" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 27 mai 2023

Dom Herwegen, Romano Guardini et Dom Casel : l'Effort liturgique, vers la transformation de la liturgie

La Sainte Messe est au cœur de la vie du chrétien. Nombreux sont pourtant ceux qui ne pratiquent pas ou très rarement. Cet abandon illustre la crise qui secoue l’Église depuis plus de cinquante ans. Et pourtant, au XXe siècle, l’Église a connu un renouveau liturgique extraordinaire. Parti de l’abbaye de Solesmes à la fin du XIXe siècle, il s’est développé en Belgique puis en Allemagne avant de gagner d’autres nations et a finalement donné lieu à une nouvelle messe, dite de Paul VI, au lendemain du second concile de Vatican. Pourtant, en dépit de ce mouvement liturgique dynamique, non seulement la pratique religieuse continue son lent et désespérant recul en dépit des promesses et de l’optimisme béat des rénovateurs mais la crise s’est aggravée par une nouvelle division au sein de l’Église. La messe dite de Saint Pie V, censée disparaître, ne cesse d’attirer les fidèles et de convertir les âmes. La situation peut ainsi paraître paradoxale…

Pourtant, nous ne devons pas nous arrêter au terrible spectacle dont nous sommes témoins de peur de nous enfermer dans une plainte amère et stérile. Comme tout échec, nous devons en tirer des enseignements afin de contribuer à éclairer les âmes et de résoudre une crise qui a déjà trop longtemps duré. Après avoir rencontré Dom Guéranger[1], le restaurateur de la liturgie romaine, puis Dom Lambert[2], le véritable initiateur de l’apostolat liturgique, nous allons désormais nous rendre en Allemagne, plus  exactement au monastère de Maria Laach en Rhénanie-Palatinat, un des principaux centres de rayonnement du mouvement liturgique

Les objectifs de l’Effort liturgique

Alors qu’au début du XXe siècle, l’Allemagne sort brisée de la première guerre mondiale, Dom Herwegen (1874-1946), abbé du monastère de Maria Laach, veut ramener le peuple allemand à la piété liturgique. Contrairement à Dom Lambert qui cherche à rénover la liturgie par les paroisses, il veut s’appuyer sur une élite, qu’il veut former au moyen de conférences et de publication. C’est ainsi qu’il institue ce qu’il appelle l’« Effort liturgique ». La collection liturgique intitulée Ecclesia Orans, c’est-à-dire « l’Église en prière », est la plus célèbre et la plus importante de ses publications. Elle est publiée à partir de 1918 et jusqu’en 1939. Parmi les participants de cette revue, nous pouvons citer plusieurs personnalités qui deviendront des références dans le mouvement liturgique : Romano Guardini (1885-1968) et surtout Dom Casel (1886-1948). Leurs idées ont fortement marqué le second concile de Vatican.

Deux grandes idées dominent l’« Effort liturgique ». Dom Herwegen considère que le Moyen-âge a obscurci la liturgie en l’encombrant d’interprétations fantaisistes et de développement étrangers à sa nature et en insistant trop sur la présence réelle de la sainte Eucharistie. Le renouveau liturgique doit donc chercher à la purifier de ses ajouts pour revenir à l’esprit original. En outre, le Moyen-âge s’est davantage concentré sur la piété individuelle des fidèles au détriment de l’action du Christ dans l’Église par les sacrements. Dom Herwegen oppose ainsi la piété subjective, prière individualiste et sentimentale, à la piété objective, celle de l’Église. Or, affirme-t-il « le véritable et authentique esprit de la liturgie est absolument objectif. »[3] Nous retrouvons une position forte de Dom Lambert qui distingue et oppose la piété dite de l’Église, qui correspond en fait à celle de la communauté de fidèles réunis, et la piété individuelle ou de l’âme au lieu d’y voir une complémentarité[4]. Ainsi, Dom Herwegen cherche à restaurer le culte des premiers siècles « sur un fondement objectif, orienté vers un but vaste et supérieur à l’individu »[5].

L’objectif de l’« Effort liturgique » est donc de revenir à l’attitude objective et cultuelle de l’antiquité chrétienne qui aurait été remplacée au cours du Moyen-âge par une mentalité subjective et personnelle.

Dom Guardini en faveur de la prière objective

Dom Guardini est certainement une des grandes figures du mouvement liturgique allemand, « l’un des plus actifs et séduisants guides du réveil liturgique en Allemagne autour des monastères bénédictins »[6]. Un de ses ouvrages de référence est L’Esprit de la liturgie, publié en 1918 dans la collection Ecclesia Orans, dans lequel il défend la prière objective.

Dans le texte qui introduit la collection Ecclesia Orans, Dom Guardini définit deux formes légitimes de piété, l’une la liturgie, l’autre la piété populaire. La liturgie, « culte officiel et public de l’Église », « est, dans le sens total et plein du mot, collective et objective. ». « La personne liturgique » n’est pas en effet l’individu. « Le but premier et propre de la liturgie n’est pas le culte rendu à Dieu par l’individu. » La liturgie ne vise pas non plus sa formation, son éveil spirituel ou encore son édification. « La personne liturgique est toute autre chose ; c’est l’union de la communauté croyante, comme telle, c’est quelque chose qui dépasse et déborde la simple addition numérique des individus – d’un mot, c’est l’Église. » Telle est « l’essence objectif de la liturgie. »

Distincte de la prière objective, la piété populaire est, selon Dom Guardini, comme essentiellement individuelle ou subjective. Elle se développe dans les dévotions populaires comme la récitation du chapelet, l’adoration du Saint Sacrement ou les cantiques en langues vernaculaires. Selon son analyse, la liturgie et la piété populaire sont deux formes légitimes qui ne doivent pas s’entremêler.

Néanmoins, première entre les deux, « la liturgie est et demeure la lex orandi » sur laquelle la piété populaire doit se fonder pour conserver sa vitalité. En effet, la piété populaire répond à des exigences locales, temporaires et changeantes, contrairement à la liturgie qui est incontestablement la norme et reflète « toujours les lois fondamentales et immuables de la saine piété, de la piété fondamentale. »

Les règles liturgiques de la prière objective

Dom Guardini définit les règles ou lois qui régissent la liturgie. La première est le rôle du dogme qui domine la prière liturgique et la vivifie. « La pensée est le support nécessaire de toute prière collective. » Elle soutient et clarifie les émotions, guide les élans du cœur. Si la prière est portée par le sentiment, elle aura tendance à répondre à un état d’âme particulier, c’est-à-dire à un individu en un temps donné. C’est par la pensée que la prière s’écarte de tout individualisme et particularisme en raison de sa valeur universelle et intemporelle, qui la rendent ainsi accessible à tous. « La condition de toute prière collective est qu’elle soit dominée par la pensée et non par le sentiment », une « pensée dogmatique à la fois limpide et riche », qui « nous affranchit de la servitude du sentiment, du vague et de la mollesse », « donne à la pensée la clarté et l’efficace pratique ».

Cependant, la pensée dogmatique doit intégrer « la vérité totale », « intégrale », et non une des vérités particulières du dogme vers lesquelles l’individu tend en raison de son état ou de son tempérament, incapables par conséquent à satisfaire « la collectivité catholique » ou « la masse croyante ». La liturgie doit ainsi « intégrer à la prière toute l’ampleur du dogme » ou encore « la plénitude de l’enseignement divin. » Quelles sont ces vérités fondamentales ? Plénitude et grandeur de Dieu, Dieu unique et trinitaire, Dieu créateur, Providence divine, Œuvre de Rédemption et les réalités suprêmes. Or, les croyants ont tendance à privilégier une des vérités particulières au détriment de l’ensemble et de s’y complaire.

Si la prière doit éviter le particularisme au détriment de la plénitude, elle ne peut non plus se surcharger et s’alourdir au point de s’étioler, s’étriquer, s’affaisser. Elle a besoin d’être portée par « le souffle haut et large ». C’est ainsi que la prière ne doit pas soumettre la liturgie à « une froide domination de la raison ». « La chaleur du sentiment doit imprégner toutes les formes de la prière. » Ainsi, la liturgie doit exprimer de manière puissante et parfois passionnée toute la vie affective d’une personne tout en gardant néanmoins la mesure et le contrôle. « Le cœur s’exprime avec force, mais dans le même temps la pensée s’affirme avec une égale force ; au sein des prières les plus riches est distribué un savant équilibre intérieur ; une conscience ordonnée et vigilante maintient dans l’effusion de cœur une sévère discipline. »

Le sentiment qui anime intérieurement le croyant ne doit pas s’écarter de « la moyenne spirituelle du cœur » afin que la prière soit accessible à tous tout en étant féconde dans le temps. C’est pourquoi, de même que la pensée doit être fondée sur des vérités intégrales, elle doit aussi exprimer des « sentiments fondamentaux », « simples et essentiels », « vigoureux, clairs, simples et naturels », tels que l’adoration, le désir de Dieu, la reconnaissance, l’impétration, la crainte, le remords, … La prière se caractérise aussi par sa pudeur. Elle « n’exhibe ni n’étale les secrets du cœur. » Tout ne peut pas être exprimé. « La liturgie a réalisé ce chef d’œuvre et ce tour de force de permettre à la créature à la fois d’exprimer dans toute sa profondeur et sa plénitude le plus intime de sa vie intérieure et de savoir son secret gardé. »

Brèves interrogations sur la prière objective

Le texte de Dom Guardini soulève quelques questions et inquiétudes. S’il est agréable à lire, il manque néanmoins de clarté et de précision. La liturgie est certes l’expression la plus élevée de l’Église mais elle s’adresse d’une part à Dieu pour Le glorifier et au fidèle pour le sanctifier. Sa finalité n’est pas à proprement parler d’exprimer sa foi et ses sentiments les plus nobles et dignes. Par conséquent, sa voix n’est pas celle des fidèles qui participent à la messe. Elle dépasse l’individu comme l’ensemble des personnes qui participent à la liturgie. L’Église ne se réduit pas non plus à la « masse croyante ». Sa prière est objective au sens où son contenu ne dépend pas des individus qu’Elle doit sanctifier puisqu’elle doit exprimer des vérités, qui, elles-mêmes, sont objectives, mais elle est aussi subjective dans sa forme au sens où sa voix doit toucher chaque âme pour l’élever tout en restant digne de Dieu qu’elle doit glorifier.  Qu’entend-t-il alors par « personne liturgique » ?

En lisant son article, nous avons l’impression, sans-doute est-ce une erreur de compréhension de notre part, que la liturgie doit être adaptée à la « masse croyante », en évitant tout particularisme et tout sentimentalisme hors du commun. Il est difficile de croire que l’Église ne doit exprimer que des vérités que la « masse croyante » peut entendre. La liturgie risque finalement de réduire la foi à de grandes vérités auxquelles adhèrent aussi des protestants. L’objectivité impose de prendre en compte toutes les vérités auxquelles le fidèle doit croire sans chercher à le plaire. Il est par exemple étrange de ne pas considérer la communion des saints ou l’Immaculée Conception comme des vérités fondamentales. Si les sentiments que l’Église doit aussi exprimer n’étaient que des sentiments fondamentaux, accessibles à tous, relevant de « la moyenne spirituelle », la liturgie risquerait de ne plus élever chaque âme vers son Créateur, au-dessus même de ses forces. Elle tendrait assurément vers la complaisance, l‘autosatisfaction ou la médiocrité. En clair, la finalité de la liturgie n’est pas de plaire à la « masse croyante ». Il y a confusion entre but et moyen…

Enfin, nous sommes encore étonnés de croire que la prière d’un fidèle n’est point celle de l’Église ou que la prière de la « masse croyante » est celle de l’Église, une prière nécessairement objective ? C’est méconnaître la puissance de la vie intérieure comme l’action du Saint Esprit dans l’âme d’un fidèle comme c’est aussi ignorer que la « masse croyante » peut aussi s’égarer dans le contenu comme dans la forme. La prière ou le silence contemplatif d’un Saint François lors de la messe n’est-elle qu’une prière subjective ? De nombreux chants sublimes et divines ainsi que les psaumes inspirés, nés avant tout d’une âme, sont repris dans la liturgie parce qu’ils sont parfaits pour exprimer ce que l’Église veut exprimer afin de glorifier Dieu et de sanctifier les fidèles

Enfin, la doctrine de Dom Guardini risque de nous faire croire que la liturgie est indéniablement liée à une communauté de fidèles, hors de laquelle elle n’aurait point de sens, ce qui impliquerait qu’elle devrait satisfaire la communauté en elle-même, et non chaque individu qui la constitue.

Finalement, au-delà de ses positions sur la liturgie, le texte de Dom Guardini semble remettre en question non seulement les deux finalités de la liturgie mais aussi la définition de l’Église.

Dom Casel et la théologie des mystères

Dom Casel est la seconde figure du mouvement allemand. Il est surtout connu pour sa « théologie des mystères » qu’il a développée dans de nombreux écrits, notamment dans Das christliche Kultmysterium[7], paru en 1932, son œuvre la plus célèbre. Selon un de ses commentaires, il a permis de « construire la Mysterienlehre (doctrine des mystères), conception totalisante du christianisme envisagé sous l’angle de la liturgie, ou, si l’on préfère, théorie de l’essence du christianisme saisie dans son expression rituelle qui est le mystère du culte. Aussi le but de cette position est-il de répandre l’idée d’une présence permanente et active du mystère du Christ dans les mystères de l’Église, la liturgie étant la réactualisation – au sens fort du terme -, sous la modalité des signes, des symboles du mystère salvifique. »[8] La liturgie apparaît alors comme « le mode unique par lequel l’acte rédempteur du Christ est renouvelé et distribué de manière permanente par l’Église. »[9] Or selon Dom Casel, ce sens du mystère, parfaitement compris pendant l’âge patristique, a été perdu au cours du temps au point de vider la liturgie de tout contenu. Il oriente alors l’« Effort liturgique » vers ce retour au sens du mystère

Dom Casel définit l’essence du christianisme dans le culte du mystère, culte qui englobe toute la vie de l’homme devant Dieu et qui s’exprime à l’aide d’actions symboliques que constitue la liturgie. Son essence n’est ni la connaissance intellectuelle, ni un système moral, ni le dogme comme système doctrinal…  Le chrétien se joint au Christ par la liturgie qui est la célébration de la vie divine communiquée aux hommes. Finalement, « la doctrine de Casel présente surtout une conception totale du christianisme vue sous l’angle de la liturgie. »[10]

La théologie des mystères

Pour Casel, l’Évangile « dans son acception plénière et originale n’est donc pas dans une certaine conception du monde qui se détache sur un fond religieux, ni un système doctrinal religieux ou théologique, ni purement une loi morale, mais un mystère au sens paulinien du mot. C’est une révélation de Dieu à l’humanité. C’est Dieu qui se révèle de lui-même dans ses faits et des gestes théandriques où débordent la vie et la force, dans des faits et des actes qui, par cette révélation et communication de grâces, rendent possibles l’accès de l’humanité auprès de la divinité elle-même. »[11] Le caractère caché de la vérité divine qui se dévoile dans la révélation porte le nom de « mystère » dans la théologie de Dom Casel. Or, le Mystère chrétien est rendu accessible par la participation à des actions sacrées au sein de la communauté de foi.

Dom Casel distingue quatre mystères dans le Mystère chrétien. Le premier est la révélation de Dieu comme « l’Infini et l’Inaccessible », qui se dévoile à sa créature. Le second est sa révélation dans le Christ d’une façon qui dépasse notre entendement humain. Le troisième est constitué de chacune des actions du Christ, mystères qui manifestent la gloire divine et réalise le plan du salut du Père. Enfin, dernier mystère, dit mystère cultuel, est l’ensemble des actions sacrées qui rendent présentes les actes rédempteurs du Christ, les réactualisent et les accomplissent sous modalités de symboles. Ainsi « le mystère cultuel n’est pas autre chose que l’Homme-Dieu poursuivant son action à travers le temps et l’espace. »[12] Il n’est que le mystère du Christ sous une autre modalité. Finalement, Dom Casel définit la liturgie comme « le Mystère du Christ dans le culte de l’Église. » ou « le Mystère du Christ et de l’Église. »[13]

Dom Casel soutient alors que la fonction principale du christianisme est de nous faire entrer par la liturgie dans le mystère du Christ. Ainsi, « le mystère signifie d’abord une action divine, l’accomplissement d’un dessein éternel de Dieu par une action qui procède de l’éternité de Dieu, qui se réalise dans le temps et dans le monde et qui a son achèvement final, sa fin, dans l’Eternel lui-même. Ce mysterium peut être énoncé dans le seul mot de Christus, désignant à la fois la personne du Sauveur et son Corps mystique qui est l’Église. »[14]

Une nouvelle conception de la doctrine catholique sur la liturgie et les sacrements

Sa théorie sur le mystère cultuel implique des conséquences qui bouleversent la doctrine chrétienne. Puisqu’ils réactualisent les actes même de Notre Seigneur Jésus-Christ, les sacrements ne communiquent pas la grâce en elle-même mais rendent présents les actes rédempteurs dont émerge la grâce. Cela applique alors une action de la part des fidèles. En effet, ces derniers doivent participer à la liturgie pour rencontrer le Christ. C’est par cette participation qu’ils se transforment intérieurement. Ainsi, le fidèle participe dans le culte aux actes rédempteur du Christ, ou bien d’une manière mystique, il participe à la vie divine du Seigneur, et par conséquent, il est sauvé mais la rédemption doit se réaliser en lui, se conformant jusque dans son être même. Dom Casel clarifie ainsi la notion de la participation active des fidèles dans la liturgie. « C’est une part vivante et active que nous devons prendre à l’œuvre rédemptrice du Christ, une part qui sera bien passive en ce que le Seigneur agit en nous, mais aussi réellement active en ce que nous nous y associons par une action. A l’opération divine en nous (opus operatum) doit correspondre notre coopération (opus operantis) dans la grâce de Dieu. »[15] Le fidèle participe donc à la liturgie s’il agit au cours de la cérémonie. Le fidèle ne participe-t-il à la liturgie que par l’action, écartant alors par-là la prière et la méditation ?

La vie chrétienne consiste ainsi dans la participation à la vie du Christ, obtenu en vivant avec lui les actes sauveurs au moyen des sacrements. Ainsi, l’essentiel de la vie chrétienne consiste à participer dans et par les mystères de la liturgie à la vie divine du Christ

Enfin, troisième conséquence, la liturgie entraîne naturellement toute la communauté. Par les Mystères, le Christ communique sa vie à l’Église. Celle-ci ne se contente pas de recevoir. Elle veut exprimer son amour dans un sacrifice. « Elle désire et veut s’offrir, non seulement dans le don total et plein d’amour d’elle-même au Père, mais également dans un témoignage sensible et visible, par un geste symbolique conforme à l’état de la vie présente. »[16] C’est par les Mystères qu’elle peut exprimer son amour. C’est ainsi que se différencient le Mystère et la liturgie selon Dom Casel. Le mot de « mystère » désigne plutôt la part du Christ tandis que la liturgie indique celle de l’Église dans l’action rédemptrice. C’est l’Église qui accomplit les rites extérieurs pendant que le Christ opère en eux et par eux. C’est ainsi que « la Liturgie des saints mystères est l’activité centrale et vitale de la religion chrétienne. »[17] Notre Seigneur Jésus-Christ demeure donc présent d’une manière spirituelle et active dans la liturgie. C’est Lui-même qui opère le mystère cultuel mais il ne l’opère pas seul. Il y associe l’Église, qui a su saisir les rites et les déployer, utiliser les textes sacrés et adopter les rites, les objets et les instruments afin d’exprimer et formuler autant que possible le contenu du mystère, de glorifier Dieu et d’instruire les fidèles d’une manière concrète et pratique. Toute l’Église est finalement « sujet de la divine liturgie. »[18] C’est ainsi que réapparait la doctrine de la piété objective.

Mais, qu’entend-il par « Église » ? L’ensemble des fidèles ? Dom Casel n’a pas défini ce qu’elle était pour lui. Il semble qu’elle désigne le Corps mystique du Christ, organisme vivant qui comprend beaucoup de membres qui participent à l’édification progressive et à l’achèvement final du Corps. Mais « chacun personnellement et tous ensemble dans leur unité même sont le temple de Dieu parce qu’ils sont le Corps du Christ, animé et uni par son Esprit. »[19] Mais quand Dom Casel parle de l’Église, il entend aussi la communauté concrète. Nous sommes loin de l’idée d’une Église qui comprend non seulement les fidèles encore ici-bas mais aussi les âmes du purgatoire et les saints.

 « C’est vraiment toute l’Église, et non le seul clergé, qui doit prendre activement part à la liturgie, toutefois selon son ordre sacré, au rand et dans la mesure établis. Tous les membres sont d’une manière physico-sacramentelle unis et incorporés au Chef, à la Tête, qui est le Christ. Par le caractère sacramentel du baptême et de la confirmation, chaque fidèle participe au sacerdoce du Christ. Cela veut dire que le laïc ne peut pas se contenter d’une piété individualiste, d’une prière privée quand il assiste à la liturgie que les prêtres célèbrent. En raison de son incorporation au Corps mystique du Christ, il est un membre nécessaire et indispensable en quelque sorte de la communauté cultuelle et liturgique. Et pour donner sa perfection à cette participation, le fidèle doit évidemment actualiser son sacerdoce objectif et le vivre en communiant de façon personnelle au Mystère. »[20] Dom Casel souligne que le laïc est un membre essentiel de la communauté liturgique, remplissant un rôle actif, intérieur et extérieur, au-delà des sacrifices spirituels. « Toute l’Église agit et sacrifie en commun, d’une manière vraiment sacerdotal »[21].

Conclusions

Quand Dom Guéranger veut restaurer la liturgie romaine, il cherche avant tout à aider le clergé et les fidèles à mieux la connaître et à l’aimer afin qu’ils puissent mieux profiter des grâces qu’elle procure. Avec l’« Effort liturgique », il ne s’agit plus de faire connaître les trésors qu’elle renferme ou de favoriser la participation des fidèles. Les principaux partisans remettent en question la liturgie en elle-même et donc nécessairement l’ecclésiologie. Nous découvrons  en  effet que la notion d’« Église » est nécessairement liée à celle de la « liturgie ». Il y a alors nécessairement rupture liturgique et doctrinale. La liturgie n’est-elle pas finalement un prétexte pour imposer une conception nouvelle de l’Église ?

Le point central de l’« Effort liturgique » est de revenir à une liturgie prétendue antique, plus à même de correspondre aux idées qu’il défend. L’antiquité donne ainsi un certain poids à ces idées et les légitiment en quelques sortes. Cependant, en agissant ainsi, il oublie que la liturgie est la voix d’une Église qui prend conscience des trésors que Dieu lui a transmis au fur et à mesure du temps. La liturgie est donc nécessairement évolutive, non par des ruptures, mais de manière progressive comme tout être vivant. Certes, en évoluant, elle peut s’alourdir et perdre un peu de pureté. C’est pourquoi elle a fait de rares réformes pour enlever les scories de l’histoire sans néanmoins perdre sa croissance naturelle. Or,  l’« Effort liturgique » ne demande pas à la liturgie ni de grandir, ni de se purifier mais d’abandonner la voie qu’elle a suivie pour une véritable transformation


Notes et références

[1] Voir Émeraude, avril 2023, article « Dom Guéranger et le vrai sens de la liturgie ».

[2] Voir Émeraude, avril 2023, article « Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les premiers dangers ».

[3] Dom Ildefons Herwegen, L’Église et l’âme, dans L. Bouyer, La vie de la liturgie

[4] Voir Émeraude, , avril 2023, article « Dom Lambert et l'apostolat liturgique : les premiers pas, les premiers dangers ».

[5] Dom Herwegen, Préface, dans Geist der Liturgie, Guardini, dans À propos de l’étude de la liturgie médiévale, Arnold Angenendt, Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen-âge en France et en Allemagne, éditions de la Sorbonne, 2003, OpenEditions books, books.openedition.org.

[6] Bulletin de Philosophie de la religion, n°19, 1930 dans La RSPT et le mouvement liturgique avant la seconde guerre mondiale (1907-1943), Patrick Prétot, Institut catholique de Paris, Revue des sciences philosophiques et théologiques 2008/3, tome 92.

[7] Traduit en français en 1964 par Le mystère du culte dans le christianisme, richesse du mystère du Christ.

[8] A. Gozier, Dom Odon Casel, dans Encyclopédie Universalis, version 11, 2006, dans L’historiographie contemporaine sur les origines de la liturgie eucharistique (Ie et IIe siècles). Entre histoire et théologie, Rodica Chelcea, thèse en vue de l’obtention du Doctorat de l’École Pratique des Hautes Etudes, 2006.

[9] Louis Bouyer, La vie de la liturgie, Collection Lex orandi, Cerf, 1956.

[10] Florentin Adrian Craciun, La Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et orthodoxes, thèse pour l’obtention du grade de docteur en théologie, Fribourg, octobre 2025.

[11] Dom Casel, Le Mystère du Culte, dans La Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et orthodoxes, Florentin Adrian Craciun.

[12] Florentin Adrian Craciun, La Théologie eucharistique au XXe siècle, un apport des théologiens catholiques et orthodoxes.

[13] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[14] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[15] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[16] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[17] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[18] Dom Casel, Le Mystère du Culte.

[19] Dom Casel, Le mystère de l’Église.

[20] Dom Casel, Le mystère de l’Église

[21] Dom Casel, Le mystère de l’Église