" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 23 février 2015

Taymaiyya, un penseur de l'islam, prélude du salafisme

Né en 1263 au sud-est de Turquie, Ibn Taymiyya est un « théologien » et juriste de l’islam. De l’école hanbalite, il est parfois considéré comme « une personnalité de premier plan dans l’histoire de la civilisation islamique »[1]. Caractérisé par son intransigeance, il est l’une des sources d’inspiration des mouvements islamiques contemporains.
Retour sur l’hanbalisme
L’islam sunnite reconnaît quatre écoles juridiques[2], dites aussi madhab. Ce sont les écoles hanafite, malékite, shaféite et hanbalite. Elles reconnaissent le Coran et les hadiths comme sources premières du droit musulman. Elles se différencient sur la place que doit jouer la libre opinion. L’école la plus intransigeante est l’école hanbalite, fondée par Dan Ahmad Ibn Hanbal (780 - 855). Seuls comptent le Coran et la Sunna comme sources de droit. Il reproche les autres fondateurs de trop recourir à la démarche rationnelle.
Bagdad


Ibn Hanbal se méfie de la raison. Il refuse en particulier le raisonnement par analogie, en usage plus ou moins dans les autres écoles. Toute réflexion rationnelle, philosophique appliquée aux questions religieuses est en effet considérée comme déviante et condamnable. Dieu est inaccessible à la raison humaine. Il est donc inutile de justifier le Coran par l’argumentation rationnelle. Il prône alors la littéralité des textes sacrés. Naturellement, il s’est farouchement opposé au mutazilisme Contre ceux qui prétendent que le Coran a été créé, il prêche la doctrine du Coran incréé. 


Taymaiyya, disciple du hanbalisme
Fuyant l’invasion mongole, la famille de Taymaiyya se réfugie à Damas en 1269, encore aux mains des Mamelouks. Juriste de l’école hanbalite, Ibn Taymaiyya est fidèle aux idées de son maître. Il désapprouve l’usage de la raison et de la philosophie dans l’interprétation des textes sacrés. Il prêche en particulier la volonté toute puissante de Dieu comme à l‘origine et à la fin de toutes choses. S’opposant à l’influence de l’aristotélisme d’origine païenne dans l’islam, il s’en prend naturellement à tous les philosophes musulmans dont Avicennes.
Mais ses discours ne se réduisent pas à la condamnation de l’usage de la philosophie dans les questions religieuses. Taymaiyya réveille aussi la méfiance à l’égard des non-musulmans, dénonce la sincérité de certaines conversions, s’attaquent au chiisme, remet en cause les relations entre la religion et la politique dans l’islam. Il en appelle finalement au retour de la pureté de la foi et au djihad. Ses diatribes lui valent des condamnations et des séjours en prison où il finit par mourir en 1328.
Un disciple intransigeant
Taymaiyya se montre très virulent à l’égard des gens du Livre, en particulier les chrétiens, et des Mongols. Aux infidèles, il prône une très grande fermeté. « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà exilé les juifs de Khaybar ». Il dénonce toute complaisance à l’égard des juifs et des chrétiens. « Les musulmans doivent se garder de tout ce qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatise la faiblesse du régime des Mamelouks à leur égard.
Aux Mongols, Taymaiyya déclare le djihad. Certes ils se sont convertis à l’islam mais le juriste fait une distinction entre le vrai et la faux musulman. Il dénonce en effet la conversion en apparence des Mongols puisqu’ils obéissent davantage à leurs lois héritées de Gengis Khan qu’à la loi musulmane. Par ailleurs, ils ont attaqué un pays musulman. Il est donc naturel de les combattre.
Taymaiyya s’oppose au soufisme qu’il considère comme un mouvement hérétique. Il condamne les grands mystiques dont Al Arabi. Il reproche à ce dernier de prôner comme but de toute vie une assimilation de l’homme en Dieu alors qu’il définit comme véritable but l’obéissance à la volonté divine. Il critique aussi l’idée qu’un saint peut être plus éminent que le prophète comme le croient les soufistes. Cependant, son opposition au soufisme fait l’objet d’un débat entre les experts musulmans. Effectivement, il est difficile de comprendre cette opposition lorsque nous savons qu’il a été enterré dans un cimetière soufiste.
Taymaiyya rejette le culte des saints, une pratique très répandue à son époque chez certains musulmans. Car Dieu ne peut partager sa souveraineté conformément à la doctrine hanbalite. Il s’en réfère au coran. « Dieu a maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes des lieux de prière ».
Taymaiyya prône donc le djihad contre les hérétiques. Tous ceux qui ne peuvent y participer sont alors exclus de la communauté musulmane. Le principal combat qui prône est donc contre les déviants de la foi, notamment les chiites.
Mausolée d'Ali
L’adversaire du chiisme
Taymaiyya est surtout connu pour ses réfutations contre le chiisme et plus particulièrement contre la thèse selon laquelle l’imamat est l’exigence la plus importante parmi les articles de religion. Selon le chiisme, l’imam est le guide infaillible, spirituel et politique de la communauté musulmane. Il est inspiré par Dieu. Il s’est incarné en Mahomet avant que ce dernier ne l’institutionnalise. La lumière divine passe d’imam en imam selon les liens familiaux.
Taymaiyya multiplie les arguments pour montrer que la doctrine chiite est fausse et dangereuse. Comme nous l’évoquerons au chapitre suivant, une communauté obéit à un chef tant qu'il applique la loi religieuse. Sa légitimité ne repose pas sur une filiation. Évidemment, le chef doit être capable de diriger la communauté musulmane.
La forme du pouvoir n’est pas non plus important puisque Mahomet ne l’a pas défini. Seul compte la religion. Dans son argumentation, il va plus loin encore. Le chef ne représente pas Dieu sur terre. La souveraineté divine est en fait incarnée dans la communauté des musulmans, l’Ouma[3]. Si Dieu lui a envoyé le Prophète, c’est qu’elle a été élue par Dieu. « Les Musulmans donc, puisque Dieu en a fait ses témoins, ne sauraient commettre un faux témoignage. S’ils témoignent qu’une chose a été ordonnée par Dieu, c’est qu’elle l’a été ; s’ils témoignent qu’une chose a été interdite par Dieu, c’est qu’elle l’a été. S’ils avaient témoigné le faux, ou par erreur, les Musulmans n’auraient pu être considérés comme les témoins de Dieu sur cette terre. Dieu a au contraire purifié leur témoignage, comme il l’a fait pour les Prophètes, en établissant la sincérité de leur transmission. Il a proclamé que les Prophètes ne lui attribuent que la Vérité ; de même, sa communauté ne témoigne à Son égard qu’en toute Vérité. »[4] Néanmoins, ne faisons point d’anachronisme. La communauté musulmane ne représente pas Dieu, le calife non plus. Toute idée de vicariat ou de représentation divine est nettement rejetée. Le calife ne peut qu’être le successeur ou le vicaire du prophète.
Il présente aussi le chiisme comme une secte inventée par les adversaires de l’islam pour le nuire de l’intérieur[5].
Finalement, Taymaiyya prononce une fatwa, un avis juridique qui a force de loi religieuse : « Les adeptes du dogme imâmite sont des hérétiques, athées et ennemis de l’islam. »[6] Cette sentence est équivalente à une condamnation à mort. Sa position est d’une extrême sévérité. « Il y a un consensus de l’ensemble des ulémas de l’islam sur le fait que toute tendance qui s’abstient d’appliquer serait-ce un seul principe implicite et authentique de l’islam, ce qui est le cas des imamites, doit être détruite afin de purifier la religion. » [7]
Les rapports entre le pouvoir politique et la religion
Lors de ses attaques contre le chiisme, Taymaiyya définit clairement les relations entre la religion et la politique dans l’islam. La religion est le fondement du pouvoir politique et temporel. Le musulman doit obéir au pouvoir politique tant que ce dernier demeure fidèle aux prescriptions religieuses. La religion et la politique sont aussi inséparables. « Il faut donc savoir que l’exercice d’une fonction publique constitue l’un des devoirs les plus importants de la religion ; la fonction publique, ajouterons-nous, est indispensable à l’existence même de la religion» [8]

Selon les propos coranique, Mahomet s’est affirmé comme un « serviteur envoyé » et non comme un « prophète roi », ce qui signifierait que la religion est fondement du politique. L’autorité politique doit donc agir par la religion et pour la religion. Elle doit garantir l’islam et se conformer à la charia. Les institutions étatiques doivent aussi répondre aux exigences religieuses. Et c’est sur cette finalité que repose la légitimité d’un chef politique. Si les lois humaines remplacent les lois religieuses, l’autorité politique devient alors idolâtre et apostat.
Certes pour les questions de détail, il demande le recours au principe de consultation. Après délibération, l’autorité musulmane doit cependant demeurer orientée vers l’application de la loi religieuse. D’où l’importance des oulémas dans la vie politique de l’État. Ces derniers peuvent guider les autorités, dénoncer l’irrespect des lois religieuses et contester leur légitimité.
Sa théologie politique est influencée par la situation de l’islam au XIIIe siècle. Les pouvoirs politique et religieux semblent être distincts. Dans l’empire musulman des mamelouks, le premier appartient au calife, le second au sultan. Le sultan ne possède pas de légitimité contrairement au calife. C’est pourquoi il prend officiellement son pouvoir auprès du calife lors d’un cérémonial. Mais en vérité, son véritable pouvoir, il le tient en fait de ses capacités militaires et de son influence. Le sultan agit indépendamment du calife. Dénué de tout pouvoir politique, le calife n’est qu’un symbole qui entérine l’autorité du sultan. Le pouvoir politique a besoin du prestige et de la légitimité qu’apporte le califat. Cependant, le sultan est aussi déclaré défenseur de la foi et tente de contrôler ce qui relève de la foi.
Le retour aux anciens
Enfin, Taymaiyya insiste sur la pureté de l’islam et sur le rôle joué par les martyrs dans sa défense. « Les vrais sunnites sont ceux qui suivent le véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs. C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour de la Résurrection ».
Taymaiyya présente l’instabilité et la division du monde musulman comme un châtiment divin. Pour retrouver la splendeur du temps passé, il demande une application de la loi religieuse. En clair, il présente « la réussite matérielle des musulmans dans le monde ici-bas comme un résultat de la bonne application de la charia »[9]. Il en appelle ainsi à un retour à la foi originelle et à une profonde réforme.
Fidèle à l’hanbalisme, Taymaiyya refuse l’usage de la démarche rationnelle pour toute question religieuse, mais il se montre particulièrement virulent et intransigeant pour dénoncer toute tiédeur et déviation par rapport à l’interprétation littérale du Coran. Il étend les principes de son maître à la politique, prônant la subordination du politique à la religion et donc la participation des autorités religieuses dans la conduite de la politique. Au XIXe siècle, ses idées seront reprises et inspireront le fondateur du wahhabisme…









Références

[1] Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions, 1 / 2007, mis en ligne le 1er mars 2010, consulté le 11 octobre 2012, http://www.revues.org.
[2] Voir Émeraude chrétienne, février 2014, article « Les différences interprétations du droit musulman».
[3] Voir Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[4] Ibn Taymiyya, cité dans Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[5] Voir Mrani Mouyal Rachid, thèse de doctorat, La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[6] Ibn Taymiyya, Minhaj as-sunna an-nabawiya(Le chemin de la tradition prophétique), cité dans La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[7] Ibn Taymiyya, Minhaj as-sunna an-nabawiya(Le chemin de la tradition prophétique), cité dans La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[8] Taymaiyya, La politique conforme à la Loi religieuse, cité dans Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[9] Mrani Mouyal Rachid, thèse de doctorat, La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.


jeudi 19 février 2015

Le temps, un élément clé de la pensée moderne


Depuis au moins le XVIIIe siècle, notre manière de penser a prodigieusement évolué. Contrairement aux siècles passées, la Science ne consiste plus à connaître et à atteindre l’objectivité, c’est-à-dire la vérité, une vérité immuable, mais à fonder la connaissance et par conséquent à juger de la pertinence et des limites de la connaissance. La remise en cause de la connaissance objective n’a cessé de croître au point de former des systèmes philosophiques solides qui apparaissent aujourd'hui comme les seuls valables et légitimesCette contestation n’est pas nouvelle. L’histoire de la pensée nous montre que depuis l'antiquité, la philosophie a souvent évolué entre deux pôles, entre le scepticisme et le dogmatisme



Au moment de la naissance des nouvelles théories de la connaissance, le scientisme dévastateur tentait d’imposer son ordre au détriment de la foi et de toute religion. En rejetant cette prétention, Hume a alors pu apparaître aux yeux de certains chrétiens comme un précieux allié. Mais la remise en cause des connaissances scientifiques a abouti à un drame intellectuel. Elle a atteint toute forme de connaissance. Ce scepticisme a en effet débordé les sciences pour atteindre toute connaissance, y compris religieuse, d’où les remises en cause de l’enseignement de l’Église et des vérités de foi.

Dépassant le scepticisme de Hume et rejetant le dogmatisme ambiant, Kant a encore été plus redoutable avec sa « révolution copernicienne ». La vérité ne tourne plus autour de l’objet de la connaissance mais autour de l’être raisonnable. Le fondement de la connaissance ne se base plus sur les choses en elles-mêmes, devenues inconnaissables, mais sur celui qui connaît et pense, c’est-à-dire sur l’homme qui raisonne. Certes les choses en soi existent. Kant ne rejette pas la réalité. Mais cette réalité en soi est inconnaissable. Kant a ainsi érigé deux mondes, celui des représentations et celui des choses en soi, l’un objet de toute science, l’autre inconnaissable et donc inutile à chercher à connaître. Des philosophes du XIXe siècle finiront alors par supprimer le monde des choses en soi. Est ainsi réel ce qui nous est utile. La réalité a donc fini par se confondre avec nos pensées. Aujourd'hui ne subsiste plus le monde des phénomènes. L’être raisonnable est finalement créateur de la réalité. Une des révolutions du XVIIIe siècle est donc d’avoir centré la pensée sur le rôle législateur de l’homme en tant que législateur de la connaissance puis au siècle suivant sur son rôle créateur en tant que créateur de la réalité.


La question fondamentale revient alors à connaître les lois qui lui permettent de légiférer ses connaissances et de construire le monde dans lequel il croit vivre. Se développe alors un ensemble de systèmes qui tentent de les identifier et de les décrire. L’important ne réside plus dans la vérité objective, universelle, éternelle mais dans l’élaboration de nos idées et de nos connaissances. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est l’être mais comment l’être devient puis comment il se construit et se déconstruit dans l’homme raisonnable et donc dans la réalité. Le devenir [1] est alors devenu le centre de toute préoccupation intellectuelle. Or il n’y a pas de devenir sans passé où s’élabore cette construction, sans présent où elle se fige et devient visible, sans avenir où elle poursuit son évolution. Le temps est finalement au cœur de la pensée moderne.


Si Kant a en effet donné de l’importance à la notion du temps en le considérant comme forme de toute connaissance avec l’espace, Hegel lui a donné une importance inégalable. La pensée comme la réalité, les deux étant confondues, ne peuvent évoluer que parce qu’il y a du temps. Les existentialistes, qui s’opposent à l’idéalisme et à toute négation de la réalité existentielle, renforcent à leur tour la notion du temps car il est inhérent à toute existence. Que serait aussi l’évolutionnisme, ce poison de la pensée, sans l’idée du temps, d’un temps créateur ?

La notion du temps est donc essentielle de nos jours, y compris pour la défense de la foi. Comment en effet parler de Dieu et des vérités de foi si les pensées et les objets sont soumis au joug du temps, c’est-à-dire au devenir ? Toute idée et toute réalité sont enfermées dans le temps qui naît et disparaît sans cesse. Rien n’est durable dans un tel système. Tout se dissout et s’évanouit. Que devient la certitude ? Que devient l'éternité ? C’est le temps de l’incertitude et de l’inconstance. Or la foi s’appuie sur une permanence, celle de Dieu…

Mais il n’y pas de temps sans passé. Si le temps est créateur, s’il est l’élément fondamental de notre propre réalisation et de nos connaissances, s’il est forme de notre réalité, le passé est alors porteur de sens. Seul le passé nous permet de connaître les lois tant recherchées. La connaissance du passé est finalement centrale dans la connaissance. C’est par cette connaissance que nous cherchons à élaborer les lois de la pensée et de la réalité. Elle-seule donne finalement légitimité et validité. L’histoire est donc connaissance et socle de toute connaissance. Elle ne sert pas simplement à comprendre le présent en identifiant les différentes actions qui se sont enchaînées dans le passé pour arriver au présent mais elle sert aussi à construire les lois du devenir, notamment à percevoir la dialectique créatrice qui se développe dans le temps.

Clio ou la muse de l'histoire

Cependant, en réaction contre cette idée que l’être se construit dans une dialectique sans fin, des penseurs ont souligné la permanence des choses non pas au sens de l’être mais de l’essence, définie comme l'ensemble des caractéristiques sans lesquelles l’être n’est plus. L’essence assure la continuité de l’être dans le flux du temps. Le temps est vu certes comme un écoulement créatif mais il n’y a point de rivière sans lit. Par conséquent, selon cette pensée, l’histoire a une grande vertu, celle d’identifier l’essence des choses. Par l’étude du passé, il est possible de découvrir ce qui ne change pas au grès des époques. Une chose est alors dite vraie si elle possède en elle ces caractéristiques. La vérité n’est donc accessible qu’au travers de l’histoire.



La notion du temps a un rôle extraordinaire dans notre monde contemporain, rôle qui se transmet à l’histoire en tant que connaissance du passé. Ainsi dès le XIXe siècle, elle gagne un statut fondamental dans l’ordre de la connaissance non pas comme objet de connaissance mais construction de connaissance. Elle s’introduit ainsi dans toute forme et mode de connaissance : histoire des sciences, histoire sociale, histoire de la pensée, histoire des dogmes…

Quelle est la valeur de cette connaissance ? Car elle-même n’échappe pas à l’idée qui l’a fait naître. Certes, cette critique a été lente. Aux premiers temps, exaltée et enthousiaste dans son nouveau rôle, elle a cru détenir la vérité, imposant ses vues sans prudence. Le christianisme l’a subie outrageusement. Mais progressivement, elle-aussi objet de connaissance, elle a fait l’objet de critique. L’essence des êtres comme permanence de l’être n’est pas non plus connaissable. Nous revenons de manière tragique au kantisme. La connaissance des choses en soi n’est pas connaissable. Ainsi voyons-nous dans ces dernières années la critique de l’histoire puis la critique de la critique. Le temps ne laisse rien au repos…

Telles sont les premières conclusions auxquelles nous nous sommes parvenus après de nombreuses études sur différentes formes d’évolutionnisme. Le darwinisme, le theillardisme et tant d’autres doctrines ou idéologies nous apparaissent plus clairs. Les difficultés que rencontre l’Église prennent aussi un autre visage. Il y a eu une véritable rupture dans la manière de concevoir et de connaître les choses. Tout passe désormais sous le joug du temps considéré comme loi créatrice. L’important n’est plus de saisir l’être tel qu’il est mais cette créativité qui devient finalement la raison d’être de toute chose. Or rien ne dure sans permanence. Les notions d’autorité, de vérité, de foi perdent tout sens. Car avec le temps, tout devient relatif. Tout passe...


Pour confirmer notre intuition et approfondir nos pensées, nous allons donc dans notre essai apologétique nous pencher vers l’étude du temps ...



Note
[1] Le devenir impose aussi l’idée de disparition. L’idée de construction est inséparable de l’idée de déconstruction.

lundi 16 février 2015

Les théories du développement du christianisme : Harnack, Loisy et Burtmann

De nombreuses théories remettent en cause la véracité de la Sainte Écriture. Lorsque nous écoutons les idéologues de l’éducation nationale, nous constatons que lorsqu’ils parlent de faire apprendre aux enfants le fait religieux, ce sont ces théories qu’ils veulent diffuser. Les religions ne seraient que des inventions, des idéalisations, de la mythisation. Récemment, nous avons découvert une nouvelle publication de la Vie de Jésus de Renan. Ce livre a connu un succès considérable au XIXe siècle. Cet ouvrage est le symbole du rationalisme et du positivisme appliqué au christianisme. Se voulant scientifique, refusant tout élément surnaturel, il réduit Notre Seigneur Jésus-Christ à sa dimension humaine. « Jésus annonçait le royaume, et c’est l’Église qui est venu. » Le slogan de Loisy demeure encore bien vivace chez tous ceux qui veulent mépriser ou affronter notre foi. Nous allons désormais nous attarder sur trois représentants de la théorie d’idéalisation : Harnack, Loisy et Bultmann

Hanarck, l’essence du christianisme

Harnack est un protestant allemand, grand érudit du christianisme. Selon cet historien de renommé international, le christianisme n’a duré car il a su évoluer à plusieurs reprises tout en gardant son essence au cours de son évolution.  Or par principe, l’évolution implique des transformations, des pertes et des ajouts, des choix plus ou moins conscients, des renoncements. « Dans l’histoire, on n’a rien pour rien, et un grand mouvement se paye chèrement. »[1]


Harnack (1851-1930)
Il reprend l’idée que les premiers chrétiens auraient reporté sur Notre Seigneur Jésus-Christ leurs espérances messianiques traditionnelles. L’Évangile aurait ensuite été refondu par Saint Paul pour répondre aux aspiration des jeunes communautés chrétiennes. Il aurait transformé la mort humiliante de Notre Seigneur en une glorification salvifique. Puis les dogmes seraient devenus nécessaires pour sauver l’Église de l’hellénisme et du gnosticisme. Cette dogmatisation reposerait sur l’illusion « qu’on possède l’essence d’une religion quand on possède des formules exactes ».

Mais il existe des évolutions plus ou moins légitimes. Elles doivent correspondre à l'« essence du christianisme ». Harnack voit par exemple dans les Églises orthodoxes et catholiques un fourvoiement, un prolongement de l’histoire de l’empire romain alors qu'il présente le protestantisme comme une redécouverte de l’essence du christianisme. Mais ce christianisme réformé n’évite pas non plus l’erreur qu’aurait commise l’Église catholique : une tendance de fixer la religion. Car effectivement, Harnack conçoit, nous semble-t-il, le christianisme comme un mouvement continu dont la fixation conduirait inévitablement à l’erreur.

De ce mouvement aux multiples étapes, l’important pour Harnack serait donc de déterminer l’essence du christianisme, c’est-à-dire ce qui ne varie pas au grès du temps, ce qui a toujours existé. Il faut discerner la sève et le noyau de l’écorce. Tel est le travail qu’il s’est fixé en tant qu’historien du christianisme. Ainsi, « croyant retrouver dans la foi au Dieu Père le message essentiel de Jésus, l’auteur expurgeait l’Évangile de tout élément dogmatique, hiérarchique et cultuel. Puis, appréciant au nom de ce critère les formes historiques du christianisme, il écartait dédaigneusement l’Église comme une altération de la pure doctrine évangélique, son dogme n’étant qu’un produit de l’esprit grec et son organisation un décalque de l’empire romain. »[2]

Ainsi « le temps n’est pas seulement le cadre dans lequel se manifeste la puissance divine ; il permet à l’essence originelle du christianisme de développer ses virtualités dans des formes grâces auxquelles nous pouvons, à chaque moment, la saisir de façon plus ou moins plénière. Ainsi a-t-il une valeur non point négatif ou ambiguë mais dialectique. […] Indispensables pour l’Évangile, les formes qu’il revêt sont toutes frappées d’une relativité qui les condamne d’autant plus impérieusement qu’elles se sont acquis un plus grand prestige, à l’abri duquel elles prolifèrent et se pétrifient. » La conclusion est évidente : « on ne peut pas parler en termes de vérités dogmatiques mais seulement de nécessités historiques et d’utilité religieuse. »[3]

Pour résumer la thèse d’Harnack : dans le développement du christianisme, seul l'essence du christianisme est vraie. Or le dogme est une expression figée de ce développement. Il n'appartient pas à l'essence du christianisme. Il est donc relatif. Le point important du chrétien est alors de chercher son essence qui reste immuable. Plus il serait proche de l'essence du christianisme, plus il s'approcherait de la véritable religion. Le protestantisme serait le plus fidèle à cette essence. Son œuvre est en effet apologétique…

Loisy, le développement du christianisme

Loisy (1857-1940)
Pour répondre à sa théorie, Loisy écrit un ouvrage intitulé L’Évangile et l’Église. Comme Harnack, il se place sur le plan de l’histoire mais sans chercher à en faire une œuvre apologétique, nous dit-il. « On n’entend pas démontrer ici la vérité de l’Évangile ni celle du christianisme catholique, mais on essaye seulement d’analyser et de définir le rapport qui les unies dans l’histoire. »[4]

Loisy développe l'idée que le christianisme absolu n’est pas dans une prétendue essence immuable mais dans sa vie elle-même. Cette vie se développe sans se compromettre si le christianisme demeure fidèle à ses principes internes. Par conséquent, le christianisme est vivant au sens où il se réalise avec le temps. « L’Évangile n’est donc pas une doctrine absolue et abstraite, directement applicable par sa propre vertu à tous les hommes de tous les temps, mais une foi vivante, engagée de toutes parts dès sa naissance dans le temps et le milieu où elle vit et dure. » [5]

Contrairement à la thèse d’Harnack, le développement du christianisme est sa loi. Le christianisme se réalisant en effet avec le temps, il devient ce qui a besoin d’être. Le développement du dogme est un aspect de la croissance de l’Église. Il est « fatal, donc légitime en principe » [6]. Les dogmes ne sont pas contenus dans l’Évangile mais ils sont apparus nécessaires. « L’historien y voit l’interprétation de faits religieux, acquise par un laborieux effort de la pensée théologique. »[7] L’Évangile n’aurait pas constitué la religion mais simplement un mouvement religieux qui par évolution serait devenu religion structurée. Loisy refuse donc de voir dans les Évangiles des documents historiques et des œuvres littéraires. Ce ne sont que des témoignages de foi. Il voit alors dans le catholicisme la véritable vie du christianisme.

Burtmann (1884-1976)
L’École des formes

Au début du XXe siècle, une nouvelle critique apparaît contre l’historicité des Évangiles. Au fond des faits et des récits que relatent les Évangiles se trouvent en fait des éléments historiques primitifs auxquels se sont mêlés des éléments nouveaux que les générations de chrétiens ont ajoutés. Elle forme une école, appelée École des formes ou encore en allemand « Formeschichte », dont le principal représentant est Bultmann, théologien protestant. Elle a été très populaire chez les progressistes catholiques.

L’École des formes isole du Nouveau Testament des unités littéraires, des « formes », qu’elle classifie et dont elle essaie de déterminer le milieu d’origine et la transmission. La forme d’un texte est en effet en rapport avec la fonction qu’il doit remplir dans un milieu précis (social, liturgique). La forme et la fonction commandent alors son contenu.

A partir des formes, elle prétend donc rechercher les éléments historiques primitifs. Il s’agit de retrouver l’évangile prêché, de reconstruire la tradition orale. Pour remonter à cette tradition orale, l’École des formes refuse toute authenticité des Évangiles. Ils ne sont que des juxtapositions de recueils indépendants qui ont été placés dans un cadre. Ils ne seraient que le fruit d’une création collective

Par conséquent, les Évangiles ne permettent pas de saisir le vrai Jésus, le Jésus de l’histoire. Il nous serait alors inaccessible par les écrits actuels. Par conséquent, la démarche critique influencée par le rationalisme et le positivisme appliquée aux écrits est vouée à l’échec. Il s’agit donc de retrouver leurs origines. « Il ne s’agit plus de se préoccuper des sources écrites, mais de remonter le cours de la tradition jusqu’à ses origines : l’évangile prêché »[8].

Bultmann voit aussi dans les Évangiles le témoignage de la foi et non des biographies. La Sainte Écriture est constituée de mythes dans le but de décrire non pas le monde tel qu’il est mais l’homme tel qu’il se comprend. Tout énoncé de Notre Seigneur est un énoncé sur l’homme. Elle doit donc être comprise d’une façon anthropologique ou encore de manière existentielle. Il y a donc un travail de démythologisation. Le théologien est profondément influencé par l’existentialiste Heidegger. Selon Bultmann, la foi est en effet d’ordre existentiel : croire, c’est se comprendre devant Dieu.

Les disciples de Bultmann réagissent à la dichotomie induite par la pensée de leur maître. Séparer le Jésus de la foi du Jésus de l’histoire transforme le christianisme en un vaste mythe. La foi exige leur identité. Tout en admettant que les Évangiles ne peuvent être des biographies objectives, Käsemann (1906-1998) définit des critères pour discerner ce qui est historique dans les Saintes Écritures. Il en conclut que Notre Seigneur Jésus-Christ a revendiqué une autorité divine. Selon Bornkamm (1905-1990), ce n’est pas la foi des chrétiens qui a créé l’autorité de Notre Seigneur mais bien son autorité qui a suscité la foi des chrétiens.

Harnack, Loisy ou encore Bultmann renient notre capacité de connaître Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’Il est décrit dans les Évangiles ou dans l'enseignement de l'Église. Sous couvert d’une démarche rationnelle, ils décrivent le christianisme comme développement purement humain et nécessaire de la religion ou comme manipulation plus ou moins consciente. Ce que nous adorons, professons, adorons serait donc faux, un être purement idéalisé. Il y aurait donc deux solutions : 
  • soit accepter notre impossibilité de connaître Notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui reviendrait à abandonner notre foi ou à la vider de sa réalité, ce qui revient au même ;
  • soit chercher au travers des écrits ce qu’il aurait été, ce qui revient à démonter le christianisme pour reconstruire une autre religion et relativiser notre foi

Or « la foi exige le réalisme de l’événement »[9]. Elle ne peut subsister si le Jésus de l'histoire est dissociée du Jésus de la foi. La foi est fondée sur une réalité historique et non sur une quelconque idéalisation.

Des « vies de Jésus » sont ainsi écrites non selon la vérité mais selon la philosophie de leur auteur, répandant des opinions sous couvert de la science et de la raison.







Références
[1] Hanarck cité dans Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 1ère partie,I, Albin Michel, édition de poche, 1996.
[2] Rivière, Le modernisme dans l’Église cité dans Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Émile Poulat.
[3] E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 1ère partie, I.
[4] Loisy, L’Évangile et l’Église cité dans Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 1ère partie, II.
[5] E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 1ère partie, I.
[6] Loisy, L’Évangile et l’Église cité dans Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 1ère partie, II.
[7] Loisy, L’Évangile et l’Église cité dans Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 1ère partie, II.
[8] Abbé Bernard Lucien, Apologétique, éditions Nuntiavit, 2011, Voir Latourelle, L’accès à Jésus par les évangiles, Desclée/Bellarmin, 1978.
[9] Intervention du cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à l’occasion du centenaire de la constitution de la Commission biblique pontificale, Rome, le 29 avril 2003 cité dans Jésus au risque de l’histoire de Père Henri de l’Eprevier , revue Résurrection, mi-juin 2009.

jeudi 12 février 2015

Les attaques contre l'historicité des Évangiles

« L’Église a réécrit l’Histoire » [1]. Il n’est pas rare de trouver certains ouvrages décrire le christianisme comme une construction, voire une « revisitation » de l’histoire. Le récit de ses origines aurait été revu ou imaginé pour être acceptable aux yeux de tous, surtout depuis qu’il se serait déclaré universel. La Sainte Écriture et tous les documents qui attestent son existence auraient été manipulés pour des motivations idéologiques ou pour répondre à des nécessités religieuses ou politiques. En un mot, le christianisme actuel est vu comme une déformation du christianisme primitif au cours de l’histoire. Deux thèses semblent être bien répandues. La première thèse prétend que les faits historiques auraient été mal interprétés par les disciples de Notre Seigneur Jésus-Christ au point de les avoir déformés de manière inconsciente. La seconde thèse suggère que cette même interprétation a évolué au cours du temps pour répondre aux besoins de l’Église. Ainsi existerait-il un Jésus de l’histoire et un Jésus de la foi, un Jésus du passé et un Jésus des dogmes, un Jésus vrai et un Jésus idéal. Telles sont les nombreuses idées que nous retrouvons régulièrement dans de nombreuses discours [2].

Comme nous l’avons souvent remarqué, ces attaques contre le christianisme ne sont pas nouvelles. Déjà le philosophe Porphyre a cherché à séparer le Jésus de l’histoire du Jésus des chrétiens [8]. Cependant, leur objectif a évolué. L’intention première de Prophyre était de montrer que les chrétiens étaient des menteurs. Il ne pouvait en effet concevoir Notre Seigneur tel que l’Église le présentait puisqu'il s’opposait fondamentalement à sa conception païenne et helléniste de la divinité. Comment un dieu peut-il se laisser crucifier dans de véritables humiliations ? Aujourd'hui, l’objectif est différent. En établissant la distinction entre la réalité historique et les énoncés dogmatiques, on cherche toujours à attaquer l’enseignement de l’Église, non plus par dénigrement mais en relativisant les vérités de foi en vue de modifier le christianisme, de le reconstruire, de l’adapter à des pensées étrangères. Il ne s’agit donc plus de remettre en cause la sincérité des chrétiens mais de faire évoluer la valeur de leur foi. Contrairement aux discours actuels imprégnés de progressisme, c’est aujourd'hui qu’on tente de reconstruire le christianisme et non au cours de l'histoire. Or la distinction entre le Jésus de l’histoire et le Jésus de la foi n’est possible qu’en remettant en cause le récit des Évangiles et les écrits des Apôtres, c’est-à-dire la véracité de la Sainte Écriture.

La théorie de la fraude

Les attaques contre la véracité des Saintes Écritures ne sont pas nouvelles. Sans remonter jusqu'à l’antiquité, nous pouvons commencer par citer la thèse d’Hermann Samuel Reimarus (1694 ?-1768), professeur de langue orientale à l’université de Hambourg. Sa thèse est connue grâce à Lessing qui a édité des fragments d’un de ses ouvrages [3]. Déiste anglais, il applique un rationalisme radical à l’égard des Évangiles. Reimarus voit en effet Jésus comme un juif qui a combattu les Romains pour libérer les juifs de leur domination. Messie politique, il échoue dans son projet. Il meurt, délaissé par tous, dans le désespoir. La croix manifeste son échec. Ses disciples ont alors tout inventé, notamment pour vivre commodément aux frais de leurs fidèles.

Cette thèse a déjà été proposée par Baruch Spinoza (1632-1677). Voltaire, Diderot et Frédéric II l'ont ensuite utilisée. La distinction entre la réalité et les Évangiles viendrait donc des premiers chrétiens. « On trouve chez lui le germe de la séparation entre la réalité de Jésus et la prédication de l’Église primitive. »[4] Notons qu’elle serait consciente et purement vénale.

La théorie de l’exagération

Un autre courant ne voit aucune fraude dans le Nouveau Testament mais des altérations involontaires, voire inconscientes. Selon H.E. Gottlob Paulus (1761-1851), tout serait vrai dans le Nouveau Testament mais certains faits auraient été exagérés. L’imagination des Orientaux aurait donné à certains faits ordinaires un caractère de merveilleux. Tel serait l’origine des miracles. Tout s’expliquerait donc naturellement. Jésus aurait été un ingénieux médecin. Ses compétences médicinales expliqueraient ainsi un grand nombre de miracles. D'autres relèveraient de l’illusion ou de confusions.

La théorie de l’idéalisation

Une théorie plus sérieuse est celle de la mythisation ou l’idéalisation. « David Friedrich Strauss (1808-1874) introduit la catégorie du mythe pour la compréhension de l’Évangile. » [5] Certains faits des Évangiles seraient des mythes que les premiers chrétiens auraient élaborés pour magnifier l’image de Jésus comme Messie. Les chrétiens ne peuvent en effet être des témoins impartiaux. A cause de leur ferveur et toujours sous l’effet de l’imagination, une image idéale de Notre Seigneur se serait formée, différente de la réalité historique. « Les évangiles sont considérés comme les enveloppes mythiques de l’idée que l’on veut se faire de Jésus. Ils ne nous apprennent rien sur l’histoire. »[6]

Nous retrouvons cette théorie de l’idéalisation chez Ernest Renan (1823-1892). Les Évangiles ne seraient que des légendes développées au cours du temps à partir d’un noyau historique. La cause serait le lyrisme imaginatif des premiers chrétiens. « Dans quelles conditions l’enthousiasme, toujours crédule, fit-il clore l’ensemble de récits par lequel on établit la foi en la résurrection ? […] Disons simplement que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! Moments sacrés ou la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! »[7] 

Ces deux dernières théories ne remettent pas en cause la sincérité des évangélistes mais tendent à refuser et à éliminer tout élément surnaturel en l’attribuant à un travail plus ou moins conscient des chrétiens. Elles partent en effet du principe que le surnaturel n’existe pas. Ainsi les Évangiles ne seraient pas des livres historiques mais des livres d’édification.

La théorie de la signification

Plus pernicieux, Martin Kähler (1835-1912) introduit la distinction devenue classique entre les faits bruts du passé, qui ne seraient accessibles que par la science de l’histoire, et les significations données aux faits, qui aurait une valeur permanente. Selon cette distinction, les Évangiles ne décriraient pas la réalité historique mais donneraient la signification que lui ont donnée les premiers chrétiens. Il est en ce sens historique. Ils nous renseigneraient sur ce que pensaient les premières communautés et non sur les faits en eux-mêmes. Selon cette distinction, William Wrede a émis l’idée que les évangélistes ont fait œuvre de théologien et non d’historien.

La théorie de la synthèse

Ferdinand Christian Baur (1792-1860), fondateur de l’École critique de Tübingen,  voit dans l’Évangile des déformations qui proviendraient de deux tendances de l’Église primitive, une tendance judaïsante, le pétrinisme, et une tendance de l’hellénisme, le paulinisme. Selon l’École critique de Tübingen, le Nouveau Testament serait l’aboutissement d’un effort de conciliation entre le pétrinisme et le paulinisme. L’un des disciples de cette école, Bruno Bauer (1809-1882), en vient même à nier complètement l’historicité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le christianisme serait la synthèse entre des éléments gréco-romains et judaïques. L’hégélianisme et sa méthode dialectique les ont influencés.


Les théories que nous venons brièvement de résumer ne s’opposent pas en général contre l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ mais opposent le Jésus historique du Jésus des Évangiles. Elles prétendent alors par l’emploi des méthodes critiques retrouver le véritable Jésus, notamment en expurgeant dans le Nouveau Testament tout élément surnaturel. L’emploi d’une démarche rationnelle permettrait alors de découvrir les mensonges ou les erreurs et de rétablir la vérité, c’est-à-dire de revenir aux sources du christianisme. En un mot, la raison serait capable de revenir à un christianisme authentique en différenciant le Christ de l’histoire du Christ de la foi.

Certes la théorie de la fraude n’est plus admise par les critiques sérieux. Le temps où les Saintes Écritures étaient considérées comme un tissu de mensonges et d’impostures est terminé. C’est déjà une belle victoire que nous oublions parfois de rappeler. Mais de nouvelles théories plus dangereuses encore sont venues remplacer cette vieille attaque devenues inopérantes. Elles distinguent aujourd'hui la sincérité de la véracité des Saintes Écritures. Les Livres saints ne seraient plus historique au sens qu’ils décrivent exactement des récits du passé mais soit répondent à un but particulier (apologétique, édification), soit reflètent la foi d’une communauté. En un mot, ils ne seraient pas d’origine divine. Ils nous permettraient aussi de connaître le christianisme tel qu'il était perçu. C’est uniquement en ce sens qu’ils sont dits historiques. Par conséquent, selon ces thèses, il serait faux d’y voir des vérités absolues et encore moins des vérités révélées. De telles théories conduisent finalement à la destruction de la foi. 



Références


[1] Mordillat, Le Point, 25 mars 2004 cité dans Historiquement incorrect de Jean Sévilla, chapitre 1, Fayard, 2011.
[2] Récemment encore, le Monde de la Bible en fait son thème.
[3] Hermann Samuel Reimarus, Apologie pour ceux qui honorent Dieu rationnellement. Lessing en édite trois fragments en 1774, 1777 et 1778, cité dans Apologétique , La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, abbé Bernard Lucien, éditions Nuntiavit, 2011.
[4] Selon Fisichella, La Révélation et sa crédibilité. Essai de théologie fondamentale, Le Cerf, 1989 dans Apologétique , La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, abbé B. Lucien.
[5] Abbé B. Lucien, Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ.
[6] Père Henri de l’Eprevier, Jésus au risque de l’histoire, revue Résurrection, mi-juin 2009.
[7] E. Renan, Vie de Jésus, édition 13, cité dans Apologétique , La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, abbé Bernard Lucien.
[8] Émeraude, Contre Porphyre, un philosophe antichrétien redoutable, novembre 2014

mardi 10 février 2015

Notre Seigneur Jésus-Christ : le témoignage des païens


Le monde serait-il plus sensible au témoignage de païens ? Trois illustres historiens du IIe siècle peuvent en effet témoigner en notre faveur. Tacite (55 - 128) en est le premier. Il est l’un des plus grands historiens romains. Ses Annales écrites vers 116 est une source majeure pour l’histoire du premier siècle de notre ère.
Tacite mentionne Jésus une fois à l’occasion du récit de l’incendie de Rome sous Néron. « Aussi, pour faire cesser ces rumeurs, [Néron] accusa les chrétiens qui étaient haïs pour leurs abominations, les chargea de cette culpabilité, et les punit par toutes sortes de tortures affreuses. Ce nom leur vient de Christ, qui fut mis à mort par Ponce Pilate, procurateur de Judée sous le règne de Tibère ; mais la superstition pernicieuse qui fut réprimée pour un temps perça de nouveau, pas seulement en Judée où le méfait tenait ses origines, mais aussi dans la cité de Rome, où tout ce qu’il y a d’affreux et de honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle. »[1]
Le passage est largement jugée authentique. Il nous informe de l’époque de la mort de Notre Seigneur, de l’ordre d’exécution et de l’existence du mouvement chrétien avant l’exécution. 
Cependant, sûr de ses connaissances, le monde pourrait nous apprendre que Ponce Pilate n’était pas procurateur mais préfet de Judée. Ce détail pourrait remettre en cause la fiabilité du texte. En fait, l’exacte titulature de Ponce Pilate est un de ses vieux débats qui agitent les historiens. Flavius Joseph et Philon, juif alexandrin, philosophe et exégète, né vers l’an 20 avant Jésus-Christ, le désignent aussi comme procurateur. Les évangélistes parlent plutôt de « gouverneur » (Matth., XXVII, 2). Or une inscription trouvée sur le site de Césarée en 1961 précise que Ponce Pilate était préfet de Judée[2]. En outre seul un préfet pouvait permettre une exécution capitale. Il est vrai que parmi ses tâches, il doit s’occuper de la levée des impôts qui est la fonction même du procurateur. Cependant le titre de procurateur était donné au gouverneur de Judée bien plus tard, avant l'empereur Claude (11-54). Tacite serait donc mal renseigné. Ou un simple anachronisme ? Nous pourrions aussi conclure que les sources de Tacite ne viendraient pas des registres officiels de Rome mais plutôt des chrétiens ou d’un autre historien, par exemple de son ami Pline le Jeune.
Voyons en effet Pline le Jeune (61 - 114 ). Nous possédons aujourd'hui une lettre qu’il a écrite à Trajan lorsqu’il était proconsul de Bithynie en 111-113. Pline raconte son action contre le christianisme qu’il juge méprisable. Il explique aussi l’attitude des chrétiens et leur culte. Il se plaint qu’à cause de leur influence, les temples de sa région sont abandonnés. Il demande alors à l’empereur des instructions sur la manière de les traiter. Nous possédons aussi la réponse de Trajan qui lui donne des instructions. Elles sont similaires à ceux que nous pouvons lire dans un rescrit d’Hadrien qui nous est parvenu grâce à Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique (IV, 9). Sa réponse est aussi connue par Saint Justin[3]. Le monde pourrait écouter avec intention ses informations sur l’influence et l’importance du christianisme au IIe siècle mais serait-il suffisant pour le convaincre ? Comprendra-t-il que l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ était une certitude pour les Romains ? Ils ne la remettent jamais en cause alors qu’ils tentent de combattre le mouvement chrétien.
Suétone ( 69 - 125) est le troisième historien. Il est l’auteur d’une Vie des douze Césars composée vers 117-122. Il mentionne l’expulsion des Juifs de Rome par l’empereur Claude parce qu’ils étaient « devenus, sous l’impulsion de Chrestus une cause permanente de désordre »[4]. Saint Luc mentionne le même événement dans les Actes des Apôtres (XVIII, 2).
Moins connus mais aussi importants, d’autres témoignages sont utiles à rappeler. Nous avons par exemple une lettre de Mara bar Serapion[5], stoïcien syriaque, daté du VIIe siècle mais écrite probablement après 73. Après avoir accusé les Grecs d’avoir tué Socrate et Pythagore, il montre que Dieu les a vengés. De même, il parle d’un « Roi des Juifs » dont Dieu a vengé la mort. « Quel avantage les Juifs gagnèrent-ils en exécutant leur Roi sage ? Leur nation fut abolie peu de temps après cet événement […] Dieu vengea justement ces trois hommes […] ; et les Juifs, ruinés et arrachés de leur pays, vivent dans la complète dispersion. [...] Le Roi sage ne mourut pas non plus à toujours, il vit dans les enseignements qu’il a donnés.  »[6] Fait-il référence au titre que Ponce Pilate a inscrit sur la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ ? Fidèle à sa philosophie, Mara bar Serapion ne souligne que la sagesse de ce Roi. Il confirme son exécution.
En l’an 55, dans une Histoire du monde méditerranéen oriental, un autre païen, l’historien Thallus, mentionne un miracle qui aurait eu lieu lors de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est mentionné par Georges Syncellus (vers 800) qui cite lui-même Jules l’Africain (vers 220). « Dans le troisième livre de son Histoire, Thallus explique les ténèbres comme étant une éclipse de soleil, ce qui me semble bien déraisonnable. » Le monde pourrait sourire de ce témoignage de troisième main. Soulignons cependant qu’il est le plus ancien que nous possédons et qu’il tente non pas de récuser l’existence de Notre Seigneur ou le phénomène qui accompagne sa mort mais de justifier les ténèbres qui ont eu lieu lors de sa mort. Un historien du Ier siècle, Phlegon, est aussi cité par Jules l’Africain et par Origène[7]. Il mentionne une éclipse de soleil au temps de Tibère.


Dans la Vie de Pélégrinus, Lucien de Samosate (vers 115-200) raconte la vie d’un converti au christianisme qui devient apostat. Cet ancien chrétien attaque le christianisme et le critique avec ironie. Il décrit les chrétiens qui « vouent un culte » à « l’homme qui fut empalé en Palestine pour avoir introduit dans le monde un culte nouveau ». Ils « adorent ce sophiste crucifié et suivent ses lois ». Ce païen hostile et méprisant nous donne donc encore une vision des chrétiens du IIe siècle. Il n’attaque nullement l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ mais insiste sur les aspects dégradants de sa mort. Le grand adversaire du christianisme du IIe siècle, Celse, lui-aussi, ne remet jamais en cause la réalité des faits. Ses successeurs, dont Porphyre, suivront le même chemin.


Nous constatons donc que les adversaires du christianisme les plus proches du temps de Notre Seigneur Jésus-Christ n’ont rejeté ni son existence ni les principaux faits que nous connaissons, notamment son enseignement, sa condamnation, sa crucifixion. Au IIe siècle, tout paraît d’une extrême évidence non seulement pour les chrétiens mais aussi pour les juifs et les païens. Les philosophes attaquent le christianisme en insistant sur l’absurdité de l’enseignement, la folie des chrétiens et sur l’immoralité de leur culte sans remettre en cause les faits historiques.
Le monde pourrait-il encore refuser ce témoignage si évident ? S'il persiste dans son refus, il devrait alors s’interroger sur ses propres connaissances historiques. Il verrait peut-être que des choses si évidentes aujourd’hui, telles que l’existence de César, s’appuient en fait sur des témoignages plus fragiles et plus incertains. Aujourd’hui, rares sont finalement ceux qui contestent l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ et les grands événements que relatent les Évangiles. L’objet des contestations concerne plutôt leur interprétation et leur caractère surnaturel.









Références
[1] Tacite, Annale, 15.44 cité dans Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien.
[2] Mentionné par Jean-Pierre Lemonon, L’inscription de Pilate, dans Les Origines du christianisme. L’inscription n’est pas complète. Sur la pierre trouvée, on peut lire S TIBERIEUM NTIVS PILATVS ECTUS IVDA..E. L’auteur propose la lecture suivante « […]s Tiberieum [Po]ntius Pilatus [praef]ectus Iuda[ea]e/[fecit]. » Elle a été trouvée en 1961 par des archéologues italiens lors d’une fouille au théâtre de Césarée.
[3] Justin, Ière apologie, LXIX.
[4] Suétone, Claude, 25.4, cité dans Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien.
[5] Manuscrit Syriaque n° 14658 du British Muséum (date : 73 environ).
[6] Cité dans Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien.
[7] Voir Origène, Contre Celse, livre 2, 14, 33, 59.