" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 septembre 2020

Tocqueville : la religion au service du culte du bien-être

Selon des ouvrages de sociologie et les résultats d’études récentes, l’esprit de notre société est fortement motivé par la recherche impérative du bien-être. Celle-ci devient un impératif absolu, voire une religion. Or, nul ne peut douter qu’un abîme sépare le culte du bien-être et la vie chrétienne. Ce sont deux états d’esprit inconciliables. Les morales contemporaine et chrétienne sont fondamentalement antagoniques. Pourtant, la première domine sans contestation, la seconde est en déclin. N’est-il pas alors l’heure de renoncer à cette rivalité et de concevoir une entente cordiale pour que le christianisme ait des chances d’être écouté et de survivre ? Nombreux sont ceux qui proposent cette concorde, y compris dans les rangs de l’Église…

Telle est aussi la solution que propose Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique, dans lequel il montre en effet la nécessité pour la religion de s’adapter à l’esprit de la démocratie et de ne plus s’opposer à la passion du bien-être afin de ne point disparaître. Deux siècles après, la question reste encore d’actualité. Pire. Ses prédictions semblent se réaliser quand nous songeons à la réalité du christianisme dans notre société démocratique. A-t-il donc raison ? Essayons de comprendre…

L’impuissance de la religion à détourner l’homme de la passion du bien-être

À partir de ses observations approfondies et pertinentes de la société américaine, Tocqueville montre dans son célèbre ouvrage que le culte du bien-être est inhérent à la démocratie en raison du principe qui la fonde, celui de l’égalité [1]. « Le goût du bien-être forme comme le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. » La passion du bien-être n’est pas sans danger. Elle peut provoquer l’appauvrissement intérieur de l’individu, voire sa soumission à une tyrannie bien différente de toute celle que l’homme a connue. Il présente alors la religion comme un remède aux effets désastreux du culte du bien-être. Pourtant, elle doit aussi se soumettre à cet état d’esprit si elle ne veut point disparaître. Par conséquent, sans religion, la société démocratique va à sa perte. Tocqueville serait-il alors un défenseur du christianisme ?

Dans son ouvrage, Tocqueville présente les liens qui existent entre la religion et le régime démocratique et donc avec « l’amour du bien-être ». Sa conclusion est très nette. « Il est permis de croire qu'une religion qui entreprendrait de détruire cette passion-mère […] serait à la fin détruite par elle ; si elle voulait arracher entièrement les hommes à la contemplation des biens de ce monde pour les livrer uniquement à la pensée de ceux de l'autre, on peut prévoir que les âmes s'échapperaient enfin d'entre ses mains, pour aller se plonger loin d'elle dans les seules jouissances matérielles et présentes. »[2] Selon Tocqueville, la religion, quelle qu’elle soit, ne peut donc que disparaître si elle cherchait à s’opposer au culte du bien-être et donc à la jouissance, même pour défendre et promouvoir l’amour du prochain. Elle mourrait, faute de fidèles…

Or, cette opposition est évidente, naturelle. Tocqueville constate en effet une forte incompatibilité entre les religions et l’amour du bien-être. « La principale affaire des religions est de purifier, de régler et de restreindre le goût trop ardent et trop exclusif du bien-être que ressentent les hommes dans les temps d'égalité ». C’est pourquoi il croit « qu'elles auraient tort d'essayer de le dompter entièrement et de le détruire. Elles ne réussiront point à détourner les hommes de l'amour des richesses ; mais elles peuvent encore leur persuader de ne s'enrichir que par des moyens honnêtes. »[3] Il confirme donc l’impuissance des religions à combattre la passion du bien-être, c’est-à-dire la recherche impérative de la satisfaction de soi. Elles ne peuvent qu’influencer les individus sur les moyens utilisés pour y parvenir.

Les raisons de cette impuissance

Tocqueville explique la raison de son impuissance. Dans un État où les hommes sont de plus en plus semblables et égaux, « l'opinion commune apparaît de plus en plus comme la première et la plus irrésistible des puissances, et il n'y a pas en dehors d'elles d'appui si fort qui permette de résister longtemps à ses coups. » La force toute puissante de l’opinion est une caractéristique dominante d’une société démocratique en raison du principe d’égalité qui la fonde. « Non-seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques, mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. »[4] Tel est le verdict de l’opinion, une force devant laquelle nul ne peut résister…

La religion, un remède nécessaire aux méfaits de la démocratie moderne

Selon toujours Tocqueville, l’égalité des hommes dans une société démocratique apporte à l’individu un double sentiment contradictoire d’insignifiance et d’orgueil. Semblable aux autres, il est comme pétri par son isolement mais égal de tous, il est empli d’orgueil. Mais comme il n’a pas confiance en l’autre dans son individualité, il ne compte finalement que sur le nombre, croyant que chacun pense comme lui. C’est ainsi que la majorité impose sa volonté et ses croyances à l’ensemble de la population.

Le culte du bien-être que génère le principe d’égalité provoque en lui un instinct malheureux, celui du repli de soi. C’est là qu’intervient la religion de manière positive. « Le plus grand avantage des religions est d'inspirer des instincts tout contraires. Il n'y a point de religion qui ne place l'objet des désirs de l'homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n'élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n'y en a point non plus qui n'impose à chacun des devoirs quelconques envers l'espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses. Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l'endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux. »[5] Tocqueville constate ainsi qu’en conservant le christianisme, les Américains ont réussi à se préserver des méfaits du principe d’égalité.

Tocqueville désigne donc la religion comme le remède le plus adapté contre les dangers de l’amour du bien-être. Elle « parvient à lutter avec avantage contre l'esprit d'indépendance individuelle, qui est le plus dangereux. » Pour cela, il précise les conditions auxquelles doit se soumettre la religion : respecter « tous les instincts démocratiques qui ne lui sont pas contraires » et s’aider de plusieurs d'entre eux.

Insister sur l’utilité de la religion dans la recherche du bien-être

D’abord, comme nous l’avons déjà évoqué, la religion ne doit pas s’opposer frontalement à l’amour du bien-être si elle ne veut point disparaître. Son discours doit donc changer. Il ne peut plus ouvertement le combattre.

En outre, la passion du bien-être partage un point commun avec la religion, celui de l’intérêt, ou comme le définit Tocqueville, celui de la doctrine de l’intérêt. « Je ne crois donc pas que le seul mobile des hommes religieux soit l'intérêt ; mais je pense que l'intérêt est le principal moyen dont les religions elles-mêmes se servent pour conduire les hommes, et je ne doute pas que ce ne soit par ce côté qu'elles saisissent la foule et deviennent populaires. »[6] La religion doit donc s’appuyer sur ce qui les rapproche pour pouvoir influencer indirectement l’individu et la société.


Le citoyen peut en effet percevoir dans la religion un intérêt dans sa recherche impérative du bien-être. Pour cela, les partisans de la religion doivent lui montrer qu’elle lui est utile et en quoi elle lui est utile. L’esprit de sacrifice ou encore l’idée d’effort lié au sacrifice sont des points qu’ils peuvent souligner. Ils peuvent aussi présenter la religion comme une école capable de l’exercer au renoncement à bien des choses pour un bien supérieur. Par les qualités intrinsèques de la religion et ses exigences, l’individu s’habituera à faire des sacrifices pour son propre intérêt. Il saura non seulement discerner ses véritables intérêts parmi tout ce qui lui est offert mais aussi les satisfaire plus efficacement. Car il sait bien que le plaisir d’un moment peut nuire à son bien-être, c’est-à-dire « à l’intérêt permanent de toute sa vie ». « Si un pareil homme a foi dans la religion qu'il professe, il ne lui en coûtera guère de se soumettre aux gênes qu'elle impose. La raison même lui conseille de le faire, et la coutume l'a préparé d'avance à le souffrir. »[7] C’est pourquoi, selon Tocqueville, la religion doit davantage placer en ce monde le prix des sacrifices qu’elle impose au lieu de les mettre dans l’au-delà.

Rendre la religion plus proche de l’opinion

Puis, la religion ne doit pas se montrer hostile ou étrangère à l’opinion mais s’y intégrer pour pouvoir l’influencer. Tocqueville constate que les prêtres américains se montrent intéressés aux progrès de leur temps et les applaudissent. Considérant aussi que les choses ici-bas sont importantes, quoique secondaires, ils ne défendent pas la recherche du bien-être si celui-ci est recherché honnêtement « tout en montrant sans cesse au fidèle l'autre monde comme le grand objet de ses craintes et de ses espérances »[8]. C’est ainsi qu’ils ne sont pas séparés des citoyens. En épousant les préoccupations des individus, la religion reste écoutée et peut alors s’efforcer à les corriger. Sa voix se mêle ainsi à celle de l’opinion. C’est ainsi qu’aux États-Unis, « la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune. »

Apporter des solutions claires et précises

Dans une société démocratique, que domine la passion du bien-être, les individus sont très préoccupés des choses de ce monde. Effectivement, ils ne sont jamais satisfaits. Ils dépensent alors beaucoup de temps et d’énergie pour répondre à leur faim. Ils n’ont donc pas le temps ni de discuter ni de réfléchir. Ils ont ainsi besoin de certitude dans ce que professe la religion. Ils n’ont guère le temps de chercher à comprendre ou de combattre leur doute. En un mot, la voie que la religion doit leur présenter doit être claire et droite. « Des idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine sont indispensables à la pratique journalière de leur vie »[9] « Les hommes ont donc un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leur âme, leurs devoirs généraux envers leur Créateur et leurs semblables ; car le doute sur ces premiers points livrerait toutes leurs actions au hasard, et les condamnerait, en quelque sorte, au désordre et à l'impuissance. » Sur les questions générales les plus essentielles, ils ont besoin de « solutions nettes, précises, intelligibles pour la foule et très durable ». Tocqueville remarque qu’aux États-Unis, le christianisme est une religion qu’on croît sans discuter.

Les qualités indispensables pour une religion en démocratie moderne

Une religion ne peut apporter de réponses si claires et nettes si elle n’est pas soumise à une autorité unique, si sa voix n’est pas une. En outre, la démocratie leur donne « le goût et l’idée d’un pouvoir social unique, simple, et le même pour tous. »[10] Si un citoyen accepte de se soumettre à une autorité religieuse, elle ne peut donc qu’être une et uniforme. Tocqueville explique les progrès du catholicisme aux États-Unis par l’unité de gouvernement dans l’Église et sa grande unité. Cependant, Tocqueville constate aussi que de nombreux Américains quittent l’Église. S’ils veulent soumettre leurs croyances à une autorité et à des règles uniques et claires, ils veulent aussi en soustraire quelques-unes, hésitant ainsi entre obéissance et liberté.


Le périmètre de la religion n’est pas sans limite. Elle doit rester « dans les bornes qui leur sont propres, et ne point chercher à en sortir, car, en voulant étendre leur pouvoir plus loin que les matières religieuses, elles risquent de n'être plus crues en aucune matière. » Elle doit rester circonscrite dans la sphère religieuse. C’est pourquoi, selon Tocqueville, les prêtres américains ne s’occupent pas des affaires publiques. « En Amérique, la religion est un monde à part où le prêtre règne, mais dont il a soin de ne jamais sortir ; dans ses limites, il conduit l'intelligence ; au dehors, il livre les hommes à eux-mêmes et les abandonne à l'indépendance et à l'instabilité qui sont propres à leur nature et au temps. »[11]

Enfin, les religions ne doivent pas insister sur les formes de leur culte. Elles « doivent moins se charger de pratiques extérieures dans les temps démocratiques que dans tous les autres » car « rien ne révolte plus l'esprit humain dans les temps d'égalité que l'idée de se soumettre à des formes. »[12] Les citoyens restent froids aux détails du culte et à l’aspect des cérémonies. Ils n’y voient que parures et voiles inutiles. Tocqueville demande donc de les restreindre au strict nécessaire. Il est certes conscient de leur importance mais il considère les dogmes plus importants à perpétuer. « Une religion qui deviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petites observances dans le même temps que les hommes deviennent plus égaux, se verrait bientôt réduite à une troupe de zélateurs passionnés au milieu d'une multitude incrédule. » Il demande donc de distinguer ce qui est essentiel, c’est-à-dire les articles de foi, et ce qui est secondaire, y compris les notions accessoires, et de sacrifier les secondes pour préserver les premières.

Des remarques pertinentes mais aussi erronées

Certaines remarques de Tocqueville sont de bon sens et méritent d’être entendues. Il n’est en effet guère possible à une religion de se faire entendre si son discours commence par la confrontation ou si elle ne se met pas à la place de son interlocuteur. Elle ne peut toucher un cœur si elle ne sait pas s’y approcher. En outre, il serait peu pertinent, voire mensonger, de ne réduire son discours qu’à un combat contre le bien-être. Une telle religion serait en effet bien pauvre et incapable d’élever la morale de l’individu ou de lui montrer la bonne voie.

Tocqueville précise que l’autorité de la religion doit demeurer dans sa sphère religieuse tout en affirmant préalablement qu’« il ne faut pas seulement qu'elles se renferment avec soin dans le cercle de matières religieuses. » Que veut-il nous dire dans ces propositions, semble-t-il contradictoires ? La restriction s’applique en fait uniquement à l’autorité religieuse. Il considère que, hors de la sphère religieuse, celle-ci n’a aucun pouvoir, c’est-à-dire qu’elle ne peut ni obliger ni interdire, et exiger l’obéissance. C’est en quelque sorte la laïcité avant l’heure. Revenons sur la remarque de Tocqueville. Touche-elle l’Église ? Il ne doit pas s’enfermer dans « le cercle de matières religieuses ». Or n’est-ce pas le propre du christianisme de s’intéresser aux sciences, à l’art et à bien d’autres domaines dans son passé ? Il faut en effet attendre le XXe siècle pour qu’effectivement, il se replie dans le domaine religieux, abandonnant alors les autres sphères en raison des luttes qu’elle a dû mener contre un pouvoir antichrétien. Sa proposition nous semble donc naïve. Elle ignore les forces antichrétiennes qui agitent la démocratie …

Une des traits de l’attitude du citoyen moderne nous surprend. Comment en effet peut-il accepter de se soumettre à une autorité religieuse pour ensuite refuser de lui obéir sur certains points afin d’être libre ? Tocqueville explique ce manque de logique dans la faiblesse humaine. L’explication ne nous satisfait guère. Pourtant comme le constate Tocqueville, dans la démocratie, l’homme est plutôt enclin à refuser l’autorité religieuse. Il est plus raisonnable de croire qu’il suit une religion tant qu’elle répond à ses besoins et ne lui fait pas obstacle à sa volonté. Il n’y adhère donc pas mais recherche en elle une nouvelle satisfaction, contribuant ainsi à son bien-être.

Un regard sur la religion en fait limité

Tocqueville nous dit lui-même qu’il n’étudie la religion qu’humainement parlant. « Je n'ai ni le droit ni la volonté d'examiner les moyens surnaturels dont Dieu se sert pour faire parvenir une croyance religieuse dans le cœur de l'homme. Je n'envisage en ce moment les religions que sous un point de vue purement humain ; je cherche de quelle manière elles peuvent le plus aisément conserver leur empire dans les siècles démocratiques. »[13] Or, il est bien difficile de réduire uniquement la religion à un ensemble d’articles de foi essentiels et de croire que le reste n’est qu’accessoire. Le culte ne serait-il que la forme extérieure d’une religion ? La religion ne serait plus qu’une philosophie et n’exigerait finalement que l’adhésion à quelques idées. Est-cela la religion même humainement parlant ?

La force du christianisme est justement de dépasser la philosophie en proposant des moyens efficaces qui touchent et transforment l’intérieur de l’homme, qui l’élève de manière réelle, notamment au moyen du culte. Ce n’est pas un hasard si l’Église a lutté depuis son fondement pour préserver le culte de toute erreur et de tout danger. C’est par le culte que le chrétien vit de sa foi et qu’il est imprégné de ses exigences comme de sa beauté. Enfin, le culte et la foi sont intimement liés. Changer l’un, et l’autre en sera inévitablement modifié.

Retour à la question essentielle : quelle est la finalité de la religion ?

Là demeure en fait l’un des points d’achoppement entre le christianisme et le culte du bien-être. Car qu’est-ce que le culte si ce n’est le moyen de porter son regard au-delà de nous-mêmes et du monde physique qui nous entoure, pour l’élever jusqu’à Dieu. Qu’est-ce que le christianisme sans la messe et les sacrements ? Une religion bien humaine, ennuyeuse et vide…

Néanmoins, pour se faire entendre, il faut être entendu et donc porter la parole là où elle peut être reçue. Si l’homme est tourné vers la terre, nous devons le rejoindre, non pour la laisser là où il est mais pour l’aider à orienter son regard vers le ciel. Notre Seigneur Jésus-Christ a choisi cette voie. Il est venu parmi nous pour nous conduire vers son royaume. Il s’est fait homme pour que nous vivions de la vie divine. Une religion qui laisserait l’homme sur un chemin qui l’égare et l’éloigne de Dieu n’est plus une religion. Par conséquent, si pour demeurer, elle doit perdre son âme, elle a déjà cessé d’être.

En outre, une religion peut-être aussi se réduire à un rôle de moralisatrice tel que lui attribue Tocqueville ? Selon ses propos, elle ne doit chercher uniquement qu’à rendre honnêtes les moyens que les citoyens utilisent pour satisfaire leur passion du bien-être. Or, une morale ne se contente pas de limiter les moyens. C’est encore oublier la grandeur morale du christianisme qui se manifeste notamment au travers des béatitudes. Si la morale chrétienne demeure au niveau de l’honnêteté, elle n’est plus qu’une sagesse

Tocqueville souligne que la religion doit nécessairement s’adapter dans un état démocratique selon ses propositions si elle ne veut pas être broyée. Son constat soulève alors une ultime question. Si le christianisme doit perdre son âme et sa grandeur morale pour grandir et gagner de l’influence dans un état démocratique, sous une forme d’opinion, ne pouvons-nous pas conclure que la démocratie n’est pas un régime acceptable pour le chrétien ou dit autrement, le christianisme ne serait-elle valable que pour une aristocratie ou une monarchie ? En clair, le christianisme serait-il dépendant du régime politique ?

Conclusions

Certaines propositions de Tocqueville nous paraissent censées et méritent d’être prises en compte pour rendre notre discours plus efficace dans une société dominée par la culture du bien-être. Le christianisme doit en effet étudier et comprendre l’état d’esprit qui domine les hommes pour pouvoir les aborder et essayer d’accéder à leur raison et à leur âme. Mais cela ne signifie pas qu’il doit les laisser dans ce même état d’esprit ou qu’il ne doit pas le combattre si cet état d’esprit est contraire à leur bonheur, certes avec douceur et miséricorde, mais avec certitude et fermeté…

Si la religion est faite pour l’homme, elle n’a pas pour vocation de lui plaire et de les laisser dans leurs erreurs et leurs fautes. Elle n’est pas non plus une philosophie ou une sagesse qui lui apprend à vivre ici-bas de manière honnête. Elle n’a pas non plus l’objectif final de contribuer au bien-être de l’homme mais de lui tracer la route vers un bien plus précieux et véridique, vers son véritable bonheur. Pour cela, elle doit élever le regard de l’homme vers Dieu contrairement au culte du bien-être qui renferme son regard vers lui-même. Tocqueville est en fait bien silencieux sur la finalité de la religion.

Or, ce que propose Tocqueville est de faire la religion un acteur du bien-être pour qu’elle survive. Elle n’a donc plus qu’une vocation, celle d’être utile aux hommes pour qu’ils vivent bien ici-bas dans leur tranquillité et de manière honnête. Mieux vaut alors qu’elle disparaisse. Car à ce moment-là, elle n’est plus la religion. Telle est en fait la conception de la religion de Tocqueville, une religion sans Dieu, fondée uniquement sur son utilité. N’est-ce pas à cause d’une telle conception que le culte du bien-être peut alors s’étendre et dominer les âmes et les cœurs ?

 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, septembre 2020,  article « Le culte du bien-être : Tocqueville et la démocratie. De l'égalité à la tyrannie moderne. »

[2] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome II, 1ère partie, V, 13ème édition, éditeur Pagnerre, 1850, gallica.bnf.fr. Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.

[3] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. VI.

[4] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. II.

[5] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

[6] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. XXI.

[7] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. XXI.

[8] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

[9] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

[10] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie, chap. VI.

[11] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

[12] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

[13] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, , Tome II, 1ère partie,  chap. V.

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