" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 28 mars 2020

La crise de la morale chrétienne : Veritatis Splendor


Des conversations peuvent nous étonner, voire nous scandaliser. Elles nous laissent longtemps des souvenirs amers et nous poussent parfois à réagir tant l’erreur nous effraye et nous révulse. Nous nous souvenons par exemple d’un entretien que nous avons eu avec un proche, catholique pratiquant. Nous parlions d’un comportement que le commandement divin interdit et par conséquent, à notre tour, nous le condamnions en faisant attention de ne pas porter notre jugement sur ceux qui les pratiquent. La réponse de notre interlocuteur nous a stupéfaits. « Ils n’ont pas mal agi puisqu’ils ont agi selon leur conscience ». En dépit de nos arguments pour lui montrer la nature et la gravité du péché, il ne changea guère sa réponse. Certes, sa voix était plus troublée, moins sûre, plus conciliante avec notre position. Il chercha confusément à excuser le pécheur en s’appuyant sur sa sincérité et s’obstina péniblement à ne plus voir de péché dans son comportement. « Pour nous, il a commis un mal, mais pour lui, il n’y a aucun mal », continua-t-il à nous répondre comme un refrain sans âme. Mais las du sujet qui le mettait dans une situation instable, il changea finalement le sujet de la discussion …

Le malaise palpable de notre interlocuteur comme notre colère intérieure sont des signes révélateurs d’une crise morale que connaît de nos jours l’Église. Ce terme ne vient pas de nous. Il apparaît officiellement en 1993 dans une encyclique de Jean-Paul II, intitulé Veritatis Splendor, ce qui signifie « la splendeur de la vérité ». Contrairement à ce que pourrait envisager son titre, le sujet est en fait dédié à la morale. Le nom même de cette lettre révèle le mal. La crise morale réside en effet dans le rapport entre la vérité et la morale

L’aggiornamento de l’enseignement moral

Revenons aux années qui suivent la seconde guerre mondiale. De nombreuses voix dans l’Église s’alarment du rejet de la morale chrétienne par la société contemporaine. Celle-ci n’attire plus les hommes, voire les repousse. Elles cherchent alors à déterminer les causes et à trouver des remèdes.

D’abord isolés, des solutions parviennent à faire émerger des tendances. Certaines d’entre elles promeuvent une nouvelle morale, plus proche des aspirations des contemporains, plus centrée sur l’homme et ses besoins, plus adaptée à la société multiculturelle et à ses contraintes. D’autres veulent uniquement changer l’enseignement de la morale pour la rendre plus accessibles et audibles. Des théologiens et des penseurs chrétiens en appellent alors à un « aggiornamento » en matière de morale. Dans la volonté de réforme qu’ils affichent, certains veulent en fait une rupture dans l’enseignement de la morale chrétienne. C’est pourquoi, en 1993, le pape rappelle à l’ordre tous ses novateurs par l’encyclique Veritatis Splendor.

Veritatis Splendor : le nécessaire rappel à l’ordre

Selon la plupart des commentaires, Veritatis Spendor est la première lettre encyclique dédiée entièrement à la doctrine en matière de morale, ce qui révèle la gravité de la situation. Cependant, sa publication n’est pas surprenante. Elle est même attendue…

Depuis le concile de Vatican II, des papes sont en effet intervenus à plusieurs reprises pour défendre certains points de la doctrine morale et s’inquiéter manifester une certaine inquiétude à l’égard des innovations théologiques. En 1968, l’encyclique Humanae Vitae s’est ainsi inquiétée des « normes particulières ». En 1975, la déclaration romaine Persona Humana défend les notions de « nature humaine »  et de « loi naturelle » en raison des attaques portées contre elles. En 1981, l’autorité de l’Église en matière morale est remise en cause après la publication de Familiaris Consortio. Puis en 1987, à l’occasion du deuxième centenaire de la mort de Saint Alphonse de Liguori, le pape Jean-Paul II annonce son intention d’écrire une encyclique pour « traiter plus profondément et plus amplement les questions concernant les fondements mêmes de la théologie morale »[1], fondements qui sont attaqués par des courants contemporains.

Une crise morale majeure



En 1993, Jean-Paul II publie donc l’encyclique Veritatis Splendor. Il se voit en effet dans la nécessité de rappeler les fondements de la théologie morale. « Aujourd'hui, cependant, il paraît nécessaire de relire l'ensemble de l'enseignement moral de l'Église, dans le but précis de rappeler quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d'être déformées ou rejetées dans le contexte actuel. »(n°4)[2] Le pape présente cette nécessité comme un « devoir urgent de proposer son discernement et son enseignement, afin d'aider l'homme sur le chemin vers la vérité et vers la liberté. »(n°4)

Ses mots sont terribles. Il parle en effet de « véritable crise » (n°5), de « la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l’homme » (n°93). Ses conséquences sont dramatiques. En obscurcissant « la splendeur de la vérité morale », elle pourrait conduire à l’impossibilité « d’établir et de maintenir l’ordre moral des individus et des communautés » (n°93) et finalement à la perte du sens moral. La crise est donc « graves pour la vie morale des fidèles, pour la communion dans l'Église et aussi pour une vie sociale juste et solidaire. »(n°5)

Ainsi l’encyclique s’adresse uniquement à tous les évêques car ils sont chargés de garder « la saine doctrine ». Mais par son contenu, l’encyclique est aussi adressée à ceux qui enseignent la théologie morale.

L’encyclique porte donc essentiellement sur les fondements même de la théologie morale car « des éléments de l’enseignement morale de l’Église » sont « particulièrement exposés à l’erreur, à l’oubli ou à l’ambiguïté » (n°30).

Veritatis Splendor : la condamnation de la morale autonome

Le pape est en effet inquiet d’une nouveauté qui touche l’Église en la fin du XXe siècle et plus particulièrement l’enseignement de la morale. Il est conscient que le contexte n’est guère favorable à la morale chrétienne et peut donc influencer les chercheurs et faire dévier son enseignement. « En effet, une nouvelle situation est apparue dans la communauté chrétienne elle-même, qui a connu la diffusion de nombreux doutes et de nombreuses objections, d'ordre humain et psychologique, social et culturel, religieux et même proprement théologique, au sujet des enseignements moraux de l'Église. »

Contrairement au début du XXe siècle, ce ne sont plus les dogmes qui font l’objet de remises en question au sein même de l’Église mais bien l’enseignement moral. En effet, il est bien difficile de préserver une morale quand ses fondations sont ébranlées. La crise qui ébranle l’enseignement de la vérité ne peut en effet que toucher l’enseignement de la morale tant les deux domaines ne peuvent se dissocier. Et c’est justement dans leur dissociation que semblent relever les erreurs actuelles. L’agir ne peut être séparé de la pensée…

L’enseignement traditionnel de la théologie morale fait donc l’objet d’une opposition « globale et systématique » en raison de « conceptions anthropologiques et éthiques déterminées ». Nombreux sont ceux qui cherchent à introduire dans la morale chrétienne des principes qui ne relèvent pas de l’Église et de son enseignement. « Au point de départ de ces conceptions, on note l'influence plus ou moins masquée de courants de pensée qui en viennent à séparer la liberté humaine de sa relation nécessaire et constitutive à la vérité. » Selon Jean-Paul II, la cause de la crise viendrait de la séparation entre la vérité et la liberté et donc la morale.

Les tendances erronées séparent en fait la morale et la foi. Les conséquences en sont alors rapides. « Ainsi, on repousse la doctrine traditionnelle de la loi naturelle, de l'universalité et de la validité permanente de ses préceptes ». Puis, « certains enseignements moraux de l'Église sont simplement déclarés inacceptables ». Enfin, « on estime que le Magistère lui-même ne peut intervenir en matière morale que pour « exhorter les consciences » et « pour proposer les valeurs » dont chacun s'inspirera ensuite, de manière autonome, dans ses décisions et dans ses choix de vie. » Les critères de moralité sont ainsi devenus purement subjectifs. Ces courants enseignent finalement que seul l’individu peut déterminer le bien et le mal, entraînant finalement à leur confusion.

Vérité et liberté

Or comme le précise Jean-Paul II, l’Église a le devoir d’enseigner aux hommes non seulement la vérité mais également la liberté et la morale, car Notre Seigneur Jésus-Christ détient seul « la réponse décisive » aux interrogations humaines, c’est-à-dire « sur ce qui est bien et sur ce qui est mal » (n°8). Il « enseigne la vérité dans l’agir morale » (n°8). Mais il ne s’agit pas pour le fidèle d’entendre cet enseignement et d’y adhérer, il doit aussi la mettre en pratique. Sa vie doit être cohérente avec sa foi devant Dieu et les hommes. Cela impose la fidélité et donc l’obéissance à l’égard de la Loi de Dieu. C’est ainsi qu’en imitant Notre Seigneur Jésus-Christ, il devient véritablement enfant de Dieu. « La vérité éclaire l'intelligence et donne sa forme à la liberté de l'homme, qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur.» C’est bien Notre Seigneur Jésus-Christ qui définit le sens authentique de la liberté.

Cependant, par le péché, le fidèle est plus amené à désobéir et à ne plus reconnaître la vérité. Il oublie que Dieu est le seul bon. Or, sans cette vérité, aucune morale n’est possible. « Dieu seul, le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition irremplaçable de la moralité » (n°99). Il est le principe comme la fin de la morale. Il implique la participation de la raison et de la volonté. Ainsi depuis le péché, l’homme recherche la liberté hors de la vérité, c’est-à-dire hors de Dieu, hors du chemin qu’est Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est une « liberté illusoire » (n°2). « Seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. »(n°84) Il ne peut donc y avoir « une liberté ni en-dehors de la vérité ni contre elle » (n°95).

L’erreur que dénonce le pape consiste « à exalter la liberté au point d’en faire un absolu, qui serait la source des valeurs » (n°32), au point que la vérité est elle-même dépendante de la liberté. Cela suggère que l’obéissance aux commandements divins et aux normes morales dépendent en fait du contexte sociale, culturelle, historique.

Contre l’autonomie de la morale

L’encyclique dénonce les théories qui enseignent la séparation de la vérité et de la liberté, ou plus précisément de la foi et de la morale. Elle dénonce clairement la morale autonome, qui rejette l’existence d’une loi naturelle universelle et immuable, efface les commandements et refuse l’autorité du Magistère de l’Église en matière morale au nom de la conscience, jugée seule maître et en fait autonome en la matière. En fait, l’erreur consiste à croire en « la souveraineté totale de la raison dans le domaine des normes morales »(36), ou dit autrement, que les normes morales seraient « l'expression d'une loi que l'homme se donne à lui-même de manière autonome et qui a sa source exclusivement dans la raison humaine. »(36) Dieu est alors exclue de la morale.

Contre une conscience seule maîtresse de la morale

Mais si la raison est souveraine dans le domaine moral, que devient la conscience ? Elle devient « instance ultime et suprême de décision »[3] et donc infaillible, elle-même autosuffisante. On lui attribue en effet « des prérogatives d'instance suprême du jugement moral qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. »(32) Une chose est alors jugée bonne en raison de la sincérité de la personne ou de son authenticité.

Or, comme le rappelle Bruguès, la Sainte Écriture décrit la conscience « comme un témoin intérieur de la fidélité ou de l’infidélité à la loi divine, elle-même inscrite dans les cœurs. »[4] C’est en tant que témoin qu’elle peut dénoncer la rectitude d’une action ou sa malice. Cependant, la conscience peut se tromper. Elle a besoin d’être éclairée. C’est le rôle de l’Église de lui montrer les vérités qu’elle doit posséder à partir de la lumière de la foi.

Ainsi au lieu d’exprimer un jugement par un acte d’intelligence à partir de la connaissance universelle, la conscience individuelle se voit attribuer « le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. »(n°32) La source de la loi morale ne réside pas en l’homme mais en Dieu. L’idée que la conscience est « créative » est ainsi formellement condamnée.

Nous revenons en fait à la source du péché originel telle qu’elle est décrite dans la Genèse. En s’arrogeant le droit de décider ce qui est bien et ce qui est mal, nos premiers ancêtres ont commis l’irréparable, transgressant l’ordre divin. Adam et Ève n’avaient pas le droit de se nourrir du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Leur liberté avait cette seule limite. Ils devaient accepter la loi morale que Dieu donne à l’homme.

Cinq formes de déviations

L’encyclique dénonce cinq formes de déviation :
  • l’autonomie de la raison au nom de laquelle est niée « l'existence, dans la Révélation divine, d'un contenu moral spécifique et déterminé, de validité universelle et permanente »(37) ;
  • la remise en cause de la loi naturelle, ce qui conduit à nier les devoirs fondamentaux à l’égard de la vie humaine ;
  • la subordination de la nature à l’histoire et à la culture, ce qui conduit à refuser l’universalité et l’intangibilité de la loi morale ;
  • la souveraineté des droits de la conscience, rejetant toute subordination de la conscience à une norme extérieure à elle, c’est-à-dire universelle et objective, à la loi divine et à la loi naturelle ;
  • la légitimation de la faute par « une option fondamentale » juste.

Causes de ces erreurs 

D’où viennent ces erreurs ? Le pape nous donne des éléments de réponse. « À l'invitation du Concile Vatican II, on a désiré favoriser le dialogue avec la culture moderne, en mettant en lumière le caractère rationnel — et donc universellement intelligible et communicable — des normes morales appartenant au domaine de la loi morale naturelle. En outre, on a voulu insister sur le caractère intérieur des exigences éthiques qui en découlent et qui ne s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en vertu de leur reconnaissance préalable par la raison humaine et, concrètement, par la conscience personnelle.»(36)

Le pape revient alors sur le deuxième concile de Vatican. Devant les appels à un profond changement de l’enseignement de l’Église, celui-ci a en effet demandé de le renouveler en prenant notamment « un soin particulier à l'enseignement de la théologie morale »[5]. Cette invitation a alors généré la « mise en discussion globale et systématique du patrimoine moral »[6], que regrette finalement le pape. Un autre théologien voit aussi l’élaboration de ces théories « à partir de la constitution Gaudium et spes, sur « l'autonomie des réalités terrestres » mais qu'elles ont été transposées « à la réalité morale ». »[7] Une mise en discussion mal contrôlée ?…

Nous pouvons sans difficulté comprendre aussi que la sécularisation de la société a conduit à celle de la morale et donc à exagérer le rôle de la conscience et de l’individu au détriment de toute autre autorité. Depuis trop longtemps, des discours ont enivré l’homme, flattant son égocentrisme au point qu’il veut vivre comme il l’entend, croyant finalement que sa voix intérieure est créatrice de valeur en elle-même. Cette tendance n’est-elle pas aussi favorisée par les autorités de l’Église elles-mêmes qui loue de manière maladroite depuis plus de cinquante ans la liberté de conscience ? L’homme contemporain est conduit à croire que sa liberté de conscience était une valeur absolue devant laquelle tout doit se plier, y compris la puissance divine. Il n’a donc pas besoin d’être dans la vérité pour dire ce qui est bien et mal.

Conclusions

Dans l’encyclique Veritatis Splendor, le pape Jean-Paul II condamne formellement des courants de pensée, au sein même de l’Église. En exaltant la liberté humaine comme un absolu au point de la délier de la vérité, ces erreurs interprètent d’une manière nouvelle ses rapports avec la loi morale, la nature humaine et la conscience et à donner de nouveaux critères pour évoluer la moralité de nos actes. Elles déterminent l’homme, par sa raison et sa conscience, comme la source de tout jugement moral. Finalement, par leur volonté d’autonomie en matière morale, elles renouvellent la faute originelle d’où a découlé le drame de l’humanité.


La condamnation est formelle et claire. Les théories qui revendiquent la « souveraineté "totale de la raison", la séparation entre un ordre éthique terrestre et un ordre intérieur de salut », qui nient l'existence de «  préceptes moraux spécifiques et déterminés, ainsi que [...] leur validité universelle et permanente », et qui conséquemment, rejettent « la compétence doctrinale de l'Église sur les normes morales précises concernant le bien humain constituent autant de "thèses incompatibles avec la doctrine catholique" »(37). L’encyclique condamne sans ambiguïté les théories morales modernes qui, convaincues de l'autonomie de la conscience, finissent par confondre la vérité avec le jugement de la conscience en excluant toute autre autorité supérieure.

Ces tendances ou ces théories sont sources de relativisme et de subjectivisme en matière morale, ce qui conduit l’homme à un terrible et dramatique individualisme. La liberté qu’il vante tant est alors rendue illusoire à force de s’éloigner de la source de tout bien. Le silence de Dieu est impitoyable. Son absence en est un cruel châtiment…

Épilogue

Quand l’encyclique est publiée, des voix, y compris catholiques, s’indignent contre un pape qui ose acclamer la vérité et refuser la modernité. « Comment une telle Église hautaine, avant tout magistérielle [et] très masculine, pourrait-elle être présente au monde moderne ? »[8] Certaines rajoutent même qu’il s’oppose à la conscience pour mieux asseoir l’infaillibilité pontificale[9] ! Elles prétendent aussi que l’encyclique est le reflet de « l’absolutisation de l’autorité »[10]. La crise devient encore plus publique…

En dépit de l’encyclique, les erreurs continuent leur chemin. Des théologiens défendent encore l’idée de « l’autonomie morale, c’est-à-dire le fondement de la moralité dans la responsabilité qui s’impose à l’être humain comme l’implication de sa liberté. »[11] C’est ainsi qu’ils montrent indirectement la racine même de la crise morale actuelle, c’est-à-dire le divorce qui existe entre la foi et la morale, et finalement entre la vérité et la liberté, par le refus de toute autorité extérieure à eux-mêmes…



Notes et références
[1] Jean-Paul II, lettre apostolique Spiritus Domini, n°9, 1er avril 1987.
[2] Jean-Paul II, encyclique Veritatis Splendor à tous les évêques de l’Église catholique sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, n°4, 6 août 1993, Libreria Editrice Vaticana, vatican.va. Toutes les citations de l’encyclique sont tirées de cette version.
[3] G. Gottier, Guide de lecture, Repères, p. 192, dans La Splendeur de la vérité, Paris, Éditions Mamel Plon, 1993
[4] J.-L. Bruguès, Présentation, p. XV, dans La Splendeur de la vérité.
[5] Concile de Vatican II, Décret Optatam totius ecclesia renovationem sur la formation des prêtres, 28 octobre 1965, vatican.va.
[6] Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n°4
[7] Bruguès, L'éthique dans un monde désenchanté dans Revue Thomiste, 94/2, 1994,195-210.
[8] Pierre de Locht, spécialiste de théologie morale, Les laïcs ont-ils un rôle à jouer ? dans L'Actualité Religieuse dans le Monde, 116, 1993,28-29.
[9] Voir D. Müller, protestant d’éthique protestant, Quelle est la part de créativité de la conscience ?  dans L'Actualité Religieuse dans le Monde, 116, (1993).
[10] C. Duquoc, L'encyclique "Veritatis Splendor": présentation critique dans Revue de Théologie et de Philosophie, 126/4, 1994, 325-332.
[11] Karl Wilhelm Merks, professeur émérite de théologie morale à l’université de Tilburg, Morale et religion, pistes de recherche, traduit par Jannie van Lotringen et P. Frederic Trautmann, dans Revue d’éthique et de théologie morale, n°248, cairn.info.

samedi 21 mars 2020

La morale sans Dieu selon les libres-penseurs : erreurs, ignorance et contradictions. Un déni de notre temps.


Est-il encore nécessaire de traiter de la morale en ce XXIe siècle ? La question est-elle même pertinente ? La même question se posait déjà en 1939 avant l’invasion de la Pologne par les armées allemandes. Nos difficultés ou nos épreuves, qu’elles soient personnelles ou collectives, trouvent leur origine comme leurs remèdes dans la morale. La crise que nous connaissons actuellement en est un parait exemple. Elle s’appuie sur notre comportement et notre obéissance, et par conséquent sur la morale individuelle. Notre façon de vivre, nos relations avec nos proches, nos collègues de travail et nos contemporains, ou encore notre manière de traiter notre planète ne peuvent être traitées en dehors de la morale. La vie politique, sociale, culturelle ou associative peut-elle l’ignorer comme le témoignent les scandales récents ? La science elle-même, que deviendrait-elle sans conscience ? La formule de Rabelais n’a jamais été aussi vraie qu’en notre temps où l’homme joue à l’apprenti-sorcier avec des forces dévastatrices qu’il croit maîtriser, convaincu de sa puissance et de son savoir, oubliant finalement sa misère et ses faiblesses. Faut-il attendre que le monde soit terrassé par un virus pour prendre conscience que tout cela n’est que vanité ?

La morale exaspère bien des individus et des groupes. Elle les empêche de s’enrichir ou d’accroître leurs pouvoirs. Elle les empêche aussi de dormir ou d’accomplir leurs méfaits en toute tranquillité. Nombreux sont ceux qui aimeraient voir la fin de toute morale ou encore la liberté de tout faire sans entrave, sans limite. La décadence des mœurs est source de bien des profits comme la corruption est une arme d’influence. Derrière bien des slogans à l’encontre de la morale se cachent souvent des sentiments et des intérêts bien peu avouables. À qui profite le crime ?

Au XIXe siècle, de nombreuses voix revendiquent une morale autonome, qui suffit à elle-même, sans référence à Dieu, à une métaphysique et à une religion, c’est-à-dire une « morale sans Dieu ».. En fait, de manière générale, elles s’opposent à la morale chrétienne, à celle enseignée par l’Église catholique. Or, si la morale est autonome, indépendante de notre Dieu, à quoi bon de croire en Lui ? Et si nous ne croyons pas en Dieu, pourquoi devrions-nous supporter une morale ? Pourquoi notre vie serait-elle restreinte par des règles ? Pourquoi tant de devoirs et de sacrifices ? « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ! »[1] Nous voyons donc toute l’importance du fondement de la morale.

Après avoir développé dans notre précédent article les arguments des partisans d’une « morale sans Dieu » au travers du rapport du congrès universel de la Libre-pensée tenu à Paris en 1905[2], nous allons désormais montrer leurs erreurs et leurs mensonges…

Rappel des arguments en faveur d’une « morale sans Dieu »

Essayons d’abord de résumer rapidement les arguments que développent les intervenants du congrès. Nous pouvons les répartir en deux catégories. La première est purement négative. Elle reprend les accusations portées contre la morale chrétienne alors que la seconde rassemble les éléments positifs permettant de définir ce qu’est la « morale sans Dieu ».

Selon les libres-penseurs, la morale ne peut être associée à une religion car celle-ci est erronée, mensongère et folie comme le prouvent les sciences. Elle ne correspond donc plus à notre état de connaissance. C’est pourquoi la raison ne peut pas l’accepter. En outre, la morale religieuse contribue à la résignation, à l’obéissance passive et à l’endormissement du peuple, et par conséquent à l’acceptation de son sort au profit des puissants. Elle maintient donc le despotisme. Elle est même contre-nature puisqu’elle restreint les capacités de l’individu et s’oppose à sa liberté ainsi qu’à son développement. Elle est par conséquent un obstacle à tout progrès, le sien comme celui de la société. Enfin, un ensemble de règles figées et intangibles ne peuvent répondre à tous les besoins pour toutes les sociétés à toutes les époques, qui elles-mêmes évoluent. C’est pourquoi la morale chrétienne ne peut pas répondre pas aux besoins nouveaux de l’humanité.

La « morale sans Dieu » est alors présentée comme une morale fondée sur les connaissances scientifiques, c’est-à-dire sur les lois naturelles, et sur la société dans laquelle l’homme évolue. Elle est donc à la fois un fait naturel et social, et plus précisément la conséquence des idées et des sentiments dont s’inspire la société pour déterminer des droits et des devoirs. Œuvre de l’esprit humain, elle est rationnelle et évolutive pour répondre aux besoins des hommes et de la société. Par conséquent, en raison de sa sagesse inhérente, elle ne peut qu’être acceptée par tous sans avoir besoin de l’appui d’une autorité quelconque, de récompenses et de peines. Par sa liberté, elle est alors porteuse de développement de la personne humaine et d’une meilleure solidarité sociale.

Aujourd’hui encore, les arguments en faveur d’une « morale sans Dieu » ne semblent guère avoir évolué. Ils consistent d’une part à discréditer les morales religieuses, « une morale intangible, inadaptée, en décalage ou en contradiction avec les situations du monde d’aujourd’hui »[3], une morale intéressée et donc hypocrite, une morale qui infantilise. D’autre part, la « morale sans Dieu » est présentée comme plus mature et responsable, fondée sur la liberté de l’individu. Construite par l’homme, elle s’oppose aussi à son égoïsme tout en préservant son individualisme. Elle est enfin consciemment acceptée. « Ce qui fait la morale, c’est un choix conscient. Et l’humaniste, libéré du regard de Dieu, peut décider en conscience d’être moral. »[4]

Morale et raison

« La morale religieuse fondée sur des croyances confessionnelles se heurtent à une résistance invincible de la raison », nous dit Buisson. « L’homme capable de réflexion », rajoute-t-il, ne peut la recevoir. Selon la conception que les libres-penseurs ont de la morale, leurs critiques visent en fait la morale chrétienne et plus précisément catholique.

Une telle affirmation nous étonne par son arrogance, celle d’un monde sûr de lui-même. Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin seraient-ils bien peu capables de réflexion ? Avant le XIXe siècle, l’humanité ne serait-elle qu’un ramassis d’idiots ? La raison est-elle finalement l’apanage des temps modernes ? Une telle prétention ne relève guère d’une intelligence éclairée par l’expérience et par l’histoire de l’humanité. Écartons néanmoins la vanité de tels propos et d’un discours qui relève d’un autre temps. Revenons plutôt sur la « résistance invincible de la raison ». En quoi la raison peut-elle s’opposer à une morale ?

D’abord, est-il convenable pour les libres-penseurs d’en appeler à la raison ? Ils revendiquent en effet clairement leur athéisme. Est-ce alors raisonnable d’en appeler à la raison pour s’opposer à la morale chrétienne quand ils rejettent déjà le christianisme ? Par ce rejet, ils ne peuvent que refuser aussi ses implications, notamment en matière de morale. Les arguments qu’ils présentent contre la religion chrétienne sont de fait employés de nouveau contre elle, ce qui nous paraît bien peu pertinent et peu constructif. Notons néanmoins que les libres-penseurs ne soulignent aucune incohérence entre la foi et la morale qui en découle, ce qui nous apparaît comme un point positif…

Cependant, une question se pose : la raison est-elle capable de réfuter une morale ? Comme nous l’avons déjà évoqué[5], les philosophes antiques ont établi des systèmes philosophiques divers et contradictoires en matière de morale. Or la vérité peut-elle être aux multiples visages ? Certes, ils sont tous d’accord sur la finalité de la morale, qui est la recherche du bien ou du bonheur, mais ils se divisent sur la notion même du bien et du bonheur, et sur les moyens de l’atteindre. La multiplicité de philosophies morales contradictoires finit même par remettre en cause les capacités de la raison à l’établir. Un tel échec montre que « l’homme capable de réflexion » ne parvient pas à élaborer un consensus sur ce sujet. Certains philosophes en ont même déduit que finalement, cela ne sert à rien d’affirmer quoi que soit sur la morale. Mais le scepticisme ne mène à rien non plus. Enfin, et c’est le point le plus important, en dépit des différents discours et écoles philosophiques, les mœurs ne changent pas. Des philosophes vivent aussi comme s’ils n’avaient pas réfléchi. Aristote ne nous a-t-il pas appris que la morale est d’abord action avant d’être connaissance ? Une théorie seule est bien incapable d’agir sur l’homme et sa conduite. Finalement, cette histoire nous montre que la raison devrait plutôt se défier d’elle-même quand elle tente seule d’établir une morale. Par conséquent, le fait d’appeler à la raison pour rejeter la morale catholique, c’est faire preuve d’un certain manque de connaissances et donc de sagesse…

Pour appuyer leurs propos, les libres-penseurs pourraient alors évoquer Sénèque qui parle admirablement bien au point de recevoir les louanges des chrétiens[6]. Mais ce n’est pas le philosophe qui parle et emporte l’admiration. Au contraire, quand il écrit en philosophe, il perd de son charme. Quand il abandonne toute spéculation, il enchante de nouveau. C’est en fait Sénèque qui connaît le cœur de l’homme et qui sait user de l’éloquence pour le toucher et l’émouvoir. Il ne raisonne ni ne démontre. Néanmoins, à force de vouloir répondre aux besoins de ses interlocuteurs, il manque de rigueur et de discipline dans ses discours. Des règles pratiques auréolées d’une langue brillante ne suffisent pas non plus.

Morale et science

Si la raison permet d’accéder à la vérité, la science n’est pas raison[7]. Certes, elle utilise des méthodes rationnelles et avance par raisonnement mais elle n’a jamais et ne sera jamais raison. Elle apporte un certain niveau de connaissances, émet des hypothèses, élabore des théories. Elle invente et innove, n’hésitant pas à s’éloigner de la raison pour mieux accéder à la réalité. En outre, elle ne prétend pas répondre à toutes les questions. Elle peut expliquer le comment des phénomènes. Elle est bien incapable d’en trouver leur origine. Lorsque, aveuglé par ses réussites, l’homme la confond avec la raison, il s’égare de nouveau dans de dangereuses prétentions et ses pensées deviennent pour lui la vérité.

Certes, par la science, l’homme s’approche de la vérité, connaît davantage son milieu et peut l’expliquer par des lois qu’il élabore. Mais, comme la Providence nous en montre parfois, au moment même où les libres-penseurs et tous les rationalistes exaltent la science, la communauté scientifique découvre avec stupéfaction et effroi ses limites et ses dangers[8]. Belle ironie du sort : le fameux article dévastateur d’Einstein portant sur les théories de la relativité est publié la même année que celle du congrès de la Libre-pensée ! Il va bientôt ébranler le monde des sciences et les fondements même de la connaissance scientifique. Sa certitude va en effet s’écrouler comme un château de carte. Cet échec deviendra alors la cause d’une véritable et solide connaissance. Depuis cette crise mémorable, nous savons que la science nous révèle finalement l’étendue de notre ignorance. Œuvre humaine, elle est en effet à l’image de l’homme, avec ses limites et ses misères.

L’évolutionnisme[9] en est un autre exemple. Les libres-penseurs s’appuient sur les découvertes de Darwin pour justifier leurs propos. Mais depuis plus d’un siècle, la science en est revenue de sa théorie, l’esprit-critique les a bien relativisées. Provenant d’hypothèses scientifiquement discutables, l’évolutionnisme n’est pas non plus à l’abri d’erreurs, de mensonges et d’idéologie.

Avec la seconde guerre mondiale et ses suites, avec le naufrage écologique que nous subissons de nos jours, nous avons aussi découvert tous ses effets dévastateurs et apocalyptiques. Elle est parfois source de crimes et d’horreur.

Par les progrès réalisés à partir des nouvelles théories scientifiques, comme la relativité et la physique quantique, le monde scientifique a aussi remis en cause le déterminisme que soutient le congrès avec force. Il est faux de croire que tout est déterminé dans ce monde, surtout quand nous accédons à des échelles qui dépassent notre entendement. L’histoire du XXe siècle, avec ses succès comme ses tragédies, suffit à remettre en cause de manière irrévocable le discours des libres-penseurs. La raison n’est finalement pas de leur côté…

Cependant, sans même l’éclairage des erreurs humaines du siècle dernier, nous pouvons dénoncer l’erreur fondamentale qui se cache derrière les discours des libres-penseurs. En effet, si tout était déterminé comme le proclament fièrement les libres-penseurs, que deviendrait notre liberté et par conséquent, à quoi bon s’en tenir à une morale ? Car la morale n’a en effet de sens que si l’homme est libre dans ses pensées et ses actes. Elle en appelle notamment au discernement et à la volonté. Il n’y aurait pas non plus de loi et de justice si tout était déterminé. Les libres-penseurs le disent pourtant dans leurs discours. Ils prétendent en effet que l’homme ne doit suivre que les lois naturelles auxquelles il est inévitablement soumis. Plus l’homme est libre, plus la morale prend de l’importance. Il est donc nécessaire de connaître l’étendue de notre liberté. La science a-t-elle alors pour vocation de la définir ? L’évolutionnisme qui ne touche qu’à la matière peut-il vraiment aborder la notion de liberté ?

Certes, des philosophes antiques ont aussi proclamé la soumission aux lois de la nature, mais soit ils voyaient dans l’ordre naturel la main des dieux, soit ils s’appuyaient sur une conception particulière du monde et de l’homme, mêlant étrangement matérialisme et divinité. Dans les deux cas, la morale qu’ils ont développée n’est pas autonome mais fortement lié à leur religion et à leur métaphysique…

Morale et liberté

Le rapport du congrès de la Libre-pensée fait intervenir un professeur d’anatomie qui, selon son regard d’expert, ne voit en l’homme qu’un animal. Il fait intervenir la paléontologie et l’embryologie pour dire qu’il n’est pas une créature divine. « L’homme n’est qu’une forme momentanée et limitée de la matière », nous dit-il. Où se loge alors la liberté ? Un autre professeur affirme que la morale doit se transformer et varier avec les milieux selon les principes de l’évolution. Or, surtout à cette époque, l’évolutionnisme est un ensemble de principes déterministes. Il n’y a point de liberté dans le système évolutionniste. Il fait plutôt agir le hasard agrémenté d’une sélection. C’est une étrange force qui manipule la potentialité de la matière. La morale a-t-elle véritablement une place dans un tel système ?

En outre, un autre professeur aussi éminent explique que la règle de solidarité que l’homme pratique est « dominé par la loi d’évolution qui le conduit vers des fins inconnues. » Soulignons que la loi ne nous fait pas agir. Ce n’est qu’une formule qui nous permet de modéliser la réalité. Derrière une loi, se trouve aussi une raison qui met en œuvre une force. Si nous agissions donc sous la domination d’une loi, c’est qu’il existerait une force rationnelle qui nous ferait mouvoir. Cependant, nous en ignorerions sa finalité. Quel destin tragique pour l’homme !

En outre, sa constitution cellulaire, leur état d’activité « dépendent à la fois – et de façon concomitante – de l’hérédité de l’individu, le milieu dans lequel il vit, de l’éducation qu’il reçoit, de l’habitude ». Or, dit-il auparavant, les pensées et les actes de l’homme sont déterminées par l’état des cellules cérébrales. C’est ainsi que « l’homme est déterminé ; il est dans l’obligation d’agir selon les lois naturelles fixes qui sont les mêmes pour lui que pour tout l’Univers. » Mais, dans un tel système, où l’homme est fixé par sa nature, ses origines et son milieu, nous sommes étonnés de voir apparaître la notion d’obligation. Celle-ci impose en effet la possibilité de refuser et donc introduit la notion de choix et par conséquent celle de la liberté. Un objet qui tombe a-t-il en effet l’obligation de se laisser tomber selon la loi de la pesanteur ? Il est encore plus étonnant d’entendre que, dans un tel système déterministe, la morale a pour finalité de développer la personne humaine par la liberté.

En outre, les libres-penseurs proclament que la morale chrétienne exige une obéissance passive. Or dans leur monde, comme nous venons de le montrer, la notion d’obéissance est peu compréhensible. L’homme demeure passif puisque matière, il  obéit finalement aux lois de la nature…

Morale et volonté

Insistons sur l’obéissance passive des catholiques à l’égard de la morale chrétienne. La critique est intéressante car elle révèle une méconnaissance de la part des libres-penseurs. Comment conçoivent-ils en effet la morale chrétienne ? Elle ne serait qu’une somme de règles et de formules que l’Église aurait écrites et auxquelles sont associées des peines et des récompenses. Les fidèles ne peuvent que s’y soumettre selon un « mécanisme mortifère ». Elles s’appuient aussi sur des autorités qu’ils jugent infaillibles alors que l’histoire et l’expérience montreraient qu’elles ont commis bien des erreurs. Les libres-penseurs opposent alors à cette « obéissance passive » le « sentiment du droit et de la discipline utile et consentie ». L’un d’eux voit même dans la morale chrétienne un moyen d’assujettir les hommes et d’asseoir le pouvoir.



Est-ce en raison de son obéissance passive qui Saint Blandine refuse de se plier devant ses bourreaux, faisant ainsi l’admiration des païens[10] ? Nombreux sont les témoignages qui, voyant vivre les chrétiens, se convertissent. Si la morale chrétienne n’était que passivité et obéissance, comment le christianisme aurait-il pu convertir des hommes et des femmes de toutes conditions ? La morale qui se dessine dans la Sainte Écriture au travers des paraboles ou de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ et de ses apôtres ne laisse guère pas non plus indifférents nos contemporains. Est-ce encore par obéissance passive que le christianisme a réussi non seulement à convertir l’empire romain, à changer ses mœurs mais aussi celles des barbares ?

Les libres-penseurs affirment eux-mêmes que la morale chrétienne est « contre-nature », ce qui nous paraît bien contradictoire. En effet, une obéissance passive suffirait-elle pour contraindre l’homme à ce qui serait contraire à sa propre nature ? C’est même en raison de cette morale que des individus refusent le christianisme, soit parce qu’elle est trop exigeante et demande des sacrifices et une vie héroïque qu’ils se sentent incapables de mener, soit parce que des chrétiens en sont des piètres exemples. Nous reposons alors de nouveau la question : une obéissance passive suffit-elle pour appliquer les règles morales du christianisme ? Est-il en effet si simple non seulement de mentir, de voler ou de commettre un adultère mais également d’y songer ? C’est au cœur même de l’homme que siège le bien ou le mal…

Morale et obéissance passive

Le terme d’obéissance passive nous renvoie à un poème de Victor Hugo qui dénonce la soumission aveugle au pouvoir civil ou encore à Berkeley qui légitime la résistance des hommes à l’égard de leur autorité civile. Il est vrai que les catholiques doivent obéir à toute autorité puisqu’elle émane de Dieu. Au temps du paganisme, un esclave chrétien ne se révolte ni se rebelle. Est-ce en ce sens que les libres-penseurs utilisent le terme d’obéissance passive ?

C’est alors oublier que pour la morale chrétienne, Dieu est le premier servi. Cette loi fondamentale du christianisme explique l’attitude des premiers chrétiens face au paganisme. Ils ont certes proclamé leur loyauté à l’égard des empereurs en dépit des persécutions tant que leur salut n’est pas remis en cause. Des païens sont mêmes étonnés qu’ils payent les impôts ! Ce seraient peut-être les seuls. Les chrétiens savent ainsi distinguer les pouvoirs temporel et religieux. Qui ignore encore que cette distinction provient du christianisme ! C’est par ailleurs la seule religion monothéiste qui le proclame. Leur obéissance à l’égard de l’autorité civile n’est donc pas aveugle. C’est pourquoi aujourd’hui encore des chrétiens manifestent dans la rue pour s’opposer aux lois iniques pourtant votées. Et au temps du congrès, et depuis plus de cinquante ans, les chrétiens s’opposaient aux lois de la république qui voulait imposer la laïcité. Est-ce cela l’obéissance passive ? Toutes les puissances ont appris à leur dépend la force et l’efficacité de la morale chrétienne lorsqu’ils voulaient méconnaître ou mépriser la morale chrétienne. Elle est la seule véritablement redoutable et redoutée. Elle a fait effondrer bien des murs. Il est donc encore étonnant d’entendre les libres-penseurs dénoncer l’obéissance passive chez les catholiques ! C’est encore bien méconnaître l’histoire de l’humanité…

L’esprit et la lettre

En fait, la morale chrétienne ne se réduit pas à des règles écrites sur un manuel. Aucune formule n’est capable d’arrêter la colère ou de surmonter l’orgueil. Aucun commandement ne peut agir s’il n’est pas habité par un esprit. Au contraire de toute forme de pharisaïsme, la morale chrétienne est avant tout un état d’esprit. S’il faut la critiquer et la remettre en cause, il faut montrer en quoi cet état d’esprit est erroné, incorrecte, mauvaise. Là serait un travail digne de la raison...

Le catholique obéit aux commandements de Dieu en raison de son attachement à son Père et à son Créateur. L’Église ne les a pas élaborés ou inventés. Les Tables de la Loi datent bien avant l’établissement de la religion juive. Moïse les reçoit sur le Mont Sinaï avant que le peuple élu ne s’installe en Terre sainte. L’Église n’innove pas. Elle nous transmet que ce que Dieu a prescrit aux Hébreux. Certes, elle a apporté des détails, éclairci des questions, approfondi des sujets pour répondre à une réalité changeante, mais les fondements sont ailleurs. Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu pour les abolir et en donner d’autres. Bien au contraire, Il les a rappelés avec force. Il leur a donné un plus grand éclat. Il nous a fourni surtout la grâce de les appliquer.

Notre Seigneur Jésus-Christ nous a appris à dépasser le texte de la Loi et à ne pas obéir comme un pharisien, plus soucieux de la lettre que de l’esprit. Il s’agit de se soumettre à la volonté divine par amour et fidélité comme un enfant à l’égard de son père, et non plus comme un esclave envers son maître. Il est donc surprenant d’accuser les chrétiens d’obéir à des règles de manière passive ou aveuglement.   

Morale et foi

Il est vrai cependant que notre morale est fortement dépendante de l’enseignement que nous donne ceux qui ont autorité pour enseigner. Des autorités religieuses ont parfois été rigoristes ou laxistes, ce qui a généré des divisions au sein de l’Église, parfois des schismes et même des hérésies. L’histoire de l’Église nous montre en fait qu’il n’est pas possible de dissocier la morale de la foi. Elles sont intimement imbriquées.

Il est vrai qu’il est possible de vivre chrétiennement sans adhérer au christianisme en raison de la prégnance de la morale chrétienne dans notre société. L’honnêteté, la bonté ou encore la générosité ne sont pas l’apanage du chrétien. Nombreuses règles ou conduites morales semblent ainsi naturelles pour nos contemporains. Ils pensent alors qu’elles sont innées. Pourtant, comme nous l’avons déjà évoqué, nombreuses sont nées du christianisme[11].

La morale chrétienne peut donc subsister en dehors de la foi qui la fait naître. Cependant, ne nous trompons pas. Elle dure autant que l’éducation a imprégné l’âme, que la société en garde encore quelques traces. Elle subsiste généralement quand tout va bien. Elle demeure tant que l’homme parvient à se dominer. Mais quand les épreuves l’assaillent, la douleur le submerge, quand le doute l’accable, demeure-t-elle encore présente ? Elle peut gagner le cœur d’un homme ou d’une femme, mais elle subsiste comme un oasis au milieu d’un désert. Elle fait l’admiration en raison de sa rareté. Il apparaît alors comme un rescapé d’un temps regretté. Nous voyons bien aujourd’hui ce que devient la société quand elle abandonne la morale chrétienne. La présence d’îlots montre toute la profonde misère et la terrible solitude qui les entourent.

Morale et motivations

Comme au temps de Celse et des autres adversaires du christianisme, les libres-penseurs reprochent aux chrétiens d’appliquer des règles morales par intérêt. Ils dénoncent alors leur hypocrisie. Or, nous disent-ils, « la conscience ne peut accepter un idéal moral qui impose le bien comme des commandements et donc détermine l’homme à l’atteindre par des mobiles intéressés ».

Le compte-rendu revient en effet sur un cliché que Luther utilisait déjà avec la question des indulgences. C’est par crainte de l’enfer que le chrétien est bon, acclament-ils, et non en raison de la bonté même. Ils supposent donc que sans la peur des tourments infernaux, le chrétien n’aurait pas été bon. Mais un garçon peut-il vaincre sa grande paresse uniquement en craignant la punition qui l’attend en cas de mauvaise note ou en espérant une récompense en cas de bons résultats ? Tout parent sait que la sanction ne suffit guère pour le motiver dans la durée. Ne soyons donc pas idéaliste au point de méconnaître la nature humaine. La morale n’est pas qu’un idéal. La morale est pratique car elle parle à des hommes de chair et de sang.

En outre, est-il mauvais d’agir pour gagner son paradis ou éviter l’enfer ? Ou plutôt, qui agit sans autre motif que d’agir ? Seul un homme atteint de folie agit sans raison. La question n’est donc pas de savoir si l’acte est intéressé ou non mais de connaître le mobile de l’acte.

Nous savons justement que tout acte implique une conséquence pour l’être qui le pose. Nous savons aussi que certaines conséquences sont bonnes ou mauvaises pour nous et pour les autres. Et sur une vie, la succession de nos actes n’est pas sans conséquence sur nous. « Tout se paie en biens ou en maux »[12], nous dit le philosophe Bourdeau. La morale est justement la recherche du bien. Un acte bon est donc par essence parfaitement intéressé ! Nous travaillons pour notre bonheur ou du moins pour ce que nous croyons être notre bonheur comme nous l’enseigne Socrate[13]. Quel mal pouvons-nous alors nous reprocher dans cette quête ? Cela ne signifie pas que nous sommes égoïstes et que nous ne pensons qu’à nous-mêmes. Au contraire, le bonheur que nous recherchons ne se fait pas sur le malheur des autres.

Sans-doute, le compte-rendu dénonce ceux qui n’agissent qu’en fonction des sanctions, c’est-à-dire de l’enfer. Il serait bien simpliste de généraliser les chrétiens et de résumer la morale chrétienne en sa perception bien étroite. Certes, il y a eu des catholiques et en aura toujours qu’il vit uniquement selon un point de vue négatif, oubliant l’esprit même de la morale. Le risque du pharisaïsme est toujours présent en chacun de nous, quelle que soit par ailleurs la religion. En outre, la morale chrétienne condamne un tel état d’esprit. Néanmoins, un conducteur qui demeure vigilant sur la route uniquement de crainte d’être verbalisé reste un bon conducteur et fait du bien à la société. La punition demeure une protection que nous ne pouvons pas oublier et sur laquelle nous devons nous appuyer au contraire en cas de tentation forte. C’est une attitude profondément humaine et salutaire. Enfin, pouvons-nous même avoir une idée de morale sans l’idée de sanction ? Nous en doutons fort.

Morale et évolution

Nous allons terminer cet article par un dernier reproche : la nécessité d’adapter la morale aux besoins nouveaux. La morale chrétienne serait en fait désuète et inaudible au XIXe siècle. Et que dire en notre siècle où tout change à un rythme époustouflant ! Pourtant, nous le constatons tous les jours. Jamais la morale chrétienne n’est aussi pertinente quand nous oublions les valeurs les plus élémentaires, quand l’homme s’égare et perd sa liberté dans la folie du monde. Faute de repères et de certitudes, la moindre rumeur a désormais des impacts considérables sur la marche du monde. Des scientifiques n’ont jamais eu autant de facilités dans leurs recherches, jouant aux apprentis sorciers. La finance règne sans partage. Le consumérisme n’a jamais autant montré ses dégâts. Et jours après jours, nous découvrons alarmés les ravages de notre insouciance et de nos soifs d’abondance. Il est vrai que la morale chrétienne brise bien des ambitions et des intérêts, limite nos dépenses, freine nos envies.


La morale chrétienne est en effet peu adaptée à la société actuelle non pas parce qu’elle est désuète mais parce que nos aînés et nos contemporains l’ont refusée et continuent de la refuser en raison de ses exigences et de ses obligations. Et pourtant, quelle serait devenue la société si les commandements avaient été appliqués avec un esprit chrétien ? Une utopie, diraient certains ? Peut-être mais l’important est de s’y tendre car nous savons bien que notre monde n’est pas le paradis et ne le sera jamais.

La morale chrétienne n’est donc pas surannée. Comment le serait-elle quand elle connaît si bien la nature humaine ! L’homme demeure toujours le même. Ce n’est parce qu’il détienne de nouveaux outils ou s’approprie de nouvelles connaissances qu’il change. Ces vertus ou ces vices prennent certes de l’ampleur mais elles restent les mêmes. La triple concupiscence est toujours d’actualité. Les tragédies anciennes nous parlent encore et nous touchent. Seuls les moyens de l’enseigner peuvent évoluer pour qu’elle soit plus audible et appliquée. Mais le contenu de l’enseignement demeure bien actuel. La crise sanitaire que nous confine en est encore un exemple…

Conclusions

Irrationnelle, libertaire, hypocrite ou encore désuète, telles sont les accusations que les libres-penseurs du début du XXe siècle portent sur la morale chrétienne. Elles sont fragiles et facilement démontables. Il suffit d’enlever les clichés qui voilent bien des esprits pour comprendre ce qu’est vraiment la morale chrétienne. Il faut oser se débarrasser de ces vieilles idées qui les polluent et les enchaînent…

Pourtant, nous les entendons encore de nos jours en dépit d’un siècle qui vomit d’horreurs. Sans-doute l’humanité n’a jamais connu tant de ravages. La planète en est même profondément touchée. La vie a perdu toute valeur. Certes, des autorités peuvent s’émouvoir devant des caméras et des micros, des foules peuvent protester contre les scandales qui s’étalent devant le monde entier, mais la réalité ne change guère. Nos contemporains peuvent s’alarmer sur le manque de repères, sur les familles décomposées et recomposées, sur le manque de civisme et la recrudescence de la violence, sur la prostitution des enfants et le retour de l’esclavage… Au fur et à mesure que l’empreinte de la morale chrétienne s’effacera, la situation ne pourra que s’empirer.

La raison est très simple. Une morale sans Dieu est une morale livrée à l’homme. Avec une telle morale, comment est-il possible d’arrêter ses caprices, ses ambitions, ses appétits ? C’est en fait une morale du plus fort, au profit de ceux qui détiennent le véritable pouvoir et qui peuvent alors dicter la voie à suivre. Il suffit de voir et d’entendre, de dépasser les faits divers et les émotions journalistiques pour saisir ce qu’il se passe. Alors avec le recul et l’esprit dégagé, la clarté apparaît. La « morale sans Dieu » se montre telle qu’elle est...


Notes et références
[1] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880.
[2] Voir Émeraude, mars 2020, article « La morale sans Dieu selon la Libre-pensée ». Les citations des libres-penseurs proviennent du Compte-rendu/ Congrès de Paris, 3, 4, 5, 6 septembre 1905 au palais de Trocadéro, préface par Émile Chauvelon, gallica.bnf.fr ou du Rapport sur la morale sans Dieu de Ferdinand Buisson, élaboré pour le congrès e la Libre-pensée, accessible sur le site questionsdeclasses.org
[3] La morale sans Dieu, consulté le 20 février 2020, Atheisme.free.fr
[4] Laurent Testot, Comment vivre sans Dieu ?, scienceshumaines.com, mars-avril-mai 2018.
[5] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (3) : pessimisme et insatisfaction morale ».
[6] Voir Émeraude, mars 2020, articles « Sénèque et le christianisme » et « Sénèque et son influence depuis le VIe siècle. La tentation d’une morale autonome ».
[7] Voir Émeraude, octobre 2013, article « Science et limites ». De nombreux articles traitent de la science. Voir le libellé « Science » du site.
[8] Voir Émeraude, février 2014, article « Révolutions scientifiques au XXe siècle ».
[9] Voir Émeraude, décembre 2012, article « [Synthèse] L’évolutionnisme, une imposture ». Sur le site, de nombreux articles sur l’évolutionnisme.
[10] Voir Émeraude, février 2020, articles « La morale chrétienne, force et rupture » et « Les mœurs antiques (3) : l’esclavage ».
[11] Voir Émeraude, février 2020, article « La morale chrétienne, force et rupture ».
[12] Bourdeau, Le problème de la vie.
[13] Voir Émeraude, Janvier 2020, article « La morale antique (1) : la philosophie morale ».