" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 27 janvier 2018

La fièvreuse Florence, au temps de la Renaissance : Savonarole, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole...

Devant les abus et les scandales d’un clergé infidèle, devant la misère d’une Église en détresse, de nombreuses voix réclament un redressement avant que ne sombre le navire livré à lui-même. Soucieuses des âmes et débordantes de foi, des chrétiens ne baissent pas les bras. Elles veulent rénover l’édifice, purifier les pratiques religieuses, supprimer les abus qui se sont accumulés au cours du temps. Ils ne craignent pas de combattre pour rénover l’Église. Elles rêvent alors d’une Église plus rayonnante de la présence de Dieu, d’un clergé plus soucieux des biens de leurs fidèles et de leur paroisse, d’un peuple fervent dans un culte dépouillé de toutes les scories de l’histoire. Comment faire ? La solution qui leur paraît la plus évidente est celle de revenir à l’Église primitive. Ainsi, sûres de leurs remèdes, ces âmes prêchent le retour à l’Évangile et aux premiers temps de la communauté chrétienne. Mais cette idée ne conduit-elle pas à une erreur ? N’ouvre-t-elle pas la voie à une plus amère désillusion, à une impasse ? Car une telle réforme conduit à refuser toute valeur à l’histoire du christianisme. Au XVIe siècle, cette erreur a ouvert la voie au protestantisme, c’est-à-dire à la rupture.

Savonarole, le prêcheur enflammé

John Colet (1467-1519) est un de ces hommes fervents en quête de réformes. Il est fils d’un lord-maire de Londres. Après ses études à Oxford, il se rend en Italie en 1493, à Florence. Perdu dans une foule innombrable, subjugué comme elle, il entend du haut de sa chaire un petit homme maigre et sec, aux traits creusés, au regard enflammé. Il entend sa voix enflammée qui envahit toute la nef de Sainte-Marie-la-Fleur et attire tous les regards. L’immense cathédrale florentine est emplie de cette voix qui brûle les cœurs et enthousiasme les consciences. Sa parole vibre de vérité. « Arrive, Église infâme : écoute ce que le Seigneur te dit : Je t’ai donné de beaux vêtements, mais tu en as couvert des idoles, des vases précieux, mais tu en as exalté ton orgueil ! Mes sacrements, tu les as profanés par ta simonie ; la luxure a fait de toi une fille de joie, défigurée. Et tu ne rougis plus de tes péchés ! Ah ! Fille publique ! Assise sur le trône de Salomon, elle fait signe à tous les passants. Qui a de l’argent entre chez elle et en use à sa guise, mais qui veut le bien est jeté dehors ! »[1] Comme Jérémie ou Isaïe, sa voix pénétrante roule comme un tonnerre et fracasse le silence. Qui peut ne pas comprendre ces paroles ardentes ? Elles crient la ruine de l’Église. Ce moine dominicain est Jérôme Savonarole (1452-1498). Depuis sept ans, il brise le silence, aimante les foules et flagelle l’inconduite de l’Église. Elle est souillée, qu’elle se purifie ! Elle est pleine de misère, qu’elle se réveille ! La désolation est dans ses murs ! L’Envoyé de Dieu annonce l’imminence du jugement de Dieu !

Savonarole, maître de Florence

Partis pour conquérir le royaume de Naples, les Français de Charles VII font leur entrée à Asti en septembre 1494, puis à Pavie et Plaisance. L’arrivée des Français jette les Florentins dans l’affolement. Elle semble confirmer les prédictions de Savoranole. Elle est annoncée comme un châtiment envoyé par Dieu pour punir l’Italie dépravée. Savoranole désigne le roi de France Charles VII comme l’homme providentiel pour sauver l’Italie et l’Église. Capitulant avec de lourdes conditions, les Médicis sont déclarés traîtres à la République et doivent s’enfuir. Savonarole devient alors le véritable roi de la cité.

Pauvre homme que ce prophète ! Nul ne peut résister à sa voix. La ville entière tremble de son éloquence. Elle se fige dans la crainte. Son prophète règne. Le « bûcher des vanités » consume tout un passé honni. Les femmes jettent bijoux et belles toilettes, les banquiers restituent l’argent mal acquis, les dettes s’effacent, les tavernes se ferment. La moindre faute est châtiée. La moindre parole de travers est traquée. Les femmes fardées comme les bourgeois trop bien vêtus sont rossés dans la rue. La ville de luxe n’est plus l’ombre que d’elle-même. Mais quand Dieu a parlé, qui peut se taire ? N’est-il pas la parole de Dieu ?

La fin d’un prophète

Mais la réalité n’entend guère les discours enflammés. Les affaires marchent mal. Les chômeurs sont plus nombreux. La misère est plus grande. Les oreilles se lassent aussi des interminables sermons, des danses et des chants, des pleurnichards. Rome s’impatiente aussi. Elle s’inquiète de ces discours qui remettent en cause l’autorité. Le Pape Alexandre VI finit par intervenir…

Le 25 juillet 1495, le Pape demande à Savonarole de venir s’expliquer pour prouver l’origine divine de son inspiration. Savonarole refuse prétextant sa mauvaise santé et la nécessité de demeurer à Florence. Le Pape lui interdit alors de prêcher. Puis il rattache le couvent de Saint Marc, dont il est prieur, à la congrégation de Lombardie. Savonarole devra donc obéir à son nouveau supérieur qui est chargé de lui désigner une nouvelle résidence. En cas de désobéissance, il sera excommunié. Un nouveau bref d’Alexandre VI l’informe qu’il est prêt à ne pas maintenir ses ordres s’il cesse de prêcher.

Mais Savonarole poursuit ses furieuses diatribes, dénonçant encore plus les vices qui s’étalent à Rome, la nouvelle Babylone. Dans un langage violent et outré, il la déclare corrompue. Et il tente de prouver qu’il est impossible d’obéir à un ordre qui s’oppose à la charité et à l’Évangile. Six mois après, le Pape finit par l’excommunier. Enragé, le prophète se lance dans un réquisitoire furieux. « Arrive ici, Église infâme […] Tu as élevé une maison de débauche, tu t’es transformée de haut en bas en maison infâme. […] C’est ainsi, Église prostituée, que tu as dévoilé ta honte aux yeux de l’univers entier, et ton haleine empoisonnée s’est élevée jusqu’au ciel : partout tu as étalé ton impudicité. »[2] Alexandre VI n’est pas vraiment Pape ! C’est un « simoniaque, hérétique, infidèle ». Qui oserait encore défendre ce prophète au langage si virulent ? De telles invectives finissent par l’isoler.

Les adversaires de Savonarole deviennent plus agressifs. Contre lui, sont réunis les fidèles des Médicis, les partisans de la ligue italienne antifrançaise et ceux qui ne supportent plus la dictature des vertus. Le gouvernement de Florence finit à son tour par lui interdire toute prédication. Le Pape l’excommunie pour le double motif qu’il répand des doctrines pernicieuses et qu’il persévère dans sa désobéissance. Mais soutenu par ses partisans, qui ont repris le pouvoir, Savonarole ne soucie guère de sa condamnation et poursuit sa prédication. Le rebelle dénonce l’abus de pouvoir du Pape.

En février 1498, après différents signes de bienveillance, le Pape menace de jeter l’interdit sur la ville de Florence. Du haut de sa chair, Savonarole en appelle alors au pape céleste. Il envoie aussi des lettres aux princes chrétiens pour réclamer la convocation d’un concile en vue de le déposer. Il s’engage à prouver qu’il est simoniaque, hérétique et infidèle, y compris par des miracles. Or cet appel à un concile n’est pas un vain mot. Le danger est bien réel en ce temps où le Pape est si critiqué.

Comment le Pape peut-il braver la parole de Dieu ! Sa mission est divine. Mais le trouble se répand dans la cité de Florence. L’épreuve de feu en serait une preuve éclatante, lance-t-il plusieurs fois. Un franciscain le prend alors au mot. Il s’offre à la subir avec lui. Savonarole se dérobe. Un dominicain, convaincu que le ciel interviendrait en faveur de son maître, prend sa place. Mais une dispute s’engage. Le dominicain veut porter le Saint Sacrement au lieu du crucifix alors que le franciscain et la foule protestent contre cette profanation. Et la pluie disperse la foule déçue. S’en est fini du prophète. Le couvent de Saint Marc est envahi par une foule en colère, qui se sent abusée de sa bonne foi et de sa crédulité. Le lendemain, il est arrêté, emprisonné, désavoué par ses disciples sauf deux. Les maîtres de la ville de Florence les condamnent à mort. Le lendemain, le 23 mai 1498, ils sont pendus. Un bûcher flambe pour lui et ses deux compagnons fidèles.

Que penser de Savonarole ? Certains, dont Saint François de Paul ou Saint Philippe de Néri, l'ont regardé  comme une victime injustement condamnée, un religieux aux mœurs irréprochables. D’autres n’ont vu que son rôle politique et l’ont condamné sévèrement. Il est vrai que son idéal a été corrompu par des pensées politiques. Il comptait trop sur le roi de France Charles VII pour opérer une réforme. Il a surtout été un agitateur au verbe excessif, à la violence verbale, dépassant parfois toute mesure. Enfin, il serait faux de le voir comme un précurseur du protestantisme comme certains luthériens le croyaient. Il n’a cherché qu’à réformer les mœurs sans toucher aux dogmes. Les deux ouvrages qu’il a écrits, le Traité de l’amour de Dieu et le Triomphe de la Croix, suffisent à contredire ce présupposé héritage.

Marsile Ficin (1433-1499), l’étoile de l’humanisme florentin

Durant son séjour en Italie (1493-1496), John Colet rencontre aussi Marcile Ficin, un des grands humanistes italiens, également chanoine. Théologien, il est un philosophe platonicien. La traduction latine des livres de Platon (1483-1484) est l’œuvre de sa vie. Il a aussi restitué d’autres livres d’auteurs antiques platoniciens ou néoplatoniciens (Plotin, Porphyre, Jamblique, etc.). Il s’oppose donc naturellement à l’aristotélisme de son époque, qu’il accuse de détruire la religion, et bien naturellement Saint Thomas d’Aquin.

Marcile Ficin tente une synthèse du christianisme et du platonisme, ou une certaine conciliation, notamment dans deux de ses livres, De Christiana Religion, en 1474, et Theologica Platonica, en 1482. Dans ces deux ouvrages, il démontre les vérités chrétiennes et l’immortalité de l’âme à l’aide du platonisme. Mais il s’agit plutôt de fondre la pensée platonicienne dans le christianisme. Il considère Platon comme un précurseur de Notre Jésus-Christ. Il défend en effet l’idée que les Grecs et les Romains ont conservé les dogmes chrétiens de la religion primitive. Pour le prouver, non seulement il démontre la valeur d’enseignement des mythes grecs que rapportent Pythagore ou Platon mais aussi la concordance entre les traditions platoniciennes et les vérités du christianisme. Il défend aussi l’idée d’une religion universelle où tous les hommes seraient unis. Cette religion ne pourrait qu’être la religion naturelle vers laquelle tout homme est naturellement porté, hors de tout mythe et de toute foi aveugle.

John Colet a-t-il profité de son séjour pour se rendre à l’académie platonicienne à Carregi que Marsile Ficin anime ? C’est Cosme de Médicis qui fonde cette académie en 1459. Il le protège et le soutient depuis qu’il a accédé au pouvoir en 1434. Son petit-fils Laurent le Magnifique est un mécène encore plus généreux. Il ne recule devant aucun sacrifice pour soutenir les humanistes florentins. Lorsque les Turcs envahissent la Grèce, il accueille tous les savants grecs. qui font découvrir les beautés de l'antiquité et les doctrines néoplatoniciennes. L’arrivée de nombreux philosophes grecs en Italie puis en Europe permet à la pensée philosophique occidentale de se rénover face à une scolastique en déclin et à un retour aux sources antiques.

Dans un cadre plaisant et poétique, dans un jardin joliment décoré, des humanistes se retrouvent comme seuls dépositaires des textes grecs et seuls interprètes de l’antiquité. Platon y règne. Mais les sages réunis ne traitent pas uniquement des problèmes littéraires et philosophiques. Des questions religieuses et sociales ainsi que de la réforme intellectuelle et morale sont aussi prises en compte. Tout est bon pour élever la dignité morale jusqu’à la perfection. On y écoute aussi la prédication de Savonarole qui, au moins pendant les premiers mois, semble répondre à la rénovation souhaitée du monde chrétien.

Savonarole ne laisse pas insensibles les humanistes florentins. Marsile Ficin l’écoute avec attention, même s’il n’apprécie guère ses accents catastrophiques. Au contraire du prophète, il considère son temps comme un âge d’or. « Si nous devons parler d’un âge d’or, c’est assurément de celui qui produit des esprits d’or. Et que notre siècle soit précisément celui-là, nul n’en peut douter qui considère ses admirables inventions : notre siècle, notre âge d’or, a ramené au jour les arts libéraux qui étaient presqu’abolis, grammaire, poésie, rhétorique, peinture, architecture, musique et l’antique chant de la lyre d’Orphée. Et cela à Florence. »[3] Les premiers mois de Laurent Le Magnifique sont pour Marsile Ficin un véritable rêve. Les mœurs de la Grèce sont de retour. Athènes renaît à Florence.

Pic de la Mirandole, un autre visage de l’humanisme

John Colet, a-t-il eu aussi le temps de connaître l’autre humaniste Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), ou plus exactement Giovanni Pico della Mirandola, avant que ce dernier ne succombe à une terrible et mortelle fièvre ? Quel homme que celui-ci ! Extraordinaire érudit de la Renaissance italienne…

Après des études en droit à Bologne, Pic de la Mirandole décide de s’instruire dans tous les domaines de la connaissance en allant d’université en université, de Rome à Paris. Il possède une des bibliothèques les plus réputées de son temps. Il apprend l’hébreu et l’arabe auprès de maîtres juifs. Il connaît le chaldéen. Il s’initie aussi à la Kabbale. Il invite aussi tous les érudits à débattre avec lui sur ses fameuses neuf cents thèses qu’il publie sous le titre de Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, dans lesquelles il démontre la concordance de toutes les philosophies. Il défend notamment l’unité des religions chrétienne, juive et musulmane, comme de la culture païenne avec la religion révélée. Pour défendre ses idées, il n’hésite pas à s’appuyer sur des textes juifs, sur la doctrine ésotérique de l’orphisme et à la Kabbale. Mais le 31 mars 1487, certaines de ses conclusions sont jugées génétiques par une commission pontificale. Pour se défendre, Pic de la Mirandole dénonce l’ignorance de ces juges. Le 5 août 1487, le Pape condamne en bloc ses neuf cents thèses. Après un séjour dans le donjon de Vincennes, il est placé sous la protection de Laurent le Magnifique. À Florence, il se rapproche de Savonarole avant qu’il ne succombe à une étrange fièvre.

John Colet est sans-doute présent lors de ses funérailles. Savonarole y prononce son oraison funèbre. Peut-être a-t-il vu aussi l’enterrement de Politien, autre grand humaniste florentin. Peu à peu, les étoiles brillantes de Florence s’éteignent, les unes après les autres. 

Vers une nouvelle religion ?

Marsile Ficin et Pic de la Mirandole partagent un syncrétisme philosophique, voire religieux. Ils défendent l’idée que la vérité est présente partout, disséminée dans tous les systèmes. Ainsi, Pic de la Mirandole, cherche-t-il à récupérer la totalité du savoir humain afin d’identifier les concordances entre les philosophies, les mythes et les religions, et ainsi établir l’unité encyclopédique des connaissances. Contrairement à Ficin, il étend le domaine de la connaissance à Aristote et à ses commentateurs arabes, aux scolastiques et à la Kabbale juive. Ses neuf cents thèses s’appuient sur les philosophes et théologiens latins, sur les péripatéticiens arabes et grecs, sur les néoplatoniciens et enfin sur la tradition ésotérique. Les mythes ne sont pas délaissés. Il les considère comme des reliques de la sagesse des premiers théologiens. Or Marsile Ficin se restreint au platonisme et au néoplatonisme, méprisant les scolastiques. Il est aussi plus tourné vers la religion naturelle.

Un autre sujet divise Pic de la Mirandole et ses compagnons de lettres. Dans une lettre adressée à son amie Ermolao Barbaro, il condamne l’éloquence et la rhétorique des premiers humanistes. « Dans les assemblées des philosophes et des savants, il ne s’agit pas de discuter sur la mère d’Andromaque, ni sur les fils de Niobé et les vaines futilités de ce genre, mais sur les principes des choses humaines et divines »[4]. Ton beau langage suppose même un soupçon de corruption. En fait, Pic de la Mirandole est moins porté par la beauté contrairement à Marsile Ficin. 

La différence entre ces deux humanistes est encore plus révélatrice dans Commento (1486). Pic de la Mirandole commente un texte de Ficin, lui-même un commentaire d’un texte de Platon. Pour Ficin, la beauté terrestre, c’est-à-dire visible, participe à la beauté céleste. Or pour Pic de la Mirandole, ces deux beautés sont distinctes. « L’âme peut être très efficacement libérée de cette misérable prison par le chemin de l’amour qui, grâce à la beauté corporelle du monde sensible, réveille en elle la part intellectuelle et l’y convertit pour la faire passer de la vie terrestre, songé né d’une ombre comme l’écrit justement Pindare, à la vie éternelle où, purifiée par l’amoureuse flamme, elle revêt sa forme angélique dans la plus grande des félicités. »[5] Ficin défend l’ascension de l’âme du sensible vers l’intelligible. Pic de la Mirandole oppose le renoncement et le sacrifice du sensible comme condition préalable à l’initiation au pur intelligible. Se convertir vers l’un suppose qu’on se divertit de l’autre. Nous comprenons donc que les sermons de Savonarole soient plus accessibles à Pic de la Mirandole qu’à Marsile Fircin.

John Colet, l’un des réformateurs d’Oxford

Qu’a retenu John Colet de son séjour à Florence ? Il est gagné par le néoplatonisme au point qu’Érasme dit de lui : « lorsque je l’écoute, il me semble entendre Platon lui-même. »[6] Cependant, ce n’est pas cela qui le préoccupe. Il est encore vibrant de la voix de Savonarole. Il est convaincu de la nécessité d’une réforme dans l’Église. Certes, « il se fait l’avocat vigoureux d’une réforme de la discipline au sein de l’Église et dénonce la corruption, la simonie, la non-résidence, le mode de vie, enfin les excès de toutes sortes qui lui paraissent affecter le clergé anglais. »[7] 

Au cours de ses conférences qui attirent une foule considérable, John Colet remet notamment en cause le célibat des prêtres. Mais, il est surtout convaincu que la réforme passe nécessairement par le retour à l’Évangile. Ainsi il développe une exégèse plus abordable au grand public et cherche à rendre la Bible plus accessible aux fidèles. Dès 1496, il ouvre un cours public sur les Épîtres de Saint Paul. Il fait de nombreuses conférences à la cathédrale de Saint Paul, dans lequel il recourt constamment aux Écritures. Enfin, il traduit le Nouveau Testament en anglais.

Parmi ses élèves, nous pouvons noter la présence d’Érasme. Ses commentaires sur les épîtres de Saint Paul l’enthousiasme. Toutefois, Érasme regrette ses faiblesses en grec. La vaste culture de son maître et ami, sa formation théologique et philosophique, sa connaissance des Pères ainsi le soutien de la méditation et de la prière semblent suffire à John Colet. En outre, il insiste davantage sur le sens littéral qu’il considère comme la seule valable.

Le dernier discours

En l’année 1511, comme il est le doyen de Saint Paul, John Colet est chargé de prononcer le discours d’ouverture de l’assemblée du haut clergé réuni pour mettre fin à la propagande des Lollards. Cette secte provient des disciples de Wiclef, hérétique du XIVe siècle. Elle a survécu à de terribles répressions comme aux diverses condamnations. Son maître professait une totale détermination et donc la double prédestination des sauvés et des damnés. Il ne croyait qu’en une Église spirituelle, composée uniquement des prédestinés à la gloire. Il s’oppose donc à hiérarchie dans l’Église, aux enseignants attitrés. Seule compte la Bible. Seule, elle peut être le guide de tout élu. Les sacrements n’ont aucune valeur. Ainsi les Lollards n’ont eu aucune difficulté pour rejoindre les Luthériens…

Mais au lieu de fulminer contre la secte, John Colet s’attache à démontrer que la réforme intérieure de l’Église est urgente et qu’elle est le meilleur moyen pour lutter contre l’hérésie. Croyant entendre dans son discours la défense des Lollards, son évêque lance contre lui une accusation formelle d’hérésie sous prétexte qu’il a rejeté le culte des saints et des images. Protégé par l’archevêque de Cantorbéry, les poursuites cessent. Mais il se démet de ses fonctions et se cantonne à enseigner jusqu’à sa mort en 1519.

Conclusions

Au XVIe siècle, pendant qu’une voix se lamente de l’état affligeant de l’Église, d’autres, admiratifs des nouvelles connaissances qu’ils s’ouvrent à eux, songent à un nouveau christianisme, voire à une nouvelle religion. C’est un siècle où les idées fusent et s’entremêlent, où les autorités religieuses perdent leur crédibilité. Et ces idées se répandent dans cette société où les hommes circulent et échangent énormément. Mais est-ce suffisant pour enrichir les âmes et leur donner la paix ? Une telle diffusion sans contrôle sème la confusion. Elle brise les certitudes et bouscule l’esprit. Elle apporte rupture. Et au même moment, le spectacle des mœurs scandaleuses fait naître dans beaucoup d’âmes la vocation de prophètes, qui, sûrs d’eux-mêmes, s’arrogent le droit de désobéir aux autorités. Les hommes sont alors prêts à tout entendre. Mais Savonarole a fait l’amère expérience de leur versatilité et de la fragilité de la popularité. Tout est vain. Lâché politiquement, il a vu subitement son étoile brisée dans le feu.

Savonarole crie la fin du monde quand Marsile Ficin chante l’âge d’or de l’humanité. Deux aspects d’un même monde, deux regards sur la même société. Le premier voit les malheurs du temps quand le second se nourrit des connaissances qui s’ouvrent à lui. Quel contraste ! Vivent-ils dans la même réalité ?

John Colet a bien raison : au XVIe siècle, l’Église a urgemment besoin d’une réforme pour lutter contre les hérésies. Or Savonarole ne comprend pas que cette réforme ne peut passer que par le Pape et non contre lui. La réforme est en effet d’abord celle de l’autorité de l’Église. Là résident le problème et la solution. C’est en effet à elle de faire cesser les scandales et de consolider la doctrine. En un temps d’un tel fusionnement d’idée et de relâchement moral, la solution relève nécessairement de l’autorité. Mais que faire lorsque cette même autorité est défaillante ? Le succès de Luther s’explique par cette défaillance…



Notes et références 

[1] Savonarole, cité d’après Pastor, Histoire des Papes depuis la fin du Moyen-âge, 1925, VI, dans Histoire générale de l’Église, A. Boulenger, Tome II, Le Moyen-âge, volume VII, De Clément V à la Réforme, 1305-1517, n°144, 1936.
[2] Savonarole, cité d’après Pastor, Histoire des Papes depuis la fin du Moyen-âge, 1925, VI, n°144, dans Histoire générale de l’Église, A. Boulenger.
[3] Marsile Ficin dans Marsile Ficin et l’art, André Chastel, 2e édition, Librairie Droz, 1996.
[4] Pic de la Mirandole, Lettres à Remolat Barbaro, Œuvres philosophiques, 1993, dans www.jdarriulat.net, Pic de la Mirandole (1463-1494), 29 octobre 2007.
[5] Pic de la Mirandole, Commento, dans www.jdarriulat.net, Pic de la Mirandole (1463-1494).
[6] Érasme, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Librairie Arthème Fayard, 1955.
[7] Roland Marx, article « John Colet », Dictionnaire de la Renaissance, Encyclopedia universalis, 2016.

vendredi 19 janvier 2018

L'anglicanisme, une voie médiane entre catholiques et protestants ? Non... Une église soumise au roi...

Vivant dans le monde, l’Église a un passé, une histoire. Au XVIe siècle, certains ont cru qu’avec le temps, elle s’était corrompue dans ses institutions et dans son enseignement comme si l’Église authentique avait disparu. Ils ont alors reproché à Rome d’avoir altéré la foi et les pratiques de l’Église primitive. Mais l’histoire révèle clairement que ces prétendus réformateurs ont en fait apporté des innovations et de profonds bouleversements dans le dépôt de la foi. Bravant ses adversaires avec rage et colère, Luther s’est emporté dans ses audaces et a révolutionné les esprits. De sa révolte est née une nouvelle religion. Elle peut plaire et satisfaire des âmes. Elle n’est pas celle de Notre Seigneur Jésus-Christ. Plus réfléchi, Calvin construit à son tour une nouvelle Église, plus structurée et cohérente, mais froide et rigide comme la raison. Elle n’est pas non plus celle qu’a fondée Notre Seigneur Jésus-Christ. De la passion de Luther ou de l’intelligence de Calvin sont ainsi sortis deux systèmes religieux en rupture avec le christianisme. La conclusion est évidente. « Le protestantisme n’est pas le christianisme de l’histoire. »[1] Le luthéranisme et le calvinisme sont deux exemples de réforme de rupture.

Au XVIe siècle, l’Église catholique est accusée de s’être égarée dans de malheureuses innovations. Le protestantisme s’avère erroné. Certains ont alors cru à une voie intermédiaire, à un retour de l’Église des premiers siècles, qui n’est ni le catholicisme, ni le protestantisme, mais l’anglicanisme. Avant qu’elle ne soit anglicane, l’Église, ou la foi qui portent ce titre, était purement anglaise. Revenons à ses débuts…

La passion d’un roi à l’origine d’un schisme

Henri VIII
L’histoire de l’anglicanisme commence lui-aussi par une révolte personnelle. Il est étrange que des hommes aient autant façonné le monde et changé le cours du temps. Tout commence en effet par une passion, celle d’un roi anglais, Henri VIII, follement épris de sa maîtresse, Anne Boleyn, plus ambitieuse et habile qu’amoureuse. Elle ne veut se donner à lui qu’à titre d’épouse légitime. Fol d’elle, il veut alors annuler le mariage qu’il a contracté avec Catherine d’Aragon pour des raisons politiques. Digne et courageuse, son épouse s’y oppose et défend la légitimité de son mariage. Face aux pressions et au mépris dont elle fait l’objet, elle réclame justice et n’hésite pas à faire appel au Pape. Croyant à une passion passagère et plus sensible à cette femme humiliée, le Pape tente de gagner du temps et de temporiser son projet. Le peuple ne s’y trompe pas non plus. Il soutient la cause de cette femme, victime des ambitions d’un clan, et supportant mal l’attitude hautaine et méprisable d’une ambitieuse sans scrupule. Voyant sa cause compromise, Henri VIII n’a plus qu’un choix : créer sa propre église.

Telle est la vision sentimentale que nous pouvons porter sur ces événements historiques. Un autre regard ne verrait que la raison d’État dans cette histoire. Le mariage qu’il a contracté avec Catherine d’Aragon, fille de Ferdinand et d’Isabelle la Catholique et tante de Charles le Quint, devait sceller l’alliance entre l’Angleterre et l’Espagne. Or, les relations entre les deux royaumes se sont refroidies. En outre, l’Empereur Charles Quint, maître d’Italie, ne peut que soutenir sa tante auprès de la Curie romaine.

Une Église aux mains du roi d’Angleterre

Thomas Cranmer (1489-1556)
À force d’intrigue et d’argent, Henri VIII et ses conseillers réussissent à soumettre entièrement le clergé anglais. Il se fait ainsi reconnaître seul maître de l’Église d’Angleterre. En 1533, le nouvel archevêque de Cantorbéry, Thomas Cranmer, ambitieux parvenu et dépourvu de toute conscience, accomplit les vœux de son maître, consommant ainsi le schisme anglican. Mais cela ne suffit pas. La deuxième étape consiste à valider la rupture avec Rome sur le plan législatif.

Avant que ne se prononce Rome sur la demande d’annulation du mariage, le Parlement anglais, acquis à une politique antiromaine, vote successivement trois lois qui dépouillent le Pape de toute autorité sur le sol anglais. La nomination des évêques ne relève désormais que du roi seul. Le Denier de Saint Pierre et les autres taxes autrefois payées à Rome sont désormais supprimés. Aucun canon ecclésiastique n’est promulgué sans l’assentiment du souverain.

La troisième phase consiste à gagner la confiance des fidèles, des prêtres et des religieux. Par l’Acte de Soumission, voté en 1534, le Parlement demande à chaque Anglais de déclarer l’invalidité du premier mariage et de reconnaître pour héritier du trône Élisabeth, fille d’Anne Boleyn et d’Henri VIII. Il est aussi demandé au clergé réuni en convocation de reconnaître que rien dans la Sainte Écriture ne fonde l’autorité pontificale. Enfin, un serment plus difficile à tenir est exigé de la part des religieux. Ils doivent non seulement reconnaître que le roi est le « chef suprême de l’Église d’Angleterre » mais aussi que le Pape n’a aucune autorité sur les autres évêques, et renoncer à tous les décrets pontificaux contraires à l’autorité du roi. Le but d’Henri VIII est de pousser les religieux à quitter le sol anglais afin de confisquer leurs biens. Notons que les lois schismatiques soulèvent peu de résistances. Il est vrai que les réfractaires sont envoyés en prison ou expulsés.

Enfin, pour achever la rupture entre l’Église d’Angleterre et Rome, trois nouvelles lois sont votées, toujours en 1534. La première, dite Acte de suprématie, ordonne que « le roi soit accepté, regardé, reconnu comme unique et suprême chef, sur la terre de l’Église d’Angleterre et qu’à sa couronne soient joints et unis pour les posséder en jouir avec ce titre et cette qualité, tous pouvoirs d’examiner, répudier, redresser, réformer et amender telles erreurs, hérésies, abus, offense et irrégularités, qui doivent ou peuvent être réformés légalement par autorité ou juridiction spirituelle »[2]. Elle donne ainsi la juridiction spirituelle au roi d’Angleterre. Une seconde loi confère au roi le droit de nommer et de déposer les évêques, en dehors de toute procédure canonique. Par une troisième loi, le Parlement autorise le roi à percevoir les annates en lieu et en place du Pape.


Cet ensemble de textes est complété par les lois sur la trahison. Elles déclarent notamment coupable de haute trahison toute personne « d’avoir publié ou proclamé avec malice par des paroles ou des écrits formels que le roi est hérétique, schismatique, infidèle, etc. ». Elles permettent alors à Henri VIII d’envoyer à l’échafaud tous ceux qui s’opposent à sa politique religieuse et qui refusent de le reconnaître comme le chef de l’Église d’Angleterre. Nombreux souffriront le martyr. Saint Thomas More en est le plus célèbre…

La fin du monachisme en Angleterre

Une des victimes de cette politique religieuse est la vie monastique. Le Trésor est dans un état lamentable. Il est alors tentant de confisquer les biens monastiques. Mais comment y parvenir sans craindre la colère du peuple et la condamnation du Pape ? Les princes luthériens d’Allemagne ont montré la voix. Il suffit de les imiter. La sécularisation de tous les monastères ne deviendra en fait possible qu’au jour où ils seront soustraits à l’autorité de Rome. Les bénéfices qu’Henri VIII peut espérer d’une telle opération pourrait le motiver à se séparer de la papauté.

Ruines de l'abbaye cistercienne de Tintern,
vendue en 1536 (Wikipedia)
Devenu maître de l’Église d’Angleterre, Henri VIII se montre étonnamment préoccuper des abus qui règnent dans les monastères. Une enquête la plus sévère et dissuasive est alors entreprise. Face aux abus constatés, un remède radical s’impose alors à lui : la suppression des maisons religieuses elle-même, d’abord les monastères les plus petits. Une loi est ainsi votée, ordonnant la dissolution des petits monastères en 1536. Deux ans après, ce sont les grands monastères qui disparaissent. 158 grands monastères et 327 couvents sont supprimés. 8 000 religieux sont priés de quitter leur maison. C’est la fin du monachisme en Angleterre. Certains fuient l’Angleterre et fondent de nouvelles maisons à l’étranger, d’autres entrent dans le clergé séculier ou dans le monde.

Au niveau matériel, quelle aubaine ! Quel gaspillage aussi ! Les monastères sont pillés et détruits. Tout est vendu au rabais. Mais cette manne n’est pas perdue pour tout le monde. Les courtisans du roi et les grands seigneurs en profitent pour agrandir leur domaine et pour s’enrichir. Le duc de Suffolk obtient les biens de trente monastères, Cromwell, ceux de six monastères. Henri VIII peut ainsi les lier définitivement à sa politique antimonastique et anticatholique.

Certes, une loi, encore une autre, est votée pour que les revenus des biens monastiques servent au bien public, par exemple alléger les impôts, faire des aumônes, améliorer les services publics, etc. Mais ce ne sont que des promesses qui ne seront jamais tenues. La confiscation des biens monastiques ne profitera finalement qu’aux riches comme en Allemagne. De nombreuses familles, enrichies par la sécularisation des biens monastiques, seront ainsi les défenseurs du nouvel ordre. Tout retour en arrière sera une remise en question de leur situation financière et sociale. C’est ainsi que les révolutions se gagnent et s’achètent, sans scrupule ni conscience …

Or quelle catastrophe pour les pauvres et les faibles ! « Rien n’a causé plus de dommage que la destruction des abbayes, qui procuraient du travail à beaucoup d’ouvriers du pays, secouraient les pauvres, hospitalisaient les voyageurs et fournissaient des subsides aux souverains en temps de guerre. » La misère s’accroît de manière effrayante. N’oublions pas non plus les dommages que la spoliation des monastères a causés au niveau intellectuel. Les monastères envoyaient en effet de nombreux boursiers dans les universités d’Oxford et de Cambridge. Et que dire de l’aspect spirituel ?...

Une Église entre luthéranisme et catholicisme

Tout cet ensemble législatif constitue ainsi l’Église d’Angleterre. Il donne la suprématie au roi sans partage ni contestation. Les questions de dogmes, de cultes et de discipline sont désormais soumises à son autorité. Or, si la question de l'autorité est désormais réglée, rien n'est encore fait pour définir la foi et le culte de la nouvelle Église. Ce n’est pas simple pour Henri VIII. Certes, il est tentant de se rapprocher du protestantisme. Il est entouré de protestants, d’abord des luthériens puis des calvinistes. Puis pour s’opposer à la politique de Charles Quint et de François Ier, il doit chercher l’appui des princes luthériens. Pour des raisons de politique extérieure, il doit faire quelques concessions sur le plan religieux au parti protestant. Mais il doit aussi se soucier des évêques qui veulent maintenir les dogmes catholiques, et son peuple, plutôt attaché à la foi traditionnelle. En octobre 1536, les comtés du Nord se révoltent pour protester contre la suppression des monastères et pour réclamer le retour de la foi catholique. N’oublions pas enfin sa propre foi. Il est aussi attaché à la foi catholique. Avant le schisme, il s’est même opposé à Luther et a écrit des ouvrages apologétiques contre sa doctrine, obtenant la reconnaissance du Pape. Ainsi pressé par les exigences de la politique tant intérieure qu’extérieure, Henri VIII fluctue entre deux tendances, protestantes et catholiques. Mais quand les relations internationales lui permettent, il s’empresse de réaffirmer les doctrines orthodoxes.

L'Église henricienne, affirmation progressive du catholicisme

L’Église anglicane connaît plusieurs confessions de foi successives. La première, promulguée en octobre 1536, est un compromis entre les doctrines catholiques et luthériennes. Les points convergents sont passés sous silence. Ainsi la première confession de foi paraît ne pas s’écarter de l’orthodoxie. Néanmoins, la soumission de l’Église d’Angleterre au roi est rappelée. Le Pape perd toute autorité.

La seconde confession de foi, qui se substitue à la première, est promulguée en septembre 1536. La tendance catholique est accentuée mais elle fait quelques concessions aux luthériens, notamment sur la justification et sur le Purgatoire. En 1539, la tendance catholique s’affermit encore par la loi des Six articles, intitulée « Acte pour abolir la diversité des opinions ». Elle est nettement anti-luthérienne. En 1543, une nouvelle confession est définie. Elle est plus précise et complète que la précédente. Elle affirme avec force la doctrine catholique sur la sainte Messe. Elle défend la transsubstantiation, l’efficacité de la communion sous une seule espèce et l’utilité des messes privées. Elle défend aussi l’utilité des bonnes œuvres pour la justification, le culte de la Vierge et des saints, le célibat ecclésiastique, etc. La liturgie traditionnelle est maintenue.

Ainsi, l’Église anglicane apparaît à ses origines comme étant une Église « catholique » dont l’autorité du Pape est désormais détenue par le roi. Bref, une Église nationale… Une Église aussi construite dans le sang, le sang de fidèles catholiques. Que de martyrs en effet !

De l’Église henricienne à l’Église protestante

À la mort d’Henri VIII, en 1547, Édouard VI, le nouveau roi, n’est âgé que de 9 ans. Le royaume est alors dirigé par le duc de Sommerset, son oncle maternel, à titre de régent (1547-1549). En matière religieuse, il est aidé par un conseil dont les principaux membres sont gagnés aux idées protestantes. Il abroge la loi des Six articles et introduit un nombre de réformes d’esprit luthérien dans l’Église d’Angleterre, dans la liturgie et le culte, notamment au moyen d’ordonnances promulguées en 1547. En 1549, une grande réforme liturgique est mise en œuvre, réduisant les livres liturgiques en deux ouvrages, la Bible et le Prayer Book, encore intitulé Book of Common Prayer.

Les réformateurs cherchent à aller aussi loin que possible dans la voie des innovations et des suppressions. Quand ils craignent de soulever l’opposition des catholiques ou une partie des fidèles, ils ont recours à des formules imprécises, aux interprétations multiples. Certaines réformes sont pourtant claires : le remplacement du latin par l’anglais, la suppression des textes liturgiques ou du bréviaire ne provenant pas de la Sainte Bible. Mais sur la nature de la messe ou sur le sacrement de l’Eucharistie, rien n’est dit clairement. En première lecture, il est difficile de savoir s’il prêche la présence réelle, la transsubstantiation comme le croient les catholiques ou la consubstantiation comme le pense Luther, ou la présence virtuelle comme le défend Calvin. Le mot « messe » y apparait encore mais elle ne figure qu’en sous-titre. La transformation se fait ainsi de manière prudente, progressive et sournoise afin de ne pas effrayer clergé et fidèles.
Parallèlement à cette réforme liturgique, le parti protestant mène une politique iconoclaste. Les images, les peintures, les sculptures, les vitraux sont détruits dans les églises. Les murs sont blanchis à la chaux. Les fresques disparaissent. Tous les objets de « superstition » sont ainsi supprimés.
Ainsi, en deux ans, sous la régence du duc de Sommerset, le protestantisme sous la forme luthérienne s’introduit essentiellement dans le culte

Sous la régence du duc de Warwick (1549-1553), la politique religieuse est encore plus radicale. La forme calviniste s'impose. Une loi ordonne la destruction de tous les anciens livres liturgiques, toutes les images et peintures encore intactes. Les autels sont remplacés par de simples tables afin de marquer que la Cène n’est pas un sacrifice, mais un simple repas symbolique, dans lequel les communiants ne nourrissent que spirituellement du corps et du sang de Notre Seigneur Jésus-Christ. Un décret ordonne la destruction des autels, puis un autre autorise le mariage des prêtres. Puis en 1552, un second Prayer Book est adopté et imposé. Tout ce qui peut induire à croire que la Cène est un sacrifice et comporte une présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ est éliminé.

L’échec du renouveau du catholicisme sous le règne de Marie Tudor (1553-1558)

Marie Tudor
Pendant cinq ans, Marie Tudor, reine d’Angleterre, tente de restaurer le catholicisme dans le Royaume d’Angleterre. À son début de règne, elle a toute la confiance de son peuple. Sa persévérance dans sa foi et le courage qu’elle a montré pour demeurer fidèle a attiré de nombreuses sympathies. En outre, le peuple n’a pas tardé à s’apercevoir que la sécularisation des monastères n’a profité qu’à certains nobles et bourgeois, proches du pouvoir, alors que la pauvreté a progressé. Enfin, les réformes religieuses ont mécontenté une grande partie de la population. Larrivée au pouvoir d’étrangers, sous prétexte de prêcher la bonne nouvelle, a fini par déconsidérer le pouvoir.

La politique de Marie Tudor est échec. Certes, la population a apprécié le retour à l’ancien culte et le bannissement des protestants étrangers. Les liens avec Rome se sont rétablis. Mais le report de la législation des règnes précédents ne suffit pas à rétablir la foi. Le rétablissement des taxes au profit de Rome n’enchante guère la population. Son mariage avec Philippe II d’Espagne, fils de Charles Quint, mécontente ses sujets, qui auraient préféré la voir se marier avec un anglais. Des maladresses dans sa politique intérieure la rendent rapidement impopulaires. En outre, ses adversaires sont nombreux. Le parti des privilégiés, enrichis par les biens monastiques, s’oppose à son règne.  Elle a beau déclaré que les acquéreurs ne seraient pas inquiétés. Ils ne désarment pas. Le parti protestant s’avère plus dangereux encore. Il mène des complots pour détrôner la reine. Leur opposition la pousse dans une politique énergétique contre les protestants. D’abord portée vers la tolérance, Marie Tudor se montre rapidement implacable à leur égard. Mais elle ne parvient pas à désarmer ses adversaires. Les complots se multiplient. Ses échecs dans sa politique extérieure la minent. Finalement, à la mort de Marie Tudor, le protestantisme sort plus fort des épreuves. Son influence a encore grandi.

L’établissement de l’anglicanisme sous le règne d’Elizabeth (1558-1603)

En 1558, le royaume d’Angleterre a une nouvelle reine, Elizabeth. Plutôt indifférente en religion, voie sceptique, elle cherche surtout à bâtir un État où son pouvoir serait absolu, où la religion ne serait qu’un moyen de gouvernement. Sans doute pense-t-elle qu’il est bon d’invoquer Dieu pour requérir l’obéissance aux monarques de la terre ou que l’Église exerce sur le commun des mortels une influence propice à l’État ? L’éclat des cérémonies liturgiques satisfait-elle son goût de la représentation et du faste ? Mais comment peut-elle supporter la fidélité des catholiques à un Pape étranger ou voir la hiérarchie ecclésiastique supprimée comme l’admettent les calvinistes ? Et les doctrines sur la justification ou sur l’Eucharistie dépassent bien son entendement. Enfin, elle est bien consciente que la majorité de la population est catholique, même si le calvinisme a progressé, notamment dans la bourgeoisie. Ainsi, entre les catholiques et les protestants, elle cherche une voie moyenne sur le double terrain de la foi et du culte, avec une nette affirmation de l’autorité du souverain sur l’Église d’Angleterre.

Sa politique religieuse, forte habile, sera celle du compromis mais avec une préférence plus affirmée pour le protestantisme. Trois lois définissent l’autorité du roi, qui demeure le maître incontesté de l’Église anglicane, l’unité de culte et l’unité de foi.

L’Acte de suprématie de 1559 déclare le souverain « suprême régulateur de l’Église anglicane, suprême gouverneur de l’Église ». La juridiction du Pape est abolie. Le roi a donc le pouvoir suprême en matière religieuse comme en matière civile. Il remplace finalement le Pape. Il exerce ce pouvoir par l’intermédiaire d’une commission ecclésiastique. Sera déclarée hérétique toute opinion contraire à l’Écriture, aux quatre premiers conciles généraux et aux doctrines autorisées par le parlement et l’assemblée du clergé. Mais, à la grande surprise de la reine, tous les évêques le refusent, comme dix pour cent des prêtres Des évêques sont vite alors sacrés. Une nouvelle hiérarchie se reconstitue rapidement. La reine s’acquière ainsi d’un personnel tout dévoué.

L’Acte d’Uniformité, voté aussi en 1559, promulgue un nouveau Prayer book. Il est une reproduction du second Prayer book mais avec des modifications qui manifestent un recul de l’influence du calvinisme. Néanmoins, l’exclusion de toute idée de sacrifice et l’insinuation de la présence virtuelle sont maintenues. Il est vrai que les formules sont suffisamment ambiguës pour croire à une présence réelle.

Enfin, après avoir réalisé l’unité de culte, reste à obtenir l’unité de foi. Telle est la raison d’être des XXXIX articles de religion, élaborés en 1563 et modifiés en 1571. Ils forment le Credo officiel de l’Église anglicane. C’est un mélange de catholicisme et de protestantisme.

La foi de l’anglicanisme

La doctrine relative à la Sainte Trinité, à Notre Seigneur Jésus-Christ, au Saint Esprit est celle de la doctrine catholique. Le Credo anglican accepte l’autorité des quatre premiers conciles œcuméniques. Plusieurs points sur les sources de la foi et sur les sacrements s’opposent à la foi catholique.

Saint John Rigby (c. 1570 – 21 Juin, 1600),
martyr catholique sous Élizabeth
La Sainte Écriture est la seule règle de foi. Elle contient toutes les choses nécessaires au salut (VIe article). « Il n’est pas permis à l’Église d’ordonner rien qui soit contraire à la parole écrite de Dieu » (XXe article). Tout ce qui n’est pas attesté par la Bible est sans valeur. Il n’existe pas d’autres autorités de foi. La tradition et le magistère de l’Église sont donc niés implicitement. Les conciles ne peuvent se réunir que sur ordre et la volonté des princes. Ils peuvent se tromper, même sur des points concernant Dieu (XXIe article).

Le Credo donne une définition incomplète de l’Église. Elle est « la société des fidèles où est enseignée la pure parole de Dieu et où les sacrements sont administrés conformément à l’institution du Christ dans toutes les choses nécessaires pour cela. » (XIXe article). Il affirme en outre que l’Église de Rome a erré en matière de foi et de moral. « La doctrine romaine concernant le purgatoire, les indulgences, le culte et l’adoration tant des images et des reliques, ainsi que l’invocation des saints, est une invention frivole qui n’est appuyée sur aucun texte de l’Écriture, mais qui est plutôt contraire à la parole de Dieu. » (XXIIe article) Il défend la souveraineté du roi d’Angleterre (XXXVIIe article). « L’évêque de Rome n’a aucune juridiction dans ce royaume d’Angleterre. »

La doctrine de la justification par la foi seule est présente comme étant une doctrine très saine et très consolante (XIe article). Le libre arbitre est défendu (XIIe article). Les œuvres accomplies avant la grâce sont des péchés (XIIIe article). Les œuvres surérogatoires n’ont aucune valeur (XIVe article).

Il n’accepte que deux sacrements institués par Notre Seigneur Jésus-Christ (baptême, cène). Les autres sont « sortis d’une fausse tradition apostolique » ou sont de nature différente de celle des autres (XXVe article). La définition de la messe, dite la Cène, est aussi un autre point majeur de divergence. Le XXVIIIe article condamne la transsubstantiation et prône la valeur spirituelle de la communion. Le Credo observe que les sacrements n’ont pas été institués pour être contemplés et transportés, élevés et adorés (XVe article). Il n’existe qu’un seul sacrifice, offert une fois par Notre Seigneur Jésus-Christ (XVe article). Le XXXIe article définit l’unique oblation du Christ sur la Croix. « C’est pourquoi les sacrifices des messes où, disait-on communément, le prêtre offrait le Christ pour les vivants et pour les morts, pour obtenir la rémission de la peine ou coulpe, n’étaient que fables impies et dangereuses illusions. » Le Credo rejette purement et simplement la messe en tant que sacrifice. Le XXIXe article défend la communion sous les deux espèces. C’est même un droit pour les laïcs. Le mariage des prêtres est autorisé (XXXIIe article).

Conclusion

L’Église d’Angleterre est une église nationale, dont l’autorité suprême est le roi. Ce point est la pierre sur laquelle tout a été érigé et se justifie. Elle n'est pas bâtie sur Saint Pierre. Tout est alors construit pour s’opposer au Pape et lui enlever tout pouvoir sur les fidèles et le culte. Le reste n’en est qu’une conséquence. 


Cathédrale Saint Paul, Londres
Pour préserver l’unité nationale tout en restant acteur de la politique européenne, son culte comme sa foi fluctuent entre diverses tendances, catholiques et protestantes. Tout n’est que compromis ou pragmatisme. La religion n’est qu’un moyen de gouvernement. Par étapes, la reine Élisabeth impose ses volontés en matière religieuse, cherchant à rallier aussi bien les catholiques que les luthériens et les calvinistes, sans oublier les acquéreurs des biens monastiques. Néanmoins, cet alliage étrange ne satisfait ni les catholiques rattachés à l’orthodoxie romaine et au rite liturgique, ni les protestants qui jugent les réformes insatisfaisantes. Elle n’a donc pas d’autres choix que de réprimer les oppositions et de briser les résistances. L’Église anglaise naît ainsi dans la répression et dans la violence. D’elle naîtrons différentes sectes. Que pouvons-nous en effet attendre d’une Église bâtie par ordonnances, limitée à un royaume, construite par opposition à Rome ?

L’anglicanisme n’est fidèle ni à un christianisme apostolique, ni à une histoire du christianisme. Il exprime encore moins la tradition chrétienne. Elle ne peut non plus se prévaloir d’une prétendue réforme. Certes, on peut toujours reconstruire l’histoire de manière à prouver ce qu’on recherche. Mais les origines de l’Église anglicane sont suffisamment claires pour y voir uniquement la main de l’homme ou plutôt la main d’un souverain. Elle ne résulte pas non plus d’une croissance ou d’une extension naturelle de l’Église. Les évolutions qu’elle a subies au grès des forces en présence, les résistances qu’elle a connues au sein des chrétiens ainsi que les oppositions qu’elle a soulevées comme la répression qu’elle a menée sont des signes éclatants d’un profond bouleversement dans le christianisme ou dit autrement d’une véritable rupture. Or s’il y a rupture, elle ne peut être unie à l’Église. Certes, elle peut contenter les parties et satisfaire les politiques, elle ne peut se nourrir de la sève qui anime toute l’Église. Elle est détachée de l’arbre de vie…



Notes et références
[1] John Henri Newman, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, Ad Solem, trad. Marcel Lacroix, 2007.
[2] Statutes of the ralm., 26, Henri VIII, chap. I ; cité d’après Trésal, 1908 dans Histoire générale de l’Église, Tome III, Les Temps Modernes,  Volume VII, XVI et XVIIe siècles, 1517-1648, 1ère partie : la Réforme protestante, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938, n°85, chap. IV.