage contiendrait donc une révélation primitive qui donne alors une certitude
infaillible des vérités naturelles métaphysiques, religieuses et morales.
Retenons le lien entre religion et langage. Le fidéisme, notamment celui de
Bautain (1796-1869), voit plutôt la tradition comme le support de transmission
de la religion primitive. L’idée de la nécessité d’une révélation originelle
pour connaître Dieu est condamnée par l’Église, notamment par l’encyclique Aeternis Patris qui défend le principe
de la connaissance de Dieu par la raison naturelle.
Selon toutes ces théories,
il y aurait donc une religion naturelle qui avec le temps aurait donné par
altération et déformation le pluralisme religieux. Toutes les religions, à
l’exception du christianisme, seraient donc fausses sauf cette religion
primitive. Exclu de ces théories, le christianisme serait la religion
retrouvée.
Les théories d’une
religion naturelle
La théorie d’une religion
primitive instituée par une révélation originelle n’est pas partagée par
l’ensemble des chercheurs. Elle serait insuffisante pour justifier la nécessité
et l’existence de la religion dans toute société humaine. Elle est concurrencée
par la théorie d’une connaissance naturelle de Dieu.
Selon cette théorie,
l’homme serait capable par ses forces naturelles à atteindre la connaissance de
Dieu et donc à développer une religion par lui-même. Le pluralisme religieux
viendrait alors des erreurs de l’esprit humain, de son ignorance, de ses limites.
L’existence et la diversité des faits religieux témoigneraient donc de la
capacité de la raison dont l’exercice idéal peut conduire l’homme à la
connaissance de Dieu. Telle est la position de certains déistes comme Locke. La
véritable religion est donc atteignable. Elle est encore à rechercher.
Lessing voit cependant le
danger que représente le pluralisme religieux sur la religion en elle-même.
Elle ne doit pas en effet la discréditer et la rendre négligeable. Elles seraient
toutes en réalité la représentation humaine de vérités éternelles. Les
religions seraient donc des représentations légitimes d’une seule religion. Ainsi
Lessing souligne à la fois la diversité des expériences religieuses et
l’essence unique du divin qui s’y cache. Finalement, la connaissance naturelle
de Dieu assujettie aux circonstances particulières avec lesquelles elle se
développerait à partir de vérités éternelles justifierait le pluralisme
religieux.
Si chaque forme religieuse
était un accident d’une essence commune de la religion naturelle, l’étude des formes
religieuses devrait donc conduire à la recherche de cette « essence du divin ». Tel est
donc l’objectif de nombreux chercheurs. Au travers du pluralisme religieux, les
méthodes devront identifier des points de similitudes afin de découvrir la
« religion idéale ». Mais une
telle étude risquerait de négliger les spécificités d’une religion. La
recherche de l’unicité religieuse conduirait alors à l’incompréhension du
pluralisme religieux, c’est-à-dire de la réalité religieuse.
C’est pourquoi
Schleiermacher privilégie plutôt l’individuation de chacune des formes
religieuses. Selon sa pensée, « la
religion éternelle » s’incarnerait nécessairement dans une forme
particulière. « L’infinie perfection »
s’unit dans « l’inachevé de l’homme »[9],
l’éternel dans le temporel, l’infini dans l’être fini et limité. Ainsi faudrait-il
rechercher dans chacune de ses formes l’originalité propre. Cela reviendrait
nécessairement à refuser de rechercher « la religion éternelle ».
Les théories de la
religion naturelle tendent donc à donner à chaque religion sa légitimité et sa
véracité, refusant néanmoins le relativisme religieux en supposant l’existence
d’une « religion idéale »,
modèle qui finit par perdre toute réalité. Une telle théorie se perd dans ses
contradictions à force de vouloir concilier l’inconciliable.
Conclusion
Ainsi face aux questions
que soulèvent de nouveau la prise de conscience du pluralisme religieux au XIXe
siècle, deux théories tentent de concilier l’idée de la religion et sa
pluralité. Elles se développent et se confrontent. Selon la première théorie, à
l’origine de la Création, Dieu aurait donné à l’homme une « religion primitive » qui par le
temps se serait altérée et déformée en de multiples religions. Le christianisme
est exclu de cette théorie, considéré comme étant la vraie et seule religion, conforme
à la religion primitive retrouvée. Il serait donc son expression plénière quant
les autres religions ne la contiendront partiellement.
Selon la deuxième théorie,
il existerait une « religion idéale »,
naturellement accessible par la raison, qui se diversifierait en de multiples
formes. La diversification serait soit le fruit des faiblesses de la raison,
soit le produit légitime de sa représentation humaine, soit son « incarnation » dans la réalité. Le
christianisme est inclus dans cette théorie. Dans les deux cas, il ne pourrait
pas prétendre à être la seule et vraie religion. Elle est par conséquent récusée.
Cependant, avec le
développement de la « science des
religions », ces deux théories appartiendraient au passé selon les
spécialistes. Certes, des théories plus radicales existent comme celle de Karl
Barth qui voit dans le christianisme épuré la fin de toute religion ou celle de
Teilhard de Chardin qui réclame le passage du christianisme à une dernière et
ultime étape de l’évolution religieuse de l’humanité. Mais elles touchent
essentiellement les Chrétiens. La « science
des religions » a développé d’autres théories qui se sont imposées
dans l’opinion publique, touchant aussi les Chrétiens…
Notes et références
[1] Jean Grondin, La
philosophie de la religion, Chap. I, 3ème édition, Que
sais-je ?, 2015
[2] Terme provenant d’un ouvrage de
Max Müller.
[3] Joly Henri, Journal des savants.
11ᵉ année, Février 1913, commentaire de Histoire
des religions et méthode comparative, George Foucart, http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1913_num_11_2_4022_t1_0082_0000_3.
[4] Une tombe d’un adolescent a
été trouvée sur un site vieux de 92000 ans. Il tient des bois de cerf dans les
mains relevées à la hauteur du visage. Voir L’espèce fabulatrice,
dans Les carnets Science et vie, n°17, L’origine des mythes.
[5] Jésuite français, évêque de
Sisteron, il est considéré comme un des pionniers de l’ethnographie. Il essaye
de montrer notamment l’origine commune des Amérindiens et des Occidentaux.
[6] Émeraude, avril
2014, article « Traditionalisme et fidéisme au XIXe siècle ».
[7] Études sur le concile de
Vatican, Tome I, cité dans Théologie fondamentale,
Tome III, Apologétique de l’Abbé Bernard Lucien,
Éditions Nuntiavit, 2011.
[8] De Bonald, Législation
primitive, t. I, ch. II, cité dans Études philosophiques pour
vulgariser les théories d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, et montrer leur
accord avec les sciences, IX La crise de la certitude, étude des bases de la
connaissance et de la croyance, Mgr Albert Farges, 2e édition,
1908,librairie Berche et Tralin.
[9] Schleiermacher, Discours
sur la religion dans L’Histoire des religions,
Michel Meslin.
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