" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 26 septembre 2020

Les théories de sentiment (2) : harmonie, bienveillance, sympathie, principes de la morale...

La morale est-elle innée ou conventionnelle ? Est-elle naturelle et indépendante de notre société, ou provient-elle de notre histoire, des lois ou des coutumes ? Est-elle alors absolue ou relative ? Ces questions ne sont pas anodines pour nous. Bien au contraire. De nos jours, nos législateurs ne croient plus à une morale absolue et encore moins naturelle. Ils préfèrent la décomposer et la cloisonner en éthiques qu’ils laissent ensuite aux mains de spécialistes aux multiples diplômes. Éclairés par leurs études et leurs avis, ils votent des lois qui transforment profondément notre société et les comportements au mépris de nos propres règles morales. C’est ainsi qu’ils supplantent sans violence et avec une légitimité assourdissante la morale qui devrait nous guider. Ce sont eux finalement qui nous dicte ce qui est bien et mal, ce qui est vertu et vice comme si leur pouvoir consistait à gouverner nos consciences !

Ces questions ont fait l’objet de nombreux débats au XVIIe et XVIIIe siècle en Angleterre et en Écosse. Les progrès accomplis en science, le développement des pensées déistes et athées ainsi que la remise en cause de l’enseignement religieux ont sans-doute facilité l’émergence de nouvelles théories morales et ainsi soulevé de nouvelles disputes. L’idée selon laquelle elle n’est qu’égoïsme et conventionnelle ou encore utilitariste s’est développée avec Hobbes puis Locke. Leur théorie est bien pratique pour imposer une autre idée, plus politique, celle du contrat social. Néanmoins, dans leur système philosophique, la morale n’est plus qu’un instrument au profit de l’État.

Face à ces théories « liberticides », ont alors réagi d’autres penseurs, d’autres philosophes, qui ont cherché à montrer le caractère inné ou naturel de la morale en centrant leurs discours sur le sens moral, les sentiments, ou sur la bienveillance. L’ensemble de ces pensées se regroupent dans les théories dites de sentiment que nous allons désormais de décrire …

La « conscience naturelle » selon Burnet

Thomas Burnet (1635-1715) est un philosophe anglais et théologien anglican, surtout connu pour son explication de la formation de la Terre selon la méthode cartésienne et d’après une lecture de la Sainte Écriture. Il s’est fait aussi remarquer par son attaque contre l’Essai sur l’entendement humain de John Locke. C’est à cette occasion qu’il introduit l’idée d’une perception naturelle de la valeur morale des actions au travers de la « conscience naturelle ».

Contre la thèse de Locke selon laquelle la morale ne serait pas innée mais conventionnelle, Burnet suggère en effet l’idée d’une conscience morale naturelle qui manifeste et supporte « une distinction naturelle entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, turoe et honestum, la vertu et le vice. […] parmi ceux qui n’ont pas comme parmi ceux qui ont des lois externes. »[1] La « conscience naturelle » est conçue comme un organe de perception d’une qualité morale d’une action avant tout jugement. « J’entends par conscience naturelle une sagacité naturelle pour distinguer le bien et le mal moraux, c’est-à-dire une perception ou un sens respectif du bien et du mal, qui fait naître une affection respective de l’esprit. Et ce d’une manière si immédiate qu’elle prévient et anticipe toutes les lois externes et tout raisonnement. » Ces quelques lignes résument peut-être le principe qui porte toutes les théories de sentiment. La morale est une perception d’une valeur morale perçue au travers des actions de manière immédiate avant tout raisonnement, et donc indépendamment de toute convention, loi ou coutume et de toute activité de raison. Burnet refuse en fait que la moralité dépende d’un législateur que ce soit Dieu, la raison, un souverain, un gouvernement, une assemblée, etc.

Burnet ne réduit pas la « conscience naturelle » à une faculté de percevoir la qualité morale des actions. Cette « conscience » est aussi un motif des actions ou encore une direction de l’action. En effet, il faut distinguer deux processus moraux différents : l’appréciation morale d’une action, consistant à la qualifier d’une valeur morale, et la motivation morale d’une action. La « conscience naturelle » ou le « sens moral » peuvent être la faculté d’appréciation morale d’une action sans qu’ils ne gouvernent l’action vertueuse. Les théories des sentiments se distinguent selon qu’elles attribuent à une seule faculté les deux processus ou différencient les facultés selon le processus.

Burnet n’explique pas ce qu’il entend par « conscience naturelle », ne faisant qu’évoquer la notion en commentant l’Essai de Locke à partir d’une de ses affirmations. Celui-ci parle en effet de « tendances naturelles imprimées dans l’esprit des hommes » bien qu’il ne lui ait donné aucune signification morale comme il l’explique à Burnet dans sa réponse à ses critiques. Notons que c’est en réaction des thèses morales de Locke qu’il est venu à parler de « conscience naturelle », ouvrant ainsi la voie à la théorie de sentiment.

Shaftesbury, l’inventeur du sens moral

Antony Ashlet Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713), est généralement considéré comme le fondateur des théories de sentiment bien qu’il n’ait pas véritablement développé une philosophie. Il serait le premier à avoir utilisé l’expression « moral sens » (« sens moral ») dans son ouvrage intitulé l’Enquête sur la vertu, publié en 1711. Cette expression désigne en fait ce qu’il appelle constamment « sens of right and wrong » (« sens du vrai et du faux »[2]). En le reprenant, Diderot l’a traduite en français par « sentiment »[3].

Shaftesbury s’élève contre les thèses d’Hobbes suivant lesquelles l’homme n’agirait que pour ses intérêts particuliers, par pur égoïsme, sous couvert de morale. Il défend alors l’idée d’un sens moral naturel, qui, certes, se parfait en s’exerçant et en se développant, mais demeure naturel. Dans un de ses ouvrages, il remarque aussi que l’homme peut perdre beaucoup de son sens moral naturel par la coutume, des pratiques licencieuses ou par la religion. Il s’oppose à l’idée selon laquelle l’athéisme en serait aussi responsable.

Dans un autre ouvrage cette fois-ci destiné à réfuter Mandeville[4], Shaftesbury défend une morale qui ne se réduit pas à une recherche d’intérêt. Stoïcien, il détermine le bien moral dans l’ordre ou l’harmonie. Il ne nie pas que la vie morale ait des conséquences sur la vie sociale et la prospérité de la société mais l’utilité ne constitue pas le seul critère de moralité. Le bien moral consiste seulement dans la vertu elle-même. Il n’est finalement que l’exercice parfait du sens moral. Notons que pour décrire la vie morale dans les rapports avec l’autre, il met en scène un compagnon intérieur qui intériorise le rapport social[5] sous forme de discours intérieur, comme le logos stoïcien, entre un soi passionné et un soi raisonnable.

En outre, sans-doute déiste ou du moins de tendance déiste, Shaftesbury cherche à montrer la réalité des notions morales antérieures à l’institution des religions et donc indépendante d’elles. Celles-ci influencent la morale mais en tant que disposition pratique. C’est pourquoi Diderot est certainement intéressé par son Enquête sur la vertu au point de le traduire et de le commenter.

Ainsi, Shaftesbury recourt à un sens moral naturel comme un instrument destiné à défendre sa conception stoïcienne et déiste de la morale. Il réagit contre ceux qui la remettent en cause. Dans ses ouvrages, il ne distingue pas l’appréciation et le jugement moral. Dans son système, le sens moral semble être plus qu’une faculté d’une perception mais « un principe véritablement et directement pratique », ou encore « une disposition de la raison à l’égard des représentations qui l’affectent », une « disposition critique »[6].

La morale naturelle de Hutcheson

Hutcheson, pasteur presbytérien et fils de pasteur, est considéré comme le premier grand penseur ou philosophe des Lumières en Écosse. Étudiant de l’université de Glasgow de 1711 à 1717, il y occupe ensuite la chair de philosophie morale à partir de 1729. Smith sera son élève et son successeur.

Hutcheson est reconnu comme une autorité incontestable de l’époque. Philosophe empiriste, il est influencé par le stoïcisme impérial, celui de Cicéron puis celui de Marc-Aurèle, stoïcisme qu’il christianise. Il défend l’idée selon lequel le monde est ordonné par un Dieu bienveillant qui demande aux hommes d’agir pour accomplir le plus grand bonheur pour un plus grand nombre, qu’il considère comme un critère d’action politique. Plus tard, Jeremy Bentham (1748-1832) développera à son tour une morale fondée sur « le plus grand bonheur du plus grand nombre d’individus ». Il écrit de nombreux ouvrages sur la philosophie morale, ouvrages qui connaissent de grands succès[7]. Il n’hésite pas à modifier l’enseignement traditionnel, y mêlant les fondements de la morale presbytérienne avec son stoïcisme christianisé. Il expose dans ses cours une philosophie spirituelle et une théologie naturelle, et y introduit des notions économiques et politiques, sans oublier la doctrine du contrat. Enfin, il apporte aussi des innovations dans les méthodes pédagogiques[8].

Revenons sur sa théorie morale. « Pour Hutcheson, l'acte moralement bon est celui qui est motivé par la bienveillance et le désir de rendre heureux. »[9] Contrairement à ce que pensent les puritains, Hutcheson croît que les hommes sont capables de compassion, de générosité et de bienveillance, et donc de connaître ce qui est moralement bon, à partir de leur « sens moral », sorte de sixième sens grâce auquel ils perçoivent les vices et les vertus, et ressentent de la douleur ou du plaisir. Son but est de démontrer la nature vertueuse de l’homme contre tous les systèmes de pensée contraire, celle de Hobbes, de Mandeville ou des calvinistes.

Contrairement aux « philosophes de la Lumière », Hutcheson ne donne pas le premier rôle à la raison dans la morale. Elle ne fournit à l’homme que des outils pour qu’il atteigne les buts qu’il s’est fixé et qui sont conformes à ce qui est moralement bon. Ainsi l’homme détient en lui-même et de manière innée un sens interne qui lui permet de juger de la moralité d’un acte, le sien comme celui des autres.

Le « sens moral », une faculté de jugement

Hutcheson a introduit la notion de « sens moral » dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, publié en 1725. Cette notion introduit nécessairement une autre, celle de la « perception morale », qu’il appelle « sensation » quand elle est considérée relativement au sujet qui l’éprouve ou « sentiment » quand elle implique « l’objet humain ». Contrairement aux sens externes (oreille, yeux, etc.) qui perçoivent des sensations physiques causées par des impressions corporelles, le sens morale porte sur des objets moraux, non matériels, comme les caractères humains, les affections ou motivations de l’agent, et peut ainsi identifier ce qui est bien et ce qui est mal, le raisonnement n’intervenant pas dans ce processus. Hutcheson introduit aussi un deuxième sens interne, appelé « sens de la beauté », ce qui permet à l’homme de « sentir » la beauté. Il se sert de ce sens interne plus compréhensible pour faire mieux comprendre par analogie le sens moral.

Hutcheson tente donc de montrer l’existence d’un sens moral en l’homme qui le rend capable d’apprécier le vice et la vertu antérieurement à toute réflexion personnelle ou raisonnement, et donc indépendamment d’une recherche d’intérêt. Dans ce système, le sens moral n’est pas seulement la faculté passive qui donne accès aux perceptions du bien et du mal moral mais elle est aussi celle qui saisit et identifie naturellement nos devoirs et nos droits.

La bienveillance, le moteur de la motivation morale

Cependant, dans son système, le sens moral demeure et reste une faculté passive. Par conséquent, il ne peut expliquer à lui-seul la motivation morale. Hutcheson introduit alors la notion de bienveillance, une bienveillance désintéressée, naturelle en l’homme, un instinct de la nature humaine ou encore une affection qui motive l’action morale. « Tous les hommes sont naturellement obligés d’avoir de la bienveillance. »[10] Il défend l’idée d’un instinct qui nous porte à aimer autrui, « instinct antérieur à tout raison », à toute considération d’intérêt, « affection désintéressée »[11]. Cet instinct peut perdre de l’influence mais ne pas s’éteindre complètement. Cet instinct nous obligerait au sens où il nous déterminerait à agir et nous laisserait dans le mécontentement lorsque nous agissons à son encontre. Cette détermination serait alors identifiée au sens moral. C’est ainsi que « les raisons incitatives présupposent des instincts et des affections, et que les justifications présupposent un sens moral. »[12]

Le sens moral est alors la faculté de former une idée du bien et du mal qui nous permet d’évaluer une action accomplie ou une action à accomplir. Il y a bien une relation entre l’évaluation morale et la motivation morale au travers du sens moral.

La moralité des actions selon Hutcheson

Pour Hutcheson, le sentiment représente la perception d’approbation ou de désapprobation que l’homme éprouve face aux actions : c’est l’acte du sens moral, en vertu duquel il doit être capable d’évaluer de façon immédiate la moralité des actions qu’il observe. Il n’est pas une sensation mais semble être plutôt une appréhension affective du motif de l’action observée, motif censé déterminer sa valeur morale, ou encore celle de l’intention cachée ou invisible déterminant l’action. Hutcheson considère en effet que seule l’intention de l’agent, et non les conséquences de son action, constitue la moralité de son action. Seule la motivation bienveillante d’un agent peut faire une action véritablement bonne. En saisissant l’action, le sentiment évalue de manière médiate la valeur morale de l’action. C’est le travail du sens moral. L’action la plus morale possible est alors celle qui concerne le plus grand nombre de personnes possible et le plus grand bien possible. Il y a alors un degré de vertus selon son étendue.

Si la bienveillance est un sentiment que tout le monde peut éprouver parce que tous les hommes sont dotés naturellement d’un sens moral et qu’elle n’est que la réception passive d’un désir et non le désir lui-même, la bienveillance en tant que motivation morale doit être volontaire. L’appréciation morale est donc involontaire, la motivation morale volontaire. Elle n’est pas la seule motivation morale possible. Hutcheson parle aussi de l’intérêt personnel et d’autres désirs. Le désir qui a accumulé le plus de force déclenche en fait l’action. Mais contrairement à Hobbes ou Mandeville, Hutcheson ne considère pas l’intérêt personnel comme le seul motif.

Si la morale est naturelle, il est possible d’acquérir l’idée de vertu par apprentissage. L’idée de vertu se forme à la suite d’une perception de notre sens moral en réaction à des manifestations réelles de ce que nous associons automatiquement à la vertu de bienveillance. Le sens moral donne lieu à un sentiment de plaisir lié à l’idée de la vertu et un sentiment de peine liée à l’idée du vice. C’est à force d’avoir des exemples d’actions bienveillantes, perçues de manière involontaire et immédiate qu’il est possible de rendre la bienveillance motivationnelle ou de renforcer sa force en nous au détriment de la recherche de l’intérêt personnel. Finalement, la bienveillance produite a la capacité de se communiquer et de toucher les observateurs. Pour cela, Hutcheson pose trois conditions : l’attention à apporter aux perceptions du sens moral, le détachement de soi et la recherche de son propre bonheur.

Hutcheson en vient alors à considérer que la recherche de sa propre perfection et de son bonheur suprême est en fait un instinct ou encore une loi naturelle imprimée en nous, la bienveillance passant alors derrière le désir d’excellence morale. « Il faut à ce propos considérer avec une attention particulière deux déterminations calmes et naturelles de la volonté. En premier lieu, une impulsion constante et invariable qui porte chacun vers sa propre perfection et son bonheur suprême. […] Le sens moral nous détermine à désirer notre perfection et notre bonheur le plus élevé. L'autre détermination qu’il admet concerne « le bonheur universel d'autrui »[13], qui est la bienveillance. Néanmoins, selon Hutcheson, notre perfection et notre bonheur suprême consistent dans le désir d’agir de manière bienveillante, désir qui passe, comme nous l’avons dit, par l’attention donnée aux perceptions du sens moral puis à l’apprentissage. Comme le sens moral est source de plaisirs au moyen de l’idée de vertu, il nous rend heureux.

Si la raison ne domine pas le processus, elle ne reste pas inactive. Dans sa théorie, elle détient en effet un rôle qui se précise au fur et à mesure de l’évolution de la pensée d’Hutcheson. Si elle apparaît d’abord comme secondaire, n’intervenant que dans le jugement donc après le sentiment, il finit par l’introduire dans son système. Elle dégage les objets à partir de l’observation afin de les donner au sens moral. Celui-ci ne fait finalement que réagir, c’est-à-dire ressentir un plaisir ou une peine, à ce que lui présente la raison. Hutcheson peut alors expliquer les différences ou les erreurs en matière morale par les inférences de la raison dans le processus. Néanmoins, le sens moral reste l’instance morale qui juge a posteriori de la conformité d’une action avec la moralité. Il devient conscience quand il accompagne le jugement.

David Hume : une théorie morale pour un autre objectif et par une autre méthode

Autre philosophe écossais, mais sceptique et athée, David Hume est en outre de tendance épicurienne. Il est donc tout le contraire d’Hutcheson. Dans son ouvrage intitulé Théorie du sens moral, où il examine le mécanisme de l’esprit humain, il tente en fait de montrer que la morale n’est qu’une invention humaine répondant à un but précis : contrôler et encadrer l’intérêt personnel. Smith en sera fortement influencé.

La méthode de Hume et son objectif sont donc différents de ceux d’Hutcheson. Alors que ce dernier étudie ce qui est vertueux ou vicieux, ce qui est bon ou mauvais afin de faire aimer la vertu pour qu’elle soit pratiquée, Hume s’interroge plutôt sur la nature des valeurs morales, leur signification et les mécanismes mis en œuvre. Contrairement à Hutcheson, qui ne cherche pas à expliquer comment agit le sens moral, puisque cela lui paraît inutile, Hume refuse de le voir comme une « qualité occulte »[14]. Il « entame la dissection du sens moral jusqu’à en révéler, ce qui, pour lui, en est l’ossature. »[15] Ainsi, deux systèmes s’opposent : l’un s’intégrant dans la nature, dans laquelle les éléments sont ordonnés harmonieusement, l’autre conçu par l’esprit humain et donc relevant de nous. Pour l’un, la vertu est aimable, pour l’autre, elle n’est qu’un instrument. Cependant, ces oppositions ne sont pas si simples et tranchantes…

En outre pour Hume, les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux genres distincts, les impressions et les idées, deux genres qui se distinguent par le degré de force et de vivacité avec lequel elles frappent l’esprit. L’idée dérive d’une impression. Elle en est une copie. C’est pourquoi les idées ne sont que particulières. Elles deviennent générales quand elles sont liées à un terme général, c’est-à-dire à un grand nombre d’idées particulières qui s’associent, par ressemblance, contiguïté dans le temps et l’espace ou encore selon la relation de cause à effet, qui ne sont finalement que la forme d’un seul principe, celui de l’habitude.

La sympathie, le principe de la théorie morale de Hume

« Le sens de la moralité est un principe inhérent de l’âme, et un des plus puissants qui entrent dans sa composition. »[16] Si Hume reconnait l’importance du « sens de la moralité », il ne se préoccupe guère de rendre la vertu aimable. Son étude porte en effet sur sa construction rationnelle et non sur le sentiment. Néanmoins, il concède l’existence d’une morale naturelle, notamment au sein de la famille. Mais alors qu’Hutcheson fonde uniquement la morale sur la bienveillance, Hume considère que celle-ci n’est pas la seule motivation humaine.

Hume distingue en fait les vertus artificielles qu’il appelle justice, et les vertus naturelles, qu’il nomme bienveillance. L’approbation ou la désapprobation morale résulte alors de causes différentes selon la nature des vertus dont elles relèvent. Au regard des vertus artificielles, elles dépendent des conséquences de l’action, c’est-à-dire de son utilité. Une vertu artificielle peut donc apporter du bien-être à une communauté et ainsi être aimable, même si elle n’est qu’un instrument de la raison. Au regard des vertus naturelles, elles sont causées par la sympathie, qu’il définit comme le partage de plaisirs ou de douleurs qu’éprouve l’individu affecté par l’action.

En fait, selon les deux points de vue, c’est toujours la sympathie qui explique qu’une chose soit moralement approuvée ou désapprouvée. Dans le cas de la vertu artificielle, la sympathie est alors en rapport au bien-être de la société. Donc l’approbation ou la désapprobation morale résulte finalement d’un sentiment, c’est-à-dire d’une sorte de réaction instinctive ou d’un sens moral, donc irrationnelle, y compris dans un mécanisme qui fait intervenir l’intérêt personnel, c’est-à-dire dans un mécanisme rationnel. Il s’agit alors pour Hume d’expliquer les relations entre l’irrationnel et le rationnel dans le fonctionnement de l’esprit humain.

L’apprentissage du sens moral

En s’appuyant uniquement sur l’expérience, Hume décrit le sens moral comme ce qui permet à l’esprit de percevoir le caractère vertueux ou vicieux d’une action. Comme tout sens, il est immédiat et involontaire. L’esprit ne peut donc l’analyser ou le penser. L’approbation ou la désapprobation morale ne résulte donc pas d’une déduction rationnelle mais plutôt d’une impression seconde ou réflexive qu’il appelle « passion ». « La morale excite des passions, et produit ou empêche des actions. La raison d’elle-même est complètement impuissante dans ce cas particulier. Les règles de la moralité, de ce fait, ne sont pas des conclusions de notre raison. »[17] C’est pourquoi Hume s’oppose à toutes les philosophies qui tentent d’expliquer rationnellement les comportements humains ainsi que la morale. Il n’y voit qu’une glorification de la raison.

Dans sa théorie morale, Hume définit la sympathie comme un principe de communication des passions d’un individu à un autre. Cette communication est donc à l’origine de nombreuses passions. Selon sa méthode, il décrit le processus qui permet à une impression de nous-mêmes de s’étendre sur d’autres individus en fonction des relations de contiguïté et de ressemblance. Les actions d’autrui sont aussi interprétées selon les signes des passions qui les animent, des passions que nous interprétons selon des signes qui « nous parlent ». Nous imaginons les émotions, douleurs ou plaisirs, qu’il éprouve au travers de ces signes, ce qui conduit à des impressions sur nous-mêmes. Le partage des passions entre nous et un individu est alors tel que nous nous intéressons à lui, c’est-à-dire à une autre personne que nous-mêmes. Il s‘agit alors d’une extension de notre propre intérêt jusqu’à celui des autres. La sympathie est alors étendue à toute l’humanité. C’est une sympathie dégagée de toute partialité.

Comme ce mécanisme de communication nous est caché et se déroule de manière instantanée, nous ne le percevons pas. Il nous paraît comme une sensibilité particulière. Le mécanisme devient même un automatisme qui vient de l’expérience, c’est-à-dire par la force de l’habitude.

C’est ainsi que cette sympathie étendue à toute l’humanité devient un sens moral. Dans la pratique, elle finit par nous échapper, par être immédiat et involontaire. « En s’habituant à interpréter les signes, à observer les caractères et les actions avec attention, en s’habituant à prendre de la distance vis-à-vis de notre  partialité, de notre intérêt personnel, en s’habituant à corriger notre vision des choses pour essayer de prendre en considération un point de vue général, celui de l’humanité entière, on parvient à rendre naturel ce qui ne l’était pas forcément et à se constituer un sens moral, dont l’origine et les principes n’altèrent pas ce qu’il est. »[18]

Par conséquent, le sens moral n’est pas inné mais résulte de l’expérience. En outre, Hume ne considère pas le sens moral comme seul principe en jeu dans la moralité, même s’il en demeure un des principes fondamentaux.

Conclusions

Réagissant aux philosophes qui défendent une morale utilitariste, conventionnelle ou hypocrite, d’abord Burnet et Shaftesbury, puis surtout Hutcheson développent de nouvelles théories morales, dites de sentiment qui, sans négliger le rôle de l’égoïsme ou de l’amour propre dans notre vie morale, défendent l’idée d’une faculté naturelle, appelée sens moral, dans nos appréciations et nos motivations morales. À son tour, Hume contribue par ses critiques à l’enrichir tout en étant convaincu de la conception artificielle de la morale. Il se rend surtout compte de la complexité du sujet, en particulier dans les relations entre l’irrationalité et le rationnel.

Si leurs théories se ressemblent dans leur réaction contre les conceptions utilitaristes de la morale et dans leur défense d’une conception d’une morale désintéressée ou portée vers les autres, influencée par le stoïcisme impérial et l’empirisme, elles se diffèrent sur les notions qu’elles utilisent, sur les mécanismes mis en œuvre et sur leur finalité. Pour Shaftesbury, la morale s’explique par l’harmonie ou l’ordre naturel, Hutcheson par la bienveillance, Hume par la sympathie. Pour le premier, les principes de jugement et de motivation sont confondus quand pour les seconds, leurs sources se distinguent, ce qui par ailleurs soulève bien des questions. Enfin, ces théories se diffèrent par leur but. En dépit de ces différences, ces théories forment un ensemble marqué par le même esprit.

Mais là ne réside pas l’essentielle pour nous. Ces théories défendent le caractère naturel des facultés morales. L’homme détient la faculté d’apprécier et de juger moralement des actions comme de motiver et de gouverner les siennes indépendamment de tout législateur et de tout raisonnement. Notons que, selon Hutcheson, cette faculté naturelle a été implantée en nous par Dieu mais il n’y insiste pas et cela n’implique pas un sentiment de devoir ou d’obéissance. Ses théories conduisent alors nécessairement à deux conclusions…

La première est l’indépendance de la morale à l’égard des croyances religieuses. La morale est antérieure à toute révélation. La morale peut même se passer de Dieu. Diderot s’apercevra rapidement de l’utilité de cette philosophie dans son combat contre l’Église. À son tour, Darwin n’y sera pas insensible dans ses études sur l’évolution morale de l’homme et ses théories serviront aux moralistes britanniques pour séculariser les fondements de la morale.

La deuxième conclusion est l’absence d’impartialité dans le jugement moral : chacun est juge et partie en matière de moralité. Elles révèlent ainsi la faiblesse de ces théories, voire leur absurdité. Les théories confondent en fait la règle morale avec l’appréciation subjective, ce qui ne peut être tenable. Cette faille n’a pas échappé à Locke qui la découvre très vite. Cette subjectivité inhérente à ces théories conduit alors à un paradoxe. Alors qu’elles sont censées s’opposer à la théorie morale de Hobbes, qui doit justifier l’absolutisme en politique, elles parviennent à fonder l’absolutisme en moral : chacun se fait juge.


Notes et références

[1] Thomas Burnet, Third Remarks, 1699, troisième remarque sur l’Essai de l’entendement humain de Locke, cité par Laurent Jaffro, Le Sens moral : une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Presses universitaires de France, 2000.

[2] Notons que « le vrai et le faux » portent sur la vérité alors que la morale s’occupe du bien et du mal.

[3] Voir Diderot, Principes de la philosophie morale ou Essai de M. S** sur le mérité et la vertu, publié en 1745.

[4] Voir Shaftesbury, Essai sur le mérite et la vertu, 1998.

[5] Voir Shaftesbury, Solilquy or Advise to an Author, 1710.

[6] Jaffro, Le sens moral : une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Presses universitaires de France, 2000.

[7] Nous pouvons citer Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725), Essai sur la nature et la conduite des passions et affections (1728), Illustrations sur le sens moral (1728), Système de philosophie morale (1755).

[8] Voir Lisa Broussois, Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson, 15 novembre 2013, Philosorbonne, année 2012-2013, OpenEditionsjournals, http :// journals.openedition.org.

[9] Odile Rochon, La philosophie morale dans l’œuvre d’Adam Smith : retour sur le Das Adam Smith Problem,  chap. I, Mémoire présentée comme exigence partielle de la maîtrise en économique, décembre 2009.

[10] Hutcheson, recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, I, II, 7, trad. par Balmès, Vrin, 1991, dans Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson, Lisa Broussois.

[11] Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, I, II, 2.

[12] Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, I, II, 7.

[13] Hutcheson, Système de philosophie morale, V, 1, 1.

[14] Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, II, 7.

[15] Lisa Broussois, Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson

[16] Hume, Traité de la nature humaine, III, iii, 6, 3, , édition Norton, Oxford, 2007 dans Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson, Lisa Broussois.

[17] Hume, Traité de la nature humaine, III, i, 1, 6.

[18] Lisa Broussois, Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson.



samedi 19 septembre 2020

Les théories de sentiment (1) : l' Écosse au XVII-XVIIIe siècle, la terre de nouvelles théories morales

Comme de nombreux observateurs, nous constatons avec crainte l’influence de plus en plus grande de l’émotion dans le comportement de nos contemporains. De manière subite et insensée, ils réagissent au gré de leurs sentiments et passions, générant incompréhension, division ou encore violence. Si le développement du numérique dans notre vie quotidienne et son usage excessif expliquent la diffusion rapide de ce phénomène, ils ne peuvent à eux-seuls le justifier. 

La forte sensibilité ne se limite pas à leurs actions, il pénètre aussi leurs jugements moraux. Pour de nombreux contemporains, il est en effet bien d’agir selon les sentiments que nous éprouvons. Tout obstacle à cette effusion du moi apparaît même comme un mal. Nul ne doit empêcher le « moi » de s’exprimer – on parle même de « droit » - ce « moi » que nous retrouvons aussi au cœur même du culte du bien-être, souvent assimilé au bonheur. Pour l’individu, tout doit désormais tourner autour de son « moi » au travers duquel il voit et juge le monde. C’est finalement ce « moi » qui définit ce qui est bien et mal, ce qui est vertu et vice. Voilà sans-doute la nouvelle morale qui s’impose de plus en plus dans notre société.

Ce phénomène ne doit pas nous étonner, nous qui sommes chrétiens. Depuis longtemps déjà, il se manifeste dans les discours qui s’opposent à la morale chrétienne. L’une des critiques les plus courantes que nous entendons est en effet sa prétendue nuisance à l’égard de l’épanouissement de l’individu ou son hostilité au développement du « moi ». Elle ne serait qu’un ensemble d’interdits qui briseraient sa personnalité et le transformeraient en un pantin obéissant aveuglement aux lois de l’Église et aux prêtres au lieu de laisser vivre et développer le « moi » qui est en lui. Finalement, de tels discours accusent la morale chrétienne de s’opposer au bonheur de l’homme et à celui de l’humanité. Ce phénomène se rencontre aussi dans des mouvements de chrétiens qui se laissent guider par une effusion d’émotions qui fait office d’authenticité…

Quel est le rôle des sentiments et des émotions dans notre vie morale ? Est-il si important dans nos jugements et motivations moraux comme semble le considérer notre société actuelle ? Selon des théories morales, dites « théories de sentiment », ils détiennent un rôle central, voire unique. Ces théories sont nées au XVIIIe siècle en pleine époque des Lumières. Et parmi leurs auteurs, nous pouvons citer Adam Smith. Or, ce nom parmi ces philosophes pourrait surprendre. Il est en effet surtout connu pour être l’un des fondateurs de notre actuel modèle économique, qui, selon certains sociologues, seraient justement la cause du culte du bien-être et de l’exacerbation du « moi »[1]. La coïncidence est troublante…

C’est ainsi que notre étude sur la morale puis sur le culte du bien-être nous a conduits à Adam Smith, puis aux « théories de sentiment » des XVII et XVIIe siècle. Les principaux philosophes sont Anthony Ashley-Cooper (1471-1713), comte de Shaftesbury, Francis Hutcheson (1694-1746), David Hume (1711-1776) et enfin Adam Smith (1723-1790).

Nous souhaitons désormais les présenter, assurés que nous allons retirer de cette nouvelle étude bien des lumières sur notre chemin pour comprendre l’état de notre société et répondre aux attaques portées contre l’Église et la morale chrétienne. Cependant, pour mieux comprendre leur émergence et leur développement, nous devons revenir au contexte très particulier de l’Écosse au XVIIe siècle. Comme nous l’avons déjà constaté, nous avons besoin de décrire l’environnement dans lequel un système de pensées évolue pour la comprendre puis la présenter. Ce premier article a donc pour but de le présenter avant de décrire les théories de sentiments dans les deux articles qui vont suivre puis leurs faiblesses et leurs erreurs …

Une morale rigoriste et pessimiste

John Knox (v.1514-1572)
Fondateur de l'église d'Ecosse

Commençons par le contexte religieux. Les « théories de sentiment » naissent et se développent en terre calviniste. Depuis le XVIe siècle, avec l’abolition du catholicisme et une sévère persécution menée contre l’Église, le calvinisme est devenu la religion d’Écosse. C’est une religion marquée par le rigorisme moral[1]. Il conçoit une nature humaine profondément viciée par le péché au point d’être incapable de mener la moindre action bonne, une nature humaine habitée par l’égoïsme, c’est-à-dire par la recherche de son propre intérêt dans tout ce qu’il fait. Sans la grâce divine, rien de bon ne lui est alors possible. Le calvinisme préconise alors de le surveiller et de le corriger avec fermeté. Ce rôle est dévolu à l’église d’Écosse qui exerce un contrôle strict sur la vie morale de la population. Elle est en effet très influente au niveau social et politique. Notons enfin, que, contrairement au luthéranisme et à l’anglicanisme, l’Église d’Écosse est presbytérienne, c’est-à-dire gouvernée par des assemblées indépendantes du pouvoir politique. C’est pourquoi le calvinisme écossais porte le nom de presbytérianisme.

Mais l’Écosse est proche de l’Angleterre. Les querelles religieuses qui divisent les protestants anglais la touchent aussi.  Le XVIIe siècle est ainsi marqué par la lutte que mènent les anglicans et les presbytériens pour le contrôle de l’église d’Écosse. Mais ces querelles participent au conflit plus général qui oppose l’Angleterre et l’Écosse. En 1690, le presbytérianisme finit par emporter.

Cependant, au XVIIIe siècle, l’église d’Écosse perd peu à peu son emprise sur la société, notamment par l’acte d’Union de 1707, qui unit l’Écosse à l’Angleterre, et en 1712 par l’acte de patronage qui la soumet aux aristocrates, aux propriétaires, c’est-à-dire aux détenteurs de pouvoirs et de richesses. Ce contexte qui lie fortement le politique et la religion donne lieu à de nombreux débats sur les formes de gouvernement au sein de la société et de l’Église, auxquels participent les philosophes.

L’église d’Écosse se transforme aussi de l’intérieur. Vers le milieu du siècle, la branche modérée du presbytérianisme finit par la dominer et la « moderniser ». Le signe de ce changement se manifeste notamment dans les sermons. Dans leurs prédications, les pasteurs abandonnent en effet certains thèmes comme l’enfer ou la damnation au profit de la vie morale ici-bas. Nous pouvons noter un certain assouplissement dans l’austérité morale au fur et à mesure du XVIIIe, ce qui facilite la diffusion et le développement de théories morale indépendantes de toute religion et davantage centrées sur la raison. Cependant, l’influence du calvinisme reste encore forte. En raison de ses positions athées, Hume ne pourra jamais exercer de postes dans les universités.

L’Acte d’Union de 1707 a aussi l’avantage de faire cesser les rivalités entre l’Angleterre et l’Écosse, et cette paix ne peut qu’être favorable à la diffusion des livres et des pensées, au développement des sciences et de la philosophie, à l’effervescence des idées. Les ouvrages anglais sont lus attentivement en Écosse. Elle motive aussi l’élite écossaise à rattraper son retard et à susciter un essor culturel. Y a-t-il une volonté d’imiter l’Angleterre comme le pensent certains historiens ?

Une conception d’une morale naturelle

Une nouvelle forme de conception de Dieu s’affirme aussi. Au début du XVIIIe siècle, se développe en effet le déisme [3], c’est-à-dire l’existence d’un dieu unique, extérieur à l’univers, créateur du monde dans lequel il intervient uniquement par des lois physiques et morales. Rejetant la Providence divine, le déiste considère finalement dieu comme un fameux horloger qui n’intervient pas sur ce qu’Il a créé. La Révélation n’a donc pas de sens. Il n’est connaissable que par ses œuvres et plus précisément par les lois qu’il a implémentées dans la nature.

En conséquence, seules ses lois doivent faire l’objet de toute l’intention de l’homme et de sa connaissance. Par sa seule raison, l’homme est en effet capable de le connaître et de les découvrir. Cela est aussi valable pour la loi morale. Puisqu’il n’y a plus de Révélation, il n’y a donc plus de fondement directement religieux de la morale. Comme pour les lois physiques, elle doit aussi être connaissable au travers de la nature par l’observation puis par sa raison. C’est donc par la raison qu’il peut aussi comprendre son devoir au sein de l’univers et apprendre à vivre conformément aux lois morales. La raison est donc le fondement de sa vie morale.

Le XVIIIe siècle est aussi le temps de la redécouverte du stoïcisme impérial. Cicéron en est le moraliste à la mode. Selon cette philosophie, l’homme doit vivre selon la nature et accepter les événements qui se produisent selon un ordre qu’il ignore. C’est la fameuse impassibilité du stoïcien. Il promeut en fait la recherche de l’harmonie, chacun devant tenir sa place dans l’univers, respectant ainsi l’ordre qui y règne. Au lieu de laisser l’homme aux mains de la nature ou du destin comme le souhaitaient les stoïciens antiques, des philosophes des Lumières attribuent à Dieu la conduite des événements. Nous parlons alors de stoïcisme chrétien.

Un enseignement particulier en Écosse

Université de Glasgow

L’enseignement écossais joue un rôle indéniable dans les « théories de sentiment ». Il est d’abord très ouvert aux sciences modernes de l’époque. Aucune matière ne semble en être exclue. La chimie, le droit, les lettres entrent dans une nouvelle ère. L’université de Glasgow enseigne par exemple le système de Newton avant même que les professeurs de Cambridge ne le fassent. Il est très en avance pour son temps.

Cependant, bien qu’il soit ouvert à la modernité et tourné vers les nouvelles idées provenant d’Angleterre et de France, l’enseignement reste encore fondamentalement marqué par la philosophie alors que dans les autres pays, la spécialisation du savoir est déjà bien engagée. C’est ainsi qu’en Écosse, il y a peu de découvertes. La nouveauté réside surtout dans la volonté de décrire le monde et la nature humaine au moyen des nouvelles idées, ou encore « l’assimilation des nouvelles idées philosophiques dans les recherches d’autres domaines comme le juridique, la médecine, l’histoire ou encore la théologie. »[4] Cette spécificité explique probablement « la volonté d’appliquer les modes d’investigation de la philosophie à l’étude de la société »[5], et la création de nouvelles disciplines telles que la sociologie et l’économie. Adam Smith innove essentiellement par le modèle économique cohérent qu’il élabore à partir des idées de son temps. L’Écosse est ainsi marquée par le développement de systèmes de pensées censés expliquer la société et le monde.

Par la succession de ses professeurs, l’Université de Glasgow assure certainement la cohérence de cet enseignement tout au long du XVIIIe siècle. Adam Smith est ainsi l’élève et le successeur de Hutcheson sur la chair de philosophie morale comme il a aussi été le professeur d’Hume. Cette continuité est fondamentale pour comprendre le développement de la « théorie des sentiments ».

C’est ainsi que la période des Lumières qui caractérise ces siècles est tout à fait particulière en Écosse au point qu’elle est considérée comme un phénomène à part. Elle se manifeste par une grande activité intellectuelle et par le foisonnement de philosophes.

Une conception de la nature difficilement compatible avec la morale

Francis Bacon (1561-1626)

Les idées qui se développent en Angleterre, en France et ailleurs touchent aussi l’Écosse. C’est le temps où se développe notamment la pensée mécaniste du monde, d’un monde où Dieu est absent, d’un monde qui peut se réduire à la matière régie par des lois mécaniques, immuables, d’un monde où seuls les faits sont connaissables, où seules existent les choses particulières, ce qui exclut toute notion générale, toute idée d’absolu et donc toute idée de Dieu. L’empirisme et le nominalisme influence ainsi fortement les esprits et les systèmes philosophiques qui se développent. Ils manifestent surtout en Angleterre où s’illustre Francis Bacon (1561-1626), qui, selon Kant, est le père de l’empirisme.

Or, une telle conception du monde s’oppose à celle qui dominait la société, notamment enseignée par la scolastique dans les universités. Elle remet surtout en cause les fondements de la morale chrétienne, et même de toute morale. Pourtant, comme tous le constatent, tout homme a une morale sans laquelle la société ne peut subsister. Il faut donc qu’elle s’insère aussi dans cet univers mécanique et matériel. Mais, comment peut-elle être tenable s’il n’y a que des faits et des êtres particuliers ? Comme elle est un fait indiscutable, elle doit aussi être connaissable. C’est ainsi naturellement que la philosophe morale ait donné lieu à de nombreux débats et théories…

À la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, des théories morales se développent donc, généralement au sein d’un système philosophique avant de faire l’objet d’une philosophie spécifique. Certains d’entre elles remettent en cause la morale chrétienne et le stoïcisme renaissant. Parmi leurs auteurs, trois noms sont alors à retenir : Thomas Hobbes, John Locke et Mandeville. Notons que les deux premiers sont des philosophes anglais, le troisième néerlandais.

Thomas Hobbes (1588-1679), la morale guidée par le seul égoïsme

Pour Thomas Hobbes, la morale n’est que la recherche d’un intérêt particulier. Il décrit l’évolution morale de l’homme marquée par deux temps. À l’origine, dans un état dit de nature, il est motivé par son seul instinct de survie. Il agit pour conserver son être et s’empare de tout ce qui peut garantir sa subsistance, s’opposant aussi à tout ce qui peut y faire obstacle. Le bien et le mal ne se définissent donc par l’utilité et la nocivité. Est bon ce qui est utile à la vie, mauvais tout ce qui est lui est nuisible. Hobbes définit alors le droit naturel comme la « liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le plus adapté à cette fin… il s’ensuit que dans cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. »[6]

Mais une telle morale conduit nécessairement à des conflits perpétuels. Chaque individu est en guerre contre les autres. Les relations entre les hommes sont alors régies par la loi du plus fort. Cette lutte met en danger ses biens, sa liberté, sa vie qui sont constamment menacés. La raison demande donc que les hommes recherchent la paix pour pouvoir subvenir à ses besoins sans craindre de mourir. Pour s’assurer de sa sécurité, chacun doit alors faire des compromis avec les autres individus. Selon Hobbes, ils sont à l’origine d’un contrat entre les hommes, contrat qui institue alors la vie en société. La morale n’est finalement que le fruit d’une convention nécessaire à l’intérêt de chacun et à la vie sociale qui en résulte. La vie morale ne commence en fait qu’avec la vie sociale.

Pour éviter que ce contrat soit rompu, remettant alors en cause la vie sociale, la morale est associée à la crainte, aux sanctions, ce qui exige que chacun se soumette à la volonté d’un souverain doté d’un pouvoir absolu sur eux, faisant les lois et assurant la justice. Il est le garant de ce contrat. La justice n’est que le respect de ce contrat. Ce sont donc les lois qui dictent la morale.

John Locke (1632-1704), une morale qui se construit selon les besoins de la vie sociale

Locke cherche à développer une critique de la connaissance par une voie empirique en décrivant le fonctionnement de l’esprit. Il cherche comment se forment nos idées et en décèlent leur origine. Contre le système de Descartes, il réfute la théorie des idées innées et défend la thèse selon laquelle nos idées, c’est-à-dire nos pensées, se constituent à partir de l’expérience. Cela englobe aussi la morale. Dans son système philosophique, la morale n’est qu’une construction de l’esprit qui se développe au gré de l’expérience humaine. Au départ, l’homme ne dispose que de facultés morales.

À son tour, Locke évoque la nécessité d’un contrat pour établir la vie sociale, non pour abandonner ses droits naturels au profit d’un souverain mais pour les garantir.

Bernard Mandeville (1670-1733), une morale hypocrite pour les intérêts des hommes les plus vils

La vision de Mandeville est encore plus nette. Dans sa Fable aux abeilles, il présente en effet la morale comme une pure convention hypocrite ou encore un travestissement de nos vices. Il va encore plus loin. « Les pires des hommes » ont contribué grandement à son institution afin de s’en servir pour pouvoir exploiter leurs prochains…

Mandeville défend aussi la thèse de l’utilité sociale de l’égoïsme selon laquelle le bien d’une société réside en fait dans l’ensemble harmonieux des intérêts particuliers et non dans la vertu. En outre, les vices peuvent apporter des bienfaits à la société. La richesse et l’opulence ne seraient guère possible sans la convoitise, la vanité ou encore la luxure, qui en est le vice suprême.

Ces idées ne sont pas nouvelles. Elle est déjà une maxime de La Rochefoucauld. « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage d’intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger. »[7] Mandeville a sans-doute été influencé par La Rochefoucauld et par d’autres auteurs français comme Bayle, Esprit, Nicole, qui fondent la morale sur l’amour propre. Cependant, sa finalité est différente. Les « moralistes » français tentent surtout de critiquer avec ironie la conception chrétienne, c’est-à-dire l’idée du péché originel, en montrant que malgré leur déchéance, les hommes sont parvenus à élever une société et à construire des civilisations. Mandeville réagit plutôt contre le stoïcisme chrétien et toutes les idées qui tendent de montrer la nature bienveillante de l’homme.

Finalement, selon Mandeville, la société doit être régie non par une morale apparente mais par des valeurs positives, celles qui lui apportent des bienfaits, même si elles sont considérées comme des vices. Ce qui est bon moralement est en effet ce qui est utile à la société.

Les philosophies de Hobbes et de Mandeville impliquent donc que l’homme n’est pas bienveillant par nature mais égoïste, n’agissant que pour assouvir ses propres intérêts, y compris lorsqu’il accomplit de bonnes actions. Comme Locke, elles conçoivent la morale exclusivement comme une convention, imposée ou inculquée, une convention qui nécessite contrôle, crainte et sanction. Elle n’est ni naturelle ni innée. Le bien et le mal d’une action ne sont finalement relatifs qu’aux bienfaits qu’elle réalise, qu’elle soit motivée par le vice ou la vertu. Celles-ci ne portent donc pas de valeurs en elles-mêmes. Le jugement moral est donc purement utilitariste. La vie morale ne commence enfin qu’avec la vie sociale et demeure associée à un pouvoir qui la garantit. La morale est donc indubitablement dépendante de la politique.

Conclusions

Les XVIIe et XVIIIe siècles sont des époques de foisonnement intellectuel, notamment en Angleterre et en Écosse. De nombreuses philosophies se développent à partir d’une vision empiriste et nominaliste. Elles remettent ainsi en cause non seulement les différents systèmes philosophiques précédents mais aussi le fondement de l’enseignement moral du christianisme. Elles décrivent la morale d’un point de vue uniquement utilitariste et conventionnelle selon laquelle elle ne sert qu’à garantir exclusivement les intérêts privés et à maximiser les biens de chacun dans la vie sociale. Elle est donc l’œuvre d’un contrat entre les hommes, compromis indispensable pour qu’ils vivent en société. Finalement, la morale n’est qu’un ensemble de règles imposées à l’homme.

Ces conceptions de la morale confirment alors la conception pessimiste de la nature humaine qu’enseigne le calvinisme, notamment au travers du presbytérianisme. Certes, ils tentent aussi de relativiser la notion de valeurs morales, et donc de vertus et de vices, qui ne sont finalement que des mots. Aucune action n’est finalement vertueuse ou vicieuse en soi…

En même temps, au cours de ces deux siècles, se développe aussi un stoïcisme chrétien qui défend une morale fondée sur l’ordre ou l’harmonie naturelle, impliquant donc une nature bienveillante de l’homme ou du moins la présence d’une morale naturelle, indépendante de l’homme. Il correspond par ailleurs à une certaine conception humaniste et optimiste de la nature humaine. Le déisme tend aussi à défendre une telle morale. De telles conceptions de la morale ne sont alors guère compatibles avec celles de Hobbes, de Locke ou de Mandeville. Elles vont ainsi conduire à une réaction de philosophes écossais et donner naissance à de nouvelles théories, les « théories de sentiment ».

Pourtant, qu’ils défendent une morale utilitariste et conventionnel ou une morale naturelle et innée, ces philosophes ont un point commun. Ils développent tous leur philosophie à partir d’un regard empiriste et nominaliste de la nature et de l’homme. Il est étonnant qu’avec les mêmes moyens de raisonnement, ils parviennent à des systèmes si contraires ! Mais peut-être que finalement, ce n’est pas cela qui compte mais bien le point de départ de toutes leurs pensées, c’est-à-dire leur volonté de plaquer leur propre conception de l’homme sur la réalité afin de justifier leur conception de la société et leur projet politique.

En effet, l’objet de leurs études n’est pas l’individu en tant que tel mais l’individu par rapport à la société. Leur conception morale se limite en effet à la vie sociale et politique dans le but d’expliquer ce que doit être la société. Leur philosophie morale contribue ainsi à développer un nouvel ordre social, politique et économique considéré comme légitime car en adéquation avec la morale de l’homme. Nous voyons donc tout l’intérêt de ces philosophies…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, août 2020,  article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, narcissisme.  Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne ».

[2] Voir Émeraude, avril 2017, article « Calvin, le procureur de Dieu ».

[3] Voir Émeraude, août 2014, article « L’athéisme ».

[4] Lisa Broussois, Francis Hutcheson et la politique du sens moral, thèse de doctorat en philosophie, présentée et soutenue le 5 juillet 2014, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université fédérale de Minas Gerais. Elle reprend le constat de M. A. Stewart, Studies in the Philosophy of Scottish Enlightenment.

[5] Véronique Rostas, Adam Smith et le mouvement des lumières écossais, dans Histoire, économie et société, 1983, 2ème année, n°2, www.persee.fr.

[6] Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971 dans Hobbes et le libéralisme, Marc Parmentier, Cahiers philosophiques, 2008/4, www.cairn.info.

[7] La Rochefoucauld, Maxime, I, dans La Fable des abeilles de Bernard Mandeville, Hervé Mauroy, Revue européenne des sciences sociales, en ligne, 49-1, 2011, mis en ligne le 01 janvier 2010, http://journals.openedition.org.