" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 30 avril 2023

Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les premiers dangers.

Constatant l’état calamiteux de la liturgie en son temps, Dom Guéranger n’a cessé d’œuvrer pour la restaurer et pour mieux la faire connaître auprès du clergé et des fidèles[1]. De nombreux prêtres ont suivi ses pas, donnant une nouvelle vie à leur paroisse. L’abbaye de Solesmes qu’il a fondée a aussi poursuivi son travail tout en développant la Congrégation bénédictine dans toute l’Europe[2]. Après l’expulsion de France des religieux à la fin du XIXe siècle, les monastères bénédictins belges, dont l’abbaye de Maredsous, ont continué son œuvre. C’est grâce à leurs travaux, à leurs commentaires et à leurs revues liturgiques ou encore à leurs missels en latin et français que des générations ont pu mieux comprendre et suivre la Sainte Messe, ses gestes, ses paroles et tout ce qui la constitue. De nos jours, leurs ouvrages demeurent encore précieux. L’instruction suffit parfois pour rendre plus attrayant et éclatant ce que notre temps ne peut plus guère apprécier…

Au début du XXe siècle, les études liturgiques se poursuivent. Un véritable réveil liturgique élève toute l’Église vers une meilleure connaissance de la  liturgie et une plus grande participation des fidèles à la Sainte Messe. Le pape Saint Pie X se félicite de ce renouveau et exprime aussi sa volonté de rendre la liturgie la plus efficace et digne possible. « Notre plus vif désir étant, en effet, que le véritable esprit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réunissent précisément pour puiser cet esprit à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l’Église. »[3] Témoin de trop d’abus et désireux de restaurer la liturgie, il met en place tout un programme de renouveau liturgique : restauration de la musique sacrée, développement de la communion fréquente et abaissement de l’âge de la première communion des enfants, insertion dans le catéchisme d’une introduction sur les fêtes liturgiques, réforme du bréviaire…

C’est ainsi qu’au XXe siècle, tout un mouvement se dessine en faveur de la liturgie. Selon de nombreuses publications, Dom Lambert est considéré comme l’un des grands représentants de ce mouvement depuis le jour, où au Congrès des Œuvres catholiques à Malines, en 1909, il suggère un programme de renouveau pour la liturgie destinée principalement aux paroisses. C’est par ce discours qu’il donne le départ de ce qui sera à l’origine du mouvement liturgique.

Dom Lambert, né Octave Beauduin (1873-1960)

D’abord prêtre du diocèse de Liège, ordonné en 1897, Octave Beauduin s’illustre dans l’apostolat auprès des ouvriers. Très actif, il œuvre dans l’action sociale en tant qu’aumônier du travail et supérieur d’équipes de prêtres en milieu ouvrier. Comme le soulignent de nombreux biographes, « ce ministère de proximité le marque à jamais. C’est l’une des clés d’interprétation de son œuvre. »[4]

En 1906, Octave Beauduin entre à l’abbaye bénédictine du Mont-César que les moines de Maredsous avaient fondée à Louvain en 1899. Il porte désormais le nom religieux de Dom Lambert. Cette abbaye appartient à la congrégation bénédictine que Dom Guéranger a fondée.

Convaincu de l’importance de la liturgie et de sa restauration, Dom Lambert lance dès 1909 de nombreuses initiatives pour favoriser sa connaissance dans les paroisses et les monastères. Il est surtout remarqué à partir de son intervention au Congrès des Œuvres catholiques de Malines, en septembre de cette année. Pendant cinq ans, il publie une revue, intitulée Questions liturgiques et paroissiales, et divers ouvrages, réalise des sessions et des retraites liturgiques, et tente en vain de fonder une école liturgique. En mai 1914, il élabore le livret La Piété de l’Eglise : principes et faits, véritable charte du mouvement liturgique belge dans laquelle il exprime toute la richesse de la liturgie de l’Église. En 1921, Dom Lambert quitte le monastère du Mont-César qu’il trouve trop « observant » pour le collège international bénédictin Saint Anselme de Rome où il enseignera l’ecclésiologie de la liturgie.

Puis, profitant de la volonté du pape Pie XI en faveur de l’apostolat en Russie Dom Lambert œuvre désormais pour l’œcuménisme dans le sens moderne du terme[5]. Son désir d’unité s’illustre en particulier dans un texte intitulé L’Église anglicane unie mais non absorbée. Sa solution consiste à considérer l’Église d’Angleterre comme une sorte de patriarcat à la manière orientale, échappant ainsi à la centralisation romaine. En 1925, lors de l’anniversaire du 16ème centenaire du Concile de Nicée, il organise à Bruxelles une Semaine pour l’Union des Églises. La même année, il fonde le Monastère de l’Union à Amay-sur-Meuse, communauté de rite latin pratiquant alternativement la liturgie latine et la liturgie byzantine en faveur d’un rapprochement avec les orthodoxes sans exclure toutefois toutes les autres confessions chrétiennes contrairement à la volonté du pape[6]. Le monastère a aussi pour vocation d’approfondir l’étude de l’antiquité chrétienne, de contribuer à la formation spirituelle et d’œuvrer pour l’apostolat.

Mais rapidement, Dom Lambert dépasse l’apostolat russe pour s’immiscer dans l’église anglicane, contrairement aux directives de Vatican. Son monastère connaît aussi des difficultés d’ordre financier. Il finit par céder sa place de prieur. Le monastère est désormais sous contrôle de Rome. Mais encore sous son influence, le monastère et sa revue ne sont guère appréciés par Rome. Des moines se convertissent à l’orthodoxie. La situation est jugée inacceptable. Rome exile Dom Lambert dans un monastère plus stricte…

A partir de 1943, dans son exile, Dom Lambert participe aux différents mouvements liturgiques français, notamment au Centre pastoral liturgique de Paris, à la revue La Maison-Dieu ou encore aux Semaines d’Etudes liturgiques. En 1951, il est autorisé à revenir dans son monastère désormais transféré à Chevetogne où il passera ses dernières années…

L’apostolat liturgique

À la conférence de Malines de 1909, dans un style direct et intelligible, Dom Lambert appelle à un renouveau liturgique qui lui paraît nécessaire. Son diagnostic est alarmant : « le peuple chrétien ne puise plus dans la liturgie l’expression authentique de son adoration. »[7] Il constate que « les foules ont mis des siècles à désapprendre les traditions liturgiques ». Leur compréhension ainsi que leur participation à la liturgie sont devenues insignifiante. « Les fidèles », « les foules », « les assemblées chrétiennes » ou encore « le peuple chrétien » sont au cœurs de son discours. Son objectif est alors clair : « une piété plus éclairée et plus hiérarchique, un besoin moins grand de dévotions nouvelles, un usage plus naturel et, partant, plus bienfaisant de la Sainte Eucharistie, une connaissance plus complète des saints évangiles et surtout une voie plus facile, plus accessible et plus populaire pour aller au Christ. » Dom Lambert fait aussi le constat d’un peuple qui s’ennuie dans ses églises. « Son âme est ailleurs : il ne prie plus. »

Dans son livret La piété liturgique, Dom Lambert développe encore son constat. Il dénonce l’esprit de laïcité qui a contaminé le peuple chrétien et s’est infiltré dans son cœur. Il précise alors son programme en matière de renouveau liturgique : « l’idée maîtresse dont l’action liturgique poursuit la réalisation est celle-ci : faire vivre le peuple chrétien tout entier d’une même vie spirituelle, alimentée au cœur de sa Mère la sainte Eglise. »[8] Or « toutes les manifestations liturgiques extérieures que la piété liturgique inspire, anime et conserve, protestant contre cette sécularisation athée et constituent, au milieu de nous, une constante affirmation du surnaturel et des droits de Dieu. » Son apostolat se réalise désormais par la liturgie. C’est pourquoi il parle d’apostolat liturgique, qui lui apparaît fondamentalement social. « Le culte de l’Église, nous dit-il, sera nécessairement extériorisé ». Il attend alors de la liturgie le moyen de développer profondément le sens social du catholicisme.

Toujours dans La piété liturgique, Dom Lambert définit les deux finalités de la liturgie : la glorification de Dieu et la sanctification des hommes.

La liturgie présente alors trois caractères. Elle est d’abord « latreutique ». Ce terme vient de « latrie » qui désigne l’adoration de Dieu. Celle-ci domine dans le culte de l’Église en vue de la gloire de Dieu. Dom Lambert l’oppose au culte privé qui devient très facilement centré sur des préoccupations et des intérêts individuels. La liturgie est aussi « didactique ». Elle enseigne la doctrine de Notre Seigneur Jésus-Christ « avec une puissance incomparable » en vue de la sanctification des fidèles. Enfin, la liturgique est sanctifiante en produisant la grâce par les sacrements et en nous disposant à la recevoir « par les sentiments de la foi, de confiance et de componction qu’elle excite en nous. »

Tourné vers l’aspect social de la liturgie, Dom Lambert y rejette l’individualisme qu’il considère comme « la conception la plus opposée au catholicisme »[9]. « Le chrétien, au cours de son pèlerinage, n’est pas isolé dans son moi ; Dieu a voulu autre chose que des adorateurs individuels allant chacun à lui pour son compte. » Ainsi, par la liturgie, les chrétiens prennent conscience de leur appartenance à « une fraternité surnaturelle », à leur « union dans le corps mystique du Christ ».

Sa pensée est centrée sur le corps mystique du Christ. Il considère que la prière doit être tout entière ecclésiale, communautaire. Il ne conçoit pas que la pratique religieuse soit individuelle, hors d’une participation collective.

Conclusions

Dom Lambert s’investit dans le renouveau liturgique dès son entrée dans la vie monastique. Porté par son expérience pastorale, il s’oriente principalement vers l’aspect collectif de la liturgie, y voyant un outil d’apostolat efficace auprès du peuple chrétien. Homme d’action et pragmatique, il multiplie alors les moyens de diffuser ses idées : revues, opuscules, discours, conférences, retraites… Il imagine même la fondation d’une école liturgique. Il crée enfin un véritable réseau pour les promouvoir. Sa force réside dans son activisme tous azimuts.

Cependant, concentré sur l’aspect uniquement pastoral de la liturgie et donc sur la participation des fidèles, Dom Lambert oppose clairement la prière collective, la seule justifiée à ses yeux, à la prière individuelle qu’il rejette, la considérant comme un signe d’individualisme. Contrairement à Dom Guéranger, il ne s’intéresse guère à la prière contemplative et au lyrisme désintéressé de la liturgie. « Il considère plutôt la liturgie dans son action sur les âmes que dans son rôle de sanctification. »[10] Puis, plus porté sur l’apostolat, il met l’accent sur l’aspect didactique de la liturgie. « Il ne s’agit donc plus tout à fait de la liturgie, mais bien plutôt de pastorale liturgique. »[11]

En outre, comme le soulignent certains biographes, ses réflexions et sa recherche ne s’appuient guère sur l’histoire de la liturgie. Contrairement à Dom Guéranger, ce ne sont pas des études approfondies qui fondent sa pensée. Il est guidé par son expérience dans les paroisses ouvrières et déchristianisées et par une vive volonté d’action au profit d’une idée phare qu’il découvre au gré d’une rencontre et dans laquelle il s’investit activement. La liturgie ne devient-elle pas pour lui un terrain dans lequel il peut développer son désir réel d’apostolat ? Cependant, sans-doute emporté par son tempérament, Dom Lambert ne réduit-il pas le sens profond de la liturgie au point d’oublier ses deux finalités qu’il a pourtant définies ? Enfin, tourné uniquement sur la communauté chrétienne, n’oublie-t-il pas non plus l’homme intérieur qui éprouve le besoin d’adorer et de prier seul, y compris durant la Sainte Messe ?

 

 

 

 Notes et références

[1] Émeraude, avril 2023, article « Guéranger et le vrai sens de la liturgie ».

[2] Fondation de Maredsous en 1872, de Mont-César en 1889, restauration de Silos en Espagen en 1880.

[3] Saint Pie X, Motus proprio Tra sollecitudini sur la restauration de la musique sacrée, 22 novembre 1903

[4] François Werbert, Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, contribution au colloque pour le 50ème anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris, 2009, theocatho.unista.fr.

[5] Voir Émeraude, mai 2016, article « L'œcuménisme » et autres…

[6] Bref de Pie XI, Equidem Verba, du 21 mars 1924 demande au Primat bénédictin de créer dans divers pays des communautés monastiques vouées au travail pour l’union des Églises afin d’instituer plus tard un monastère slave avec deux limitations : seul l’ordre bénédictin est concerné et seule l’Église orthodoxe russe est envisagée dans les rapprochements.

[7] Dom Lambert, Congrès des œuvres catholiques de Malines en 1909 dans Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, François Werbert.

[8] Dom Lambert, La piété liturgique, chap. V, Le Mouvement liturgique actuel, projet et programme, Paris, Fides, 1914, dans Dom Lambert Beauduin (1873-1960) et sa vision de pastorale liturgique, François Werbert.

[9] Dom Lambert, La piété liturgique, dans La Pédagogie de Dom Lambert Beauduin (1873-1960), jalons pour aujourd’hui, François Wernert, dans Revue des sciences religieuses, 84, n°1, 2009,  journals.edition.org.

[10] Dom F. Froger, L’encyclique Mediator Dei sur la liturgie, dans La pensée catholique, n°7, 1948.

[11] Dom F. Froger, L’encyclique Mediator Dei sur la liturgie, dans La pensée catholique, n°7.

mardi 4 avril 2023

Dom Guéranger et le vrai sens de la liturgie

Le constitution apostolique Missale Romanum, qui institue la messe dite de Paul VI, ou encore d’autres textes ou déclarations officielles justifient les évolutions liturgiques par le renouveau liturgique de l’Eglise. Celui-ci « a montré clairement que les formules du Missel romain devait être révisées et enrichies. »[1] En outre, les modifications apportées à la messe s’appuie sur « les progrès que la science liturgique a effectués durant les quatre derniers siècles » Ces documents nous invitent donc à nous tourner vers l’histoire, plus particulièrement vers le XIXe où commence véritablement le réveil liturgique. La liturgie a en effet fait l’objet de nombreuses études historiques qui ont permis de mieux la connaître et donc de l’apprécier davantage. Dom Prosper Guéranger (1805-1875) est sans-doute l’un des plus ardents et les plus connus de ce mouvement.

Le déclin de la liturgie au début du XIXe siècle

Au XVIIIe siècle, la liturgie n’est guère brillante. Influencés par différents mouvements comme le jansénisme ou le quiétisme, les fidèles délaissent la communion eucharistique, voire l’autel. En raison d’un gallicanisme toujours vivant, la liturgie romaine perd aussi son prestige au profit d’autres liturgies diocésaines. En Allemagne et en Italie, elle fait aussi l’objet de vives contestations. En outre, atteintes par le maniérisme, les cérémonies religieuses ressemblent trop souvent à des spectacles où les fidèles ont plutôt tendance à assister à des concerts, le dos parfois tourné à l’autel pour mieux entendre l’orchestre.

À la Révolution française, après de nombreuses lois contre l’Eglise, le culte catholique finit par être supprimé. Des prêtres se cachent dans la clandestinité pour dire leurs messes au mépris de leur vie. Ainsi, quand l’Eglise retrouve la paix, la situation est catastrophique dans les églises et les chapelles françaises.

Enfin, attaché à un esprit encore gallican ou épris d’idées nationales, chaque diocèse suit un office qui lui est propre, défendant âprement ses rites contre toute tendance d’uniformisation provenant de Rome.

Au XIXe siècle, la liturgie est donc en pleine décadence. « C’est donc en tous domaines que la liturgie est à refaire, aussi bien les livres liturgiques que les usages liturgiques, la musique liturgique que le vêtement liturgique. »[2]

Dom Guéranger, le grand restaurateur de la liturgie

L’abbé Dom Prosper Guéranger est un des grands restaurateurs de la liturgie comme il est aussi celui de l’Ordre bénédictin. Homme de prière et d’étude, passionné d’histoire, il participe à tout un mouvement de restauration du catholicisme qui naît au XIXe siècle. Or, il prend conscience que dans son combat apologétique, « dans tous les temps, la liturgie est une arme importante »[3]. La congrégation qu’il institue a notamment pour but de travailler à ranimer et entretenir les traditions liturgiques. Il publie aussi de nombreux ouvrages pour le renouveau de l’étude de la liturgie. Il fait enfin renaître le chant liturgique de l’Eglise, restaurant le chant grégorien.

En 1830, dans quatre articles, Dom Guéranger présente ses Considérations sur la Liturgie catholique. De 1840 à 1851, Dom Guéranger publie les volumes des Institutions liturgiques, fruits de douze années d’étude. Il raconte l’histoire de la liturgie romaine depuis le temps des apôtres ainsi que des livres liturgiques. Dans son Année liturgique, publiée à partir de 1841, il traduit des textes liturgiques répartis tout le long de l’année.

Par ses œuvres et ses immenses activités, au-delà des connaissances qu’il nous a transmises, Dom Guéranger nous fait redécouvrir l’ancienneté et les beautés de la liturgie romaine et nous révèle les richesses spirituelles qu’elle contient. Il a ainsi ramené le clergé et les fidèles à la connaissance et à l’amour de la liturgie romaine.

Les caractères de la Liturgie catholique

Dom Guéranger définit le culte comme « le corps de la religion [...] La liturgie en est l’expression, le langage »[4]. Elle est même « l’expression la plus haute, la plus sainte de la pensée, de l’intelligence de l’Eglise »[5] parce qu’elle est « la forme sociale de la vertu de religion ». Plus tard, il la décrit comme un « ensemble de symboles, de chants et d’actes au moyen desquels l’Eglise exprime et manifeste sa religion envers Dieu. »[6] La liturgie est l’expression et l’instrument du « corps de doctrine, théorique et pratique »[7] de l’Eglise. Par conséquent, il n’y a « point de connaissance parfaite de l’Eglise sans celle de la liturgie. »[8]  

Dans ses Considérations sur la Liturgie catholique, Dom Guéranger nous précise les caractères de la véritable liturgie.

Le premier est l’antiquité. « L’antiquité doit être un de ses caractères essentiels. Toute liturgie que nous aurions vue commencer, qui n’eût point été celle de nos pères, ne saurait donc mériter ce nom. » (1er article) Contre ce caractère, il dénonce l’esprit de nouveautés du jansénisme, esprit qui, derrière ses idées de perfectionnement ou de projets d’amélioration, veut rompre avec l’antiquité tout en la préconisant, ne cherchant finalement qu’à concevoir une liturgie particulière, bien éloignée de la liturgie romaine, qui « possède la première qualité de toute liturgie, l’antiquité. »

Le second caractère est son universalité, qui garantit la communion dans la prière et la foi. Il se fonde sur « l’unité de langage dans le culte » (2ème article). Puisque la liturgie est la langue de l’Eglise et que l’Eglise est une, elle doit être universelle comme l’Eglise, une comme son âme. Cette unité de langage permet à l’Eglise de répondre aux besoins de l’unité de foi et de veiller à la garde de cette unité sans laquelle il ne peut y avoir d’Eglise, unité qui permet de « réunir tous les hommes dans un même langage, de proposer à tous les mêmes confessions de foi ». Enfin, en préservant l’unité de son langage, qui exprime sa pensée et sa doctrine, l’Eglise protège sa foi contre toute altération. Dom Guéranger dénonce alors « la révolte de la raison individuelle » et les mouvements protestants qui ont divisé ce langage et ont remis en cause la catholicité de l’Eglise. Il condamne aussi le gallicanisme qui a donné à l’Eglise « les liturgies parisiennes, senonaise, amienoise, chartraine, lyonnaise, troyenne, rouennaise, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer » au point que, lorsqu’il voyage, le fidèle se trouve tout à coup étranger dans l’Eglise qu’il croyait sœur de la sienne.

L’autorité est le troisième caractère de la liturgie puisqu’elle est « pour ainsi dire la présence réelle de la Divinité. » (3ème article) Le catholique « sait que les ténèbres sont incompatibles avec la lumière, et que le langage de l’Epouse ne saurait contredire la pensée de l’Epoux. » Or, la liturgie romaine détient ce caractère. « Une seule erreur dans la foi ne pourrait se rencontrer dans la liturgie romaine, sans que l’Eglise ne fût convaincue d’errer dans son enseignement, et d’être par conséquent dépourvue de sainteté et d’infaillibilité. » Ce n’est pas un homme, prêtre ou savant fut-il, qui est détenteur du langage de l’Eglise. Ceux qui innovent prennent-ils conscience que par eux-mêmes, ils « s’élèvent tout-à-coup à la dignité d’organes de l’Eglise » ? Leur voix est-elle aussi pure que celle d’Isaïe ? Est-il encore possible de donner la parole à un hérétique afin qu’il exprime ce qu’il y a de plus cher pour l’Eglise, c’est-à-dire sa foi ? « Ne frémissez-vous pas à cette pensée : il n’est point impossible que nos prières sacrées recèlent l’erreur […] Cette pensée n’est-elle pas un reproche pénible, surtout quand l’Eglise romaine est là qui vous offre une liturgie dont la doctrine est garantie par l’autorité même de Dieu. ». Dom Guéranger s’oppose aussi à ceux qui, comme les protestants, voient dans la Sainte Ecriture l’autorité elle-même. Pourtant, c’est l’autorité elle-même qui la garantit, notamment contre toute mauvaise interprétation. Enfin, l’emploi des versets sacrés n’est pas toujours bien judicieux. Ils perdent de leur beauté et « manquent totalement du sens que l’on s’efforce de leur donner. »

Antiquité, universalité, autorité, tels sont donc les trois caractères de la véritable liturgie que définit Dom Guéranger. Celui-ci démontre que la liturgie romaine présente ces trois caractères contrairement à toutes les liturgies qui ont été développées depuis le XVIIIe siècle, qu’elles émanent du protestantisme ou du jansénisme. « Il faut bien être un peu sévère dans une matière aussi grave, et ensuite, puisqu’on a voulu remplacer l’antique, l’universelle liturgie par une liturgie plus parfaite, ne sommes-nous pas en droit d’exiger cette perfection ? »

Confession, prière et louange

Dans ses Institutions liturgiques, Dom Guéranger nous rappelle que les actes principaux de la religion sont la confession, la prière et la louange. « Telles sont aussi les formes principales de la Liturgie. »[9]

Par la confession, l’Eglise fait hommage à Dieu de la vérité qu’elle en a reçue. Elle confesse sa foi « avec toute la richesse des rites, toute la pompe du langage, toute la profondeur des adorations, tout l’enthousiasme de la foi. » Les paroles, les gestes et tout ce qui concourt à la liturgie illustre, manifeste, rend intelligible la foi au point que, selon Prosper d’Aquitaine, « la loi de ce qui est prié est la loi de ce qui est cru » : « legem credendi statuat lex supplicandi ». Foi et liturgie sont indissociables. « La Liturgie est la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité. »

Par la prière, « l’Eglise exprime son amour, son désir de plaire à Dieu, de lui être unie, désir à la fois humble et fort, timide et hardie, parce qu’elle est aimée et que celui qui l’aime est Dieu. » La prière manifeste ainsi son espérance en Dieu vers Lequel se tourne l’Eglise pour présenter ses demandes, exposer ses besoins, expliquer ses nécessités. Elle Lui exprime sa confiance.

Par la louange, l’Eglise célèbre les merveilles des temps anciens, les victoires de Notre Seigneur Jésus-Christ et tous les bienfaits que Dieu ne cesse de lui prodiguer. À la vue de ses merveilles, elle exprime son admiration et les racontent pour raviver les sentiments qu’elles lui inspirent. Elle célèbre après Dieu ses anges et ses saints dont elle raconte et exalte leurs vertus et leurs combats.

« Confession, Prière, Louange, deviennent dans la Liturgie une triple source d’intarissable poésie ». L’Eglise les exprime dans un langage digne de servir de si hauts et ardents sentiments. La foi, l’amour et l’admiration ne se parlent pas simplement. De si grands sentiments se chantent. Et comme tout langage, il ne se réduit pas non plus à des paroles. L’homme est l’union d’une âme et d’un corps. Il s’exprime aussi par des gestes, des signes, des images. « Dans l’Eglise, disons-nous, ce céleste ensemble de confession, de prière et de louange, parlé dans un langage sacré, modulé sur un rythme surnaturel, se produit aussi par les signes extérieurs, rites et cérémonies, qui sont le corps de la Liturgie. »

La Liturgie tournée essentiellement vers Dieu

Dom Guéranger « discerna sans hésitation ce qui est l’essence de la liturgie : culte publique par lequel l’Eglise, sous motion du Saint-Esprit qui l’anime et prie en elle. »[10] Si elle a une valeur formatrice et éducatrice, la liturgie n’est pas réduite à un enseignement. L’Eglise exprime de profonds sentiments de foi, d’espérance et de charité par des paroles et des gestes, par la poésie et la mélodie, par des signes et des images. La liturgie est donc plus lyrique que didactique.

La liturgie a pour fin suprême la louange et la gloire divine, et par conséquent l’oubli de soi. Elle est essentiellement centrée sur Dieu. La sanctification des âmes et leur élévation vers Dieu ont-elles-mêmes pour ultimes fins la glorification et la louange de Dieu. Comme dans toute chose, c’est Dieu qui demeure aussi le terme de la liturgie.

Un autre apôtre de la Liturgie, le Père Emmanuel

Dom Guéranger a inspiré de nombreux prêtres et fidèles. Il a joué un grand rôle dans le réveil de la vie liturgique que nous pouvons constater au XIXe et au XXe siècle dans de nombreuses villes et paroisses. Mais ses œuvres ne suffisent pas pour rénover la Liturgie. L’exemple de Mesnil-Saint-Loup nous révèle l’importance d’un acteur clé dans ce renouveau : le prêtre.

Mesnil-Saint-Loup est un petit village de la Champagne, peu assidue à la pratique religieuse. L’abbé Ernest André (1826-1903), appelé plus tard le Père Emmanuel, cherche à réveiller la foi parmi ses paroissiens et à élever leur âme. « Il me faut des chrétiens tels que le baptême me les a faits. Ils existent en germe ; je les cultiverai et je les obtiendrai. »[11] Ardent fidèle de Notre Dame de la Sainte Espérance, il parvient à rendre la paroisse plus fervente. En 1872, il fonde un monastère à l’ombre de son église paroissiale, qui relèvera de la Congrégation de Mont-Olivet en 1886.

Depuis son arrivée en 1849, le Père Emmanuel enseigne la liturgie à ses paroissiens par des bulletins et le catéchisme. Il leur donne quelques notions du latin ecclésiastiques avec quelques exercices afin de leur permettre de saisir les textes usuels de la liturgie. Il écrit aussi des méditations pour chaque jour de l’année liturgique. Son Nouvel essai sur les Psaumes demeure une œuvre considérable qui met la traduction des psaumes à la portée des fidèles.

Autrefois petite paroisse négligée, le Père Emmanuel parvient à rendre les fidèles plus assidue à la prière et aux sacrements, animés d’une vie spirituelle extraordinaire. « Existe-il encore en France – en ce pays de chrétienté par excellence – des villages corporativement chrétiens ? […] J’en connais un : c’est dans le diocèse de Troyes […] le petit village de Mesnil-Saint-Loup. […] C’est le dimanche qu’on peut le mieux prendre contact avec la vie de Mesnil. Ce jour-là, personne ne travaille à Mesnil, les champs sont déserts, mais l’église n’est jamais vide, car ces chrétiens non seulement s’abstiennent d’œuvres serviles, mais emploient la journée entière à louer Dieu. Les plus fervents sont à la messe dès les premières heures du jour, jeunes gens, hommes, femmes, y communient avec un respect impressionnant. Tout le monde assiste à la grand’messe […] Tous suivent dans leur paroissien le déroulement de l’office et il en est une bonne parte qui sait suffisamment le latin pour comprendre les formules liturgiques les plus usuelles. »[12]

Comment a-t-il obtenu un résultat si extraordinaire ? « Que parlez-vous de chose extraordinaire ? Il n’y a rien d’extraordinaire dans mon œuvre. Je n’ai fait que mettre en action les moyens que Notre Seigneur a remis à tous les prêtres pour faire le bien et un bien durable, à savoir la prière, la prédication, l’administration des sacrements. Je n’ai rien employé autre chose. »[13]

D’autres exemples, comme celui du Saint Curé d’Ars, montrent que la vie spirituelle et liturgique dépend beaucoup du prêtre qui œuvre dans sa paroisse, employant tous les moyens dont il dispose pour élever l’âme de ses paroissiens. Il n’y a point de liturgie digne de ce nom sans prêtre zélé et fervent…

Conclusions

Constatant la décadence de la liturgie, Dom Guéranger œuvre pour sa restauration. Par ses études historiques, il en montre ses principes et son développement. Par son enseignement, il nous fait redécouvrir sa richesse spirituelle. Il nous montre l’essence même de la liturgie et les qualités qu’elle doit avoir pour rester ce qu’elle doit être. Elle est « l’expression la plus haute, la plus sainte de la pensée, de l’intelligence de l’Eglise »[14] Elle est le langage de l’Eglise pour confesser sa foi, prier et louer Dieu. La Sainte-Messe en est le sommet : Notre Seigneur Jésus-Christ s’offre en victime à Dieu avant de nous nourrir par la sainte communion.

Paroles sublimes, poésie de haute valeur, gestes et signes, la liturgie est un langage d’une grande beauté, langage des hommes et des femmes qui s’adressent avant tout à Dieu. Comme le disait encore Dom Guéranger, c’est aussi une arme apologétique qui ne peut être laissée dans n’importe quelle main…

Mais comme le rappelle le Père Emmanuel, la liturgie a une exigence. Elle nécessite enseignement, prière, prédication afin que les fidèles sachent apprécier la richesse qui leur est donnée et l’utiliser pour une vie spirituelle plus fervente. Le prêtre a un rôle éminent dans cette œuvre. Il est un instrument aux mains de Dieu pour le divin sacrifice et les sacrements que Notre Seigneur Jésus-Christ lui a confiés. Il est un pasteur qui doit être soucieux de ses ouailles. C’est alors que les fidèles peuvent assister efficacement à la Sainte-Messe et se sanctifier. Or, sans-doute est-ce le grand drame du deuxième concile de Vatican qui, privilégiant le rôle des laïcs et l’ouverture de l’Eglise au monde, a finalement oublié le prêtre. La nouvelle messe a certainement encore dévalorisé son rôle, pourtant essentiel dans la vie spirituelle et la sanctification des fidèles. Sans-doute est-ce là une des causes profondes de la crise que l’Eglise connaît de nos jours…


Note et référence

[1] Paul VI, Constitution apostolique Missale romanum, 2.

[2] Daniel-Rops, L’Eglise des révolutions, En face de nouveaux destins, Tome VI, 1, VIII, 1969, Librairie Fayard,

[3] Dom Prosper Guéranger, Considérations sur la Liturgie catholique, 2ème article, 1830.

[4] Dom Prosper Guéranger, Considérations sur la Liturgie catholique, 1er article, 1830.

[5] Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Première partie, chapitre I,

[6] Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Première partie, chapitre I,

[7] Dom P.  Guéranger, Nouvelle Défense des Institutions liturgiques, Première partie, 1846, cité dans Eglise et Nation, La question liturgique en France au XIXe siècle, Vincent Petit, Chapitre III, Dom Guéranger et la construction d’une identité catholique, 2010, dans Presses universitaires de Rennes, OpenEdition Books.

[8] Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Première partie, chapitre I,

[9] Dom Prosper Guéranger, Considérations sur la Liturgie catholique, 1er article, chapitre 1.

[10] Delatte, Dom Guéranger, Abbé de Solesmes, 1910.

[11] Cité dans le P. Emmanuel du Mesnil-Saint-Loup, apôtre de la liturgie, Abbé Arnaud Renard, 26 août 2022, claves.org.

[12] Article de La Liberté de l’Yonne, 15 février 1920, dans le Bulletin de l’œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, t. XIV, mars-avril 1920 dans À Mesnil-Saint-Loup : la restauration d’une paroisse et d’une chrétienté, Frère Marie-Dominique O. P., Le Sel de la Terre, printemps 2003.

[13] Père Emmanuel, dans La paroisse de Mesnil-Saint-Loup, Bernard Maréchaux, bulletin La Vie spirituelle, 1925 dans À Mesnil-Saint-Loup : la restauration d’une paroisse et d’une chrétienté, Frère Marie-Dominique O. P.

[14] Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Première partie, chapitre I,