" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 28 août 2021

Théorie sur l'origine de la vie : de la génération spontanée à la soupe primitive

Pour notre contemporain, tout a une fin, y compris ses rêves et ses souvenirs. Rien ne résiste à l’usure du temps. Son regard est ainsi enfermé dans un monde restreint. Pour le chrétien, l’immortalité ou encore l’éternité ont du sens. Son regard porte sur un horizon vaste qui ne connaît ni de limite ni de frontière. Est-ce pour cette raison qu’il a su bâtir une civilisation dont nous admirons encore la beauté et la grandeur dans ces prodigieuses cathédrales qui s’élèvent au ciel pour nous offrir l’éternité ? Une œuvre s’élève plus facilement quand le ciel est haut, quand le regard porte vers le lointain.

L’âme tournée vers Dieu, le chrétien sait que la mort n’est pas une fin mais un passage obligé, un col qu’il faut franchir. Le corps délaissé pour un temps sur le bord du chemin, l’âme quittera ce monde pour vivre un autre, la crainte se mêlant sans-doute à l’amour, source de confiance et d’espérance. La vie ici-bas n’est qu’une préparation à la mort afin qu’elle ouvre la voie à une vie éternelle. Tout change quand nous songeons à cette éternité qui peut s’ouvrir à l’homme. Notre vie ici-bas prend alors tout son sens. La mort n’est plus une fin…

La vie, un don de Dieu

« Le corps est mortel, parce qu’il peut être délaissé de toute vie et qu’il ne vit jamais par lui-même »[1]. Par ces quelques mots, Saint Augustin nous décrit une réalité que nous avons tendance à oublier. Nous vivons dans notre corps parce que celui-ci a reçu la vie et que cette vie perdure sans qu’il n’en soit la source. Certes, nous pouvons mettre fin à la vie comme elle peut s’éteindre en nous pour mille raisons mais cela ne signifie pas qu’elle nous appartienne ou qu’elle est aux mains d’un autre. Si un enfant peut naître d’une éprouvette, n’imaginons pas que la vie peut être un don de la science. La procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui désignent des techniques qui favorisent la naissance d’un enfant en détournant les règles de la nature auxquelles l’homme est pourtant soumis. Elles ne sont pas la cause de la vie. L’homme est-il même capable de concevoir ce qu’il ignore ? Les médecins les plus sages ont bien compris, et cela depuis bien longtemps, qu’ils collaborent à une œuvre qui les dépasse

Certains pourront encore prétendre, comme dans les civilisations antiques, que l’enfant est la propriété du père ou de la mère puisqu’ils l’ont conçu. De même, est-ce que parce qu’elle a collaboré, volontairement ou non, à la conception d’un être et qu’elle le porte de longs mois dans ses entrailles que la mère a droit de vie et de mort sur lui ? Les parents, pensent-ils en être les légitimes détenteurs, ou disons le mot, les heureux propriétaires? La loi humaine ou encore la volonté de l’homme n’ont aucune légitimité sur la vie. N’a-t-il pas appris à ses dépens qu’il ne peut user de la vie selon son bon vouloir sans se nuire à lui-même ? La vie sous toutes ses formes est un don de Dieu. Qui peut en effet donner la vie si ce n’est Celui qui a la vie en soi ?

Pour un chrétien, la vie humaine est sous la protection d’un commandement divin : « tu ne tueras pas ». Il sait en effet que toute vie est un don de Dieu dont il n’est pas propriétaire. Il ne peut disposer de la vie, et aussi de la sienne, comme il l’entend. Son origine divine implique un profond respect à l’égard de tout être humain. Toute atteinte à sa vie est alors intolérable, et donc condamnable. Le respect de la vie résulte donc de la foi en un Dieu créateur et en sa Parole. Le commandement divin n’est pas un vain mot inscrit sur une pierre. Il témoigne de la volonté divine et implique une justice elle-aussi divine. « Tu ne tueras pas ». Or, toute violation d’une loi implique sanction. La justice n’est pas propre à l’homme. Mais si le soleil comme la pluie, la fortune ou la misère n’épargnent ni les justes ni les injustes, comment la justice divine peut-elle s’appliquer ? Si  ce n'est après la vie...

Que devient la foi en un Dieu créateur de la vie devant une science qui prétend expliquer son origine par des réactions mécaniques ou chimiques ? Faisons un point de situation sur ces théories…

Les théories antiques de la génération spontanée

Une des théories les plus anciennes sur l’origine de la vie est celle de la génération spontanée. Selon cette thèse, la vie apparaîtrait à partir de matière inerte. Nous la retrouvons dans des légendes antiques. Des insectes pourraient naître de la sueur ou des ordures. Des abeilles viendraient parfois du sang corrompu des taureaux immolés. Ces récits cherchent à interpréter ce qu’ils observent sans fournir d’explication sur l’origine de la vie.

Des philosophes ont aussi traité de la génération spontanée. Aristote décrit parmi les modes de génération possible de certaines plantes et animaux celle consistant à naître de la terre et plus précisément de diverses excrétions. Il y a « des plantes qui naissent de semence ; d’autres poussent comme si la nature les produisait spontanément »[2], c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’autres plantes. Certains insectes « naissent spontanément, à la façon de quelques plantes. »[3] Cependant, ne nous trompons pas. Aristote juge la génération spontanée possible d’après ses observations ou encore d’après l’apparence. Des êtres vivants naîtraient à partir des excrétions où se mêlent la terre et l’eau. « Ce n’est pas réellement aucun être puisse venir de la corruption : mais il naît de la coction »[4], c’est-à-dire de la digestion. Une chaleur psychique, c’est-à-dire la chaleur de l’âme au sens aristotélicien, réside dans l’eau et donne vie au corps qui se forme. D’autres auteurs grecs et latins comme Théophraste et Sextus Empiricus sont aussi persuadés que certaines plantes naissent par génération spontanée.

Pour Lucrèce (98-55 avant J. C.), « la terre a reçu le nom de mère, puisque c’est de la terre que toutes créatures sont nées. »[5] Cet auteur latin pense aussi que cette génération spontanée se poursuit encore, même si elle demeure plutôt rare. Cette qualité de spontanéité lui est essentielle car elle lui permet de récuser tout dessein dans la nature et donc toute divinité capable de la créer. Pourtant, Lucrèce lui attribue des marques évidentes d’intelligence tant elle est personnifiée. Elle est en effet « créatrice », « souveraine ». Elle « exige », elle délibère. Comme un artisan, elle « accomplit tout d’elle-même, spontanément, sans aucun secours divin » à partir de tentatives dont certaines produisent des structures fiables et stables. « Le monde est l’ouvrage de la nature, que d‘eux-mêmes, spontanément, par le seul hasard des rencontres, les atomes, après mille mouvements désordonnés et tant de jonctions inutiles, ont enfin réussi à former les unions qui, aussitôt, accomplies devaient engendrer ces merveilles : la terre, la mer, le ciel et les espèces vivantes. »[6] Lucrèce est convaincu que la vie résulte de l’organisation des atomes

Enfin, selon une thèse stoïcienne, que défend par exemple Posidonius (135-51), des êtres vivants peuvent naître de la matière car l’univers est un vaste corps unifié animé et structuré, qui contient en lui un germe vital, source de tout être vivant. Cette idée est développée par les néoplatoniciens. Notons que cette théorie réapparait de nos jours comme si elle était nouvelle…

De ces trois thèses bien différentes, nous pouvons conclure que la théorie de génération spontanée n’est pas unique. Pour certains, aristotéliciens et stoïciens, la génération spontanée est un des modes possibles de génération des êtres vivants. Néanmoins, la vie ne vient pas de la matière mais d’un germe qui donne vie à la matière. Pour d’autres, épicuriens, partisans de Démocrite ou de Lucrèce, la génération spontanée est la cause de la vie sur Terre. Il serait donc erroné de confondre la thèse d’Aristote qui interprète des faits observés pour expliquer des cas particuliers, et celle de Lucrèce, par exemple, qui fournit une explication de l’origine de la vie par la seule matière. Comment peuvent-ils être d’accord sur un point si important quand leur philosophie de la vie et de l’homme est bien différente ?

Les théories de la génération spontanée chez les auteurs chrétiens

Plus tard, instruits par les savants antiques, surtout par Aristote, des auteurs chrétiens sont aussi persuadés de la réalité de la génération spontanée. Dans son commentaire de la Genèse, Saint Basile (329-379) voit encore l’eau des marais comme lieu de génération des grenouilles et des insectes[7]. Il utilise cet exemple pour montrer que les eaux peuvent produire des êtres vivants, ayant reçu la faculté de les générer par la parole divine. Saint Basile utilise ainsi le savoir de son temps pour montrer la vraisemblance de l’œuvre de la Création selon la Sainte Écriture. Il ne peut guère en effet remettre en cause un savoir que valident les savants de son époque.

De même, Saint Augustin (354-430) n’ignore pas la théorie de la génération spontanée et tente de l’expliquer par la théorie des causes séminales. Il distingue en effet deux modes de génération, soit par des semences provenant d’un être vivant antérieur, soit de la matière inorganique qui possède depuis l’origine première de la création des provisions de germes créés pas Dieu et susceptibles d’engendrer des êtres vivants[8]. Dans la génération spontanée, la vie ne provient pas directement de la matière mais de semences cachée dès l’origine dans la matière et qui se développent en raison des conditions favorables. Ce sont « des forces actives provenant immédiatement de Dieu et ordonnées à produire directement tels et tels êtres vivants déterminés. »[9] Saint Augustin prend ainsi en compte la croyance de son temps en la génération spontanée dans son explication de l’œuvre divine de la Création. Notons que contrairement aux théories antiques des philosophes païens, qui impliquent l’intervention continue d’une chaleur ou d’une force active dans la génération spontanée, Saint Augustin préconise une intervention initiale et définitive de Dieu. Dieu est la cause première de toute vie ici-bas.

Au XIIe siècle, la découverte des traités d’Aristote et de ses commentateurs remet en honneur la théorie aristotélicienne de la génération spontanée, alors admise comme un fait scientifique. Saint Albert le Grand (1193-1280) puis Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) la prennent en compte et l’utilisent pour confirmer l’idée d’une intervention continue de Dieu dans la génération de la vie.

Dans leurs ouvrages, les Pères et les docteurs de l’Église ne cherchent donc pas à démontrer la théorie de la génération spontanée, à la confirmer ou à l’affirmer, à partir de la Sainte Écriture ou de la théologie mais s’en servent comme argument ou exemple dans leur démonstration, notamment pour montrer qu’elle ne s’oppose pas à la foi. Ils ne peuvent en effet l’ignorer puisqu’elle est admise par la croyance universelle de leur temps. Soulignons que seules les théories aristotéliciennes et stoïciennes sont admises.

Nous constatons de nouveau une diversité de thèses portant sur la génération spontanée, y compris chez les auteurs chrétiens. Cependant, ceux-ci sont unanimes pour défendre le dogme de la Création et cherchent à le concilier avec les théories aristotéliciennes et stoïciennes. Notons aussi que les théories défendues par les auteurs chrétiens s’opposent à l’apparition de la vie à partir de la matière seule.

La question de la génération spontanée à partir du XVIIIe siècle

             Diderot                 

Après cette rapide synthèse historique des théories de la génération spontanée, il est bien curieux d’entendre aujourd’hui que « le concept de génération spontanée est apparu en France à la fin du 18ème siècle. »[10] Notons plutôt un changement profond dans la croyance en la génération spontanée au XVIIIe siècle. La théorie aristotélicienne est vivement combattue soit par la doctrine augustinienne de la préexistence des germes, qui semble alors s’imposer, soit par la théorie matérialiste de Lucrèce qui réapparait, notamment avec Diderot. Enfin, le principe même de la génération spontanée ne fait plus consensus. Des expériences commencent à la remettre en cause. C’est ainsi qu’elle est le lieu d’un débat vif entre scientifiques, philosophes et théologiens, débat où se mêlent des arguments non seulement scientifiques mais aussi métaphysiques et religieux. Pour certains, il est l’occasion de remettre en cause l’aristotélisme et la philosophie thomiste puis l’influence de la métaphysique sur le discours scientifique. Pourtant, l’histoire montre que Saint Augustin comme Saint Thomas d’Aquin ont pris en compte les faits et croyances scientifiques de leur temps sans chercher à les confirmer ou à les affirmer afin de les intégrer dans leur doctrine et de vérifier la conformité des données scientifiques de leur époque avec la Sainte Écriture et leur foi. Si les thèses scientifiques s’avèrent erronées, cela ne remet pas en cause ni leur explication, qui devient alors inutile, ni leur théologie ou philosophie …

Est-il en effet possible pour un théologien ou un philosophe d’ignorer les théories scientifiques admises à leur époque si elles ont nécessairement un impact sur leurs thèses ou leurs doctrines ? Un croyant peut-il aussi les méconnaître au nom de l’impartialité de la science alors qu’elles remettent en cause ce qu’il croit et pratique ? C’est aussi oublié qu’une théorie portant sur la nature de l’homme ou sur la vie se fonde nécessairement sur une philosophie et sur des croyances. En fait, nous constatons que, de nos jours, une théorie n’est considérée comme scientifique que si elle entre dans une conception matérialiste de la vie comme l’affirme encore récemment un chercheur. « Le problème de l’origine de la vie, indissociable de celui de la nature des vivants, ne pouvait être appréhendé de manière scientifique avant que l’on s’affranchisse des croyances et des doctrines religieuses même si certains philosophes grecs de l’antiquité comme Démocrite, Épicure et Lucrèce s’efforcèrent d’élaborer une philosophie matérialiste »[11].

Une remise en cause de la génération spontanée

Les différentes théories de la génération spontanée sont en fait remises en cause dès le XVIIe siècle en raison d’une expérience d’un médecin italien, Francesco Redi (1626-1691). Celui-ci découvre dans un traité de William Harvey une proposition qui pourrait expliquer l’apparition d’insectes, de vers et de grenouilles dans de la viande en décomposition à partir d’œufs ou de graines trop petites pour être vues. Or, ce médecin croit en la valeur des expérimentations pour vérifier la véracité d’une thèse. Il a déjà mené des expériences pour confirmer certaines découvertes en toxicologie. En 1668, Redi mène alors des expériences qui confirment finalement la proposition de Harvey. Cependant, il ne rejette pas la génération spontanée dans le cas de certains parasites.

Souvent, cette expérience est mise en exergue parce qu’elle annoncerait la révolution scientifique en cours au XVIIIe siècle. Selon des articles, il voulait combattre les préjugés et s’opposer à la pensée dominante, voire à l’Église. Pourtant, « il n’y a chez lui nulle velléité de rupture avec quiconque, d’appel à faire table rase comme on trouve chez Descartes. Comme tous les médecins et naturalistes de l’âge classique (Harvey, Borelli, Swammerdam, etc.), Redi conteste sans arrogance le savoir et l’autorité des anciens, questionne respectueusement la littéralité des Écritures, et met en œuvre des raisonnements et des argumentations bien différents de ceux qui prévaudront avec Claude Bernard au milieu du XIXe siècle. »[12] En clair, ce serait une faute d’anachronisme de voir en cette expérience une annonce d’une prétendue révolution scientifique. Mais, pour certains historiens, cette expérience serait le point de départ des débats vigoureux portant sur la génération spontanée.

Cependant, il ne faudrait pas oublier que des médecins et alchimistes, comme Paracelse (1493-1541) ou Van Helmont (1579-1644), ont prétendu faire naître la vie à partir de la matière. Van Helmont est lui-aussi parfois considéré comme « le précurseur de la science moderne »[13]. Mais contrairement à ceux qui les ont précédés, c’est au nom de leur théologie et de leur cosmologie étrange qu’ils élaborent leur théorie de génération spontanée. Contrairement aux anciens, dont ils récusent l’autorité et brûlent les livres, ils mêlent différents types de connaissances sans distinction ni prudence, n’hésitant pas à s’appuyer sur la Sainte Écriture pour démontrer des théories dites scientifiques.

Les théories sur la génération spontanée comme leur remise en cause font intervenir de nombreuses personnalités, dont certaines ne sont pas scientifiques. Nous pouvons citer Buffon (1707-1788), Réaumur (1683-1757), Charles Bonnet (1720-1793), La Mettrie (1709-1751) sans oublier Voltaire et Diderot. 

Controverses scientifiques

La découverte des microorganismes par Van Leeuwenhoek (1632-1723) réveille le débat sur la génération spontanée grâce à un des microscopes qu’il a fabriqués. Il suggère qu’ils proviennent d’autres organismes. Deux expériences aux résultats contradictoires vont chercher à répondre à ces interrogations.

En 1750, John Turberville Needham (1713-1781), prêtre catholique et scientifique renommé, publie les résultats de ses expériences qui confirment la thèse de la génération spontanée des microorganismes. Après avoir réchauffé un bouillon de viande scellé de manière hermétique, il y découvre plusieurs jours plus tard de petits organismes alors que la chaleur aurait dû détruire toute contamination extérieure. Buffon (1707-1788), naturaliste français, utilise ces résultats publiés pour défendre l’idée de l’apparition de nouveaux organismes vivants par la réunion de molécules organiques provenant de la désagrégation des êtres vivants. Cette théorie apparait déjà au XVII siècle chez le père jésuite Athanase Kircher (1602-1680).

Dans la publication de ses travaux en 1765 et 1767, l’abbé Lazzaro Spallanzani (1729-1798), lui-même scientifique, réfute la thèse de Needham. Nous savons aujourd’hui que les conclusions de Neddham sont erronées en raison de conditions expérimentales insuffisantes. En effet, pour vérifier sa proposition, c’est-à-dire la génération spontanée des microorganismes, Needham stérilise un bouillon de culture et constate la présence de nouveaux microorganismes, concluant alors à leur génération spontanée alors qu’avec un autre protocole expérimental, Spallanzani constate leur absence après une stérilisation plus efficace. En fait, l’interprétation de Needham s’avère fausse. Le temps d’ébullition de son bouillon de culture s’est avéré trop court pour stériliser ses différents flacons. Cependant, Spallanzani reste perplexe puisqu’il constate aussi la présence de microorganisme en dépit d’une longue ébullition. Nous savons aujourd’hui que des microorganismes peuvent produire des « germes » capables de résister à une forte chaleur.

Au XIXe siècle, par de nouvelles expériences, Louis Pasteur (1822-1885) apporte enfin une réponse aux questions que soulève Spallanani. Il montre en effet que les microorganismes se trouvent en suspension dans l’air. Par conséquent, les microorganismes des bouillons de culture proviennent bien d’organismes semblables préexistants. Il démontre alors que « la génération des êtres microscopiques est une chimère. Chaque fois qu’on y a cru, on a été le jouet d’une erreur. »[14] Pasteur réfute en fait aux publications de Félix Pouchet (1800-1872) en faveur de la génération spontanée qu’il définit comme « la production d’un être organisé nouveau, dénué de parents, et dont tous les éléments primordiaux ont été tirés de la matière ambiante »[15]. Il qualifie ce mode de génération comme une création. Cependant, Pasteur ne réfute pas les théories de la génération spontanée. Il est convaincu qu’elles relèvent de la croyance. « Je pense donc, Monsieur, écrit-il à Pouchet, que vous avez tort, non de croire à la génération spontanée, car il est difficile dans une pareille question de n’avoir pas une idée préconçue, mais d’affirmer la génération spontanée. »[16]

Selon la plupart des commentateurs, Pasteur a mis fin au débat. À la fin du XIXe siècle, la communauté scientifique est alors désormais convaincue que tout être vivant provient d’un autre être vivant. Les théories de génération spontanée sont alors abandonnées. Mais une question demeure. D’où viennent les êtres vivants puisqu’ils proviennent eux-mêmes d’êtres vivants ? Une autre plus cruciale : d’où vient la vie, c'est-à-dire le premier être vivant ?

La théorie de la « soupe primitive »

Cependant, nombre de biologistes de l’époque tels Thomas Huxley (1825-1895), Ernst Haeckel (1834-1919), Eduard Pflüger (1829-1910), pour ne citer que les plus célèbres, affirment que l’apparition de la vie a dû être le résultat d’une évolution chimique de la matière. Des expériences sont aussi menées pour obtenir de la matière vivante dans des laboratoires. Ils reviennent ainsi à la théorie matérialiste de la génération spontanée. Mais la théorie porte un autre nom. Elle est connue sous le nom de « soupe primitive ».

Comme tout être vivant est composé de matière organique, des scientifiques vont chercher à montrer que les composés organiques peuvent être élaborés à partir de la matière. En 1828, Friedrich Wöhler (1800-1882) obtient de l'urée, c’est-à-dire un composée organique en chauffant du cyanate d'ammonium. Par la suite, toutes sortes de substances organiques vont être synthétisées au cours du XIXe siècle à partir de précurseurs inorganiques. Les composés organiques fabriqués sont de plus en plus complexes. La première enzyme est cristallisée en 1926 par James Sumner (1887-1955). Et c’est alors qu’il est proclamé que la vie provient d’une « soupe primitive ».

La théorie de la « soupe primitive » est même devenue une pensée dominante de nos jours. Dans une récente émission [17], elle est décrite comme une vérité incontestable. Cependant, elle présente deux faiblesses. Quels que soient les résultats de leurs expériences, les savants ne peuvent éviter que leur fabrication de matière organique demeure artificielle, c’est-à-dire l’œuvre des hommes. Rien ne permet de prouver qu’elle soit réalisable par la nature seule. Puis, elle se réalise toujours selon des conditions particulières, celles d’un laboratoire.

Vers la création de la vie ?

En 1924, Alexandre Oparin (1894-1980), un biochimiste soviétique, émet l’hypothèse selon laquelle les molécules organiques auraient pu se former à partir des conditions de l'atmosphère primitive telles qu’elles étaient définies à cette époque, c’est-à-dire un mélange de gaz particulier soumis à des éclairs, c’est-à-dire à de fortes décharges électriques. L’hypothèse est aussi émise par John Haldane (1892-1964). Des chimistes comme W. Groth et H. Suess et des biologistes comme A. Dauvilliers et E. Desguins proposent aussi dans les années 1930 des hypothèses photochimiques pour expliquer la synthèse des premiers constituants organiques. C’est ainsi que se développe et s’enrichit la théorie de la « soupe primitive ».

En 1953, sur proposition de son chef d’étude, le jeune doctorant Stanley Miller réalise une expérience pour mettre à l’épreuve l’hypothèse d’Oparin. Il reconstitue en laboratoire dans un ballon le mélange gazeux tel que l’imagine Oparin et lui soumet un arc électrique simulant les orages de la Terre primitive. Il découvre alors l’apparition d’acides aminés. Dans les années 60, d’autres travaux parviennent à synthétiser d’autres produits.

Cependant, de nos jours, les biochimistes savent qu’à l’origine, le mélange gazeux était différent et ne pouvait donner lieu à de tels résultats. Enfin, les découvertes sur la génétique remettent en cause ces théories réductrices de la vie. L’être vivant ne se réduit pas à un composé de matière organique. La fabrication de briques n’explique guère la construction d’une maison de briques. Et comme le remarquait déjà Saint Thomas d’Aquin, le cadavre est aussi un composé de matière organique, et pourtant, il n’est pas un être vivant. En dépit de plus d’un siècle d’efforts, le rêve de voir surgir la vie à partir d’une réaction chimique n’est toujours pas exaucé en dépit des promesses.

La théorie de panspermie

L'allemand Richter élabore une autre théorie sur l’origine de la vie au XIXe siècle en 1865. Selon cette thèse, la vie a toujours existé dans l’univers et se propage au moyen de germes. Plus tard, d’autres scientifiques expliquent la naissance de la vie sur Terre au moyen des météorites qui, contenant des germes de matières organiques, l’ont apportée en s’écrasant sur notre planète. L'idée est reprise et vulgarisée au tout début du XXe siècle par le savant suédois Svante Arrhenius (1859-1927) sous une forme plus élaborée connue sous le nom de panspermie. Mais, cette théorie ne résout pas le problème. Soit elle ne fait que le déplacer puisque qu’elle ne donne pas directement de réponse à la question de l’origine des éléments organiques, même si selon des scientifiques, ils pourraient provenir de l’explosion d’un soleil. Soit elle le rend caduque en prétextant l’éternité de la vie, qui demeure alors une croyance ou une opinion, par conséquent indémontrable, et donc ne peut prétendre être une vérité scientifique …

Conclusion

La théorie de la génération spontanée demeure encore vivace de nos jours, y compris dans les communautés scientifiques. Si son nom a changé et son contenu a évolué au cours des siècles, elle domine encore les esprits, notamment sous le terme de « soupe primitive ». Elle est même devenue un des socles sur laquelle repose l’évolutionnisme. Mais contrairement aux discours que nous entendons souvent et à l’enseignement fourni dans nos écoles, elle n’est ni démontrée ni démontrable. Si à l’origine, elle s’est développée en raison d’erreurs d’observation, faute d’instruments adéquats, de nos jours, comme ancrée par les âges, elle n’a plus de telles excuses. Elle reste une croyance chère à une idéologie puisqu’elle lui est indispensable.

Mais si la vie n’est qu’une évolution de la matière, pourquoi mérite-elle tant de respect et de protection ? Laissons-là aux mains des laboratoires et des chimistes afin qu’elle évolue encore selon nos intérêts ! Que les expériences se poursuivent et fassent progresser l’homme ainsi que les animaux et les plantes ! C’est alors que le chrétien proteste de toute son âme. Non, la vie n’appartient pas à l’homme. Elle est un don de Dieu. Mais nos contemporains n’aiment guère entendre un tel cri. Le courage leur manque pour admettre qu’ils se sont égarés depuis bien des années. Cependant, le temps lui est compté…

 

 

 

 

Notes et références

[1] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIII, II.

[2] Aristote, Traité de la génération des animaux, livre I, chapitre I, 10, Hachette 1887.

[3] Aristote, Traité de la génération des animaux, livre III, chapitre VIII, 7.

[4] Aristote, Traité de la génération des animaux, livre III, chapitre X, 10.

[5] Lucrèce, De la Nature, livre V, Flammarion, trad. H. Clouard, 1964.

[6] Lucrèce, De la Nature, livre II.

[7] Voir Hexaméron, Saint Basile le Grand, Homélie septième, trad. Abbé Auger, 1827.

[8] Voir De la Trinité, Saint Augustin, livre III, chap. 9, trad. par M. Devoile, bkv.unifr.ch.

[9] R. de Sinéty, Saint Augustin et le transformisme, dans Archives de philosophie, vol. 7, n°2, Études sur Saint Augustin, 1930, jstor.org.

[10] Pascal Charbonnat, La naissance du concept de génération spontanée en France au 18ème siècle, Colloque international Les Lumières et l’idée de nature, octobre 2008, archivage 7 juin 2020, dernières modifications 4mars 2021, lu le 18 juillet 2021, halshs.archives-ouvertes.fr.

[11] D. Pol, Université Pierre et Marie Curie, Une petite histoire des recherches scientifiques sur l’origine de la vie, mise à jour le 26juillet 2007, lu le 19 juillet 2021, acces.ens –lyon.fr.

[12] Pascal Duris, professeur en épistémologie et histoire des sciences, université Bordeaux 1, En finir avec la révolution scientifique, Génération spontanée et démarche expérimentale au XVIIe siècle, conférence à Poitiers, 6 mars 2013.

[13] Daily science, article Jean-Baptiste Van Helmont, un scientifique rebelle du XVIIe siècle, 26 janvier 2016, lu le 13 mai 2022. Une plaque érigée en 1889 au cœur de Bruxelles l’honore de ce titre.

[14] Pasteur, amphithéâtre de la Sorbonne, 1864.

[15] Pouchet, Hétérogénie, ou traité de la génération spontanée basé sur de nouvelles expériences, chapitre I, Paris, J.-B. Baillière et fils, gallica.bnf.fr.

[16] Pasteur, dans Pasteur et Pouchet, hétérogénèse de l’histoire des sciences, Bruno Latour, dans Éléments d’histoire des sciences, Bordas, 1989,  www.bruno-latour.fr.

[17] Voir L’odyssée interstellaire, série documentaire de la chaîne Arte, août 2021.

samedi 17 juillet 2021

L'homme machine, une conception de la vie révélatrice d'une science sûre d'elle-même...

Selon La Mettrie, l’homme n’est qu’une machine qui se distingue de l’animal et des autres êtres vivants que par son organisation et sa complexité. La pensée, la connaissance, la volonté, le sentiment ou encore l’amour, tout cela n’est que le produit de phénomènes physiques. La position de La Mettrie, aussi radicale soit-elle au XVIIIe siècle, n’est plus aussi audacieuse de nos jours, non pas parce qu’elle est d’un âge dépassé mais parce qu’elle est plutôt partagée par un grand nombre de nos contemporains. Ce qui était en effet le produit d’une imagination débordante et frénétique est sans-doute devenu en notre siècle une des banalités admises comme vérité certaine, ou au moins inconsciemment admise.

Pour s’en convaincre, les partisans d’une conception purement matérialiste de l’homme évoquent les découvertes et les progrès de la biologie dans toutes ses composantes comme la psychologie ou la neurologie. En un mot, ces sciences défendraient et démontreraient l’idée de la pure matérialité de l’homme. Il serait alors bien prétentieux de ne pas les entendre et de les suivre, nous disent-ils, puisque leur objet d’étude est justement la vie et l’homme. En outre, les technologies actuelles sont désormais capables de concevoir des robots dotés d’une intelligence artificielle, qui non seulement peuvent bouger et parler mais aussi témoigner des sentiments et battre des joueurs d’échec. Si l’homme est capable de concevoir un humanoïde, pourquoi l’homme ne serait-il pas lui-même une machine ?

Une hypothèse porteuse d’interrogations

Admettons donc cette conception de l’homme machine. Admettons en effet que nous ne sommes que matière admirablement bien organisée et que tout en nous n’est que le produit de mécanismes physiques et de réactions chimiques. Nous finirions alors par admettre que ce que nous appelons « vie » ne désigne finalement que le fonctionnement de notre corps, la maladie qu’une panne ou un bug, la vieillesse qu’une usure, la mort qu’un arrêt définitif. La médecine consisterait à entretenir la machine, à corriger les erreurs, à remplacer les membres ou organes usés, abîmés, mal conçus. Ce qui compte alors pour l’homme, ce n’est pas la vie en elle-même, celle qui coule dans ses veines, mais celle qui se déploie de lui-même, son efficacité ou encore ses performances. Un robot n’a en effet de valeur qu’en fonction de ce qu’il fait et non de sa constitution.

Si l’homme n’était qu’une machine, il ne présenterait en effet de l’intérêt que dans ce qu’il fait ou réalise et non dans ce qu’il est. La vie n’aurait alors de valeur qu’en fonction de son utilité, de ses capacités, de ses performances. La morale ne serait donc qu’une norme ou un ensemble de règles qui permettraient à l’homme d’atteindre cette efficience dans un environnement donné et en relation avec les autres machines. Et si son milieu évoluait ou si d’autres normes lui permettaient d’accroître son bonheur, alors la morale devrait changer. Tout ne serait vu et accepter selon ce prisme utilitariste. Mais, qui pourrait lui dire ce qui lui est utile ou inutile ? Et surtout, qui l’aurait dit au premier homme ?...

Une machine est conçue par l’homme pour réaliser des tâches pour lui, c’est-à-dire pour lui être utile. Elle part donc de l’homme pour revenir à lui. Une machine à laver qui ne lave pas son linge est sans valeur. Tout jugement sur la machine porte donc sur son efficacité. Il ne s’agit pas de faire pour faire mais de faire ce qu’il faut faire, c’est-à-dire d’atteindre un objectif qui lui a été préalablement fixé, c’est-à-dire imposé à la machine. Par conséquent, il n’est guère possible de parler de machine sans évoquer sa finalité. Qui aurait donc défini au premier homme ses tâches ?…

Une machine est d’abord et avant tout l’œuvre d’un homme. Elle ne naît pas d’elle-même ni de la nature. Il n’y a pas d’intelligence artificielle sans développeur ni processeur. Même si nous pouvons encore croire qu’il est possible à une machine de concevoir une autre machine, il reste nécessaire d’en fabriquer la première dotée de la capacité de concevoir une autre machine. En conséquence, puisqu’une machine est nécessairement liée à son concepteur, nous nous heurtons encore à une interrogation. Qui a conçu le premier homme machine ?

Une machine n'est pas conçue de rien. Elle part toujours d'un modèle. C'est en effet en observant le monde qui l'entoure, en s'observant lui-même,  qu'il invente et réalise outils, automates, robot. Qui a été le modèle de l'homme machine ?

La conception matérialiste de l’homme soulève aussi quelques questions sur la notion même de la science de la vie. Si nous n’étions que le produit d’un ensemble de mécanismes physico-chimiques, alors l’étude de l’homme ne diffèrerait guère des sciences physiques. La biologie et toutes ses composantes n’auraient plus de raisons d’être, ou du moins, elles constitueraient un élément constitutif des sciences physiques, perdant ainsi toute autonomie. À quoi bon donc d’écouter les biologistes ? Autant écouter le physicien ou le chimiste ! Par conséquent, nous tomberions dans une intolérable contradiction. Si nous devions en effet écouter les experts biologistes qui considèrent l’homme comme une machine en raison de leur science, nous serions aussi obligés de remettre en cause leur légitimité pour en parler !

Le fait même que la biologie constitue une science à part des sciences physiques montre une distinction dans leur objet d’étude. Certes, elle a besoin des connaissances que les autres sciences peuvent lui apporter, mais celles-ci ne lui suffisent pas. 

Qu’est-ce que la « biologie » ?

Selon Wilhelm Engelmann[1], le terme de « biologie » a été utilisé pour la première fois et simultanément par le médecin allemand Treviranus (1776-1837) et le naturaliste français Lamarck. Treviranus définit l’objectif de cette nouvelle science. « Les objets de nos investigations seront constitués par les différentes formes et manifestations de la vie, les conditions et les lois sous lesquelles ce phénomène a lieu et les causes par lesquelles il est déterminé. La science qui s’occupe de ses objets sera désignée par nous du nom de biologie ou science de la vie. »[2] La biologie aurait pour objectif d’étudier les conditions générales du phénomène de la vie, c’est-à-dire ses manifestations et non la vie en elle-même. Elle suppose l’existence de lois et le déterminisme …

Lamarck est sans-doute plus précis en limitant la biologie au corps vivant. « C’est une des trois parties de la physique terrestre ; elle comprend tout ce qui a rapport au corps vivant, et plus particulièrement à leur organisation, à ses développements, à sa composition croissante, avec l’ensemble prolongé des mouvements de la vie, à sa tendance à créer des organes spéciaux, à les isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. »[3]. La biologie devra examiner les facultés générales des corps vivants, les différentes catégories dans lesquels ils peuvent être répartis et enfin leur formation successive. Notons qu’il intègre la biologie à la physique.

Par conséquent, Treviranus et Lamarck constituent la biologie comme une science capable d’établir des lois sur les phénomènes de la vie ou sur les corps vivants, et non sur la vie en elle-même. Elle est une science qui « embrasse les phénomènes de la vie dans leur unité, dans leur diversité et dans leur histoire »[4]. Mais comment pouvons-nous l’expliquer ? La diversité ne peut être une s’il n’y a pas de principe d’unité ? Une histoire n’a pas de sens si elle n’y a pas de fil conducteur, s’il n’y a pas un auteur qui l’écrit.

Cependant, des recherches en historiographie montrent que le terme de « biologie » est plus ancien. Au XVIIe siècle, il est utilisé pour désigner un récit de vie dans le contexte de sermons funèbres. Au siècle suivant, l’auteur des notices nécrologiques est aussi appelé biologiste. Dans un ouvrage de Linné publié en 1736, « les biologistes sont ceux qui décrivent la vie et la mort des auteurs botanistes. » Le mot évoque alors l’individualité de l’homme, c’est-à-dire la vie en un sens existentiel. Ainsi, le terme de « biologie » nous renvoie sur une réalité : chaque vie est différente, unique et donc indéterminée. Il nous renvoie alors non seulement à notre individualité mais aussi à la liberté qui caractérise la vie. Il est donc difficile de croire que cette vie est soumise à des lois…

En 1766, dans la Philosophie naturelle ou physiques dogmatique de Michael Christov Hanov (1695-1773), la biologie prend le rang d’une science, « science des choses vivantes », qui englobe la vie des corps végétaux, les choses vivantes et la vie corporelle en général. Elle s’occupe des lois communes aux plantes et aux animaux[5], et à leurs propriétés particulières. Elle relève ainsi d’une science particulière à côté de la géologie, montrant ainsi une distinction entre les êtres vivants et les minéraux.

Dans un texte daté de 1797, un autre médecin emploie le terme de « biologie » au sens de physiologie dans un traité sur la santé. Puis, le terme a encore été utilisé par un médecin en 1800 pour désigner la partie de la médecine qui étudie les caractéristiques morphologiques, physiologiques et psychologiques des êtres humains. Le terme tend donc à unir tout un ensemble de connaissances qui portent sur l’homme et le caractérisent non en tant qu’individu mais en tant que corps vivant.

Ainsi au XVIIIe siècle, le terme de « biologie » porte sur des sujets différents mais souligne la particularité de l’être vivant distinct des autres corps. Il apparaît comme la volonté d’unifier de nombreuses connaissances portant sur des aspects des corps vivants, sur leurs propriétés  communes et spécifiques à une catégorie de vivants. Elle ne porte pas sur l’homme en tant que tel. Par conséquent, elle suppose un modèle capable de réunir dans une synthèse l’ensemble des connaissances acquises, un modèle à partir duquel il est possible de comprendre l’homme dans son individualité. Cela nous renvoie à l’intention des anatomistes et des physiologistes du XVIIe siècle qui cherchent à exposer les résultats de leurs observations et leurs interprétations au moyen de modèles simples tout en faisant bien la distinction entre objet réel et objet connu.

Un modèle limité

Comment pouvons-nous alors expliquer l’initiative de Treviranus et Lamarck ? Pourquoi donnent-ils une nouvelle définition de la biologie comme si elle n’existait pas ? Est-ce par ignorance ? Ces deux savants veulent en fait souligner l’aspect évolutif de la vie ou encore l’étudier selon son évolution. Précisons qu’ils sont partisans de l’évolutionnisme. Lamarck est l’auteur du transformisme[6]. Alors que leurs prédécesseurs cherchaient à caractériser les phénomènes de la vie pour en constituer un modèle comme dans toute science, ils cherchent plutôt à démontrer le développement de la vie, à expliquer son unité et sa diversité. La biologie telle qu’ils définissent se démarque alors des sciences physiques qui ne traitent pas de l’histoire puisque les lois qu’elles recherchent et définissent sont non seulement universelles mais intemporelles. La biologie fait aussi œuvre d’histoire en incluant dans son périmètre d’étude le temps. Là réside une nouveauté. Mais celle-ci soulève alors une question : avec de telles présupposées, la biologie peut-elle encore être considérée comme une science ?

La biologie, telle qu’elle est conçue par les deux évolutionnistes, doit donc expliquer l’origine des corps vivants puis leur transformation au cours du temps selon une force qui nous échappe encore. Il est donc désormais difficile de s’appuyer sur elle pour démontrer l’évolution de la vie puisqu’elle est un présupposé admis ou encore les prémisses de tout raisonnement. Les expériences et les outils en sont aussi conditionnés. Nous ne cherchons en effet que ce que nous voulons rechercher.

Enfin, si le modèle doit permettre de mieux comprendre un fonctionnement ou faciliter la description d’un phénomène ou d’un composant, il ne peut nous faire oublier ses limites. Lorsque l’homme ou le corps est comparé à une machine, nous pensons qu’il est constitué de composants simples qui s’unissent pour former un tout, et c’est ce tout qui en constitue l’objet du modèle. L’homme apparaît comme une organisation dont la complexité et la performance s’expliquent par l’organisation de tous les éléments qui le constituent. Par la même analogie, il est alors aisé d’expliquer la diversité des vivants par une organisation de plus en plus complexe, d’une complexité qu’explique le temps. C’est aussi par cette décomposition en éléments simples que les sciences fondent leurs connaissances. Or, contrairement aux objets non vivants, le corps vivant est autant complexe dans ses composants que dans le tout. Il y a autant de secrets dans la cellule vivante que dans le corps. L’ADN conserve encore bien des mystères. Et une plante est-elle aussi simple qu’un animal ?

Conclusions

Il serait bien peu sage de demander aux biologistes de nous dire ce qu’est l’homme. Certes, ils peuvent nous expliquer comment le corps peut fonctionner à partir d’un modèle bien défini mais ils ne peuvent nous apporter des réponses sur la nature de l’homme. Comme les sciences physiques, elle se fonde sur des théories qu’elle développe à partir d’hypothèses mais elle a une particularité que nous ne pouvons guère négliger. Elle est en effet indissociablement associée à une philosophe de l’homme, ou encore à une certaine conception de l’homme. Or, ne l’oublions pas. L’objet d’étude et de connaissance de la biologie est le même que celui qui étudie. L’homme est-il alors capable de se dissocier de son objet d’étude de manière suffisamment désintéressée pour s’oublier ? Telle est le paradoxe d’une science qui se veut autonome à l’égale des autres sciences

La vision matérialiste de l’homme est sans-doute la vision la plus simple que nous pouvons avoir dans notre monde industriel, très mécanisé et bientôt robotisé bien qu’elle soit difficilement soutenable. Elle paraît non seulement simpliste mais peu pertinent pour comprendre la complexité et la spécificité du corps vivant dans son ensemble comme dans ses parties. Elle soulève bien des questions qui dépassent alors la conception matérialiste qu’elle prétend défendre. Elle porte enfin trop d’idées humaines et donc limitées pour être prise au sérieux. La vision mécaniste n’est-elle pas finalement une vaine tentative d’enfermer l’homme dans sa propre manière de penser ?

Il est tentant de comprendre le fonctionnement de notre corps en prenant exemple sur des choses que nous maîtrisons, en le réduisant en des grandeurs manipulables par l’esprit ou encore de développer des concepts bien aisés à faire comprendre pour décrire nos observations et nos interprétations. Mais nos modèles comme nos objets philosophiques ne sont pas des réalités. L’analogie n’est pas confusion. La vision matérialiste éprouve alors bien des difficultés pour prendre en compte les propriétés intrinsèques à la vie, c’est-à-dire ce qui fait que la biologie n’est pas un élément des sciences physiques. Elle ne peut guère contenir la vitalité dont la vie témoigne et encore moins les forces qu’elle déploie. En un mot, l’homme vivant telle qu’il est étudié est comparable à un corps inerte. Il lui manque la vie…


Notes et références

[1] Voir Bibliotheca historionaturalis, Wilheim Engelmann, édition Hoppe, 1971.

[2] Treviranus, Biologie, 4 dans Première Partie : le cadre théorique de la biologie, Jean Gayon, dans Précis de philosophie de la biologie, sous la direction de Thierry Hocquet et Francesca Merlin, chap. I

[3] Lamarck, Recherche sur l’organisation des corps vivans, Table raisonnée des matières, Libraire Maillard,  gallica.bnf.

[4] Jean Gayon, Première Partie : le cadre théorique de la biologie.

[5] Partie appelé « bionomie ».

[6] Voir Émeraude, septembre 2012, article « Lamarck et l'ordre des choses ».