" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 11 janvier 2025

Sur la formule : "la religion est l'opium du peuple" ...

Lorsque s’achèvent les dernières prières au pied de l’autel et que le prêtre s’apprête à le quitter, les fidèles debout, l’âme rassasiée, tournent leur regard vers Notre Dame, la Vierge Marie, et d’une seule voix, d’un seul cœur, ils chantent l’hymne ancestral d’un peuple reconnaissant. « Salut, ô Reine, Mère de miséricorde, notre vie, notre douceur, notre espérance ». C’est vers elle que se penchent nos soupirs, nos gémissements, nos pleurs. Car ici-bas, nous vivons « dans une vallée de larmes ». D’un âge encore plus lointain, d’autres paroles nous élèvent encore plus haut vers la miséricorde de Dieu. « De la profondeur de l’abîme, je crie vers vous, Seigneur, Seigneur, écoutez ma prière. » Conscients de nos fautes qui abîment notre conscience, nous savons que Dieu saura répondre à nos appels de détresse, quel que soit le péché que nous avons commis. Nos cris ne lui sont pas étrangers. Il demeure attentif à nos supplications. Car auprès de Lui, abonde la miséricorde…

La connaissance de Dieu et l’enseignement de l’Église qui, pour les chrétiens, fondent leur confiance et élèvent leurs prières, est, pour d’autres, des paroles de tromperie qui endorment les consciences comme un sédatif, les soulagent en anesthésiant leurs reproches ou encore les soutiennent dans leurs souffrances par un rêve sans lendemain. « La religion est l’opium du peuple », nous dit Karl Marx. Combien de fois avons-nous entendu cette accusation ou encore lu ce slogan sur les murs de nos quartiers ? Redoutablement efficace dans sa brièveté, cette formule a détourné bien des âmes de la foi chrétienne qui, nourries de mépris à l’égard du christianisme, se sont éloignées de la lumière. Faut-il encore la laisser courir, libre de corrompre les âmes, sans la combattre ? Pour cela, il nous est nécessaire de l’étudier et d’approfondir son sens afin d’en dénoncer les mensonges et d’éclairer les consciences. Tel est et a toujours été le but de notre essai apologétique …

Nous allons donc étudier cette formule en revenant d’abord sur tous ceux qui ont employé le terme d’« opium » pour qualifier la religion afin d’en relever des leçons…

Religion nécessaire pour la saine raison

L’un des premiers à avoir employé le terme d’« opium » pour qualifier la religion est Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) au travers d’un athée dans le roman épistolaire Julie ou La Nouvelle Héloïse. Le précepteur Saint-Preux reproche à sa jeune élève Julie d’Étange d’être trop dévote. Il s’inquiète qu’en abusant de l’oraison, elle risque de perdre sa raison ou plutôt de renoncer à la raison. Il craint qu’elle soit à la limite du fanatisme. Julie lui répond en reprenant les paroles de son mari athée Wolmar: « la dévotion [1] est un opium pour l’âme ; elle égaye, anime et soutient quand on en prend peu ; une très forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. »[2] Elle est donc comme un remède, qui, s’il n’est pas pris de manière raisonnable, devient dangereux. Rousseau établit ainsi un rapport entre la piété et la raison.

Pour répondre aux inquiétudes de Saint Preux, Julie précise les effets positifs que lui procure la dévotion. Les oraisons lui apportent de la douceur et lui donne une nouvelle existence qui ne tient plus aux passions du corps. La dévotion supplée au sentiment du bonheur ou encore remplit le vide de son âme. Alors, « si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir ? »[3]

Mais Julie la considère aussi comme un délire [4] qui a ses plaisirs et la laisse dans un état agréable, ou encore comme une récréation qui lui donne des plaisirs à sa portée. Les effets de sa piété sont donc comparables à ceux de l’opium, qui lui permet sans difficulté de rêver et d’avoir du plaisir. Si elle est une folie, donc déraisonnable, elle lui apporte un bien-être.

Pour Julie, la dévotion se réduit donc à une expérience intime et sensible du cœur capable de lui faire oublier le dégoût qu’elle éprouve, les douleurs qu’elle ressent ou encore l’ennui qui la mine. Elle lui permet de surmonter ses souffrances comme un remède ou une sorte de thérapeutique pour la guérir d’un amour impossible ou pour lui faire oublier son bonheur perdu. Mais l’effet bénéfique de sa dévotion est beaucoup plus profond. Comme elle l’explique dans une de ses lettres, avant sa « conversion », elle pratiquait la religion sans que celle-ci ne touchât son cœur mais vivait selon la raison « philosophique » : « j’étais dévote à l’église et philosophe à la maison »[5]. Julie retrouve désormais le calme de la raison tout en étant autonome par rapport à la raison « philosophique ». Elle vit ainsi selon la « saine raison » …

Religion, force pour les vertus

Julie défend aussi sa dévotion comme une force pour accomplir ses devoirs de mère et ainsi se soumettre à leurs exigences. Nous retrouvons l’idée de Rousseau selon laquelle la religion est nécessaire pour faire aimer au citoyen ses devoirs et lui indiquer le chemin des vertus. Elle permet de faire passer les intérêts généraux avant les siens. C’est pour cette raison que Robespierre développera la religion civile sans laquelle il ne peut concevoir la République. La connaissance du bien et du mal s’appuie sur un « instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal »[6]. Qui produit cet instinct ou le remplace lorsqu’il est obscurci par l’amour-propre ou les passions ? « C’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme »[7]. De même, Voltaire considère la religion naturelle comme « l’instinct de l’homme »[8], ce qui lui a donné le bon sens, le sens moral, de ce qui est bien et de ce qui est mal. Rousseau comme Voltaire sont alors d’accord sur un point : la loi naturelle qui vient de Dieu, et non la religion inventée par les hommes, est utile à l’homme pour accomplir ses vertus, ce que la raison ne peut faire seule.

Finalement, Julie loue une religion individualiste et subjective, détachée de toute institution, qui ne s’exprime qu’au sein de la sphère privée, au sein de la famille, dans l’éducation et la conduite de la maison. Elle lui permet de surmonter ses souffrances et de vivre une vie intérieure tout en lui donnant la force de pratiquer les vertus.

Continuité entre religion et État-nation

Tournons-nous désormais vers la philosophie allemande du XVIIIe et du XIXe siècle. Pour George William Friedrich Hegel (1770-1831), la religion procure à l’esprit une figure de soi dans laquelle il se reconnaît, plus ou moins bien comme essence absolue, lui fournissant une représentation de soi. Elle donne sens à son existence. Selon sa philosophie dialectique, il existe trois étapes de religion qui définit le degré de conscience de soi. La religion absolue, c’est-à-dire le protestantisme, en est la dernière étape, où l’esprit apparaît comme il est en soi et pour soi, saisissant la vérité essentielle et effective de l’absolu qu’il est. Si le christianisme représente pour Hegel la religion absolue, il se dépasse dans la pensée spéculative qu’est la philosophie.

Au départ, Hegel pensait que la religion éloignait l’homme de la politique, l’homme sacrifiant la vie terrestre à la vie céleste. Le royaume de Dieu était encore, pour Hegel, une fuite hors du monde effectif. Mais, dans le monde moderne, comme le christianisme et plus particulièrement le protestantisme ont permis à la conscience personnelle de reconnaître sa dignité infinie, Hegel voit désormais une unité entre politique et religion, qui respecte à la fois la liberté de conscience et l’État. Ce que la religion conçoit, l’État doit le réaliser, donnant à son tour un sens à la politique, de manière non religieuse. C’est pourquoi cette religion enracine dans leur cœur des citoyens la vie étatique sans faire de l’État un autre Dieu.

Cette doctrine réconciliant la religion et l’État s’incarne au XIXe siècle dans le jeune État qu’est la Prusse. Nommé à l’Université royale de Berlin, Hegel devient le véritable théoricien de cette nouvelle nation. Contre le Saint Empire germanique, constitué d’un ensemble de principautés aux intérêts particuliers, il prône l’idée d’un État-nation ou d’un État absolu dans lequel prédomine l’idée de l’intérêt général, « l’existence individuelle des citoyens n’a de légitimité que dans la mesure où cette existence tend à se muer avec l’ensemble. »[9] La religion est alors indispensable pour inscrire concrètement et de manière collective les devoirs et les valeurs dans la vie d’un peuple. Le protestantisme devient le fondement de la nation puisque lui-seul concilie la liberté et l’État-nation.

Après la mort de Hegel, les hégéliens sont répartis entre deux clans, les « vieux hégéliens », qui « défendent un conservatisme religieux et politique » et « tendent à défendre les valeurs de l’État prussien en tant qu’État chrétien », et les « jeunes hégéliens », anticléricaux et révolutionnaires, porteurs d’idéaux républicains, qui « prônent une désinstitutionalisation et une intériorisation de la foi »[10]. Parmi les jeunes hégéliens, nous pouvons citer Heinrich Heine, Bruno Bauer, Moses Heiss…

C’est ainsi que, pour les « jeunes hégéliens », le combat pour la république et les idées révolutionnaires n’épargnent pas la religion.

Religion, rempart contre la force et la sensualité

Au XIXe siècle, allemand exilé à Paris, l’écrivain et le poète, philosophe et journaliste Heinrich Heine (1797-1856) revient sur l’idée d’une religion comme invention de l’homme, sur « le ciel inventé pour les humains auxquels la Terre n’aurait plus rien à offrir », une invention qui le permet de supporter la servitude. Tout en ironisant, il bénit la religion « qui a versé, dans la coupe amère de l’humanité souffrante, quelques gouttes douces et soporifique, cet opium spirituel, ces quelques gouttes d’amour, d’espérance et de foi. »[11] Ou loin de tout éloge, il considère plutôt la religion comme un moyen d’endormir le peuple comme une berceuse ? Ainsi, rêvant des dieux germaniques, Heine accuse le christianisme d’avoir « adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains » et annonce que lorsque « la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants, l’exaltation frénétique des berserkers, que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. »[12]

Le christianisme ou le judaïsme sont aussi présentés comme opposés à l’hellénisme marqué par la sensualité. Dans son combat contre le républicain Ludwig, Börne, Heine développe en effet l’idée d’une opposition entre nazaréens et hellènes. Börne représente pour lui ce qu’il appelle le Nazaréen, c’est-à-dire « les héritiers d’une intériorité marquée par le christianisme » alors qu’il se range parmi les Hellènes, c’est-à-dire « les héritiers d’un sensualisme identifié à la Grèce antique »[13]. Aux reproches que Börne lui adresse sur ses mœurs dissolues, Heine défend son style de vie en proclamant sa profession de vie dans ses poèmes. Il appelle à l’émancipation de la chair. Nous retrouvons l’idée selon laquelle la religion soutienne les vertus.

La religion apparaît donc comme un rempart à la sensualité et à la force tout en permettant à l’homme de supporter sa servitude comme l’opium est « une grande aide dans les maladies douloureuses ».

Rupture entre la religion et la politique 

Le « jeune hégélien » Bruno Bauer (1809-1882) considère la religion comme une construction de la conscience de soi humaine, rejetant ainsi la révélation de la Sainte Écriture. Le christianisme n’en est qu’une étape comme l’était le paganisme. Il n’en est pas la finalité contrairement à la doctrine hégélienne. S’il a permis de former la personnalité humaine, il doit désormais disparaître afin d’en libérer l’humanité au nom du rationalisme. Par conséquent, il n’est plus légitime pour fonder l’État. Celui-ci doit au contraire favoriser le mouvement de libération. Ainsi, Bauer défend l’idée d’une laïcisation de l’État prussien. C’est à l’État seul désormais d’incarner l’autorité spirituelle, et pour l’aider à se défaire des liens étroits qu’il entretient avec le protestantisme, il doit s’appuyer sur la science. Selon la conception hégélienne, Bauer demande à l’État de « produire une religion au sens d’une spiritualité véritable »[14].

Par ailleurs, Bauer constate que la révolution industrielle produit l’atomisation des individus en dissolvant tous les liens qui caractérisaient l’ancien ordre social au profit des seuls liens qui relèvent d’une convergence d’intérêts d’ordre strictement économique. Par son isolement et la promotion de son « autosuffisance », l’individu croit qu’il peut constituer un monde à lui-seul. Bauer élabore alors un idéal démocratique, qu’il appelle « démocratie extrême », où la société serait conçue comme une totalité unifiée dans laquelle les éléments entrent en rapport avec d’autres et assument leurs différences, chacun n’étant rien sans l’autre. Cette communauté permettra d’instaurer l’égalité des citoyens, sociale et civile. Et c’est par la libération du travail que se fera l’avènement de la démocratie extrême, d’une société nouvelle…

Cependant, Bauer constate que les individus ont oublié que la société politique et sociale dans laquelle ils vivent sont leur création. Il parle alors d’aliénation. La philosophie a donc pour mission de les émanciper, c’est-à-dire de les aider à « mieux voir » le monde afin qu’ils découvrent la vraie figure du réel et ainsi conquérir leur propre identité. Or, en lui faisant croire que le monde est une réalité indépassable, la doctrine religieuse érigée en discours politique entretient l’aliénation des individus[15] comparable à « une influence comparable à l’opium, provoquant le sommeil de la plupart et le délire de quelques-uns. »[16]

Ainsi, à partir de son analyse sociale et politique, Bauer réclame la séparation entre la religion et la politique tant au niveau doctrinal que pratique afin de fonder la démocratie extrême.

La religion, un remède contre la conscience de la misère

Pour Moses Heiss (1812-1875), la religion est, pour le peuple, « comme l’opium qui procure ses bons offices dans la souffrance de la maladie »[17]. Par la contrition, elle fait cesser toute réaction contre le mal et par conséquent toute souffrance, ce qui rend supportable la conscience malheureuse de la servitude. Elle « procure à ceux qui souffrent une passive béatitude sentimentale, une inconscience animale ». Ainsi, le peuple a besoin de religion pour mener sa misérable vie et s’échapper à la conscience de sa misère.

Mais la religion « ne lui donnera pas l’énergie active, la force d’action virile de réagir de façon consciente et autonome contre le malheur et de se libérer du mal. » Elle ne lui donnera pas non plus l’autonomie et finalement la liberté tant spirituelle que sociale. Ainsi, Heiss accuse la religion d’endormir le peuple au lieu de le faire agir pour se libérer de sa misère.

Au-delà de la critique de la religion, reflet d’un monde à transformer

« La religion est l’opium du peuple »[18], s’exclame Karl Marx (1818-1883) dans l’introduction de son ouvrage Critique de la philosophie du droit de Hegel. À la suite des jeunes hégéliens que nous venons rapidement de parcourir, Marx fait ce constat qui doit être à la base de toute critique.

Résumant la philosophie allemande qui le précède, et voyant l’homme produisant la religion, Marx la définit comme « la conscience de soi et le sentiment de soi de l’être humain, qui ou bien n’est pas encore entré en possession de lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. » La philosophe allemande, notamment au travers de Feuerbach, a mené à bien la critique de la religion. Elle n’en a fait son fondement. Désormais, Marx demande de dépasser la critique de la religion pour la transformer en action.

Mais contrairement à Feuerbach qui voit dans la religion une fuite hors de ce monde, ou encore un déni de la réalité, Karl Marx y voit le reflet de ce monde, « le soupir de la créature opprimée, la saveur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une condition sans esprit » Elle témoigne de l’état de souffrance effectif de l’homme. « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. » La religion, est-elle protestation contre la société ?

« La critique de la religion est en germe la critique de la vallée de larmes, dont la religion est l’auréole », une auréole qui n’est que la négation de l’humain. L’homme a besoin d’illusions pour supporter son état. Elle « n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. » Le ciel ne doit donc disparaître que pour faire place à la terre.

Dépassant la critique de la religion, Marx appelle donc à l’homme à devenir le centre du monde, à prendre la place de l’Être suprême, ou encore à donner à l’essence humaine sa véritable réalité. Elle revient donc à la critique de la vie qu’il mène ici-bas. Ainsi, « le combat contre la religion est donc, indirectement, le combat contre le monde ». Il ne s’agit donc pas de poursuivre la critique de la religion mais de dépasser cette critique pour la transformer en action afin de reconquérir l’essence humaine et de libérer l’homme. Pour cela, il demande de « renverser tous les rapports dans lesquels l’être humain est abaissé, asservi, abandonné, méprisé ». Marx considère finalement la religion comme « forme sacrée de l’auto-aliénation humaine » qu’ont produites des forces économiques et sociales d’abaissement, d’asservissement, d’abandon et de mépris. Ainsi, est-elle légitimation de la société existante ?

Dans le même ouvrage, Marx décrit ensuite les rapports de toute cette aliénation avec le système de l’argent. À partir de sa doctrine et par des correspondances, il en vient à des conclusions sur la religion. L’homme est dépossédé de son travail au sens où le travail est extérieur au travailleur, perdant ainsi son sens. Au lieu de satisfaire un besoin, le travail devient un moyen de satisfaire des besoins extérieurs au travail. « Il en va de même avec la religion. Plus l’être humain mise sur Dieu, moins il retient en lui-même. » Et comme il prétend que la propriété privée résulte du travail aliéné, de même, les dieux ne sont que les effets de l’aberration intellectuelle des hommes.

Marx n’étudiera pas plus la religion. En 1850, à partir de son analyse marxiste, il reviendra sur le lien entre les rapports sociaux et les représentations religieuses. « Il est clair que tout bouleversement historiques des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses. »[19]

Rapprochement entre christianisme et socialisme

Tout aussi matérialiste et athée que Marx, Friedrich Engels (1820-1895) insiste davantage sur la religion et plus spécialement sur le christianisme qu’il étudie au cours de l’histoire, en tant qu’espace symbolique et enjeu de forces sociales antagoniques. Par une analyse plus poussée, il revient sur les deux aspects de la religion, l’un comme légitimation de l’ordre établi, l’autre comme contestation et révolutionnaire. Ce second aspect est l’objet de son attention. Il constate que les premiers chrétiens appartiennent généralement aux dernières classes de la société. Engels en conclut à une ressemblance avec le socialisme mais contrairement à ce dernier, le christianisme repousse leur délivrance dans l’au-delà quand le socialisme la place dans ce monde. Cependant, plus tard, dans ses études, il constate qu’une hérésie du XVIe siècle veut établir dès maintenant le royaume de Dieu, c’est-à-dire une société sans classe, sans propriété privée et sans autorité de l’État.

Les disciples d’Engels et de Marx iront encore plus loin. Rosa Luxembourg insiste sur les principes originels du christianisme, qu’elle considère comme communistes, sans-doute pour rallier les chrétiens à sa cause. Ses attaques portent alors sur le clergé conservateur qu’elle accuse de contredire les enseignements chrétiens[20]. De même, Lénine défend le socialisme moderne comme un mouvement fidèle aux préceptes chrétiens, demandant alors aux prêtres de l’accueillir favorablement[21]. Sans-doute, cherche-t-il aussi à convertir les chrétiens à son combat ou à amadouer ceux qui peuvent faire obstacle à la lutte. Mais pour la plupart des penseurs marxistes ou communistes, leur conversion impose une rupture radicale entre la foi et leur idéologie.

Le mouvement chrétien révolutionnaire

Cependant, plus tard, entre 1936 et 1938, apparaît un mouvement chrétien révolutionnaire dont le mot d’ordre est : « nous sommes socialistes parce que nous sommes chrétiens. » C’est ainsi que Bloch (1886-1940) distingue, au sein du christianisme, deux courants sociaux opposés : la religion théocratique des églises officielles, qui est l’opium du peuple et instrument d’exploitation au service des puissants, et la religion clandestine et hérétiques, protestataire et rebelle comme celle des cathares par exemple. Le christianisme officiel, qui trahit l’espérance des pauvres, prêche la patience de la croix quand le christianisme subversif, qui soutient l’espoir des opprimés et inspire les révoltes, nourrit la passion de l’avenir. Ainsi, Bloch affirme que « le meilleur dans la religion, c’est qu’elle engendre des hérétiques»[22] ou encore que « seul un vrai chrétien puisse être un bon athée, seul un véritable athée peut être un bon chrétien. »[23] Ainsi, réduit-il le vrai christianisme à sa dimension subjective et à son potentiel utopique dans lequel le marxisme doit introduire un contenu concret. Seul le marxisme peut le mener à la terre promise.

Tout en combattant le christianisme officiel, Bloch demande donc de sauvegarder la force critique et émancipatrice du christianisme subversif, une des formes les plus significatives de « la conscience utopique ». Ainsi, apparaissent les socialistes chrétiens des années 1930, les prêtres ouvriers des années 40, la gauche des syndicats dans les années 50 pour arriver à la théologie de la libération.

L’opium, paradis artificiel

L’opium altère les fonctions du cerveau, induisant des modifications de perceptions, de sensations et de la conscience et provoquant une euphorie, une somnolence ou encore un état onirique. Il altère donc le jugement.

C’est surtout à partir du milieu du XIXe siècle que l’opium devient célèbre, notamment par sa libre importation de Chine vers l’Occident et par sa légalité sans oublier son usage par de nombreux écrivains. Baudelaire décrit longuement les effets de l’opium dans ses célèbres Paradis artificiels, essai paru en 1860. « Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant »[24].

Conclusions

En la comparant à l’opium, les « jeunes hégéliens » veulent insister soit sur la capacité de la religion à apaiser la souffrance intérieure ou la misère du peuple, soit sur ses capacités soporifiques ou d’aliénation. Dans les deux cas, ils soulignent le côté passif ou endormant de la religion au détriment de l’action et de la force et aux profits des exploiteurs et des oppresseurs. La religion est ainsi décrite comme un produit inventé qui s’oppose à la liberté et au bonheur réel tel qu’ils les conçoivent.

Or, pour Rousseau comme pour Hegel, la religion est plutôt considérée comme une force pour les vertus et l’accomplissement des devoirs d’état, vertus et devoirs que combattent les jeunes hégéliens, plutôt portés vers la libération des mœurs. Ces derniers s’opposent aussi à la religion pour combattre la monarchie prussienne, intimement lié avec le protestantisme comme le défend en particulier Hegel. Nous comprenons ainsi les motifs de ces philosophes allemands, adversaires de la religion officielle, qui se présente comme un obstacle à leur lutte. Soulignons que lorsqu’ils traitent de la religion, ils n’envisagent que le christianisme…

Marx emploie la célèbre formule sans vraiment l’utiliser. Il est convaincu qu’il n’est plus nécessaire de critiquer la religion puisqu’une telle critique a déjà été réalisée, notamment par Feuerbach. Il veut dépasser la formule pour passer au plan de l’action contrairement aux jeunes hégéliens. Ce n’est plus la religion qui apparaît comme un opium mais bien leur philosophie. C’est pourquoi il n’innove guère dans la critique de la religion. Néanmoins, il souligne que la religion est le reflet de la misère sociale en tant que remède. Or, sa doctrine tente de donner une solution pour sortir le peuple de cette misère. Le christianisme est donc nécessairement un concurrent qu’il veut discréditer.

Cependant, les marxistes voient dans la religion et surtout dans les hérésies une force que génère leur soi-disant capacité utopique et subversive, et qu’ils veulent employer au profit de leur idéologie. Ils veulent très certainement convertir les chrétiens à leur cause ou abaisser leur vigilance afin de répandre leurs idées. Ils savent que le christianisme est un adversaire redoutable contre leur doctrine.

Finalement, la célèbre formule, fortement relayée au sein du monde ouvrier ou anticléricaux, dénature le christianisme parce que celui-ci représente une force capable de s’opposer à leur conception de l’homme et du bonheur et d’agir en conséquence sur le monde pour le modifier. Le christianisme permet en effet à l’homme non seulement de supporter ses misères intérieures et extérieures mais aussi de les combattre comme en témoigne l’histoire, qui regorge d’œuvres chrétiennes en faveur de la population dans de nombreux domaines (enseignement, éducation, santé, etc.), innovant sans-cesse en dépit des résistances et des obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Le christianisme n’est donc guère un sédatif. La foi et la charité poussent l’homme à agir pour changer le monde dans lequel il vit afin de répondre à la volonté divine. Mais elles ne suffisent pas. Les chrétiens vivent en effet d’une force redoutable et efficace que procure l’espérance. Les marxistes ne l’ignorent pas… Ainsi, s’engage une lutte entre l’espérance chrétienne et l’utopie marxiste, une lutte dont l’objectif est la transformation du monde…


Notes et références

1 Dans le roman, le terme de « dévotion » ne désigne pas la religion mais se réduit à la pratique de la prière ou de l’oraison.

2 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII, dans Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Tome II, 1852.

3 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie VI, Lettre VIII.

4 Le terme de « délire » s’oppose à celui de « raison ».

5 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Partie III, Lettre XVIII ?

6 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.

7 Robespierre, Discours, UGE, 1965, dans Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre, Éric Desmons, dans Revue française de l’histoire des idées politiques, 2009/1, n°29, cairn.info.

8 Voltaire, article Théisme, dans Œuvres complètes, Garnier, tome X.

9 Kurt Lenk, Volk und Staat. Strukturwandel politischer Ideologien im 19 und 20. Jarhrundert, Stuttgart, 1971, dans La conception de la nation en France et en Allemagne, Werner Ruf, Homme et migration, année 2000, n°1223, persee.fr.

10 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique, 9 octobre 2023, nonfiction.fr.

11 Heinrich Heine, Caput I, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier, dans Philosophie et religion : Nouvelles approches, 20/04/2023, editions.univ-lorraine.fr.

12 Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, dans Revue des deux mondes, 1er avril 1852, tome 14.

13 Michel Espagne, Réaliser l’idée. Le moment 1840 dans l’œuvre de Heine, dans Revue germanique internationale, 2008, n°8, journals.openedition.org.

14 Yoann Colin, Bruno Bauer : pour une philosophie pratique et critique.

15 Feuerbach est un des philosophes qui a développé l’idée selon laquelle la religion aliène l’homme. Voir Émeraude, septembre 2014, article « Feuerbach, un des pères de l’athéisme moderne ».

16 Paul Clavier, La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx.

17 Heiss, Die Eine und ganze Freiheit, traduit en « La liberté une et indivisible », 1843, dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier ;

18 Marx, Introduction à la contribution de la critique de la philosophie hégélienne du droit dans La religion, opium du peuple ?, La réfutation pratique de la religion selon Karl Marx, Paul Clavier.

19 Marx, Compte rendu du livre de G. F. Daumer, La religion de l’ère nouvelle, 1850, dans Opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Michael Löwy, 2010, contretemps.eu, article paru dans Contretemps, n°12, 2005.

20 Voir Rosa Luxembourg, Kirche und Sozialismus, 1905.

21 Voir Lénine, Socialism and Religion, 1905.

22 Bloch, L’athéisme dans le christianisme, collection Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 1979.

23 Bloch, L’athéisme dans le christianisme.

24 Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860, chap. IV, « Tortures de l’opium ». 

dimanche 25 août 2024

La liberté, bien excellent de la nature, et les libertés modernes

Le XIXe est un siècle de révolutions. Sous un ciel nuageux, sur les eaux tranquilles, elles se sont lentement formées au cours des siècles précédents, se propageant et s’intensifiant au fur et à mesure des années. Et soudain, comme une tornade qui tarde à venir, elles finissent par surgir et par bouleverser le monde jusqu’à nos jours. Déployant une énergie hors de commun, dans des hurlements assourdissants, elles ont emporté les plus faibles et brisé les plus résistants. Aucun aspect de la société n’a été à l’abri de leurs rugissements et de leurs coups terribles. Un terrible déchainement de feu et de sang a décimé des royaumes et des empires millénaires. 

La politique, la science, la technologie, la philosophie, l’art, l’économie, … Qui a pu s’en échapper ? La vie quotidienne, celle qui compte finalement et ouvre l’avenir, en a été profondément transformée au point qu’en deux siècles, la nôtre n’est plus celle de nos aïeuls. Un paysan ou un artisan du XVIIIe siècle, reconnaîtraient-ils le monde dans lequel nous travaillons ? Un philosophe du siècle des Lumières le comprendrait-il ? L’église au centre du village ou la cathédrale au cœur des villes ne sont plus que des vestiges qu’on admire ou un patrimoine qu’on veut préserver. La vie réside ailleurs... Et, toujours aussi virulentes, ne cessant pas de sévir, sans-cesse nourries, elles poursuivent encore leurs ravages, faisant reculer les limites du possible et de l’imaginable. Désormais, en peu d’années, la société change rapidement de visage. En des délais toujours plus court, elle devient méconnaissable. L’homme à peine né est déjà dépassé…

Au XIXe siècle, une autre civilisation, dite moderne, apparaît et se développe avec fracas. Le terme de « modernité » ne renvoie pas uniquement aux immenses progrès, notamment scientifiques et technologiques, que l’homme a accomplis en si peu de temps. Il désigne aussi un ensemble de mouvements de pensées et d’idées, de conceptions et de systèmes philosophiques, parmi lesquels nous pouvons citer le naturalisme, le rationalisme et le libéralisme ou encore le socialisme et le communisme sans oublier l’anarchisme et le nihilisme. Ces différents mouvements ou idéologies se caractérisent par la volonté de ne pas dépendre de Dieu ou par un refus de Dieu au profit d’une souveraineté absolue de l’homme. C’est ainsi que forte de cet esprit, une civilisation nouvelle s’est construite, marquée par l’absence du divin et centrée sur l’homme, ou encore caractérisée par de nouvelles libertés, par les libertés dites modernes

Les libertés modernes n’ont pas laissé des catholiques indifférents. Certains d’entre eux ont cherché à les introduire dans l’Église et à redéfinir le christianisme selon les principes de la civilisation moderne quand d’autres les ont combattues avec intransigeance, refusant toute compromission, toute tolérance. Les premiers, ce sont les libéraux catholiques, les seconds, les intransigeants. Depuis le XIXe siècle, ces deux courants se sont opposés au sein de l’Église, l’un dominant parfois l’autre. Or, certaines idées, théories ou idéologies modernes s’avèrent être incompatibles à l’enseignement de l’Église comme l’a rappelé le bienheureux Pie IX dans son célèbre Syllabus[1], dans lequel il dénonce clairement leurs erreurs. Dans son dernier article, il anathématise tous ceux qui professent que « le souverain Pontife peut et doit se réconcilier et se mettre en harmonie avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. »[2]

De nombreuses voix se sont élevées et s’élèvent encore pour accuser l’Église de refuser la modernité. Au sein même de l’Église, relativisant les condamnations de Pie IX, des libéraux catholiques ont persisté dans leur volonté d’adapter l’Église à la société moderne. De nos jours, elles raillent sur son incapacité à s’adapter au nouveau monde ou encore son attachement à un passé qui n’est plus. Ses positions en terme de morale sont ainsi vivement décriées. L’opinion publique s’insurge contre son refus de ce qui lui paraît aujourd’hui normales comme l’avortement, l’homosexualité ou l’idéologie du genre. Elle lui reproche de ne pas songer aux intérêts de la société et de défendre une position qu’elle n’a plus, de défendre sa propre gloire. Comme au temps du paganisme, elle l’accuse d’être l’ennemie de l’humanité.

Finalement, à la fin du XIXe siècle, conscient du danger que représente le libéralisme catholique, le pape Léon XIII s’est exprimé à plusieurs reprises pour rappeler à son tour l’enseignement de l’Église sur le cœur du problème que soulève la « modernité », c’est-à-dire sur les « libertés modernes ». Nous allons donc l’entendre dans le cadre de notre étude apologétique…

Le pape Léon XIII, un pape des temps modernes

Le cardinal Pecci est élu pape le 20 février 1878 sous le nom de Léon XIII (1878-1903). Il succède au bienheureux Pie IX. Son long pontificat est particulièrement fécond dans de nombreux domaines. Il est surtout connu pour la doctrine sociale qui constitue encore une référence pour l’Église. Elle a été définie par l’encyclique Rerum Novarum (15 mai 1891), dans laquelle elle précise un ensemble de principes tout en rejetant les idéologies modernes comme le marxisme et le libéralisme économique. Pour répondre aux défis intellectuels de son époque et faire face aux critiques, il relance les études thomistes[3] et stimule les études bibliques[4]. Il encourage également la piété des fidèles envers l’Eucharistie et le Sacré-Cœur, et approfondit la dévotion mariale, notamment par le biais du rosaire et du scapulaire. Il rappelle enfin l’enseignement de l’Église en matière de politique, notamment sur l’origine du pouvoir civil[5].

Pour de nombreux historiens, Léon XIII apparaît comme « un pape des temps modernes ». Réputé pour son sens des réalités contemporaines, « il a compris que ces temps avaient leurs exigences, leurs problèmes, et un certain caractère irrémédiable auquel il fallait remédier. »[6] Conscient des problèmes de son époque, auxquels est aussi confrontée l’Église, et comme le dira le pape Benoît XVI[7], Léon XIII a fait face aux grandes questions que soulève la modernité tout en restant fidèle à l’enseignement de l’Église. Il a ainsi guidé et soutenu les catholiques. C'est pourquoi son long pontificat d’un quart de siècle est considéré comme « un des règnes les plus féconds […] de l’histoire. »[8]

Un pape engagé contre les erreurs modernes

Il est classique d’opposer le pontificat de Léon XIII à celui de son prédécesseur, le bienheureux Pie IX. Alors que le second est jugé comme conservateur, fermement opposé aux idées de son temps, au travers notamment de l’encyclique Quanta Cura et du Syllabus[9], le premier est présenté comme plus ouvert à la modernité. L’un témoignerait le raidissement de l’Église quand l’autre serait plutôt le symbole de l’adaptation et de l’ouverture. Léon XIII est ainsi parfois décrit comme le pape qui a osé accepter le monde moderne. Un tel schéma ne tient guère devant les faits historiques. Comme Pie IX, Léon XIII a fermement et clairement condamné les erreurs de son temps, telles que le marxisme, le socialisme, le libéralisme, etc. Fort de son érudition et de son expérience, il précise même davantage leurs principes et souligne leur incompatibilité avec le christianisme. Et dès le début de son pontificat, il engage contre les erreurs modernes un véritable combat, dont les enjeux sont clairement définis dans sa première encyclique, des enjeux d’ordre civilisationnel. Il veut en effet rejeter « cette sorte de civilisation qui répugne, au contraire, aux saintes doctrines et aux lois de l’Église », et qui « n’est autre chose qu’une fausse civilisation et doit être considérée comme un vain nom sans réalité. »[10]

Une fausse notion de la liberté au cœur des maux de la société moderne

Dans ses encycliques, Léon XIII aborde souvent le thème de la liberté. Rappelons que, depuis septembre 1870, Rome et ses territoires sont occupés par les armées du roi Victor-Emmanuel II au profit de l’unité de l’Italie. Le pape n’est donc plus souverain. Vivant comme un captif, il s’affirme comme prisonnier du Vatican. La perte de son pouvoir temporel lui est pourtant nécessaire pour la pleine liberté du pouvoir spirituel…

Léon XIII traite en effet souvent de la liberté telle qu’elle est conçue par l’esprit moderne. Dans sa première encyclique, il définit comme un des maux de la société moderne la « liberté effrénée d’enseigner et de publier tout ce qui est mal » ou encore « la propagation effrénée des erreurs », qu’« on ne doit pas saluer du nom de liberté »[11]. Dans une autre dédiée au mariage, il constate qu’« en ce moment, les esprits sont avides d’une liberté sans frein et secouent avec une abominable audace le joug de toute autorité »[12]. Dans celle portant sur l’origine du pouvoir civil, il revient plus longuement sur cette volonté de se soustraire à toute autorité et dénonce de nouveau « cette licence sans frein en dehors de laquelle beaucoup ne savent plus voir de vraies libertés. »[13] Aux archevêques et évêques de Bavière, qui résistent au Kulturkampf, Léon XIII rappelle qu’« on ne peut raisonnablement appeler liberté ce qui conduit et disperse les opinions jusqu’au caprice et à la fantaisie, bien plus, à une licence perverse, à une science fausse et menteuse qui est le déshonneur de l’esprit et une vraie servitude. »[14] Ainsi, Léon XIII revient souvent sur la fausse notion de liberté « qui, de nos temps, dégénère en licence »[15]. Pour connaître la vraie nature de la vérité, il nous renvoie à l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin. À cette fausse liberté, il oppose celle des enfants de Dieu et des chrétiens. Par ailleurs, il défend à plusieurs reprises la liberté de l’Église menacée de toute part, notamment en France et en Allemagne.

Léon XIII dénonce alors ceux qui « se donnent l’apparence de défenseurs […] de la liberté »[16] ou ceux qui « ont toujours à la bouche les mots de liberté »[17] ou encore « ces maîtres de mensonge qui promettent la liberté tandis qu’eux-mêmes sont les esclaves de la corruption. »[18] Il accuse notamment ceux qui, en France, « foule aux pieds les plus élémentaires notions de liberté »[19] au moment où l’État combat l’Église.

Notons enfin que Léon XIII ne se préoccupe pas uniquement de la liberté psychologique et morale. Il se préoccupe aussi de la liberté physique et sociale en prenant en compte l’esclavage classique, toujours en œuvre à la fin du XIXe siècle ou encore de l’esclavage moderne[20].

L’encyclique Immortale Dei (1er novembre 1885)

Dans son encyclique Immortale Dei, Léon XIII traite plus longuement des différentes libertés que défendent la société moderne et qui s’opposent à la véritable notion de la liberté. Ce sont les « libertés modernes »[21], c’est-à-dire la liberté de conscience, la liberté religieuse et la liberté d’expression, au sein de l’État. Il en présente les erreurs et leurs conséquences.

Les libertés modernes se fondent sur des principes nouveaux, en particulier la souveraineté de l’homme. « Tous les hommes, dès lors qu’ils sont de même race et de même nature, sont semblables, et, par le fait, égaux entre eux dans la pratique de la vie ; chacun relève si bien de lui seul, qu’il n’est d’aucune façon soumis à l’autorité d’autrui »[ID], et par conséquent, qu’« il peut en toute liberté penser sur toute chose ce qu’il veut, faire ce qui lui plaît ; personne n’a le droit de commander aux autres. » [ID] Ainsi, « l’autorité publique n’est que la volonté du peuple »[ID]. Mais celui-ci lui délègue la fonction du pouvoir pour l’exercer en son nom. L’autorité ne relève donc plus toute entière de Dieu. « Il s’ensuit que l’État ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu » et que « chacun sera libre de se faire juge de toute question religieuse, chacun sera libre d’embrasser la religion qu’il préfère, ou de n’en suivre aucune si aucune ne lui agrée. De là découlent nécessairement la liberté sans frein de toute conscience, la liberté absolue d’adorer ou de ne pas adorer Dieu, la licence sans bornes et de penser et de publier ses pensées. »[ID]

De ces « libertés modernes » découlent l’indifférentisme religieuse au niveau de l’État. Par conséquent, l’État ne reconnaît plus la religion catholique, son Église et ses lois.  « La religion catholique est mise dans l’État sur le pied d’égalité, ou même d’infériorité, avec des sociétés qui lui sont étrangères. »[ID] Elle est considérée comme une association identique aux autres, dépendante de l’État. Cette situation politique s’inscrit dans la volonté des gouvernements de « chasser l’Église de la société »[ID] et de réduire à néant ses droits. La conséquence religieuse de cet indifférentisme est de favoriser l’athéisme puisque toutes les religions et tous les cultes apparaissent comme égaux. Car « relativement à la religion, penser qu’il est indifférent qu’elle ait des formes disparates et contraires équivaut simplement n’en vouloir ni choisir, ni suivre aucune. »[ID]

Enfin, la liberté d’expression « n’est pas de soi un bien dont la société ait à se féliciter ; mais c’est plutôt la source et l’origine de beaucoup de maux. »[ID] Elle dénature la liberté, qui, « doit s’appliquer à ce qui est vrai et à ce qui est bon. »[ID] Si elle s’applique indifféremment à la vérité et à l’erreur, au bien et au mal, l’intelligence et la volonté n’atteignent plus leur fin. Elle détourne les âmes de la vérité et favorise au contraire la licence et les actions coupables. « L’État s’écarte donc des règles et des prescriptions de la nature »[ID].

Finalement, par ses libertés modernes, l’État favorise une « liberté de perdition »[22], comme l’appelle Saint Augustin, une liberté opposée à la raison. Elle est finalement une véritable servitude

L’encyclique Libertas Praestantissum du 20 juin 1888

Lorsqu’il dénonce les maux de la société contemporaine et leurs causes, Léon XIII revient ainsi systématiquement sur la notion erronée de la liberté sans oublier ceux qui la défendent et la professent. Cette insistance n’est pas anodine. Elle révèle un caractère fondamental de la société moderne que l’Église ne peut guère accepter. C’est pourquoi « pour le bien de l’Église et le salut commun des hommes » et « afin de réfuter […] les opinions erronées et fallacieuses », Léon XIII lui dédie une encyclique, intitulée Libertas Praestantissum. En outre, malgré l’encyclique Immortale Dei, « beaucoup s’obstinent à voir dans ces libertés, même en ce qu’elles ont de vicieux, la plus belle gloire de notre époque et le fondement nécessaire des constitutions politiques »[23], Léon XIII décide d’être encore plus clair et plus ferme en dédiant une encyclique aux libertés modernes.

La nécessité de connaître la véritable notion de la liberté

L’encyclique Libertas Praestantissum revient sur un élément essentiel de notre foi, à savoir que Notre Seigneur Jésus-Christ a libéré l’homme de son antique esclavage, a restauré et accru l’ancienne dignité de sa nature. Or, « la liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d’intelligence ou de raison, confère à l’homme une dignité en vertu de laquelle il est mis entre les mains de son conseil et devient le maître de ses actes. » Effectivement, la liberté n’a pas de sens pour les autres êtres vivants. Elle n’est possible que pour celui qui peut choisir et décider, c’est-à-dire pour l’homme. Elle nécessite en effet une intelligence et une volonté. Cela n’est pas sans conséquence pour son bonheur. Selon ses choix, il peut soit « parvenir à sa fin suprême », soit « courir à une perte volontaire. » Ainsi, « de l’usage de la liberté naissent les plus grands maux comme les plus grands biens ». 

C’est ainsi que, conformément à la mission que Notre Seigneur Jésus-Christ lui a confiée, l’Église a toujours été soucieuse d’étendre la liberté chez les hommes. Pourtant, « on compte un grand nombre d’hommes qui croient que l’Église est l’adversaire de la liberté humaine ». Cette accusation est erronée. Elle s’explique par « l’idée défectueuse […] que l’on se fait de la liberté », par altération ou par exagération. Or, comment est-il possible de bien user de liberté si on ignore ce qu’elle est ?

Comme nous l’avons déjà évoqué[24], la liberté peut porter sur trois domaines : physique, morale et psychologique. L’encyclique Libertas Praestantissum traite de « la liberté morale considérée soit dans les individus soit dans la société ». Cependant, elle n’oublie pas la liberté psychologique, dite encore naturelle, puisqu’elle est « la source et le principe d’où toute espèce de liberté découle d’elle-même et comme naturellement. »

La liberté naturelle, une faculté spécifiquement humaine

La liberté naturelle, appelée aussi libre arbitre, est propre aux hommes. Nous sommes dotés d’une raison contrairement aux animaux qui n’obéissent qu’à leurs sens et ne sont poussés que par leurs instincts. Et, « à l’égard des biens de ce monde », la raison « donne à la volonté le pouvoir d’option pour choisir ce qui lui plaît. » Par notre âme, qui « comprend, par sa pensée, les raisons immuables du vrai et du bien », l’homme reconnaît que ces biens particuliers ne sont pas nécessaires. Ses actes n’étant pas déterminés, il est libre de les choisir. Or, « celui qui a la faculté de choisir une chose entre plusieurs autres, celui-là est maître de ses actes. ». Ainsi, contrairement aux animaux, l’homme est responsable de ses actes. « La liberté n’est pas autre chose que la faculté de choisir entre les moyens qui conduisent à un but déterminé. »

Puisque nous agissons pour obtenir un bien, ou dit autrement, que le bien agit sur notre appétit afin que nous agissions, la liberté naturelle ou le libre-arbitre est « le propre de la volonté ». Mais notre volonté ne peut se mouvoir si elle n’est pas d’abord éclairée par notre raison. Ainsi, le bien que nous désirons est nécessairement le bien en tant que connu par la raison. En outre, tout choix est précédé d’un jugement sur la vérité des biens et sur la préférence que nous devons accorder à l’un d’eux sur les autres. Or, « juger est de la raison, non de la volonté. » Par conséquent, « étant admis que la liberté réside dans la volonté, laquelle est de sa nature un appétit obéissant à la raison, il s’ensuit qu’elle-même, comme la volonté, a pour objet un bien conforme à la raison. »

Or, n’étant pas parfaites, la raison et la volonté peuvent se tromper. Le bien que propose l’intelligence à la volonté peut n’être qu’un bien en apparence, c’est-à-dire « un bien faux et trompeur ». S’y attacher constitue « un défaut de liberté », ou encore « la corruption et l’abus de la liberté » puisque la volonté se meut vers un bien qui n’en est pas un. En outre, si la volonté n’obéit pas à la raison, ou que nous agissons contre la raison, nous n’agissons pas par nous-mêmes mais comme par une impulsion étrangère. C’est pourquoi, selon Saint Thomas d’Aquin, « la faculté de pécher n’est pas une liberté, mais une servitude. » Ou encore, « celui qui commet le péché est esclave du péché. » (Jean, VIII, 34)

La liberté a besoin de la loi

En raison des faiblesses de notre raison et de notre volonté, et pour nous aider à nous mouvoir vers le bien et à nous détourner du mal afin de bien user de notre liberté naturelle, il nous est nécessaire de disposer d’une règle de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, c’est-à-dire d’une loi. Celle-ci définit « non seulement ce qui est bien en soi ou ce qui est mal, mais aussi ce qui est bon et, par conséquent, à réaliser, ou ce qui est mal et, par conséquent, à éviter. » C’est ce que doit aussi définir notre raison. Ainsi, « cette ordination de la raison, voilà ce qu’on appelle la loi. » Il est donc absurde de croire que l’homme, étant libre par nature, doit être exempté de toute loi. Au contraire, c’est parce qu’il est libre par nature qu’il a nécessairement besoin de la loi. Un animal n’a pas besoin de loi puisqu’il agit par nécessité, sous l’impulsion de la nature. Finalement, « c’est la loi qui guide l’homme dans ses actions et c’est elle aussi qui, par la sanction des récompenses et des peines, l’attire à bien faire et le détourne du péché. »

« Telle est, à la tête de toute, la loi naturelle qui est écrite et gravée dans le cœur de chaque homme, car elle est la raison même de l’homme, lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher. »

Une loi qui n’est pas autre chose que la loi éternelle

Mais cette « ordination de la raison » ne peut avoir force de loi si elle n’est pas prescrite par une raison qui nous est supérieure, à laquelle nous devons obéissance. Toute loi repose en effet sur une autorité, c’est-à-dire sur « un pouvoir véritablement capable d’établir ces devoirs et de définir ces droits, capable aussi de sanctionner ses ordres par des peines et des récompenses. » Évidemment, cette autorité ne peut résider dans l’homme. Il ne peut se donner à lui-même la règle de ses propres actes. « Il suit donc de là que la loi naturelle n’est autre chose que la loi éternelle, gravée chez les êtres doués de raison et les inclinant vers l’acte et la fin qui leur conviennent, et celle-ci n’est elle-même que la raison éternelle du Dieu créateur et modérateur du monde. »  

Dieu peut aussi directement éclairer notre intelligence et guider notre volonté, la raffermir et la fortifier pour que nous puissions exercer plus facilement et sûrement notre liberté naturelle. Il est faux de croire que cette grâce divine remette en cause notre liberté naturelle puisque, émanant de Dieu Lui-même, de notre propre créateur, elle est « merveilleusement et naturellement apte à conserver toutes les natures individuelles et à garder à chacune son caractère, son action, son énergie. »

La liberté au sein de la société

« Ce qui vient d’être dit de la liberté des individus, il est facile de l’appliquer aux hommes qu’unit entre eux la société civile » en attribuant le rôle de la raison et de la loi naturelle à « la loi humaine promulguée pour le bien commun des citoyens ». Cependant, parmi ce qui est prescrit ou interdit, se trouvent des commandements naturels qui ne tirent pas leur origine de la société puisqu’ils lui sont antérieurs et qu’ils doivent être rattachés à la loi naturelle et donc à la loi éternelle. Au sein de la société, « l’office di législateur civil se borne à obtenir, au moyen d’une discipline commune, l’obéissance des citoyens, en punissant les méchants et les vicieux, dans le but de les détourner du mal et de les ramener au bien, ou du moins de les empêcher de blesser la société et de lui être nuisible. » Les autres commandements découlent de la loi naturelle et précisent ses applications.

« Donc, dans une société d’hommes, la liberté digne de ce nom ne consiste pas à faire tout ce qui nous plaît : ce serait dans l’État une confusion extrême, un trouble qui aboutirait à l’oppression ; la liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle. » Si une prescription d’un pouvoir quelconque s’oppose aux principes de la droite raison et avec les intérêts du bien public, elle n’aurait aucune force de loi comme le rappelle Saint Augustin, « parce que ce ne serait pas une règle de justice et qu’elle écarterait les hommes du bien pour lequel la société a été formée. »[25]

Finalement, « par sa nature donc et sous quelque aspect qu’on la considère, soit dans les individus, soit dans les sociétés, et chez les supérieurs non moins que chez les subordonnés, la liberté humain nécessite d’obéir à une règle suprême et éternelle ; et cette règle n’est autre que l’autorité de Dieu nous imposant ses commandements ou ses défenses ; autorité souverainement juste, qui, loin de détruire ou de diminuer en aucune sorte la liberté des hommes , ne fait que la protéger et l’amener à sa perfection, car la vraie perfection de l’être, c’est de poursuivre et d’atteindre sa fin ; or, la fin suprême vers laquelle doit aspirer la liberté humaine, c’est Dieu. »

La liberté selon le libéralisme et ses conséquences

Mais, nombreux sont ceux qui « entendent par le nom de liberté, ce qui n’est qu’une pure et absurde licence. » Ce sont les « Libéraux », qui « appliquent dans les mœurs et la pratique de la vie les principes posés par les partisans du Naturalisme », c’est-à-dire « la domination souveraine de la raison humaine, qui, refusant l’obéissance due à la raison divine et éternelle, et prétendant ne relever que d’elle-même, ne reconnaît qu’elle-seule pour principe suprême, source et juge de la vérité. » Refusant la souveraineté de Dieu et sa loi éternelle, ils conçoivent une morale dite indépendante, qui, « sous l’apparence de la liberté, détournant la volonté de l’observation des divins préceptes, conduit l’homme à une licence illimitée. »

Léon XIII définit les conséquences de la doctrine libérale au niveau communautaire ou social et individuel. Au niveau individuel, « si l’on fait dépendre du jugement de la seule et unique raison humaine le bien et le mal, on supprime la différence propre entre le bien et le mal ; […] ce qui plaît sera permis. » Une telle doctrine morale sera bien impuissante à freiner et à empêcher les passions humaines ou tout mouvement désordonné de l’âme. Nous en déduisons finalement les conséquences : « l’accès à toutes les corruptions de la vie. »

Au niveau social, du refus de se soumettre à la volonté de Dieu, il est aisé de conclure que « la cause efficience de la communauté civile et de la société doit être cherchée, non pas dans un principe extérieur ou supérieur à l’homme, mais dans la libre volonté de chacun ». Par conséquent, ce que la raison individuelle est pour l’individu, c’est-à-dire la loi qui règle sa vie, la raison collective doit l’être pour la société. Et finalement, la loi du grand nombre crée le devoir et le droit.

En refusant la souveraineté de Dieu sur la société et sur l’homme, « il est naturel que la société n’ait plus de religion, et tout ce qui touche à la religion devient dès lors l’objet de la plus complète indifférence. » En outre, sans le lien de la conscience, seule la force pourra contenir les passions populaires. Mais elle serait bien insuffisante pour la contenir. Finalement, une telle doctrine est source de désordre et de trouble au détriment de la vraie liberté.

Différents degrés de libéralisme

Conscients qu’une telle liberté la corrompe finalement et ouvre droit à la licence, des libéraux ne veulent point aller à de tels excès. Ils souhaitent donc que la liberté soit dirigée par la droite raison et qu’elle soit soumise au droit naturel et à la loi divine et éternelle sans néanmoins accepter celles qui ne serait pas inspirées par cette même raison naturelle. Or une telle doctrine est contradictoire. Est-il en effet cohérent de vouloir obéir à la volonté de Dieu tout en voulant mettre des bornes à sa souveraineté de Dieu ? Si la raison humaine veut déterminer les droits de Dieu et ses devoirs à elle, leurs limites ainsi que leurs conditions, cela revient finalement à n’obéir qu’à soi-même. « Le respect des lois divines aura chez elle plus d’apparence que de réalité, et son jugement vaudra plus que l’autorité et la Providence divine. »

Pour d’autres libéraux, les lois divines doivent régler la vie des individus mais non celle des États. Celui-ci peut légiférer sans en tenir compte, ce qui conduit notamment à la séparation de l’Église et de l’État.  Or, « la société donne aux citoyens les moyens et les facilités de passer la vie […] selon les lois de Dieu ». Comment cela serait-il possible si l’État se désintéresse de ces lois ou même aller contre elles ? Les gouvernements doivent agir non seulement pour les biens extérieurs de l’individu mais aussi et surtout ceux de l’âme. En fait, une telle doctrine n'est pas réaliste : « le pouvoir civil et le pouvoir sacré, bien que n’ayant pas le même but et ne marchant pas par les mêmes chemins, doivent pourtant, dans l’accomplissement de leurs fonctions, se rencontrer quelques fois l’un et l’autre. » Car ils exercent leur autorité sur les mêmes objets. Leur séparation est donc absurde et conduirait nécessairement à des conflits funestes aux individus.

Léon XIII montre ainsi que les doctrines qui tentent de réduire les effets du libéralisme sont finalement absurdes. Car le vice du libéralisme ne réside pas dans l’application du principe du libéralisme mais dans le principe lui-même.

La liberté religieuse

La vertu de religion est, « parmi tous les devoirs de l’homme, le plus grand et le plus saint, celui qui ordonne à l’homme de rendre à Dieu un culte de piété et de religion », puisque l’homme est sous la dépendance de Dieu et que sa fin est Dieu. En outre, aucune vertu morale ne peut exister sans la religion puisque la véritable vertu doit le conduire à sa fin, c’est-à-dire au bien suprême, c’est-à-dire à Dieu. Or, quelle religion doit-il suivre si ce n’est celle qu’Il a lui-même prescrite et qui est facile de reconnaître grâce à des « signes externes par lesquels la divine Providence a voulu la rendre reconnaissable » ? La liberté a donc pour objectif de permettre à chacun de la suivre. Or, la liberté telle que propose l’esprit moderne donne « le pouvoir de dénaturer impunément le plus saint des devoirs, de le déserter, abandonnant le bien immuable pour se tourner vers le mal » C’est pourquoi elle n’est plus la liberté mais « une dépravation de la liberté et une servitude de l’âme sans l’abjection du péché. »

Selon toujours l’esprit moderne, l’État doit être indifférent à la religion, même si le peuple est catholique. Cela signifie qu’il ne veut remplir aucun devoir envers Dieu.  Or, « la réunion des hommes en société » est « l’œuvre de la volonté de Dieu » La société civile doit Le reconnaître comme son principe et son auteur, et, par conséquent « rendre à sa puissance et à son autorité l’hommage de son culte. » En outre, la puissance publique a pour raison d’être de répondre aux besoins de la communauté et pour objectif de conduire les citoyens à la prospérité de la vie terrestre ainsi que de leur « accroître la faculté d’atteindre ce bien suprême et souverain dans lequel consiste l’éternelle félicité des hommes, ce qui devient impossible sans la religion. » Il est donc nécessaire de professer une religion dans la société et celle qui est la seule et vraie religion. Il est du devoir du chef de l’État de la protéger et de la défendre. Un État ne doit pas être athée.

De plus, la religion est utile pour les gouvernants comme pour les gouvernés. Celle-ci « impose avec une très grave autorité aux princes l’obligation de ne point oublier leurs devoirs, de ne point commander avec injustice ou dureté, et de conduire les peuples avec bonté et presque avec un amour paternel. » Elle recommande aux citoyens la soumission à l’égard des autorités comme à des représentants de Dieu, les unissant aux chefs de l’État par les liens de l’obéissance, du respect et de l’amour. Elle fait croître les bonnes mœurs qui favorisent la liberté, la prospérité et la puissance d’une nation comme en témoignent l’histoire et la raison.

La liberté d’expression

Une liberté d’expression sans tempérance et mesure n’est pas un droit. « Il serait absurde de croire qu’elle appartient naturellement, et sans distinction ni discernement, à la vérité et au mensonge, au bien et au mal. » Le mensonge et le vice ne peuvent être propagés sans nuire à l’esprit, au cœur et aux mœurs. Pour « la multitude ignorante », ils deviennent une oppression, contre les faibles, une violence. « Il est juste que l’autorités publique emploie à les réprimer avec sollicitude, afin d’empêcher le mal de s’étendre pour la ruine de la société. » Et en raison des subtilités de la dialectique, surtout lorsque celle-ci flatte les passions, « la plus nombreuse de la population ne peut en aucune façon, ou ne peut qu’avec une très grande difficulté se tenir en garde. » La liberté d’expression a pour conséquence la domination des erreurs les plus pernicieuses et les plus perverses. « Tout ce que la licence y gagne, la liberté le perd. »

Cependant, sur « les matières libres que Dieu a laissées aux disputes des hommes », chacun est libre de se former une opinion et de l’exprimer librement. Elle est même utile pour rechercher et connaître la vérité.

La liberté d’enseignement

Portant toujours son regard sur le bien de l’âme, l’encyclique définit la fin de l’enseignement qu’est d’élever l’esprit à la vérité : « l'enseignement ne doit avoir pour objet que des choses vraies, et cela qu'il s'adresse aux ignorants ou aux savants, afin qu'il apporte aux uns la connaissance du vrai, que dans les autres, il l'affermisse. » Par conséquent, l’enseignant doit « extirper l’erreur des esprits » et les protéger des fausses opinions. Ainsi, il est contraire à la raison de défendre la liberté de l’enseignement, laissant à chacun le droit d’enseigner des choses à sa guise, surtout lorsque nous connaissons le poids de l’autorité à l’égard de ses élèves. Afin d’éviter « que l'art de l'enseignement puisse impunément devenir un instrument de corruption », la liberté d’enseignement doit être encadrée.

 « La vérité […] doit être l’objet unique de l’enseignement ». Il existe deux sortes de vérités : la vérité surnaturelle et la vérité naturelle. Ce sont deux trésors qu’il faut préserver de la corruption. La première est révélée par Dieu lui-même quand les secondes proviennent de la raison et constitue« le commun patrimoine du genre humain » et sur laquelle repose les mœurs, la justice, la religion ainsi que la société.

L’encyclique rappelle le rôle bénéfique de l’Église dans la recherche, le progrès et l’enseignement de la science. Dans les « matières qui n'ont pas une connexion nécessaire avec la doctrine de la foi et des mœurs chrétiennes », l’Église laisse toute liberté aux savants.

La liberté de conscience

La liberté de conscience peut être entendue selon deux sens, la première correspondant à la liberté religieuse, la seconde au « droit de suivre, d'après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu, et d'accomplir ses préceptes sans que rien puisse l'en empêcher. » Quand l’encyclique parle de liberté de conscience, elle ne retient que ce dernier sens. L’Église la défend absolument, comme elle en a souvent témoigné dans le passé, « cette liberté, la vraie liberté, la liberté digne des enfants de Dieu, qui protège si glorieusement la dignité de la personne humaine » et qui « est au-dessus de toute violence et de toute oppression. » Cette liberté n’est pas contraire au devoir d’obéissance que nous devons à la puissance publique tant que celle-ci demeure conforme à la volonté divine et reste dans son périmètre de responsabilités. C’est pourquoi, en cas de désaccord avec l’autorité, il est juste de ne pas lui obéir.

De la tolérance au mal

Cependant, consciente de la faiblesse des hommes, l’Église tolère certaines choses contraires à la justice et à la vérité afin d’éviter de plus grands maux, d’obtenir ou de conserver de plus grands biens. De même, l’État doit aussi pratiquer cette tolérance. « Néanmoins, […], si, en vue du bien commun et pour ce seul motif, la loi des hommes peut et même doit tolérer le mal, jamais pourtant elle ne peut ni ne doit l'approuver, ni le vouloir en lui-même, car, étant de soi la privation du bien, le mal est opposé au bien commun que le législateur doit vouloir et doit défendre du mieux qu'il peut. » En outre, la tolérance au mal, qui appartient aux « principes de prudence politique », doit être limitée afin qu’elle ne soit pas nuisible au salut publique, qui est sa raison d’être.

De même, selon cette même prudence et sans s’écarter de sa raison d’être, qui est le salut des âmes, l’Église peut tolérer des libertés modernes sans néanmoins les approuver. Car « une chose demeure toujours vraie, c'est que cette liberté, accordée indifféremment à tous et pour tous, n'est pas, comme nous l'avons souvent répété, désirable par elle-même, puisqu'il répugne à la raison que le faux et le vrai aient les mêmes droits. » Elle a aussi le droit et le devoir de protester contre toute tolérance excessive sans manquer de patience et de douceur.

Résumé de l’encyclique

Le principe que souligne l’encyclique et sur lequel repose sa ferme opposition aux libertés modernes est « que l'homme doit nécessairement rester tout entier dans une dépendance réelle et incessante à l'égard de Dieu, et que, par conséquent, il est absolument impossible de comprendre la liberté de l'homme sans la soumission à Dieu et l'assujettissement à sa volonté. Nier cette souveraineté de Dieu et refuser de s'y soumettre, ce n'est pas la liberté, c'est abus de la liberté et révolte ». Or, « c’est précisément d'une telle disposition d'âme que constitue et naît le vice capital du Libéralisme. » C’est pourquoi, quel que soit son degré, l’Église condamne fermement le libéralisme sous toutes ses formes.

Par conséquent, « il n’est aucunement permis de demander, de défendre ou d'accorder sans discernement la liberté de la pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature a conférés à l'homme. Si vraiment la nature les avait conférés, on aurait le droit de se soustraire à la souveraineté de Dieu, et nulle loi ne pourrait modérer la liberté humaine. Il suit pareillement que ces diverses sortes de libertés peuvent, pour de justes causes, être tolérées, pourvu qu'un juste tempérament les empêche de dégénérer jusqu'à la licence et au désordre. » Finalement, l’encyclique rappelle le principe selon laquelle « une liberté ne doit être réputée légitime qu'en tant qu'elle accroît notre faculté pour le bien ; hors de là, jamais. »

Mais, lorsque ces libertés sont en vigueur dans un État, les fidèles doivent en user pour faire le bien tout « en ayant à leurs égards les sentiments qu’a l’Église. » Et dans une société où on laisse toute licence au mal, nous devons chercher le pouvoir de toujours faire le bien.

Conclusions

Il peut paraître étrange qu’une société qui se veut guider par la seule raison soit si déraisonnable. Léon XIII peut aussi paraître un des premiers prophètes du monde moderne tant la situation qu’il a prévu est là clairement devant nos yeux. La licence et le mensonge, la corruption des mœurs et de l’esprit, ne font que s’empirer de jour en jour au détriment du plus grand nombre, bien peu armé pour s’opposer à la puissance de la parole habile et aux ambitions des plus forts. Les outils modernes tels les réseaux sociaux ne font qu’amplifier un phénomène qui n'a pas cessé de s’étendre depuis des générations. Une minorité a toute liberté pour imposer à tous sa manière de penser et de vivre. Elle est si puissante qu’elle n’ose plus se cacher pour étendre leurs vices et leurs mensonges. Et pour ceux qui s’y opposent, peu à peu, leur liberté se voit limitée. Il ne leur est même plus possible de les condamner sans être victime de la justice des hommes ou de l’opinion…

Mais, tout cela n’est pas extraordinaire. Tout est simplement cohérent. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’homme livré à lui-même ne peut aboutir qu’à cette sinistre réalité. Ce qui est déraisonnable est justement de ne pas entendre sa raison et les leçons de son passé. Forte de son histoire et de son expérience, éclairée par les lumières tant de la raison que de la foi, l’Église connaît bien l’homme dans toute sa réalité, ses faiblesses et ses forces. Elle ne vit pas de chimères. Elle ne se nourrit pas de belles utopies. Elle agit dans un monde réel.

« Les idées développées par le pape et les thèmes abordés, bien que forcément marqués par leur époque, sont d’une acuité intellectuelle toujours vivace. »[26] Léon XIII expose clairement la cause des maux qui nous frappent durement aujourd’hui. En nous détournant de Dieu, ou en vivant comme s’Il n’existait pas, il n’y a point d’autres issus que le déclin et le désastre civilisationnel. En mettant l’homme au centre de la vie, en le désignant comme sa seule fin, il n’y a point non plus d’autres issus que le désordre et la violence. La liberté sans limite ou pour elle-même n’a point de sens. Avec de tels principes, la société non plus n’a plus de raison d’être. C’est une société qui fabrique des esclaves et des fous. La liberté qu’elle vend, ce n’est pas la liberté qui sauve. C'est une véritable servitude.  Car seule la vérité rend libre …

Ainsi, il n’est point possible d’accepter les libertés modernes ou de se compromettre avec ceux qui les professent ou les défendent. Le libéralisme est clairement inacceptable pour les chrétiens. Nous ne pouvons que tolérer ce mal tout en cherchant à s’en servir pour faire le bien pour la plus grande gloire de Dieu. Car finalement, hors de Dieu, que pouvons-nous trouver, sinon la mort ? …


Notes et références

[1] Voir Émeraude, juillet 2024, article "Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps".

[2] Pie IX, Syllabus et l’encyclique. Texte officiel et quelques notes. 5ème édition augmentée du texte latin du Syllabus, 1877, Sandoz et Fischbacher, gallica.bnf.fr. Le Syllabus accompagne l’encyclique Quanta cura.

[3] Encyclique Aeterni Patris, le 4 août 1879. Léon XIII fonde l’Académie pontificale Saint Thomas à Rome, destinée à l’étude et à la diffusion de la doctrine thomiste.

[4] Encyclique Providentissimus Deus, le 18 novembre 1893. Il institue une commission biblique chargée d’étudier les questions les plus ardues de la Sainte Écriture et de surveiller l’exégèse catholique.

[5] Encyclique Diuturnum, 29 juin 1881.

[6] Pierre de Luz, Histoire des Papes, 2ème tome, XII, éditions Albin Michel, 1960.

[7] Benoît XVI, Homélie du 5 septembre 2010 lors du bicentenaire de la naissance du pape Léon XIII.

[8] A. Boulenger, Histoire de l’Église, troisième époque, période contemporaine, chap. IV, I, n°290, A, librairie Emmanuel Vitte, 1923.

[9] Voir Émeraudejuillet 2024, article "Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps".

[10] Léon XIII, Inscrutabili Dei Consilio sur les maux de la société moderne, 21 avril 1878, laportelatine.org.

[11] Léon XIII, Inscrutabili Dei Consilio.

[12] Léon XIII, Arcanum Divinae sur le mariage chrétien, 10 février 1880, vatican.va.

[13] Léon XIII, Diuturnum sur l’origine du pouvoir civil, 26 juin 1881, vatican.va.

[14] Léon XIII, Officio sanctissimo, 22 décembre 1887, laportelatine.va.

[15] Léon XIII, Aeterni Patris, 4 août 1879, vatican.va.

[16] Léon XIII, Inscrutabili Dei Consilio.

[17] Léon XIII, Humanum genus, condamnant le relativisme philosophique et moral de la franc-maçonnerie, 20 avril 1884, vatican.va.

[18] Léon XIII, Sapientae Christianae sur les principaux devoirs des chrétiens, 10 janvier 1890, vatican.va.

[19] Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892, vatican.va.

[20] L’encyclique In plurimis du 5 mai 1888 adressée aux évêques brésiliens traite de l’esclavage en raison de la loi qui l’abolit au Brésil. L’encyclique Rerum Novarum s’intéresse à l’esclavage moderne que crée l’industrialisation de l’Europe. Il demande ainsi aux riches et patrons de ne point traiter l’ouvrier en esclave.

[21] Léon XIII, Immortale Dei, 1er novembre 1885, vatican.va. Les citations provenant de ce texte seront suivies de [ID].

[22] Saint Augustin, Epist. IV, ad Donatistas, cap. II, n°9.

[23] Léon XIII, Libertas Praestantissum, 20 juin 1888, vatican.va. Les citations proviennent de cette encyclique.

[24] Voir Émeraude, juin 2024, article "La liberté de conscience".

[25] Saint Augustin, Du libre arbitre, 1. I, c. 4, n°15, dans l’encyclique Libertas Praestantissum.

[26] Jean-Baptiste Noé, Léon XIII et la liberté, contrepoints.org, 14 juillet 2012. Jean-Baptiste Noé est directeur d’Orbis, école de géopolitique.