" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 21 janvier 2023

Sainte Marie, la nouvelle Ève, "cause de notre salut", selon les Pères de l'Église

« Tu es belle, ô Marie, Ève nouvelle »[1]. Tel est le début d’un hymne que chantent aujourd’hui les cisterciennes. Sainte Marie, une nouvelle Ève… Nombreux sont les chants liturgiques modernes qui reprennent cette expression depuis qu’elle ait été utilisée par le concile de Vatican II[2], expression qu’emploie aussi Pie XII dans la constitution[3] qui proclame le dogme de l’Assomption en 1950. Lorsque nous contemplons la vie de Sainte Marie et méditons sur son rôle dans l’œuvre de la Rédemption, il est en effet bien difficile de ne pas songer à Ève, notre première parente. Comme la beauté d’une pierre précieuse est mise davantage en valeur lorsqu’elle est placée à côté d’une pierre quelconque, le rapprochement entre ces deux femmes produit une plus grande lumière sur les vertus de la Sainte Vierge. Ce parallèle éclaire aussi leurs rôles dans le plan de Dieu et sur l’œuvre de la Rédemption. Il fait briller un mystère qui nous dépasse. Il donne sens à notre histoire

La mise en parallèle d’Ève et de Marie n’est pas une nouveauté. Elle ne date pas de notre temps moderne. Dès les premiers siècles du christianisme, ces deux femmes ont été rapprochées, donnant alors lieu à de belles pages de vérité qui ont enrichi l’enseignement de l’Eglise. Par ce rapprochement, Saint Justin, Saint Irène et bien d’autres Pères de l’Eglise nous aident à mieux percevoir l’œuvre de la Rédemption. Ainsi, invitons ceux qui doutent encore du rôle de Sainte Marie dans notre salut et de ses privilèges à les rejoindre et à les écouter librement …

Saint Justin (v.100-v.165) : Ève, la mort, Sainte Marie, la vie

Dans son dialogue avec le philosophe juif Tryphon, destiné à répondre aux critiques à l’égard des chrétiens et à faire connaître leur croyance, Saint Justin évoque la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ : « nous comprenons encore que si, d’un côté, il est fils de Dieu, de l’autre, il est homme, fils d’une vierge, afin que le péché, introduit par le serpent, fût détruit par les moyens qui l’avaient fait naître. Ève, encore vierge et sans tache, écoute le démon : elle enfante le péché et la mort ; Marie, également vierge, écoute l’ange qui lui parle ; elle croit à sa parole, elle en ressent de la joie lorsqu’il lui annonce l’heureuse nouvelle […] ; elle lui répond : Qu’il soit fait selon votre parole ! C’est alors que naquit d’elle le salut du monde »[4] Ève, la mort, Sainte Marie, la vie…

Dans ce court passage, Saint Justin met en opposition les dispositions d’Ève et de Sainte Marie, toutes deux vierges, Ève se soumettant au démon et désobéissant à Dieu, Sainte Marie acquiesçant à l’ange et faisant la volonté divine, dispositions aux conséquences contraires, Ève conduisant Adam au péché et donc tout le genre humain à la mort, Sainte Marie ouvrant la porte au Sauveur et donc à la vie. Saint Justin met ainsi en parallèle leur responsabilité, négative d’Ève et positive de Sainte Marie.

Sainte Irénée (v.140-v.202) : Sainte Marie, « cause de salut » et Mère des vivants

Avant de mettre en parallèle Ève et Marie, Saint Irène commence toujours par rapprocher Adam et Notre Seigneur Jésus-Christ. Par son obéissance jusqu’à la Croix, Notre Sauveur a libéré les hommes qui avaient été enfermés dans la mort par la désobéissance d’Adam. Il est ainsi le Nouvel Adam, celui qui « a récapitulé, par son obéissance sur le bois, la désobéissance qui avait été perpétré par le bois. »[5]

Saint Iréné rapproche ensuite Ève et Marie, toutes deux vierges, toutes deux sujettes à un discours qui les posent devant un choix à l’égard de Dieu. Sont alors mises en parallèle deux scènes, celle de la tentation du serpent qui séduit Ève et celle de l’Annonciation où l’ange annonce la bonne nouvelle à la Sainte Vierge. « De même donc qu’Ève, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout leur genre humain, de même, […], devint en obéissant, cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain. »[6] Ainsi, « de même que celle-là avait été séduite de manière à désobéir à Dieu, de même, celle-ci se laissa persuader d’obéir à Dieu, […] de même que le genre humain avait été assujetti à la mort par une vierge, il en fut libéré par une vierge »[7].

Comme Adam est récapitulé en Notre Seigneur Jésus-Christ, Ève l’est aussi en Sainte Marie. Comme le Christ et Adam sont liés, la Sainte Vierge et la première femme doit l’être aussi. Puisque le péché est entré dans le monde par une femme vierge, le Sauveur naît d’une vierge également afin d’obéir au commandement de Dieu, « en naissant d’une femme, en réduisant à néant notre adversaire et en parfaisant l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu. »[8] Il en conclut alors deux conséquences : Sainte Marie peut porter Dieu et devenir l’avocate de la première femme

En raison de son incrédulité en la parole divine, Ève transgresse le commandement de Dieu et à son tour, elle pousse Adam à la faute. Parce qu’elle a cru en l’ange, Sainte Marie obéit par sa foi. « L’obéissance de Sainte Marie contrebalance, détruit, abolit la désobéissance d’Ève ; elle dénoue ou délie le nœud de la désobéissance d’Ève. La misérable séduction est ainsi dissipée par la magnifique annonce de la bonne nouvelle de vérité. » Ainsi, non seulement Sainte Marie peut plaider en faveur d’Ève, mais elle est surtout « cause de salut » selon l’expression forte qu’emploie Saint Irène. Et parce qu’elle a obéi qu’elle devient Mère de Dieu. Elle met au monde Notre Seigneur, c’est-à-dire la Vie. « C’est par le fait que la Vierge qui a obéi à la parole de Dieu que l’homme ranimé a, par la Vie, reçu la Vie. »[9] Saint Irène fait alors le rapprochement entre Adam modelé à partir de la terre vierge et Notre Seigneur Jésus-Christ, né de la Vierge, entre la postérité d’Adam et celle de Notre Sauveur. Alors que tous les enfants issus d’Ève sont enfantés pour la mort, Ève étant ainsi frappée dans sa maternité, Sainte Marie est véritablement Mère des vivants.

Sainte Marie opère ainsi un retournement de situation ou encore, selon l’enseignement actuel, une « recirculation » : « Ce qui a été lié ne peut être délié que si l’on refait en sens inverse les boucles du nœud, en sorte que les premières boucles soient défaites grâce à des secondes et qu’inversement les secondes libèrent les premières : il se trouve de la sorte qu’un premier lien est dénoué par un second et que le second tient de dénouement à l’égard du premier. […] Ainsi également le nœud de la désobéissance d’Ève a été dénoué par l’obéissance de Marie, car ce que la vierge Ève avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l’a délié par sa foi. »[10] Le plan de la Rédemption correspond ainsi mais de manière inverse à l’histoire de la chute. Dans ce plan, Sainte Marie est l’antitype d’Ève.

Saint Irène insiste sur le rôle de la Sainte Vierge dans l’œuvre de la Rédemption. Il montre que Sainte Marie coopère à l’œuvre du salut entreprise par Notre Seigneur Jésus-Christ, le nouvel Adam.

Tertullien (v.160-v.220) : reprise des responsabilités d’Ève et de Sainte Marie

Pour répondre aux critiques des hérétiques, Tertullien veut expliquer les raisons qui expliquent la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ d’une vierge. Comme Adam a été formé de terre, le nouvel Adam devait aussi formé « d’une chair toute pure et dont l’intégrité n’avait point été offensée »[11] En outre, reprenant sans-doute l’idée de Saint Irénée, Dieu a voulu mener « une opération contraire à celle du démon […] Ève étant encore vierge, une parole était entrée dans son âme, qui y avait élevé l’édifice de mort ; il fallait donc que le Verbe de Dieu entrât une vierge pour y rétablir l’édifice de vie. » Ainsi, « le crime que l’une avait commis en croyant, l’autre aussi en croyant l’a effacé. » En raison de sa faute, Ève a enfanté dans la douleur Caïn qui a tué son frère. En raison de sa soumission, Sainte Marie a conçu Notre Seigneur Jésus-Christ, Notre Sauveur.

Comme Saint Justin et Saint Irène, Tertullien oppose « la crédulité mauvaise d’Ève et la foi de la Sainte Vierge, le caractère néfaste de la responsabilité qui lie et rend esclave et le caractère libérateur d’une coopération ordonnée au salut. »[12]

Nous pouvons encore citer d’autres Pères de l’Eglise qui opposent Ève et Sainte Marie dans leur responsabilité à l’égard des hommes. Pour, Origène, Ève a été source de souffrance et Sainte Marie source de bénédiction et de joie[13]. Pour Saint Jérôme, « la malédiction a été brisée. La mort par Ève, la vie par Marie »[14]. Pour Jean Chrysostome, une « vierge nous a chassés du paradis, par une vierge, nous avons trouvé la vie éternelle. »[15]

Ainsi, comme Ève est associée à Adam dans le péché originel et dans ses conséquences, le rendant auteur de mort, et donc associée à la corruption de la nature humaine et à la ruine du genre humain, Sainte Marie est associée à Notre Seigneur Jésus-Christ dont l’œuvre n’aurait pas pu avoir lieu sans la coopération de la Sainte Vierge. Le rapprochement entre ces deux femmes souligne ainsi le rôle actif de Sainte Marie dans notre Salut. Comme l’écrit encore Saint Ephrem dans une de ses hymnes, au IVe siècle, « Ève ouvre les portes fermées de la mort ainsi que les portes fermées de l’enfer ; elle ouvre une voie inconnue, celle de la tombe. […] L’origine de notre salut ; l’origine de notre mort, c’est Ève »[16]. Enfin, pour Saint Augustin, « Voyez encore cet admirable mystère : le grand mystère : la mort nous était venue par la femme, c’est par la femme que la vie devait nous être rendue »[17]

Conclusions

Dès le IIe siècle, d’Orient et d’Occident, les Pères de l’Eglise ont bien perçu la place active et privilégiée de Sainte Marie dans l’œuvre de Notre Rédemption. Saint Pierre Damien en conclut que nous sommes redevables à la bienheureuse Mère de Dieu et que nous lui devons d’immenses actions de grâces. Leur enseignement, nous le retrouvons naturellement dans l’expression de la foi au travers des prières et des chants religieux ainsi que des nombreuses œuvres d’art que le christianisme a enfantées. C’est donc avec confiance que les chrétiens tournent leurs regards vers Sainte Marie. Si elle est cause de notre salut, réparant la faute d’Ève, comment pourrait-elle ne pas entendre nos peines et nos larmes, ou nous laisser dans nos péchés ? Comment son Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, ne pourrait-Il pas entendre sa Mère ?

En comparant Ève et Sainte Marie, la scène de la séduction de la première femme et celle de l'Annonciation, nous pouvons entendre la Sainte Écriture qui nous fait ainsi saisir l'œuvre de la Rédemption au travers de deux épisodes clés de notre histoire. Les Pères de l'Eglise puisent en effet leur enseignement dans la Génèse, l'Évangile selon Saint Luc et les Épitres de Saint Paul. C'est ainsi que par la Sainte Écriture et la Tradition, l'Église nous transmet les vérités que nous devons connaître.

Après avoir entendu les Pères de l’Eglise, unanime dans leur enseignement, il nous est bien difficile de comprendre la position des protestants qui refusent de croire au rôle privilégié de Sainte Marie dans l’œuvre de la Rédemption. Luther lui-même n’a pas osé clairement la remettre en question. Comme se fait-il alors que comparant Ève et Sainte Marie, ils ne puissent pas arriver à la même conclusion ? Et encore récemment, une théologienne qui se disait catholique s'offusquait de la place qu'occupe Sainte Marie dans l'Église ! Pourtant, ce que nous croyons, nous ne l’inventons pas, nous le recevons. « Cause de salut » pour Saint Irénée, « trésor de notre félicité » pour Saint Ephrem, « unique espérance des pécheurs », pour Saint Augustin. La vérité est dite. Nous préférons suivre la Sainte Tradition qu’accepter la voie de l’orgueilleuse et insolente nouveauté ! Nouveauté qui passe ...

 « Salut, étoile de la mer, ô très sainte mère de Dieu, toi qui est vierge à tout jamais, ô bienheureuse porte du ciel, toi qui accueille cet Ave de la bouche de Gabriel, affermis nos cœurs dans la paix : tu as inversé le nom d’Ève.»[18]


Notes et références

[1] Hymne moderne reprenant les paroles d’un hymne ancien Tota pluchra est.

[2] Constitution sur l'Église, Lumen Gentium, n°63, Vatican 2, 21 novembre 1964.

[3] Pie XII, Munificentissumus Deus, constitution  apostolique, 1er novembre 1950.

[4] Saint Justin, Dialogue avec le Juif Tryphon, C, 4-6, trad. M. de Genoude, 1848.

[5] Saint Irénée, Contre les Hérésies, V, 19, 1.

[6] Saint Irène, Contre les hérésies, Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, III, 22, 4, trad. Adelin Rousseau, les éditions du Cerf, 2001.

[7] Saint Irénée, Contre les Hérésies, V, 19, 1.

[8] Saint Irénée, Contre les Hérésies, V, 19, 1.

[9] Saint Irénée, Démonstration de la prédication apostolique, 33.

[10] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 22, 4.

[11] Tertullien, Traité de la chair de Jésus-Christ, Chapitre XVII, 1844.

[12] B. Sesboué, Les Signes du Salut, Troisième partie, Chapitre XVII, I, 3, Desclée, 1995.

[13] Voir In Lucam, Origène, fragment 12, SC 87, In Mattheum, homélie, 1, 5.

[14] Saint Jérôme, Epître XXII.

[15] Saint Jean Chrysostome, In Psalmis, 44, 7.

[16] Saint Ephrem, Semon exegeticus, 2 dans La Sainte Vierge d’après les Pères, l’Abbé Barbier, tome III, chap. CL, 1867.

[17] Saint Augustin, Le Combat chrétien, chap. XXII, 1024, 24, trad. de M. Thénard, dans Œuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, 1869, Tome XII.

[18] Hymne Ave, maris stella.

samedi 7 janvier 2023

Le retable de l'Annonciation de Cortone, Saint Fra Angelico : un exemple d'art pour l'élévation du fidèle et pour la plus grande gloire de Dieu

Les mots sont parfois impuissants à exprimer des réalités. Ils peuvent aussi être inaudibles pour ceux qui ne peuvent pas les entendre. Et quand ils parviennent à nous, ils peuvent encore ne point nous toucher. Leur impuissance ou leur mauvais usage n’en est pas toujours la cause. Nous pouvons également être mal disposés à les saisir. C’est pourquoi la prédication ne se réduit pas à des œuvres écrites ou à des discours bien arrangés. Elle peut en effet revêtir de nombreuses autres formes capables de rendre visibles des réalités invisibles afin de nous instruire puis de nous élever. Et parmi ces réalités, nous pouvons compter celles qui touchent notre foi, par exemple les vérités que Dieu nous a révélées et qu’enseigne l’Eglise. Ces vérités peuvent s’incarner admirablement dans des peintures, des sculptures, des chants, et dans d’autres arts où l’homme s’excelle au travers d’œuvres qui échappent à leur créateur et au temps, œuvres qui ne cessent d’éblouir ceux qui les contemplent. Mais faut-il encore être bien disposé à les saisir convenablement ! Une œuvre religieuses risque de ne toucher que notre cœur et de n’éveiller en nous que de précieuses émotions pour un court instant sans affecter en profondeur notre intelligence et notre âme.

Quand nous songeons à des chefs d’œuvre qui incarnent notre foi de manière admirable, nous nous tournons instinctivement vers Saint Fra Angelico (1395-1455). Ses œuvres, toutes de grande beauté, nous émerveillent et nous élèvent véritablement au point qu’après chaque émerveillement, nous ne sommes plus vraiment ce que nous étions. À force de façonner le ciel et de côtoyer le sacré, il a su peindre avec des doigts d’ange. Parmi ses sources d’inspiration, nous pouvons citer la vie de Sainte Marie et plus particulièrement la scène de l’Annonciation. C’est ainsi que dans le cadre de notre étude, nous allons étudier l’une de ses œuvres, l’Annonciation de Cortone

Fra Angelico, l’artisan de Dieu

En ce début du XVe siècle, Florence est déjà plongée dans la passion bouillonnante de l’art. Peinture, architecture, sculpture, tout est emporté dans un élan irrésistible. La Renaissance émerge et fleurit dans cette cité toscane où s’édifie et s’élève peu à peu un dôme majestueux et gigantesque, œuvre puissante de Brunelleschi. Venus des villes italiennes et de l’Europe, nombreux sont les artisans et les corporations qui s’animent et s’illustrent dans les chapelles et les églises. De leurs mains prodigieuses, délicates et raffinées, naisse et grandit le fameux Quattrocento. Un siècle plus tôt, Giotto y avait déjà renouvelé l’art par son réalisme vivant et concret. Au début du XVe siècle, d’autres grands émergent, tels le peintre et moine camaldule Don Lorenzo (1370-1424) venu de Sienne, avec sa peinture subtile et sa pieuse sensibilité, ses personnages effilés et sa mystérieuse lumière…

Le 31 octobre 1417, un jeune campagnard et déjà peintre, Guido di Pietro, entre dans la fabuleuse cité et adhère à une confrérie religieuse, la compagnie de Saint Nicolas, près de l’église du Carmine en tant que peintre et enlumineur. Sous l’influence de son maître Don Lorenzo, le jeune artiste travaille son art, notamment dans l’église de Santo Stafano al Ponto où il peint un retable d’autel sur bois.

                     Fra Angelico de Fiesole                       
Michel Dumas (1812-1885)
Musée de Langre

Vers 1420, Guido entre au couvent dominicain observant de Fiesole sur les collines qui dominent Florence. Le jeune artiste prend alors le nom de Fra Giovanni, c’est-à-dire de Frère Jean, en souvenir peut-être de Fra Giovanni Dominici (1357-1419), le fondateur du couvent, un de ceux qui ont réformé l’ordre dominicain selon une plus grande rigueur et qui ont œuvré pour résoudre le grand schisme qui a divisé et scandalisé le monde chrétien pendant quarante ans, schisme qui s’achève en 1418[1].

Sous l’autorité du prieur Fra Antonino Pierozzi (1389-1459), futur Saint Antonin, grand théologien et maître spirituel, Fra Giovanni se forme et découvre notamment l’enseignement des grands scolastiques du XIIIe siècle, en particulier Saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique. C’est en se nourrissant de leurs manuscrits qu’il peint ses œuvres…

Ordonné prêtre vers 1429, Fra Giovani assume toutes les activités de frère prêcheur et occupe des charges importantes au sein de son couvent, demeurant fidèle aux règles de la communauté dominicaine. En 1432, il exerce la charge de vicaire pendant un an. Comme celle de tous les disciples de Saint Dominique, sa vocation est et reste la prédication auprès des infidèles et des hérétiques pour la plus grande gloire de Dieu. Sa force ne réside pas dans la voix ou dans l’écrit comme ses illustres prédécesseurs. Son art consiste à peindre 

De ses mains et de ses pinceaux délicats et graves, de ses prières et oraisons, sortiront des retables, des fresques et des miniatures, ou encore des volets et panneaux d’armoires, œuvres toutes puissantes et merveilleuses comme provenant d’un ange venu chanter les merveilles de Dieu...

En 1433, le couvent dominicain de Cortone commande à Fra Giovani un retable représentant l’annonciation pour un autel dédié à la Sainte Vierge. Il est actuellement déposé dans le musée diocésain de cette ville.

Le retable, œuvre pour la gloire de Dieu

L’autel représente Notre Seigneur Jésus-Christ. Rien ne doit y être posé hors des célébrations religieuses. C’est pourquoi vers la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle, parait derrière l’autel un rebord sur laquelle sont posés des objets liturgiques et des candélabres puis une paroi surélevée, de pierre ou de bois, ornée de bas-relief et de peintures. C’est ainsi que naît le retable[2], d’abord de faible taille, désignant alors le tableau d’autel, puis de grandes dimensions, surtout à partir du XVIe siècle, devenant de véritables œuvres d’art, vrais monuments de niches, de statues, de colonnes encadrant parfois un grand tableau…

Le retable est structuré en compartiments horizontaux, les registres, et verticaux, les travées. Dans sa partie inférieure du retable, la prédelle, peinte ou sculptée, le plus souvent divisée en plusieurs panneaux, illustre des épisodes de Notre Seigneur Jésus-Christ, de Sainte Marie ou d’un Saint. Elle est une sorte de gradin intermédiaire posé sur l’autel. Dans sa partie centrale, des piliers de bois, les pilastres, entourent ou séparent un ou plusieurs panneaux sculptés ou peints[3], comprenant souvent des volets mobiles qui se replient sur la partie centrale. Enfin, dans sa partie supérieure, le retable peut être surmonté de différents ornements comme des frontons, des clochetons, un gâble[4],…

Ainsi, au-delà de sa fonction utilitaire, le retable est devenu un véritable livre d’illustration ouvert à tous, support favorable à l’instruction des fidèles. L’abondance décorative et la richesse constituent aussi un hommage à Dieu. Les meilleurs artistes sont alors appelés pour le décorer et en faire un véritable chef d’œuvre …

L’Annonciation, source d’inspiration

Fra Giovanni a réalisé de nombreuses peintures ou miniatures représentant la scène de l’Annonciation[5], le jour où l’archange Saint Gabriel annonce à Sainte Marie la bonne et heureuse nouvelle, jour où humble et obéissante, la Sainte Vierge prononce son Fiat, jour enfin où se produit un autre mystère, celui de l’Incarnation…

         Domenico  Veneziano, Prédelle du retable de           
Santa Lucia dei Magnoli, 1445, Cambridge

Il n’est pas le seul à être inspiré par ce mystère. Nombreux sont en effet les artistes chrétiens qui multiplient les images de cet instant solennel où le ciel et la terre se rencontrent, où se réalise la promesse tant annoncée, tant attendue, selon l’Évangile selon Saint Luc (Luc, I, 26-38). L’image de Saint Gabriel et de Sainte Marie réunis se retrouve partout dans les églises, en Orient comme en Occident. La plus ancienne encore visible se trouve dans les catacombes de Priscille à Rome, dans la peinture d’une voûte, datant du IVe siècle. Dans la basilique romaine de Sainte-Marie-Majeur, construite au Ve siècle, elle est la première scène à gauche dans l’arc de triomphe. Dans l’église byzantine, elle est au-dessous de la coupole, où resplendit au milieu des ors le Christ Pantocrator, entre le ciel et la terre, sur les vantaux de l’iconostase qui marque la limite au-delà de laquelle les simples fidèles ne peuvent accéder, ou encore peinte sur de nombreuses icônes. Dans la chrétienté latine, les Annonciations se multiplient dans les églises, notamment sur les panneaux centraux des retables comme celui de Cortone...


Le retable de Cortone [6]

La Visitation,
                    détail de la  palestre                  

Maître de l’Annonciation, Fra Giovanni réalise donc les peintures du retable de Cortone dont le panneau central représente l’Annonciation. C’est un cadre carré qui mesure cent quatre-vingt centimètres de large. Il est somptueusement encadré de pilastres corinthiens cannelés. La palestre illustre cinq scènes de la vie de Sainte Marie, depuis le mariage de Sainte Marie jusqu’à sa Dormition[7] sans vraiment de séparation comme si elles font partie d’un même paysage. Dans la scène de la Visitation, où Sainte Marie et Sainte Élisabeth sont seules près d’un mur ombragé, nous distinguons le lac de Trasimène[8], discrète allusion locale. Sous les pilastres, sont peintes deux scènes de la vie de Saint Dominique[9], à gauche, sa naissance, et à droite, l’apparition de Sainte Marie à Saint Dominique lui remettant l’habit de l’ordre dominicain.

La scène de l’Annonciation se déroule dans une loggia à l’architecture spacieuse au plafond bleu couvert d’étoiles soutenu par des colonnes aux chapiteaux corinthiens. Ce ciel nous rappelle la bande bleue que nous retrouvons généralement dans les peintures représentant le couronnement de Sainte Marie. Le sol est en marbre avec des écailles peintes. La loggia donne accès à deux chambres…

En regardant la loggia, avec ses trois arcades latérales, nous devinons la présence d’une troisième colonne. Sainte Marie est ainsi au centre de la pièce.

Adam et Ève chassés du Paradis

En pleine nuit, Sainte Marie et l’ange Gabriel sont face à face, éclairés par leur présence et leur auréole. Pourtant, notre regard se laisse aussitôt emmené au-delà du portique vers l’extérieur, très loin, en haut et à gauche, dans l’obscurité. Une autre scène s’y déroule au sommet d’une montagne. Un ange brandit un glaive et chasse un homme désespéré, les mains posées sur le visage, et une femme aux mains jointes en un geste d’imploration. Au bras droit de l’homme est accrochée une houe. Nous assistons ainsi à une scène de la Genèse[10] au cours de laquelle Adam et Ève sont chassés du paradis, les deux punis par Dieu après leur désobéissance, portant avec eux le péché originel[11]. Ils avancent tous les deux dans la même direction sur une crête brune et aride sous un ciel de plomb menaçant. À leur tour, ils nous conduisent à la loggia comme les arcades latérales…

Le jardin fleuri

Entre ces deux scènes, entre la condamnation des premiers parents et l’annonce à Sainte Marie, depuis l’ocre de la pente rocheuse au portique illuminé, se déploie un paysage. Une barrière de bois clôture un jardin fleuri, allusion à l’emblème marial que chante le Cantique des cantiques. Le jardin clos qui entoure la loggia symbolise la pureté et la virginité. Sainte Marie est le jardin clos virginal destiné à recevoir la fleur divine.

Derrière cette barrière, se détachent deux arbres. Le premier porte de multiples fruits, un feuillage dense et sombre : représente-t-il l’arbre de la science, l’arbre du fruit défendu ? Le second arbre est un palmier dont le feuillage est l’attribut du martyr ou encore la récompense de la victoire : il rappelle l’arbre de la vie, la Croix de Notre Seigneur Jésus-Christ. Aux pieds du palmier, nous distinguons deux roses blanches qui débordent de la clôture, détail qui nous renvoie encore à Sainte Marie, la rose mystique. Nous distinguons aussi des roses rouges…

Enfin, au premier plan, sur une étendue plate, se dispose un pré fleuri, qui suggère parfum et fraîcheur, assez gracieux pour recevoir les premiers pas de l’ange venu du ciel annoncer la maternité divine…


L’ange Saint Gabriel en génuflexion devant la Sainte Vierge

De retour à la loggia, nous contemplons à notre droite Saint Gabriel. Aux ailes largement déployés, recouvertes de fines glaçures de lumière et de couleur, l’ange s’avance et s’incline devant Sainte Marie. Il est vêtu d’un habit rose richement brodé d’or et de pierres précieuses, orné d’un somptueux parement tout au long duquel court une écriture mystérieuse faites de belles lettres enlacées, imbriquées les unes dans les autres.

Le visage de l’ange se tend vers la Sainte Vierge avec un regard soutenu et des mains expressives. L’index gauche semble indiquer la colombe qui apparaît au-dessus de la Sainte Vierge dans une boule de feu et représente le Saint Esprit. De ses lèvres sortent des paroles qui s’élèvent selon une ligne incurvée : « Spiritus Sanctus superveniet in te », c’est-à-dire « Le Saint Esprit viendra sur toi ». Puis l’index de la main droite est tendu vers Sainte Marie. Il poursuit alors son discours : « virtus Altissimi obumbrabit tibi », « et la puissance du Très-Haut te prendra sous ton ombre ». Les paroles descendent en direction de la Sainte Vierge.

Sainte Marie

Assise sur un siège recouvert d’un drap or, Sainte Marie est à droite, occupant ainsi la place privilégiée, celle de la bénédiction. Légèrement penchée vers l’ange, elle semble se lever de son siège à l’approche de Saint Gabriel. Sa silhouette aux lignes adoucies reflète la soumission, l’obéissance. Elle est toute humble dans sa robe rouge enveloppée dans un manteau bleu. Son visage au teint de nacre est illuminé. Son regard exprime l’acquiescement, le consentement. Un voile transparent se repose sur sa chevelure blonde et descend jusqu’à son cou d’une grande blancheur. Ses mains croisées sur sa poitrine proclament son offrande généreuse. L’annulaire gauche porte une bague. Un livre ouvert est posé sur son genou droit, la Saint-Écriture qu’elle lisait avant l’arrivée de l’ange...

Comme pour l’ange, des paroles sortent des lèvres de Sainte Marie : « Ecce ancilla Domini. Fiat mihi secundum verbum tuum », « Je suis la servante du Seigneur. Qu’il m’advienne selon ta parole. » Le texte suit un tracé rectiligne et horizontal. Il s’imbrique entre les deux paroles de l’ange. Les mots se déroulent de droite à gauche, les lettres dessinées la tête en bas. Ses paroles sont adressées en effet à Dieu dont elle est l’humble servante. Elles sont donc destinées à être lues d’en haut. En outre, une partie de sa réponse, « Fiat mihi scundum », est cachée par une colonne contrairement aux paroles de l’ange. Or, la colonne est le symbole traditionnel de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce détail révèle-t-il alors le mystère de l’Incarnation ? Par le « fiat », « le Verbe s’est fait chair » ?...

Au centre de la peinture, derrière l’auréole de l’ange, nous distinguons une porte qui donne sur une chambre et un rideau écarlate. Est-ce une allusion au texte apocryphe décrivant Marie filant le pourpre destiné à la confection du rideau du Temple ? Ou bien serait-il le voile du Temple qui se déchirera au moment de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Dans ce dernier cas, la porte serait-elle alors celle qui conduit au salut, porte que seul son sacrifice ouvrira ?

Enfin, au-dessus de la scène, au premier plan, dans un médaillon entre deux colonnes, est représentée la figure d’Isaïe se penchant vers Sainte Marie. Sa main droite est levée en signe de ravissement. Sa main droite porte déployé un parchemin, celui de la prophétie[12] : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils. »(Isaïe, VII, 14)

Conclusions

Par sa peinture lumineuse et transparente, Fra Giovanni rattache l’expulsion d’Adam et d’Eve du paradis et l’Annonciation, ou encore le péché originel et le mystère de l’Incarnation. Le premier plus lointain dans notre histoire mais bien actuel encore par ses effets ne peut être vu sans le second qui marque un instant solennel. Tout l’art du peintre angélique nous invite par sa profondeur et sa précision à relier ces deux scènes historiques. Nous percevons alors nettement le plan de la Rédemption, longuement préparé depuis des siècles. Le mystère de l’Incarnation nous est ainsi rendu accessible.

Fra Giovanni n’a pu réaliser une telle œuvre que par son seul art. Il s’est nourri du symbolisme chrétien transmis de génération en génération depuis les premiers temps du christianisme. Ces symboles ne sont pas l’apanage de l’artiste et de ses pairs. Ils sont aussi saisissables par le simple fidèle qui en connaît le sens. C’est par eux que la Sainte Ecriture se donne aussi aux simples fidèles. Il s’est aussi nourri d’ouvrages théologiques sur lesquels s’appuie toute sa brillante illustration. Enfin, que représenterait cette peinture sans la profondeur de la foi de Saint Fra Angelico ? Le génie associé à de telles richesses produit ainsi de vrais chef d’œuvre de l’âme. L’image de Saint Gabriel et de Sainte Marie, qui échangent des paroles sans remuer leurs lèvres ni ouvrir leur bouche, nous invite aux silences de la contemplation qui nous ouvrent les portes d’un monde invisible mais si présent...

 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, août et septembre 2018, articles « Le Grand Schisme d'Occident, un événement pour l'Église ».

[2] « Retro », arrière, et « tabula », table.

[3] Le polyptique comprend plusieurs panneaux. Le triptyque est constitué d’une partie centrale et de deux volets, fixes ou mobiles.

[4] Le gâble est le fronton triangulaire, surmontant l’arc supérieur d’un retable.

[5] Voir Émeraude, janvier 2016, article « L’Annonciation et la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, des faits historiques ».

[6] Nous nous inspirons fortement de l’ouvrage Fra Angelico, L’invisible dans le visible, de Michel Feuillet, édition Mame, 2017.

[7] Dans l’ordre, de gauche à droite : le Mariage de Sainte Marie, la Visitation, l’Adoration des Mages, la Présentation dans le Temple et la Dormition.

[8] Lac italien au sud de Cortone.

[9] Selon certains commentaires, il s’agirait plutôt de la naissance de Sainte Marie.

[10] Voir Émeraude, février 2013, article « Adam et Ève : le châtiment ».

[11] Voir Émeraude, février 2013, article « Péché d'origine, péché originel »

[12] Voir Émeraude, août 2015, article « La prophétie d’Isaïe « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils. »