" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 22 juillet 2023

Autel ou table, un choix porteur de sens qui doit nous interroger et nous éclairer ...

Quand nous songeons aux différents changements qui ont eu lieu après le second concile de Vatican, nous ne pouvons pas ne pas évoquer l’apparition de nouveaux termes religieux et plus encore le silence qui ont inhumé des mots autrefois courants de notre langage religieux. Les mots comme « enfer », « pénitence » ou encore « diable » n’ont plus été employés pendant de longues années comme s’ils n’étaient plus recommandables ou que la réalité qu’ils exprimaient n’était plus d’actualité. Le même phénomène s’est produit en matière liturgique. C’est ainsi que dans de nombreux discours, le terme d’« autel » a tendance à être omis au profit de celui de « table »[1]. Parallèlement, le terme de « banquet » a été mis en valeur au détriment de celui de « sacrifice ». Ce changement n’est pas que verbal. Il a aussi touché la chose en elle-même. Le lieu où officie le prêtre a en effet été modifié dans sa forme et dans son emplacement, entraînant parfois même la destruction de l’autel[2], en dépit de sa beauté et de sa valeur. Ces modifications sont si marquantes qu’ils symbolisent encore aujourd’hui la nouvelle messe dite de Paul VI. Ce changement liturgique n’est pas sans enseignement. C’est pourquoi nous avons décidé de traiter de ce sujet dans le cadre de notre étude apologétique…  

Après une brève description étymologique et historique, nous allons étudier le rôle de l’autel dans la sainte messe.

L’autel, lieu élevé au centre du culte sacrificiel

Le terme d’« autel » provient du mot latin « altare » ou encore au pluriel « altaria », lui-même formé de deux mots « alta » et « are ». Le premier signifie « élevé », le second « foyer » ou « pierre de sacrifice ». Ainsi, le terme d’« autel » désigne le « lieu élevé réservé au sacrifice ».

Les païens distinguaient deux types d’autels : l’ « ara » et l’ « altare »[3]. L’ « ara » était un petit autel soit domestique, dédié aux divinités du foyer et aux libations réalisées en l’honneur des défunts, soit dédié à des cultes inférieurs. Nous pouvons par exemple mentionner l’ « ara pacis »[4], l’ « ara victoria »[5] ou encore l’ « ara Ammonis »[6]. L’ « altare » était plutôt destiné aux autels dédiés au culte des dieux supérieurs. De dimensions plus grandes, il était un véritable monument. Généralement situé en plein air, souvent placé devant le temple, il était habituellement de forme rectangulaire, en pierre ou en marbre, et comporte des marches pour permettre d’accéder à une plate-forme.

L’autel dans l’Ancien Testament

Dans l’Ancien Testament, nous retrouvons à de nombreuses reprises le terme hébreu de « Mizbeach », qui est traduit par « autel ». Il provient de la racine primaire « Zabach » qui signifie « immoler », « égorger », « sacrifier ». « Noé battit un autel au Seigneur ; et prenant de tous les quadrupèdes et de tous les oiseaux, il les offrit en holocauste[7] sur l’autel » (Genèse, IX, 20). Abraham érige aussi un autel pour accomplir le sacrifice de son fils Isaac. Ils « arrivèrent au lieu que Dieu lui avait indiqué. Abraham battit un autel, et déposa le bois dessus ; et lorsqu’il eut lié Isaac son fils, il le mit sur l’autel, au-dessus du tas de bois » (Genèse, XXII, 9). Il est aussi édifié pour invoquer Dieu, « dans tout lieu dans lequel sera la mémoire de mon nom ; je viendrai à toi et je te bénirai. » (Genèse, XXII, 9). Il est placé là où Dieu est apparu. Le lieu privilégié pour ériger un autel était un point élevé, une colline, une montagne.

Dans le tabernacle construit par Moïse ou au Temple de Jérusalem, nous trouvons deux autels qui remplissent les mêmes fonctions, l’autel dit des Holocaustes, sur lesquelles était offert chaque matin et chaque soir un holocauste comme sacrifice officiel, et l’autel des parfums, ou autel d’or, sur lequel un parfum était brûlé, matin et soir, en l’honneur de Dieu.

Avant la construction du Temple, nombreux étaient les autels en terre sainte. Les patriarches en ont érigé de nombreux. En plus de celui qui devait servir au sacrifice de son fils, Abraham en a bâti un à Shekem, un autre près de Béthel, ou encore à Hébron. Plus tard, Isaac, Jacob et Moïse en ont élevé d’autres. Finalement, c’était un geste naturel d’élever un autel pour adorer Dieu. L’ancienne Loi finir par interdire les autels particuliers pour ne pas favoriser la tendance naturelle du peuple hébreu vers l’idolâtrie.

Notons quelques caractéristiques de l’autel des Holocaustes. Par ses fonctions et son onction, il est saint. Consacré par de l’huile sainte, il ne pouvait être touché que par des prêtres. Pour y accéder dans le Temple, l’officiant devait monter des marches d’escalier. Comme le tabernacle puis le Temple étaient tournés vers l’est, le prêtre qui officiait était donc orienté « à l’orient devant le soleil » (Ezéchiel, VIII, 16). Cette orientation était aussi celle des cultes païens par symbolisme. Le lever du soleil pouvait manifester davantage la puissance de la divinité. Par ailleurs, cette orientation permettait d’éclairer l’autel au moment de la renaissance du jour. Soulignons que lorsque nous évoquons l’orientation d’un autel, nous parlons de l’orientation du prêtre qui accomplit l’acte cultuel.

La sainteté de l’autel, objet sacré par excellence

Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle aux pharisiens la sainteté et l’importance de l’autel puisque s’approcher de l’autel revient à s’approcher de Dieu. Nous retrouvons cette identification entre l’autel et Dieu lui-même dans l’Ancien Testament. Dans leur exil, le peuple élu se tournait leurs regards vers Jérusalem, la cité sainte, vers Dieu, soupirant auprès du Temps et de ses autels au point de les confondre dans leur même soupir. « Je viendrai jusqu’à l’autel de Dieu ; jusqu’au Dieu qui réjouit ma jeunesse. » (Psaume 42, 4).

Par ailleurs, Notre Seigneur Jésus-Christ précise que l’autel est plus important que le sacrifice en lui-même. L’autel donne en effet sens et portée au sacrifice avant qu’il n’ait lieu. « Insensés et aveugles ! Lequel est le plus grand : l’offrande ou l’autel qui sanctifie l’offrande ? » (Matthieu, XIII, 19).

L’autel dans l’Eglise

Selon Saint Grégoire le Grand, il est le lieu « où le plus élevé s’allie au plus bas, où s’unissent le terrestre et le céleste, le visible et l’invisible »[8]. Il est en effet le lieu où s’accomplit le saint sacrifice. Dans le nouvel ordo qui décrit la messe dite de Paul VI, l’autel est non seulement le lieu « où le sacrifice de la croix est rendu présent sous les signes sacramentel » mais aussi « la table du Seigneur à laquelle, dans la messe, le peuple de Dieu est invité à participer » ou encore « le centre de l´action de grâce qui s´accomplit pleinement par l´Eucharistie. »[9] Auparavant, il est précise que « la messe dresse la table aussi bien de la parole de Dieu que du Corps du Christ, où les fidèles sont instruits et restaurés. »[10] Le terme de « table » est ainsi associé à celui d’ « autel ».

L’autel proprement dit est au sens strict[11] une pierre, appelée pierre ou table d’autel ou encore pierre sacrée, plane rectangulaire ou carrée, fixe ou mobile, qui seule est consacrée par l’évêque, sur laquelle est offert le saint sacrifice de la messe, ou au sens large le meuble tout entier avec les degrés, les gradins et le tabernacle. Au XIXe siècle, dans le langage courant, l’autel comprend la pierre ainsi que son support. Il est composé de trois parties : la table supérieure, les reliques qu’elle renferme et la base.

L’autel peut être mobile ou fixe. Dans les églises consacrées, il doit avoir au moins un autel fixe, généralement l’autel majeur, ou maître autel. Dans les basiliques romaines, par exemple au Latran, se trouvaient des tables où l’on disposait les offrandes destinées au sacrifice de la messe. D’une manière impropre, elles étaient désignées sous le terme d’« autel ».

Pour pouvoir dire la messe sur un autel, celui-ci dans son ensemble ou uniquement la pierre d’autel doit être consacrée suivant des règles liturgiques très précises. Il contient généralement des reliques enfermées dans une cavité, appelée sépulcre, ou incrustées dans la pierre d’autel. Cette obligation, qui date du IIIe siècle, provient d’un usage très ancien quand le saint sacrifice de la messe était réalisé dans les catacombes sur la pierre tombale d’un martyr pendant les persécutions. L’autel manifeste ainsi le lien entre le sacrifice de Notre Seigneur Jésus-Christ et celui de ses fidèles.

Nos églises contiennent de nombreux autels qui, selon leur fonction et leur architecture, portent différents noms. Leur présence manifeste l’essor de la dévotion aux saints, la multiplication des prières aux défunts et l’obligation des prêtres de dire quotidiennement une messe. Parmi ces autels, se trouve le maître d’autel ou autel majeur, c’est-à-dire l’autel principal d’une église, placé dans l’axe de la nef au sein du chœur, le plus orné et monumental.

Autel de l'église d'Avenas, XIIe siècle
 (Bourgogne
)

Des règles précises ont régi la construction et l’édification de l’autel, la matière à employer, son emplacement, sa consécration, ... Depuis le nouvel ordo romain, les normes se sont plutôt assoupies[12], laissant souvent l’initiative à l’évêque ou à la conférence des évêques. Le nouvel ordo apporte des modifications dont la plus importante est son emplacement. « Il convient, partout où c’est possible, que l’autel soit érigé à une distance du mur qui permette d´en faire aisément le tour et d´y célébrer face au peuple. On lui donnera l´emplacement qui en fera le centre où converge spontanément l´attention de toute l´assemblée des fidèles. »[13] Dans les églises déjà construites, il sera possible de le déplacer si cela ne nuit pas à sa valeur artistique et dans le cas contraire, d’édifier un autre autel, qui sera alors mis en valeur. « Dans la construction des églises nouvelles, il faut n’élever qu’un seul autel, qui soit le signe, au milieu de l’assemblée des fidèles, de l’unique Christ et de l’unique Eucharistie de l’Eglise. »[14]

Pourtant, nous devons le souligner, la célébration de la messe face au peuple, qui caractérise tant la nouvelle messe, dite de Paul VI, n’est pas une obligation. Aucun texte officiel, ni même l’Ordo ne prescrit le prêtre à se tourner vers le fidèle pendant la cérémonie. Comme dans beaucoup d’autres cas, une possibilité est en fait devenue une loi, le plus souvent par mode…

L’autel, « pierre angulaire » de l’église

La pierre d’autel symbolise Notre Seigneur Jésus-Christ, la « pierre angulaire » qui fait tenir l’Eglise. Ainsi, cinq croix gravées y sont gravées pour rappeler ses cinq plaies. Lors de sa consécration, des grains d’encens répartis entre les cinq croix sont brûlées pour rappeler son embaumement par les saintes femmes avant que la pierre tombale renferme son sépulcre. L’autel purifié et oint de toute part lors de cette cérémonie est ensuite revêtue de trois nappes de lin, elles-mêmes bénies, représentant le linceul de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est ainsi que finalement, l’autel est identifié à Notre Seigneur Jésus-Christ, immolé et enseveli avant d’être glorifié.

Enfin, de nombreux gestes manifestent son caractère sacré comme l’illustrent les différentes marques de vénération et de respect tels son encensement, l’inclination du prêtre et des fidèles en absence de la sainte présence, les baisers du prêtre au cours de la messe… L’autel est enfin réservé aux offices divins, tout autre usage profane étant interdit. Afin de le laisser nu comme un tombeau, hors d’un office divin, aucun mobilier ni objet ne devait reposer sur l’autel. Cela explique ainsi la présence d’un retable.

L’autel tourné vers l’Orient

Aux premiers siècles du christianisme, dans les catacombes ou les maisons particulières, les fidèles était naturellement orientés vers l’Orient comme le notait déjà Tertullien. « Lors de son ascension, il monta vers l’Orient et c’est ainsi que les apôtres l’adorèrent, et c’est ainsi qu’il reviendra comme ils l’ont vu s’élever vers le ciel, selon ce que le Seigneur dit lui-même : De même que l’éclair s’élance du levant et brille jusqu’au couchant, ainsi en sera-t-il du retour du Fils de l’homme. Puisque nous l’attendons, nous prions tournés vers l’Orient. C’est là une tradition non écrite des apôtres. »[15] De même, les Constitutions apostoliques, qui datent de la fin du IVe siècle, prescrit de se lever vers l’Orient pour prier. Dans le rite copte de Saint Basile, les fidèles sont invités à regarder vers l’Orient pour prier.

Le IVe siècle est une nouvelle ère pour le christianisme. Les chrétiens sortent en effet de la clandestinité et peuvent librement exercer leur culte. C’est donc le moment où des églises sont construites ou dédiées au culte chrétien. Et dès ce temps-là, dans ces lieux de culte, le célébrant est naturellement orienté vers l’est, symbole de la Jérusalem céleste et de la seconde venue de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Lorsque nous nous levons pour prier, nous nous tournons vers l’Orient, là où le soleil se lève. Non pas comme si Dieu était là et avait abandonné les autres régions de l’univers … mais enfin que l’esprit soit exhorté à se convertir à une nature supérieure, à savoir Dieu. »[16]

Si l’église était tournée vers l’occident, comme les premières basiliques, le célébrant se tournait successivement ver l’est et vers l’ouest, c’est-à-dire dos au peuple ou face à lui. Et comme le montrent les églises d’Orient, le devant de l’autel suscite le plus grand respect au point qu’aucun célébrant ne lui tourne le dos.

Par conséquent, lors de la célébration, le prêtre n’était jamais face aux fidèles, l’ensemble étant tourné vers l’Orient. Enfin, notons qu’au moment de la célébration, l’autel devait être caché aux fidèles par des courtines.

« L’orientation de la prière commune aux prêtres et aux fidèles —dont la forme symbolique était généralement en direction de l’est, c’est-à-dire du soleil levant— était conçue comme un regard tourné vers le Seigneur, vers le soleil véritable. Il y a dans la liturgie une anticipation de son retour ; prêtre et fidèles vont à sa rencontre. Cette orientation de la prière exprime le caractère théocentrique de la liturgie ; elle obéit à la monition : Tournons-nous vers le Seigneur ! »[17]

Par conséquent, aucun argument historique sérieux ne permet de justifier l’orientation de l’autel et du célébrant vers les fidèles. La raison ne relève pas d’un retour à un christianisme dit primitif ou à une purification du rite. Bien au contraire, cette orientation se présente comme une rupture liturgique. Dans la présentation générale du missel romain, il est précisé que l’autel doit être placé de manière à faire « converger spontanément l’attention de toute l’assemblée des fidèles » et de permettre la célébration face au peuple[18]. Cette nouvelle orientation se justifie-t-elle que par des raisons pédagogiques ? Est-ce seulement un moyen pour tenter d’améliorer la « participation active » des fidèles comme le suggéraient certains réformateurs liturgiques[19] ? La même présentation mentionne que le prêtre tient un rôle de président[20], et à ce titre, sa place la plus appropriée est d’être face au peuple. La nouvelle orientation de l’autel relève donc d’un changement théologique, portant sur la liturgie, l’Eglise mais aussi sur le prêtre

Sacrifice ou banquet ?

Dans la présentation de la nouvelle messe, comme nous l’avons déjà évoqué, l’expression « table du Seigneur » est employé pour désigner l’autel en rapport à la participation des fidèles au mystère de l’Eucharistie.

Le terme de « table » est associé à l’idée de « banquet » auquel est invité le fidèle et à celle de « nourriture » qui lui est offerte. La nouvelle messe cherche ainsi, comme le mentionne la présentation du missel romain, à mettre davantage en lumière « le signe du banquet eucharistique »[21]. Rappelons que « la messe dresse la table […] du Corps du Christ, où les fidèles sont […] restaurés. »[22]

Les termes d’ « autel » et de « table » désignent donc un même objet mais aussi deux actes qui se réalisent au cours de la messe, le saint sacrifice et la communion. Cependant, n’oublions pas que la « table de communion » existe aussi dans la messe dite de Saint Pie V. Elle désigne le lieu où le fidèle reçoit la sainte Eucharistie. Mais contrairement à la nouvelle messe, elle est distincte de l’autel et n’occupe pas une place majeure dans l’espace de l’Eglise. Sa place secondaire montre en fait une réalité : la communion et la sanctification qu’elle implique selon la disposition du fidèle qui la reçoit ne sont que les effets du saint sacrifice qui s’opère sur l’autel. La Présence réelle présente dans le tabernacle sur l’autel est ordonnée immédiatement au saint sacrifice. Le saint sacrifie justifie toute la dévotion à l’égard de la Présence réelle. Sans sacrifice, il n’y a point de messe comme la messe subsiste même si aucun fidèle ne communie. Ainsi, « le mystère eucharistique – sacrifice, présence, banquet – n’admet ni réduction ni manipulation, il doit être vécu dans son intégrité »[23].

Et l’autel dans les religions protestantes ?

Au XVIe siècle, chez certains protestants, le terme d’« autel » est remplacé par celui de « table de communion ». Calvin nous donne une explication de ce changement non anodin. Dieu « nous a donné une table pour manger sur elle, et non un autel pour sacrifier dessus. Il n’a point consacré des prêtres pour immoler des hosties mais il a institué des ministres pour distribuer la nourriture sacrée au peuple. »[24] Effectivement, il enseignait que Notre Seigneur Jésus-Christ ayant accompli son sacrifice une fois pour toute, il n’y avait point de saint sacrifice à la messe. La table n’est pas généralement surélevée et elle est disposée au centre des fidèles mettant ainsi l’accent sur le partage et l’absence de hiérarchie entre l’officiant et les fidèles, voire sur l’aspect festif de la cérémonie. Chez certains protestants, la table n’est édifiée que pour la Cène…

C’est pourquoi les autels furent détruits et remplacés par des tables de bois couvertes d’une toile de lin et placées dans le chœur. Comme l’expliquait le conseil du roi anglais à l’évêque de Londres, « un autel est destiné à un sacrifice ; une table est destinée à ce que les hommes y prennent part au repas. »[25] La messe est finalement le mémorial de la Cène. Ainsi, le terme de « messe » est remplacé par celle de « Cène ».

L’autre changement qu’opèrent les protestants, au moins pour ceux qui croient encore au sacrifice de la messe, comme les luthériens, est la fin de la multiplicité des autels au sein d’un édifice religieux afin de signifier l’unité de célébration par une communauté.

Enfin, l’autel ou la table n’est plus le centre de l’église. La chair est en effet devenue un élément essentiel d’un temple ou d’une église protestante pour signifier le rôle déterminant de la prédication. Parfois monumentale, elle peut être placée au-dessus de la table. Au XIXe siècle, la communion était parfois réalisée au moment où l’officiant lisait des textes bibliques, dévalorisant ainsi la réception du pain et du vin ainsi que leur consommation. Cependant, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les tables de communion ont repris leur place et visibilité, devenant notamment plus massives et ressemblant davantage à des autels.

Conclusions

Un changement de termes, surtout lorsqu’il est consacré par un usage antique, n’est jamais anodin. Il annonce toujours une rupture plus ou moins profonde, c’est-à-dire un changement substantiel.

Quand nous parlons d’autel, nous songeons naturellement à un sacrifice qu’offre l’homme à une divinité dans le cadre d’un culte religieux comme le montre notre histoire antique. Il est aussi naturel d’employer ce terme pour évoquer le culte du peuple élu à l’égard du véritable Dieu. De même, lorsque les chrétiens ont mis en place la liturgie au IVe siècle, ils ont aussi employé ce terme pour désigner le lieu où s’accomplit le saint sacrifice de la messe. 

Le terme de « table » évoque plutôt un repas ou encore un partage. Il nous renvoie donc à la dernière Cène quand Notre Seigneur Jésus-Christ a institué le sacrement de l’Eucharistie. La nouvelle messe dite de Paul VI cherche ainsi à souligner l’importance du mystère de l’Eucharistie en mettant davantage en valeur la « table du Seigneur » et le banquet eucharistique au risque de mettre au même plan la cause et l’effet, c’est-à-dire le saint sacrifice de la messe et la communion.

Différentes mesures, comme la célébration face au peuple, la suppression des autels secondaires ou encore l’aspect festif de la cérémonie au détriment du sacré, laissent penser que la messe est ordonnée à la communion. C’est ainsi qu’aujourd’hui il n’est pas rare d’entendre que la messe n’est plus un sacrifice mais le signe d’un partage ou d’une église qui se réalise ! Récemment encore, une théologienne dite catholique s’insurgeait contre la conception « ringarde » de la messe comme sacrifice. Des papes ont déploré des abus depuis le deuxième concile du Vatican. « Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s’il n’allait pas au-delà du sens et de la valeur d’une rencontre conviviale et fraternelle. »[26]

L’apparition de nouveaux termes dans la foi et le culte au mépris d’autres mots pourtant consacrés par un usage antique doivent donc nous interroger sérieusement. Souvent, des arguments fallacieux tirée d’une histoire manipulée ou incomprises tentent de montrer la pertinence des changements. La plupart du temps, ces changements annoncent plutôt une rupture non seulement sémantique et liturgique mais aussi théologique. En matière de liturgie, cela ne doit pas nous surprendre puisque le culte doit professer la foi. Si ce changement est imposé, en particulier de manière maladroite, voire arrogante, il est encore plus normal qu’il provoque incompréhension et division. Ainsi, au lieu de pointer du doigt ceux qui s’interrogent et refusent la rupture, il est bien plus judicieux et valeureux de soulever en toute objectivité les questions que soulève clairement la crise actuelle. Celle-ci ne naît pas d’une fidélité aveugle ou nostalgique à la messe dite de Saint Pie V mais de toutes les évolutions liturgiques qui ont eu lieu après le deuxième concile de Vatican, y compris de la messe dite de Paul VI.



Notes  et références

1]Voir Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, trad. fr. de 2007 (www.vatican.va). Les deux termes y sont présents. Elle mentionne une équivalence entre « autel » et « table du Seigneur » (n°49). 

[2]Voir Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain,). Il est précisé que l’autel pourrait être déplacé et non détruit sous réserve de ne pas dénaturer sa valeur artistique. Dans nos églises, cette règle n’a pas toujours été respectée.

[3] Voir L’autel : fonctions, formes et éléments, Joël Perrin, journal.openedition.org, https://doi.org/10.40000/insitu.1049. Ce document inventorie et définit les termes relatifs à l’autel.

[4] Ara Pacis Augustae, monument romain inauguré vers l’an 9.

[5] Symmaque, Relatio de Ara Victoria.

[6] Autel dédié au dieu Jupiter Ammon ou Serapis, qui a donné le nom de la ville « Aramon ».

[7] L’holocauste est un sacrifice au cours duquel l’offrande est consumée par le feu.

[8] Saint Grégoire le Grand, Dialogue IV.

[9] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain,  n°296, 2007,  www.vatican.vaLe texte  présente le nouvel Ordo. qui décrit la messe de Paul VI.

[10] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°73.

[11] Voir Corblet, Histoire dogmatique, 1885, tome 2.

[12] Par exemple, la mise en place de reliques dans la table d’autel était obligatoire avant le nouvel ordo. Il n’est plus qu’un usage opportun à garder. La nécessité de contenir des reliques est mentionnée par le pape Virgile dans une lettre qu’il écrit à Profurus, évêque de Braga. Cependant, vers 270, Saint Félix aurait rendu obligatoire de célébrer la sainte messe sur les reliques d’un saint martyr ou sur leur tombeau.

[13] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°299.

[14] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°303.

[15] Saint Jean Damascène, dans Tournez vers le Seigneur, Mgr Klaus Gamber, 18 novembre 1992.

[16] Saint Augustin, De sermone domine in monte, II, n°18, PL XXXIV, col. 1277.

[17] Cardinal Ratzinger, Préface, Tournez vers le Seigneur, Mgr Klaus Gamber, 18 novembre 1992.

[18] Voir Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°299, Elle reprend un article de l’instruction pour l'exécution de la Constitution sur la liturgie Inter oecumenici, chapitre V, II, 26 septembre 1966.

[19] Voir Émeraude, juin 03, article "Dom Parsch et la messe communautaire".

[20] Il préside la célébration comme il préside la prière.

[21] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°282.

[22] Instructionalis generalis, 2002, Présentation générale du Missel romain, n°28.

[23] Jean Paul II, n°61, Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia sur l’eucharistie dans son rapport à l’Eglise, 17 avril 2003, www.vatica.va.

[24] Calvin, Institution de la religion chrétienne, Livre IV, XVIII, n°12.

[25] T. CRANMER : Works, Cambridge 1844, vol. II.

[26] Jean Paul II, n°61, Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia, n°10.

samedi 8 juillet 2023

L'encyclique Mediator Dei : négligence et erreurs en matière de liturgie

Pendant la deuxième guerre mondiale, le régime nazi refusant aux catholiques allemands toute ingérence dans la vie politique et sociale, ces derniers concentrent leur attention et leurs activités religieuses à l’intérieur du sanctuaire. Ainsi restreinte, la vie religieuse a sans-doute fini par se confondre avec la vie liturgique. De même, en France depuis plus d’un siècle, la laïcisation de la société et le refus de Dieu poussent très probablement les catholiques dans la même voie. Si la réduction de la vie religieuse à la vie liturgique présente assurément de graves dangers pour l’Église et pour le fidèle, elle doit être prise en compte afin que par la liturgie, où s’exprime l’idéal de la vie chrétienne dans toute sa grandeur et sa profondeur, la vie du fidèle, de sa famille, de la société en soit pénétrée. Si cette liturgie ne leur propose pas cet idéal, dans sa beauté et son intégrité, il est aussi fort probable que sa vie spirituelle en sera fortement impactée. Certes, l’autel a toujours été au centre de la vie chrétienne et de la vie de l’Église, mais à partir du XXe siècle, il est peut-être devenu pour les fidèles et la paroisse toute leur vie…

Comme nous l’avons déjà évoqué[1], la liturgie était dans un triste état au XIXe siècle après les ravages de la révolution française. Témoin de cette décadence et conscient de son importance dans la vie de l’Église et du fidèle, Dom Guéranger a œuvré pour la restaurer et, emportés par son élan et ses études ainsi que par son travail époustouflant, d’autres ont poursuivi sa voie. C’est ainsi qu’est né et développé le mouvement liturgique ou plutôt des mouvements tant ils paraissent multiples et hétérogènes.

La liturgie a donc fait l’objet de nombreux efforts depuis plus d’un siècle, devenant un des principaux champs d’action pour tous ceux qui voulaient œuvrer dans l’apostolat, la pastorale ou dans d’autres activités en faveur du christianisme... Cependant, en dépit de leurs bonnes intentions, de nombreuses actions, souvent hâtives et désordonnées, ont donné lieu à des résultats désastreux, voire dangereux, au point de provoquer une crise au sein de l’Église, une crise qui demeure encore, une crise déjà pressentie au lendemain de la seconde guerre mondiale…

En effet, le 20 novembre 1948, dans l’encyclique Mediator Dei sur la liturgie et sur le culte eucharistique, le pape Pie XII dénonce des erreurs et des abus qui ont été commis en matière liturgique tout en soulignant les bienfaits des efforts qui ont été menés dans ce domaine. Si nous ne retenons que les bienfaits qu’il évoque dans l’encyclique, nous pourrions l’interpréter comme un encouragement aux mouvements liturgiques, ce que n’hésitent pas à faire des novateurs pour justifier leurs audaces. Mais, si nous sommes plus objectifs, nous comprendrons plutôt que l’encyclique a surtout pour but d’encadrer tout développement liturgique. Tout n’est pas évidemment acceptable et légitime. C’est ainsi que l’encyclique Mediator Dei se présente comme un texte de référence et d’autorité en matière de liturgie et de développement liturgique. « Elle constitue l’œuvre la plus importante que nous ait donnée sur la liturgie le Magistère suprême. Si elle reprend et confirme les actes de Pie X et de Pie XI, en la matière, elle les dépasse par l’ampleur de ses visées et par ses développements. »[2] Dans le cadre de notre étude, nous ne pouvons guère l’ignorer…

L’encyclique comprend quatre parties. La première traite de la nature, de l’origine et des règles de développement liturgique. La deuxième se concentre sur le culte eucharistique. La troisième partie groupe des enseignements qui se rapportent à l’office divin et au cycle de l’année liturgique. Enfin, la dernière partie porte sur des directives sur les dévotions populaires et sur l’apostolat liturgique. Nous allons surtout insister sur l’introduction et sur la première partie…

Avant tout, but et rôle de la liturgie

Dans son introduction, le pape Pie XII rappelle que la liturgie s’inscrit dans l’œuvre du salut et donc dans le plan divin. Notre Seigneur Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et les hommes, veut rétablir l’ordre entre les hommes et leur Créateur, ordre troublé par le péché, et les ramener à son Père céleste. Par son enseignement et ses prières, par ses œuvres et par son sacrifice, « toute l’humanité, heureusement retirée du chemin qui la conduisait à la ruine et à la perdition, fut de nouveau orientée vers Dieu, afin que par la coopération de chacun à l’acquisition de sa propre sainteté, qui naît du sang immaculé de l’Agneau elle donnât à Dieu la gloire qui lui est due. »[3]

Afin que perdure sa vie sacerdotale au cours des siècles pour que les fidèles puissent encore servir Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ a institué un sacerdoce visible dans l’Église. « L’Église, fidèle au mandat reçu de son fondateur, continue donc la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, principalement par la sainte liturgie. » En effet, cette œuvre consiste « d’abord à l’autel, où le sacrifice de la croix est perpétuellement représenté et renouvelé, la seule différence étant dans la manière de l’offrir », puis par les sacrements, qui permettent aux fidèles de participer à la vie surnaturelle et enfin par l’office divin.

Encouragement et dénonciation en matière de développement liturgique

Pie XII rappelle aussi les bienfaits des différents efforts en faveur de la liturgie qui ont été menés depuis la fin du XIXe siècle, en particulier « l’activité zélée et assidue de plusieurs monastères » bénédictins. Les messes ont ainsi été mieux connues et plus estimées, la participation des fidèles plus fréquente, la prière liturgique plus appréciée. La réalité du Corps Mystique dont le Christ est la tête et le peuple chrétien les membres, est aussi mieux comprise. Enfin, autre bienfait, le devoir des chrétiens de participer, à sa juste place, aux rites liturgiques est mieux connu.

Cependant, en dépit de ces « fruits salutaires », et en raison de son devoir de « veiller soigneusement à ce que les initiatives ne dépassent pas la juste mesure ni ne tombent dans de véritables excès », Pie XII dénonce l’ignorance et le manque de goût de la sainte liturgie dans quelques pays ainsi que l’égarement de ceux qui, « trop avides de nouveautés », « se fourvoient hors des chemins de la saine doctrine et de la prudence. » Ceux qui veulent renouveler la liturgie veulent parfois appliquer des principes erronés qui entachent la foi et la doctrine ascétique. Or, « la pureté de la foi et la morale doit être la règle principale de cette science sacrée qu’il faut en tout point conformer aux plus sages enseignements de l’Église. »

Ainsi l’encyclique dénonce à la fois « les négligents et les paresseux » ainsi que les « imprudents ». Le désir de Pie XII est que tous professent la même foi, obéissent à la même loi et participe au même sacrifice, « d’un même esprit et d’une même volonté ».

La Liturgie, le culte rendu à Dieu

L’encyclique rappelle le devoir fondamental de l’homme, à savoir « celui d’orienter vers Dieu sa personne et sa vie », devoir individuel et collectif. Pour cela, il doit « Lui rendre, par la vertu de religion, le culte et l’hommage dus à l’unique et vrai Dieu. »

Ce devoir individuel et collectif a encore été approfondi et renforcé par l’élévation des hommes à l’ordre surnaturel. Sous la Loi ancienne, Dieu a établi le culte que le peuple ancien devrait Lui rendre, c’est-à-dire sacrifices, cérémonies, prêtres, vêtements, … Mais ce culte n’était que l’ombre ou l’image de celui que Notre Seigneur Jésus-Christ, le grand-prêtre de la nouvelle alliance, a instauré ici-bas, totalement dévoué à la gloire de son Père et agissant pour notre sanctification allant jusqu’au sacrifice de sa vie sur la croix. Afin de perpétuer sa présence ainsi que le culte qu’il a institué, Notre Seigneur Jésus-Christ a fondé, consacré et affermi l’Église, « colonne de vérité » et « dispensatrice de sa grâce » Ainsi, l’Église doit poursuivre sa mission : « enseigner à tous la vérité », « régir » et « gouverner les hommes », « offrir à Dieu le sacrifice digne et acceptable », et rétablir l’union entre le Créateur et les créatures.

Notre Seigneur Jésus-Christ est présent, en même temps que l’Église, dans tout acte liturgique et dans le saint sacrifice de l’autel, soit dans la personne de son ministre, soit surtout sous les espèces eucharistiques, ainsi que dans les sacrements par la vertu qu’Il leur infuse, et enfin dans les louanges et les prières adressées à Dieu. Ainsi, « la sainte liturgie est donc le culte public que Notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église », culte aussi « rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel ». Finalement, « c’est, en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres. »

Les caractéristiques du culte

Depuis la naissance de l’Église, le culte s’est organisé et développé selon les circonstances et les besoins, s’enrichissant de nouveaux rites, de nouvelles cérémonies et de nouvelles formules, toujours dans le but de nous sanctifier et rendre notre âme plus attentive à Dieu, d’exercer finalement la fonction sacerdotale de Notre Seigneur Jésus-Christ afin de mener les hommes à Dieu.

L’ensemble du culte que l’Église rend à Dieu est à la fois extérieur et intérieur, deux éléments intimement unis. Il est nécessairement extérieur car « par la connaissance des réalités visibles, nous sommes attirés à l’amour des réalités invisibles » et parce que l’âme s’exprime par le moyen des sens, extérieur aussi parce que la société manifeste extérieurement le culte public. Il est surtout intérieur « sans quoi, la religion devient assurément un formalisme inconsistant et vide. » C’est pourquoi il est inexact de considérer simplement la liturgie comme une partie purement extérieur et sensible du culte divin ou un ensemble de prescriptions à respecter.

Or, nous ne pouvons dignement honorer Dieu si nous voulons tendre vers la perfection de la vie, c’est-à-dire vers la sainteté, et que, pour parvenir à la sainteté, le culte rendu à Dieu par l’Église en union avec Notre Seigneur Jésus-Christ possède la plus grande efficacité. Cependant, dans les sacrements et le sacrifice de la messe, cette efficacité procède surtout et avant tout de l’action elle-même.

Piété objective et prière subjective

Ainsi, dans les cérémonies liturgiques, l’œuvre de la rédemption se poursuit et ses fruits s’appliquent encore sur nous en raison de la vertu divine, et non de la nôtre. Les actes que réalise Notre Seigneur Jésus-Christ ont donc une valeur objective. C’est en raison de la vertu divine que la piété des membres du Corps mystique s’unit à celle de Notre Seigneur Jésus-Christ et que cette cérémonie devienne en quelque sorte une action de tout le Corps mystique. « Certains concluent de ces profonds arguments que toute la piété chrétienne doit se renfermer dans le mystère du Corps mystique du Christ, sans aucune considération « personnelle » ou « subjective » ; ils estiment donc qu’il faut négliger les autres pratiques de religion non strictement liturgiques et accomplies en dehors du culte public. »[4] Or, ces conclusions sont jugées « tout-à-fait fallacieuses, insidieuses et dommageables. »

Si effectivement les sacrements et le saint-sacrifice de la messe ont une valeur intrinsèque en tant qu’ils sont les actions du Christ Lui-même, pour avoir l’efficacité requise, il est absolument nécessaire que les âmes leur soient bien disposées. C’est pourquoi « l’œuvre rédemptrice, indépendante en soi de notre volonté, requiert notre effort intérieur pour pouvoir nous conduire au salut éternel. » Evidemment, si la piété personnelle détourne les âmes du culte public, leurs actions seraient blâmables et stériles. Au contraire, si elle permet à l’âme de se tourner davantage vers Dieu et vers sa sanctification, les prédisposant ainsi davantage aux effets des sacrements et du saint-sacrifice de la messe, ces actions seraient admirables et louables.

La piété authentique a besoin d’actes pratiques de piété, de pénitence et de méditations pour s’alimenter, s’enflammer, s’épanouir et nous pousser à la perfection. » Toute notre vie doit s’ordonner autour de Dieu et se diriger vers cette perfection qu’est la sainteté. Ainsi, nos actions privées et nos efforts ascétiques nous stimulent et nous disposent à mieux participer au culte public, à recevoir les sacrements avec plus de fruits et à s’unir davantage à Notre Seigneur Jésus-Christ. Et ce bien est profitable à toute l’Église. Ainsi, « il faut donc affirmer que l’œuvre de la Rédemption qui en elle-même ne dépend pas de notre volonté exige cependant l’activité intérieure de notre âme pour que nous puissions obtenir le salut. »

Finalement, il n’y a aucune opposition entre prières publiques et prières privées, culte public et dévotion privée comme il n’y en a pas non plus entre l’action divine, qui infuse la grâce dans nos âmes et notre coopération à l’œuvre du salut, entre l’efficacité intrinsèque des sacrements et les mérites de celui qui l’administre ou le reçoit... « Sans doute la prière liturgique, du fait qu’elle est la prière publique de l’épouse de Jésus- Christ, a une dignité supérieure à celle des prières privées ; mais cette supériorité ne veut nullement dire qu’il y ait, entre ces deux sortes de prières, contradiction ou opposition. Inspirées par un seul et même esprit, elles tendent, ensemble et d’accord, au même but, jusqu’à ce que le Christ soit formé en nous, et devienne « tout en tous ». » Finalement, puisque les deux régimes de prière, prière objective et prière subjective, sont tous deux animés par une seule et même recherche, ils tendent au même but.

Pie XII dénonce d’autres erreurs qui relativisent ou dénigrent la piété subjective et les dévotions religieuses extra-liturgiques, notamment celle voulant fermer les églises aux fidèles en absence de cérémonies liturgiques.

La liturgie réglée par la hiérarchie catholique

L’Église est une société hiérarchique. Tous les membres ne jouissent pas des mêmes pouvoirs ni ne sont habilités pour accomplir les mêmes actes, y compris en matière liturgique. Le pouvoir sacerdotal est en effet conféré aux seuls successeurs des apôtres. C’est en vertu de ce pouvoir qu’ils représentent leur peuple devant Dieu de la même manière qu’ils représentent devant leur peuple la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le prêtre est l’envoyé du divin Rédempteur avant de représenter le peuple auprès de Dieu, peuple dont il a la charge. Ce pouvoir qui lui est confié n’a rien d’humain. Venant de Dieu, il est surnaturel.

Le pouvoir sacerdotal n’est pas transmis par hérédité ni par descendance humaine. Il n’émane pas non plus de la communauté chrétienne. Il n’est pas une délégation du peuple. Il est conféré à des hommes choisis. Le sacrement de l’ordre configure les ministres sacrés de Notre Seigneur Jésus-Christ en leur donnant un caractère indélébile et « les rend aptes à exercer légitimement les actes de religion ordonnés à la sanctification des hommes et à la glorification de Dieu, suivant les exigences de l’économie surnaturelle. »

Ainsi, le sacrement de l’ordre sépare les prêtres des autres chrétiens. Eux-seuls peuvent accéder au ministère qui les consacre au service des autels et fait d’eux les divins instruments par lesquels la vie céleste et surnaturelle est communiquée au Corps mystique de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi les fidèles ne peuvent que d’eux « le réconfort et l’aliment de la vie spirituelle », « le remède du salut » ou encore les bénédictions. C’est aussi à leur ministère qu’ils recourront pour avoir par aux actes liturgiques.

La liturgie dépend de l’autorité ecclésiastique

« Puisque la liturgie est accomplie au premier chef par les prêtres au nom de l’Église, son ordonnancement, sa réglementation et sa forme ne peuvent pas ne pas dépendre de l’autorité de l’Église ». Ainsi, Pie XII dénonce l’erreur de ceux qui considèrent que la liturgie est « une sorte d’expérience des vérités à retenir comme de foi de façon que si une doctrine avait produit, par le moyen des rites liturgiques, des fruits de piété et de sanctification, l’Église l’approuverait et qu’elle la réprouverait dans le cas contraire. »

Ces novateurs s’appuient en particulier sur le vieil l’adage « lex orandi, lex credendi », « la règle de la prière est la règle de la croyance ». Celui-ci ne signifie pas que la liturgie est à l’épreuve à laquelle doit être soumise les vérités de foi à retenir.  En effet, comme l’enseigne l’Église, dans la liturgie, nous professons la foi « expressément et ouvertement ». « Toute la liturgie donc contient la foi catholique en tant qu’elle atteste publiquement la foi de l’Église. » C’est pourquoi elle est une des « sources théologiques » qui « peut fournir des arguments et des témoignages de grande valeur pour décider d’un point particulier de la doctrine chrétienne. » Et c’est en ce sens qu’il faut comprendre l’axiome « lex orandi, lex credendi ». Ainsi, « la sainte liturgie ne désigne et n’établit point la foi catholique absolument et par sa propre autorité ». Pour mieux établir les rapports entre la foi et la liturgie, nous pourrions dire que « la règle de la croyance fixe la règle de la prière », « lex credendi legem statuat supplicandi ».

Progrès et développement liturgique

« De tout temps, la hiérarchie ecclésiastique a usé de ce droit sur les choses de la liturgie ; elle a organisé et réglé le culte divin, rehaussant son éclat de dignité et de splendeurs nouvelles, pour la gloire de Dieu et le profit spirituel des chrétiens. » Il est donc possible de modifier la liturgie en supprimant ce qui n’est pas convenable ou ajoutant ce qui peut accroitre l’honneur rendu à Dieu, mieux instruire et stimuler le peuple chrétien. Cependant, ce développement doit respecter quelques règles

La liturgie est formée d’éléments humains et divins. Les éléments divins, établis par Notre Seigneur Jésus-Christ, ne peuvent « en aucune façon » être changés par les hommes. C’est pourquoi seuls les éléments humains peuvent être modifiés selon les nécessités du temps, des choses et des âmes s’ils sont approuvés par l’autorité ecclésiastique, ce qui explique par ailleurs les diversités de rites, orientaux et occidentaux, le développement de coutumes cultuelles, ... « Ces transformations attestent la vie permanente de l’Église à travers tant de siècles ». Ce développement atteste aussi « le langage sacré » échangé entre l’Église et son divin Epoux, et sa « sage pédagogie ». Ce développement s’explique aussi par la formulation doctrinale des prêtres, les modifications disciplinaires, les pratiques de piété extra-liturgiques ou encore le développement des beaux-arts. Cependant, comme le demandait déjà Saint Pie X, les modifications doivent obéir à trois règles : « le respect du sacré, qui rejette avec horreur les nouveautés profanes, la tenue et la correction des œuvres d’art, vraiment dignes de ce nom ; enfin le sens de l’universel qui, tout en tenant compte des traditions et coutumes locales légitimes, affirme l’unité et la catholicité de l’Église. »

Par conséquent, le développement liturgique ne peut pas être abandonné à l’arbitraire des personnes, y compris de l’ordre du clergé. Le droit de modifier le rite n’appartient qu’au pape. C’est pourquoi est blâmable « l’audace tout à fait téméraire de ceux qui, de propos délibéré, introduisent de nouvelles coutumes liturgiques ou font revivre des rites périmés, en désaccord avec les lois et rubriques maintenant en vigueur. » Pie XII dénonce les abus dont il est témoin : l’usage de la langue vulgaire, la suppression de livres sacrés, le transfert de date de fêtes, etc.

Attachement exagéré aux usages anciens

Pie XII est aussi témoin d’une autre erreur, l’archéologisme, qui consiste à remettre en usage d’anciens rites et de cérémonies antiques en raison de leur seule antiquité. Certes, ces derniers sont dignes de vénération mais « un usage ancien ne doit pas être considéré, à raison de son seul parfum d’antiquité, comme plus convenable et meilleur, soit en lui- même, soit quant à ses effets et aux conditions nouvelles des temps et des choses. » Le pape rappelle que les usages plus récents sont aussi dignes d’être honorés et observés « puisqu’ils sont nés sous l’inspiration du Saint-Esprit. » et « qu’ils font partie du trésor de l’Église ».

Certes, l’étude de ces anciens rites et des cérémonies est louable pour mieux saisir la profondeur de la liturgie ainsi que le sens des formules et des gestes mais « il n’est pas sage ni louable de tout ramener en toute manière à l’antiquité » au point de supprimer les normes en vigueur.

Finalement, « des desseins et des initiatives de ce genre tendent à ôter toute force et toute efficacité à l’action sanctificatrice, par laquelle la liturgie sacrée oriente, pour leur salut, vers le Père céleste les fils de l’adoption. »

La participation des fidèles au saint sacrifice de la messe

Dans le chapitre dédié au culte eucharistique, le pape Pie XII rappelle le rôle du prêtre afin de préciser ce que nous devons entendre par participation des fidèles. Revenant sur la hiérarchie au sein du Corps mystique, il réaffirme que le prêtre est supérieur aux fidèles puisque, quand il s’approche de l’autel, il est le ministre de Notre Seigneur Jésus-Christ en tant que chef de tous les membres. C’est en ce sens qu’il représente le peuple. Cependant, « l’immolation non sanglante par le moyen de laquelle, après les paroles de la consécration, le Christ est rendu présent sur l’autel en état de victime, est accomplie par le seul prêtre en tant qu’il représente la personne du Christ, non en tant qu’il représente la personne des fidèles. » Ainsi, il s’offre lui-même pour eux.

Les fidèles offrent aussi la divine Victime mais d’une manière différente. Ils offrent le sacrifice par les mains du prêtre et l’offrent avec lui en quelques sorte. Cependant, comme le souligne Pie XII, la présence des fidèles n’est nullement requise pour valider le sacrifice comme s’ils étaient nécessaire pour ratifier ce que le ministre sacré accomplit.

Pie XII revient sur les moyens pour une meilleure participation des fidèles au culte. Il rappelle d’abord qu’ils ne se réduisent pas au culte en lui-même. Elle passe aussi par la purification de leur âme et par l’imitation à Notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui nécessitent efforts et sacrifices, afin de se mettre dans les meilleures dispositions pour participer au culte. Puis, les moyens pour faciliter leur participation au culte, aussi louables soit-il, ne doivent pas aller à l’encontre des préceptes de l’Église et des règles en vigueur. Ces moyens doivent alimenter et favoriser la piété des fidèles, les stimuler pour les mettre dans les meilleures dispositions intérieures.

Cependant, ces moyens ne constituent pas le caractère du culte et leur valeur ne doit pas être exagérée. « Il faut remarquer qu’attacher à ces conditions extérieures une importance telle qu’on ose déclarer leur omission capable d’empêcher l’action sainte d’atteindre son but, c’est s’écarter de la vérité et de la droite raison, et se laisser guider par des idées fausses. » Ce serait aussi oublier la diversité des tempéraments, du caractère et de l’esprit des hommes.

Conclusions

Dans l’encyclique Mediator Dei, le pape Pie XII définit les caractères de la liturgie et son développement. Loin de l’idée d’une liturgie fixée définitivement, il rappelle qu’elle a toujours connu des évolutions pour répondre à deux objectifs que sont la glorification de Dieu et la sanctification des fidèles tout en prenant en compte les circonstances et la variété des fidèles.

Après ces rappels, Pie XII blâme ceux qui modifient la liturgie de leur propre initiative sans respecter ces caractères, au mépris des normes en vigueur. Il évoque aussi les causes de ces évolutions condamnables, notamment la théorie qui met en exergue la piété objective tout en rejetant la piété subjective, l’archéologisme ou encore l’exagération des moyens pour améliorer la participation des fidèles. Par ce texte très clair, Pie XII dénonce clairement les déviations de certains mouvements liturgiques.

Malgré ces rappels et ces blâmes, des « réformateurs » ont poursuivi leur ouvrage et ont continué à modifier la liturgie selon leur bon vouloir. La nouvelle messe, dite de Paul VI, avec toutes ses variantes, est leur œuvre. C’est donc tout naturellement que des prêtres et des fidèles l’ont refusée. La crise que nous vivons encore n’est donc pas une surprise. Elle illustre aussi une division plus profonde…

Comme le disait récemment un futur prêtre d’une communauté favorable à la nouvelle messe, celle-ci suit une théologie différente de celle qui régit la messe dite de Saint Pie V. Pourtant, dans sa constitution liturgique, le deuxième concile de Vatican II avait encouragé le développement liturgique sous condition de ne pas modifier le fond substantiel de la liturgie. Un changement de théologie, est-ce un changement accidentel, sans importance ? Comme l’encyclique Mediator Dei, le concile n’a guère été entendu. La crise actuelle ne porte donc pas uniquement sur la légitimité d’un développement liturgique et les erreurs qui le guide mais elle porte aussi et surtout sur l’autorité de l’Église, et finalement sur l’Église, et donc nécessairement sur la foi...

Notes et références

[1] Voir Émeraude, avril 2023, article « Dom Guéranger et le vrai sens de la liturgie ».

[2] André Thiry s. j., L’encyclique Mediator Dei sur la liturgie, Nouvelle revue théologique, 70 n°2, 1948.

[3] Pie XII, Mediator Dei. Les citations relèvent de cette encyclique sauf mention contraire.

[4] Pie XII, Mediator Dei, chapitre II.