" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 août 2017

Max Weber, l'éthique du protestant et le capitalisme moderne

« Les Temps modernes ont commencé avec la Réforme de Luther, c’est-à-dire le 31 octobre 1517 : ce sont les coups de marteau sur la porte de l’église du château de Wittenberg qui les ont inaugurés… »[1]. C’est ainsi que l’historien protestant Adolf von Harnarck (1851-1930) fait de Luther le héros d’une époque nouvelle, et de sa révolte le point de départ de la modernité. Si d’autres historiens, comme Heinz Shilling, renient au Pape de Wittenberg toute volonté de rompre avec son temps et de bouleverser la société, nous ne pouvons pas ignorer les conséquences de son geste et de tous les effets qui l’ont suivi, en particulier sur la transformation des mentalités. La révolution n’est pas en effet uniquement religieuse. Elle est aussi celle des esprits. Le protestantisme a-t-il influencé la société au point de l’avoir fait entré dans la « modernité » ? Dans un livre célèbre[2], le sociologue Max Weber (1864-1920) nous donne une réponse. L’esprit du capitalisme serait né et développé à partir du luthéranisme. Notre article a pour but de décrire sa thèse.

Max Weber, sociologue et économiste

Max Weber (1864-1920) est considéré comme l’un des fondateurs d’une école de la sociologie, dite compréhensive. Professeur d’économie, il a dirigé une revue de science sociale et politique.

Selon le sociologue, « le monde social est une agrégation d’actions sociales, qui représentent des comportements humaines auxquels l’acteur attribue un sens subjectif. »[3] L’individu agit selon des valeurs, des croyances, ne se contentant pas de réagir aux stimulations de l’environnement. L’analyse sociale est alors centrée sur les individus et leurs motivations à agir. Il s’agit de comprendre les modes d’action des hommes et d’interpréter la signification qu’ils leurs donnent.

Max Weber (1864-1920)
Max Weber s’efforce donc de saisir le sens que les hommes donnent à leurs activités. Pour cela, il développe une méthode dite de l’« idéal-type ». Ce dernier est un ensemble de caractéristiques essentiels d’un phénomène qui est l'objet de l’étude. Il ne reflète pas la réalité mais facilite son analyse en accentuant certains traits. À partir de ce tableau, Max Weber peut émettre des hypothèses pour comprendre ce qu’il observe.

La méthode est utilisée dans une de ses principaux articles intitulée l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme qui paraît en 1904. Il a aussi écrit un essai intitulé Économie et société qui constitue une large synthèse de son œuvre.

Ses principaux sujets d’étude portent sur les fondements du pouvoir politique. Il met en évidence différentes sources de légitimité justifiant la domination de l’État. Il étudie l’un des types de cette domination légale qu’est la bureaucratie. Enfin, il analyse l’origine du capitalisme.

Max Weber a étudié avec soin les relations entre la religion et la vie économique. Ce n’est pas un hasard. Au XIXème siècle, une théorie a impressionné le monde, celle de Karl Marx. Celui-ci a tenté de prouver que les relations économiques étaient à l’origine des croyances. Comme d’autres sociologues, Max Weber veut la récuser en prouvant le contraire, c’est-à-dire que les religions sont à l’origine de phénomènes économiques.

L’esprit capitalisme moderne

Max Weber commence par l’observation d’un fait marquant la civilisation occidentale moderne. Si des entrepreneurs et des entreprises capitalistes sont répandus partout, seul l’Occident connaît une forme particulière du capitalisme. Il entend par capitalisme « la modération rationnelle » d’une « impulsion irrationnelle »[4], c’est-à-dire la soif d’acquérir plus d’argent ou la recherche de profit. Certes, la recherche du gain n’est pas nouvelle mais elle est différente de l’esprit du capitalisme moderne. La différence avec l’avidité réside dans la rationalisation de la démarche. La forme spécifique du capitalisme occidentale réside dans « l’organisation rationnelle capitaliste du travail libre » [5] et de l’entreprise. Max Weber définit donc le capitalisme occidental comme une forme de rationalisme appliquée dans l’économie.

Le capitalisme moderne se caractérise par la domination de l’entreprise dans la vie économique moderne. Contrairement à certains pays ou au Moyen-âge, l’économie s’est séparée de la maison et de la propriété familiale, seigneuriale ou domaniale. Il se caractérise aussi par une comptabilité rationnelle. Enfin, elle est fortement dépendante de techniques de production, de droit, d’administration. Elle s’est en effet dotée d’un système juridique et d’une administration « atteignant un tel degré de perfection légale et formelle. » [6] Ce sont ces outils qui donnent au capitalisme occidental sa rationalisation.

Max Weber recherche une des causes du développement du capitalisme occidental dans le fait religieux. En étudiant les relations de l’esprit de la vie économique moderne avec l’éthique rationnelle du protestantisme ascétique, il démontre que l’essor du capitalisme occidental se fonde sur la révolution des esprits, qu’a engendrée la révolution religieuse de Luther puis celle de Calvin. Le sociologue est néanmoins conscient de l’incomplétude de son étude en raison des limites des travaux scientifiques auxquels il a eu accès et de la spécificité de son étude, se concentrant sur l’influence de la religion dans le comportement social. Il ne se préoccupe pas de l’ethnographie, de la biologie ou d’autres sciences par exemple.

L’œuvre de Max Weber est composée de deux chapitres. Après avoir décrit le problème, ou plutôt des faits que nous pouvons constater, c’est-à-dire la forte relation existant entre le protestantisme et le capitalisme, il montre l’influence de l’ascétisme calviniste dans le comportement des hommes et dans la vie économique.

Liens entre le protestantisme et le capitalisme moderne

À partir d’une étude statistique, Max Weber constate que « les chefs d’entreprises capitalistes et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants. »[7] La révolution religieuse a conduit à une « émancipation à l’égard du traditionalisme économique ».

Mais, Wax Weber souligne que le protestantisme n’a pas conduit à une libération à l’égard de toute autorité. « La Réforme ne signifiait certes pas l’élimination de la domination de l’Église dans la vie de tous les jours, elle constituait plutôt la substitution d’une nouvelle forme de domination à l’ancienne. » Il présente l’autorité du calvinisme comme « la forme la plus absolument insupportable de contrôle ecclésiastique sur l’individu. » [8] La question est donc de comprendre comment cette tyrannie a été acceptée dans les pays où s’est développé le capitalisme ?

Nous pourrions croire que le capitalisme s’est développé dans les pays protestants grâce à leurs fortunes. Si la richesse peut être une conséquence de la nouvelle économie, elle en est aussi une cause de leur participation au capitalisme occidental. Max Weber observe aussi quelques faits intéressants. Il constate par exemple une différence entre les familles protestantes et catholiques dans le choix du genre de l’enseignement secondaire. Les élèves catholiques sont minoritaires dans les écoles qui préparent aux études techniques et aux professions industrielles et commerciales. Dans le pays de Bade, où les catholiques sont majoritaires (61,3%), pendant la période 1885-1894, ils représentent le tiers dans ces filières. Max Weber constate aussi que les catholiques ont tendance à rester artisans alors que les protestants sont plus attirés par les usines et forment en majorité les cadres supérieurs. Ce fait est constaté dans les régions où les protestants minoritaires veulent réussir pour se libérer de la domination catholique mais aussi lorsqu’ils sont majoritaires et donc n’éprouvent aucun besoin d’ascension sociale, acquise d’avance. Les protestants montrent également une même disposition en faveur du monde de l’entreprise qu’ils soient dominés ou dominateurs. « En conséquence, le principe de ces attitudes différentes ne doit pas être recherché uniquement dans des circonstances extérieures temporaires, historico-politiques, mais dans le caractère intrinsèque et permanent des croyances religieuses. » [9] Max Weber cherche désormais les éléments particuliers des religions chrétiennes qui influencent de manière déterminante le comportement économique.

La piété conciliable avec le capitalisme moderne

En matière de relations avec le monde, les uns critiquent l’idéalisme des catholiques quand d’autres dénoncent le matérialisme des protestants, conséquence de la sécularisation de la vie par le protestantisme. Les catholiques seraient plus détachés de la vie économique que les protestants, ce qui expliquerait une plus grande participation de ces derniers dans le capitalisme moderne. Ainsi par cette manière simple, trop simple, on expliquerait cette différence d’attitudes à l’égard du monde économique. Or les faits s’opposent à cette vision superficielle. Le calviniste français ou le quaker se présentent plutôt comme des hommes sérieux et sévères, au moralisme rigide, fermés à la joie. Les catholiques français ou espagnols se montrent plutôt de bons vivants, bien attachés aux choses matérielles.

Max Weber note que la piété n’est pas incompatible avec l’esprit capitaliste. Il remarque en effet que de nombreux piétistes protestants proviennent du milieu des commerçants, ou encore, que les grands entrepreneurs capitalistes sont nés dans des familles  protestantes où l’éducation ascétique est marquée. Les quakers et les mennonites qui règlent minutieusement leur vie par la religion montrent aussi un sens très aigu des affaires.

L’exemple d’un discours capitaliste

Pour tenter de cerner l’esprit capitaliste, Max Weber commente un texte d’un capitaliste, Benjamin Franklin. L’entrepreneur moderne nous livre une véritable profession de foi, marquée par l’idée que « le devoir de chacun est d’augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. »[10] La pratique des vertus n’a alors pour rôle que de faire croître la reconnaissance, c’est-à-dire le crédit sans lequel il n’est point possible d’augmenter son capital « Tu apparaîtras comme un homme scrupuleux et honnête, ce qui augmentera encore ton crédit. » [11] Sa philosophie est imprégnée d’utilitarisme. La ponctualité, l’application au travail, le sens de la parole donnée, l’honnêteté n’ont de sens que s’ils sont utiles. Les vertus ne sont pas recherchées en elles-mêmes. Il suffit d’apparaître ponctuel, appliqué, honnête pour assurer le crédit nécessaire. La simple apparence, sans surpris ni exagération, suffit.

Le « beruf », une nouvelle éthique du travail

L’argent n’est pas la fin en soi. Il ne sert pas à satisfaire ses propres besoins. « Le gain est devenu la fin que l’homme se propose »[12]. Le but est de remplir son devoir dans l’exercice d’un métier, d’une profession, et l’accomplissement du devoir bien fait se manifeste par l’accroissement des fruits, par la capitalisation des biens. C’est en cela que l’esprit du capitalisme moderne diffère de l’aventurier capitaliste, qui « se rie de toute limitation éthique » [13]. Pour le capitalisme moderne, le travail est une vocation, un but en soi. Max Weber désigne ce nouvel sens du travail par le terme de « beruf ».

L’esprit du capitalisme moderne est donc la recherche rationnelle et systématique du profit par l’exercice d’une profession au sens de vocation. C’est aussi son moteur. Il diffère de l’esprit économique qui existait auparavant, d’un capitalisme traditionnel. Ce dernier s’organisait pour vivre décemment, c’est-à-dire pour satisfaire des besoins. Les échanges entre les différents acteurs, acheteurs et clients, concurrents, étaient plutôt agréables. Lorsque l’esprit du capitalisme moderne est entré en action, ces relations ont fortement changé. Il a instauré une vive concurrence. L’accroissement du gain se fait au détriment des autres, qui n’ont pas d’autres choix d’entrer dans la lutte pour éviter de disparaître.

Les premiers à avoir développé l’esprit capitaliste moderne sont « des hommes calculateurs et audacieux à la fois, des hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces entièrement dévoués à leur tâche, professant des opinions sévères et de stricts principes bourgeois. »[14] Ce ne sont ni des aventuriers ni des arrivistes. Ce sont des hommes qui existent en fonction de leur entreprise et non l’inverse. Du point de vue personnel, c’est une conduite irrationnelle. Ils sont entièrement dévoués à sa besogne, à sa vocation, au « beruf ».

Un esprit en rupture avec son temps

L’acquisition comme fin en soi et l’enrichissement pour elle-même bouleversent les attitudes traditionnelles et se heurtent aux sentiments moraux et aux vertus religieuses de l’époque. On leur refuse une valeur éthique et n’est tolérée que par nécessité. Le christianisme y voit un danger pour le salut de l’âme. Soulignons bien la différence entre l’esprit traditionnel, développant une économie de satisfaction, par nécessité ou par appétit du gain, avec l’esprit capitaliste moderne, qui instaure une obligation morale, une éthique. Dans le capitalisme moderne, tout est rationalisé afin de remplir sa vocation.

Le « beruf », une invention de Luther

Le terme de « beruf », que développe Max Weber, est ainsi caractéristique de l’esprit capitaliste moderne. Il correspond à une idée nouvelle qui provient de la « réforme ». Il correspond en effet à l’idée protestante que « l’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu est exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (« Beruf »). »[15] Il manifeste la sécularisation de la vie monastique, conséquence de la doctrine du salut par la foi seule. Le moine est, selon Luther, « le produit de l’égoïsme et de la sécheresse du cœur. » [16] La vie monastique le soustrait aux devoirs de notre monde et l’oppose à l’accomplissement dans le monde de la besogne professionnelle, qui est, pour Luther, l’expression extérieure de l’amour du prochain. La conséquence de l’idée luthérienne est alors inéluctable : tous les métiers ont absolument la même valeur devant Dieu, justifiant donc toutes les activités temporelles.

Ainsi, la doctrine luthérienne a, par ses effets, accru considérablement la valeur religieuse du travail au point d’en faire un objet de morale. Max Weber souligne que cette idée est contraire à la Sainte Écriture, qui développe plutôt une idée traditionnelle de l’économie, voire une indifférence. « Luther lisait la Bible avec les lunettes propres à son état d’esprit » [17]. Si sa conception initiale du travail est proche de la perception traditionnelle, Luther évolue vers l’idée d’une obligation religieuse au fur et à mesure qu’il se trouve mêlé aux affaires du monde. Néanmoins, il reste dépendant de l’esprit traditionnel, surtout depuis les révoltes populaires qui le remettent en cause. Chacun doit se soumettre à la situation dans laquelle Dieu l’a placé. 

Le calvinisme et l’esprit du capitalisme moderne

Luther relie l’ascétisme protestant et l’esprit du capitalisme moderne mais sans avoir établi réellement une relation rationnelle ou encore constructive. La doctrine de Calvin apporte ce dernier élément en développant un ascétisme particulier. Pour le montrer, Max Weber décrit les quatre sources principales du protestantisme ascétique : le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et les sectes issues du mouvement baptiste. En dépit de leurs différences, elles se caractérisent par un certain puritanisme, marqué par une moralité ascétique particulière. Nous allons uniquement traiter du calvinisme puisqu’il présente les principaux aspects de cet ascétisme, plus ou moins développés dans les autres mouvements protestants.

L’influence de la doctrine de Calvin

Le point de départ est la doctrine de la double prédestination, le point central de la doctrine de Calvin comme nous le rappelle Max Weber. Elle a généré chez chaque disciple de Calvin une « solitude intérieure inouïe » [18]. L’homme est astreint à suivre seul son chemin à la rencontre d’un destin que Dieu lui a tracé de toute éternité. Rien, ni personne ne peut venir à son secours. Nul prédicateur, nul sacrement, nulle Église, nul Dieu. « Cette abolition absolue du salut par l’Église et les sacrements (que le luthéranisme n’avait pas développée jusqu’à ses ultimes conséquences) constituaient la différence radicale, décisive, avec le catholicisme. »[19]

La doctrine calviniste explique aussi l’attitude radicalement négative du puritain à l’égard de toute espèce d’élément sensuel ou émotionnel dans la culture et la religion. Elle constitue l’une des racines de l’individualisme pessimiste, sans illusion, dans le puritanisme. Elle développe une atmosphère particulière dans les relations entre l’homme et Dieu.

Selon le calvinisme, le monde n’existe que pour servir la gloire de Dieu. L’élu chrétien a donc pour devoir de l’accroître dans la mesure de ses moyens. Dieu veut aussi son efficacité sociale, lui demandant d’organiser la vie sociale selon ses commandements. Par conséquent, l’activité professionnelle qui concoure à sa vie sociale doit participer à la gloire de Dieu. Elle est faite au profit de la communauté. « L’amour du prochain s’exprime en premier lieu dans l’accomplissement des tâches professionnelles données par la lex naturae. »[20] Le travail, au service de l’utilité sociale impersonnelle, doit donc exalter la gloire de Dieu. Sont ainsi fortement associées l’activité professionnelle et l’obligation religieuse.

La recherche de la certitude de la grâce, une angoisse à surmonter absolument

Le nouvel esprit a pu se développer car elle répond aussi à une nécessité intérieure. La doctrine de Calvin laisse l’individu terriblement seul devant une inquiétude profonde. Est-il élu ou réprouvé ? Elle soulève la question de la certitude du salut, la seule question qui finalement taraude le fidèle, question qu’il ne peut pas refouler en dépit des réponses qu’apporte Calvin. Le critère de la foi persévérant lui est insatisfaisant. Il a besoin de critères pour reconnaître à coup sûr qu’il appartient au nombre des élus. Cette question prend aussi une dimension institutionnelle, sociale puisque de la réponse, il en déduit la participation à la communion, acte cultuelle par excellence et déterminant pour sa situation sociale.

Son pasteur ne peut donner que deux conseils. D’une part, le doute est une impiété. Il faut donc l’exclure. Il doit donc affermir sa conviction personnelle. Il doit par conséquent être conscient de son élection. D’autre part, « afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. »[21] L’activité professionnelle est alors seule capable de dissiper le doute et de donner la certitude du salut. Elle est ainsi un moyen de combattre l’angoisse que procure la doctrine de la double prédestination. Cette dernière porte donc, indirectement, le fidèle à une action ascétique dans le travail.

Une besoin de certitudes objectives

Mais le fidèle a besoin de faits objectifs. Il n’a guère confiance aux sentiments, aux émotions, qui sont trompeurs, selon les vues de Calvin. Il doit mener une conduite et réaliser des œuvres qui permettent une augmentation de la gloire de Dieu. Cette attitude n’est pas seulement voulue par Dieu. Elle est agie par Dieu. Les œuvres sont ainsi indispensables pour se délivrer de l’angoisse du salut. Cela signifie alors qu’à chaque instant, le fidèle doit examiner sa conscience pour répondre à la question essentielle : suis-je élu ou damné ? La pratique morale devient alors constante, systématique, méthodique, c’est-à-dire en un mot rationalisée. « Rationalisation qui a donné à la piété réformée ses traits spécifiquement ascétiques »[22].

L’ascétisme calviniste

Weber oppose alors l’ascétisme catholique, certes aussi rationalisé mais cloisonné dans la vie religieuse afin que le moine devienne « un ouvrier au service du royaume de Dieu tout en assurant […] le salut de son âme » [23], ou « le seul homme menant une vie méthodique au sens religieux du terme » [24], et l’ascétisme protestant, c’est-à-dire en fait le puritanisme, qui doit inculquer à l’homme une personnalité. Dans les deux cas, l’individu est saisi dans sa totalité, le premier pour son salut et fuyant le monde, le second pour la certitude de son salut et en ce monde.

Les ascétismes catholique et protestant ont une particularité identique, celle d’évaluer son état de grâce mais pour des intentions différentes, le catholique pour sa confession, le calviniste pour se tâter. Contrairement au catholique, le calviniste connaît l’intention de Dieu dans les épreuves qu’il rencontre. Il se voit l’instrument de Dieu, chaque détail de sa vie est sous la conduite divine, sentiment qui imprègne considérablement la manière de vivre. Le calvinisme a ainsi produit « le façonnement systématique et rationnel de la vie morale toute entière », « une régulation méthodique de la vie personnelle » [25], ou encore « une mise en forme rationnelle de l‘existence tout entière, rapportée à la volonté de Dieu. » [26]

Telle est la conséquence de la recherche de la preuve de son élection. L’élu doit vivre de manière spécifique, différente de l’homme naturel, pour se convaincre de son élection et ainsi réduire l’angoisse que lui donne la double doctrine de la justification. Ainsi est-il « motivé à contrôler méthodiquement son état de grâce dans sa propre conduite, et ainsi à imprégner celle-ci d’un ascétisme » [27] s’il voulait être sûr de son propre salut.

Influence de l’ascétisme protestant dans la vie économique

L’ascétisme calviniste n’est pas sans conséquence dans la vie économique. Elle condamne « le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences » [28]. Le principal danger est qu’il détourne l’homme de « l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu » [29]. Gaspiller son temps est le principal péché. Car la vie doit confirmer son élection. Le temps, c’est en quelque sorte de l’argent au sens spirituel. Tout doit donc être consacré à la gloire de Dieu. Mais contrairement au catholique, qui refuse aussi de « gaspiller son temps », le travail constitue pour le protestant le but même de la vie puisqu’il réduit son angoisse. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de grâce, nous dit Weber.

Pour le luthérien, l’homme doit se soumettre à la providence divine, accepter la place que Dieu lui a donnée, et persévérer dans les limites qu’Il lui a assignées. Il travaille donc selon cet esprit. L’attitude de calviniste est différente. Il ne travaille pas pour travailler. La « besogne » doit porter des fruits par lesquels se manifestent la volonté de Dieu et donc la certitude objective de son salut. Le travail est donc bon selon l’avantage économique qu’il procure. Certes la morale et son utilité pour la communauté en sont aussi des critères mais selon Weber, ils sont moindres. « Dans la mesure où elle [la richesse] couronne l’accomplissement du devoir professionnel, elle devient non seulement moralement permise, mais encore effectivement ordonnée. » [30] La richesse est ainsi un signe de la bénédiction divine.

Une rupture dans les relations entre l’homme et la vie économique

Le désir d’acquérir des biens est devenu moralement permise s’il ne conduit pas à leur jouissance mais à un emploi rationnel, à des fins nécessaires et utiles. « L’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une professions séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que avons appelée, ici, l’esprit du capitalisme. » [31]

Max Weber peut alors conclure : « l’un des éléments fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne, et non seulement de celui-ci, mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir la conduite rationnelle fondée sur l’idée de Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien » [32], ou, plus exactement calviniste. Il ne pense pas que la « réforme » ait inventé sciemment l’esprit capitaliste moderne. Elle en est un facteur de développement parmi tant d’autres. 

Et lorsque le capitalisme moderne n’a plus eu besoin du soutien de la religion, lorsque l’idée d’accomplir ses devoirs à travers une besogne a dominé les esprits, il a finalement rejeté le calvinisme.



Notes et références
[1] Adolf von Hanarck, dans XIXème siècle : la bourgeoisie allemande annexe Luther, Patrice de Plunkett, www.plunkett.hautefort.com.
[2] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, pocket 1997.
[3] Max Weber et la sociologie comparative, 2013, wp.unil.ch.
[4] Avant propos, p. 11.
[5] Avant propos, p. 15.
[6] Avant propos, p. 19.
[7] 1er chapitre, 1, p. 29.
[8] 1er chapitre, 1, p.31.
[9] 1er chapitre, 1, p.35.
[10] 1er chapitre, 2, p.47.
[11] Benjamin Franklin, Advice to a Young Trademan, 1748, edition Sparks, dans 1er chapitre, 2, p. 46.
[12] 1er chapitre, 2, p. 50.
[13] 1er chapitre, 2, p. 59.
[14] 1er chapitre, 2, p. 72.
[15] 1er chapitre, 3, p. 90.
[16] 1er chapitre, 3, p. 91.
[17] 1er chapitre, 3, p. 95.
[18] 2ème chapitre, 1, p. 116.
[19] 2ème chapitre, 1, p. 117.
[20] 2ème chapitre, 1, p. 123.
[21] 2ème chapitre, 1, p. 128.
[22] 2ème chapitre, 1, p. 136.
[23] 2ème chapitre, 1, p. 137.
[24] 2ème chapitre, 1, p. 139.
[25] 2ème chapitre, 1, p. 146.
[26] 2ème chapitre, 1, p. 184.
[27] 2ème chapitre, 1, p. 184.
[28] 2ème chapitre, 2, p. 188.
[29] 2ème chapitre, 2, p. 189.
[30] 2ème chapitre, 2, p. 197.
[31] 2ème chapitre, 2, p. 211.
[32] 2ème chapitre, 2, p. 222.

dimanche 13 août 2017

Protestantisme : l'angoissante certitude du salut

« Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus dès avant d’établir les fondements du monde […]. Les autres d’entre les hommes, il a plu à Dieu – conformément au dessein insondable par lequel à son gré il accorde ou refuse la miséricorde, pour la gloire de son souverain pouvoir sur ses créatures – de les écarter et de les destiner pour leur péché au déshonneur et au courroux »[1]. La doctrine de la double prédestination est l’un des éléments fondamentaux du protestantisme qui le distingue du catholicisme. Il n’est pas seulement un dogme. Il est sans-doute l’élément central qui façonne l’esprit du protestant.

Imaginons un protestant du XVIIe siècle. Il est plutôt à l’écoute de Luther s’il est plus attiré par son sentimentalisme, ou préfère-t-il Calvin s’il aime la cohérence et la solidité de sa pensée. Il est en tout cas convaincu qu’il ne peut rien faire pour accomplir son salut. Les pèlerinages lui sont inutiles, comme les jeûnes, les sacrifices, les litanies de prières. Il pense sincèrement que tous ces usages et coutumes ne manifestent que la vanité humaine, une folle présomption, voire d’horribles outrages à la gloire de Dieu. Il croit aussi que les sacrements ne lui apportent aucun secours. La messe n’est qu’une cérémonie comme une autre, se dit-il peut-être, le souvenir d’un fait passé très lointain et inaccessible, une commémoration rendu alors nécessaire. Néanmoins, ses idées sur la Cène ne sont pas si claires. Il hésite. Il ne sait plus. Quand il communie, croit-il se nourrir de Notre Seigneur Jésus-Christ réellement ou spirituellement ? Que se passe-t-il lorsqu’il reçoit la communion sous les deux espèces ? Il a vite abandonné ces idées qui lui paraissent probablement trop subtiles. Elles ont suffisamment divisé les protestants…

S’il est calviniste, notre protestant est convaincu que Dieu a séparé les hommes en deux catégories depuis l’éternité, les élus et les réprouvés, chacun cloisonné dans un destin inéluctable. S’il est luthérien, il devrait ne pas y songer. L’idée d’une fin déjà tracée de toute éternité effraye sa conscience. Il abandonne vite ce chemin périlleux. Ainsi adhérerait-il peut-être à une idée plus sage et modérée, selon laquelle il pourrait contribuer en partie à son œuvre de salut ? Le synergisme pourrait lui paraître alors une bonne solution de compromis. Mais un doute subsiste en lui. N’est-ce pas du catholicisme masqué ? Il s’affole ou s’attriste. Fallait-il alors faire tant de bruits, attiser tant de colère et provoquer tant de remous pour arriver à cette conclusion ? Tant de sang et de haine pour cela ?! Il hoche la tête. Il ne veut plus y songer. Encore trop de subtilités à son goût. Il s’accroche à son monde luthérien, abandonnant vite sa protestation inutile. Il risquerait de se révolter contre celui qui est à l’origine d’un tel désastre…

Si notre protestant est arminien, il refuse absolument de croire que Dieu détermine à l’avance ce qu’Il veut faire de chaque homme. Comment pourrait-Il en effet être à l’origine de la perdition des hommes ? Serait-il l’auteur du mal ?! Il ne songe pas à un instant à cette idée abominable. Mais comment peut-il y renoncer s’il songe sérieusement à la double prédestination ? L’idée qu’il se fait de Dieu ne colle pas très bien à ce destin inéluctable de l’homme. Certes, le Tout-Puissant sait d’avance qui persévéra dans la foi et quel autre sera incrédule mais notre arminien ne croit pas tellement à des ordonnances divines implacables classant les hommes avant même qu’ils ne vivent et ne meurent. Il oublierait bien l’idée de la toute-puissance divine incompréhensible au profit de la seule prescience de Dieu. Il songe alors à ces catholiques qui savent déjà faire la différence entre ces deux notions. Mais il rit de ces papistes qui comptent leurs bonnes actions comme des points à gagner pour entrer dans le paradis.

Notre protestant sourit. Certaines expressions n’ont plus de sens pour lui. Que pourrait en effet signifier pour lui par exemple « gagner son salut » ou « perdre son salut » en usage chez les catholiques ? Au Moyen-âge, elles étaient très certainement au cœur des inquiétudes religieuses. Luther lui-même en a été bien affecté…

En effet, il suffit que l’homme soit élu pour que son avenir soit assuré, ou réprouvé pour qu’il n’en ait pas. Les inquiétudes religieuses qu’a connues Luther dans sa cellule n’ont plus aucune justification. Un élu ne pourra jamais tomber, encore moins se relever. Il ne peut plus être inquiet de la valeur de ses actes puisque ses derniers n’ont justement plus de valeurs devant Dieu. Les scrupules religieux sont donc à rejeter. Le doute ne peut plus hanter ses nuits et tourmenter son esprit. Il est persuadé que ce doute n’est que le fruit d’une misérable présomption humaine. N’a-t-il pas lu récemment que « l’obstacle à l’acquisition du salut surgit quand l’homme religieux prétend apporter sa propre contribution à l’action salvatrice de Dieu, accomplir la loi divine par ses propres forces, au lieu d’avouer son échec radical et, ensuite, s’abandonner avec humilité à la grâce, croyant simplement que Jésus a tout accompli pour nous, jusqu’à la croix. »[2] Tout-puissant et d’une liberté sans entrave, Dieu seul est l’auteur de son salut. La doctrine de double prédestination lui enlève un grand motif d’inquiétude. Le salut dépend plus de lui, lui qui se sait si infidèle, si faible…

Mais la doctrine de Melanchthon lui revient en mémoire. Alors que Luther évite de traiter de la prédestination, s’enfonçant lentement dans l’abîme de la contradiction, son sage disciple croit que la grâce peut non seulement être perdue mais être reconquise par l’humilité, la pénitence et la confiance en la parole de Dieu et dans les sacrements. Notre protestant soupire encore. Mais s’il adhérait à de telles idées, qu’est-ce qui le différencierait du catholique ? Mais peut-il abandonner le combat de ces pères et trahir un passé qui l’a façonné ?

Notre protestant revient à Luther, à sa confiance inébranlable en Dieu, à la précieuse tranquillité de son âme. Si l’homme est déjà élu ou réprouvé, il n’a plus besoin de mener une vie de combat contre le monde et la chair, contre lui-même. Tout devient simple, pense-t-il. Le soir, quand la nuit dissipe ses fautes passées, il ne cherche plus à les réveiller pour demander pardon à Dieu. La recherche du pardon n’a même plus de sens. À quoi sert-il puisqu’il n’y a ni mérite ni faute en lui ? Quand il prie, il est bien conscient de sa misère qui brille tant devant l’éclat incommensurable de la puissance de Dieu, mais il ne demande rien, ni pitié ni grâce. Abîmé dans l’humilité, il ne demande ni pardon ni grâce. Tout est déjà joué. Ce serait même un mensonge incroyable de demander le salut à Celui qui a déjà tout décidé. Peut-il même Lui demander de l’aider à surmonter une épreuve quand l’issue est déjà fixée ?

D’un simple revers de main, notre protestant efface les noires pensées d’une vie incertaine. En enlevant tout mérite à l’homme dans son salut, il gagne une tranquillité insoupçonnable. Cela ne lui sert à rien de souffrir mille peines pour gagner un prix qu’il ne peut s’offrir. Pourtant, est-il vraiment sincère ? Son âme est-elle vraiment sereine comme il semble le paraître ? Il est vrai que son attitude droite et ferme peut nous impressionner. Mais sa confiance en Dieu est-elle si grande qu’elle lui fait oublier la seule question que sa foi lui laisse encore ? Car s’il s’est convaincu de la véracité de ses ordonnances divines, désignant les uns à l’heureuse éternité et les autres à une damnation sans fin, peut-il vraiment oublier le sort qui lui est prédestiné ?...

Une telle tranquillité d’âme n'est qu'éphémère et illusoire, aussi présomptueuse que n’est l’idée tant combattue par Luther et les protestants les plus fidèles. Elle apaise probablement les âmes. Elle les rassure, elle les soulage. Notre protestant en est bien conscient. Le salut ne dépendrait pas de lui, lui qui sait si fragile et vulnérable. L’idée d’un salut irrémissible éloigne à tout jamais la peur d’une inévitable chute. Mais ce n’est qu’un cache misère. Il peut croire que l’idée de gagner et de perdre son salut n’a aucun sens donc aucune réalité mais peut-il ignorer la véritable question qui trottine dans sa tête : fait-il partie des élus ? Dans quel camp appartient-il ? Une inquiétude laisse sa place à une autre, peut-être plus troublante encore…



 
Il est vrai que si notre protestant est parmi les élus, il peut être soulagé et vivre dans une joie sans borne. Mais s’il est réprouvé, que devient son existence ? Pourrait-il continuer à louer l’extraordinaire générosité de Notre Seigneur Jésus-Christ dont sa mort aurait, selon sa doctrine, été finalement inutile ? Imaginons-le, ce protestant conscient de son sort malheureux. Depuis qu’il a atteint l’âge de raison, il se sait perdu. Quoi qu’il fasse, il est voué à la perdition. Seul, il ne peut espérer de son Église une aide quelconque. Il n’appartient même pas à l’Église ! Elle n’est faite que d’élus, lui a-t-on appris. Il n’a aucun moyen pour se relever de ses fautes. Mais de quelles fautes ? Il est perdu par le seul fait d’une décision divine. Certes, il se souvient que tout homme mérite la mort éternelle. Comment pourrait-il se révolter contre un sort qui n’est que justice ?...

Notre protestant se sait réprouver. Son existence ici-bas lui apparaît alors assurément plus heureuse que l’au-delà. Un homme qui est convaincu de sa damnation ne devient-il pas alors un acharné de la vie, jouissant de tous les plaisirs, furieux dans ses actes, sans aucune attention à l’égard des autres hommes ? Ou consumé, il se vide de tout sentiment, de toute flamme, de toute vie. À quoi bon ? De bons penseurs peut effectivement nous rappeler avec justice et vérité qu’aucun homme ne peut prévaloir devant Dieu le moindre mérite. Mais en réalité, que devient l’homme s’il est habité par la haine ou le désespoir ? Sa foi est encore plus atrocement difficile à supporter…

Imaginons encore ce protestant fou de Dieu, l’aimant de toutes ses forces, s’abîmant dans une véritable adoration et s’épuisant à force de prier. Imaginons-le d’une sincérité ineffable. Comment pourrait-il réagir si l’objet d’un tel amour le rejetait misérablement ? Nous entendons alors notre calviniste protester : s’il aime Dieu, c’est qu’il est sauvé ! S’il a la foi, son avenir est certain. Pas de doute, s’exclame-t-il. Mais qui peut vraiment garantir que son amour n’est pas vain, que sa foi ne vient pas de son esprit en quête de paix ? Beaucoup d’hommes ont cru aimer… Il a bien des catholiques et des Papes qui ont vraiment aimé Notre Seigneur Jésus-Christ, et pourtant, ils auraient été voués à la damnation selon Luther et bien d’autres « réformateurs » ! Il est donc possible de nous convaincre de cet amour soit par intérêt soit par vanité. Avec notre protestant, nous arrivons donc à un point crucial de sa foi, à une question qu’il ne peut plus éviter, c’est-à-dire au problème de la certitude du salut.  


Cette question n’est pas nouvelle. Elle ne le surprend pas. Elle a déjà obtenu de nombreuses réponses de la part des protestants. « Le simple doute quant au salut final des chrétiens ressemble fort à de l’incrédulité » [3]. Le doute constitue un péché absolu. La croyance, c’est-à-dire la confiance, assure la sécurité. « Si nous avons cru, nous avons à coup sûr été scellés. » Si nous comprenons bien ces paroles, cela signifie que le fait de croire suffit pour être certain de faire partie des élus. Entendons-nous bien le sens du terme « croire ». Pour notre protestant, il désigne la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi du moment même qu’il croit, notre protestant « baigne dans une absolue et tranquille certitude : celle de figurer au nombre des élus. »[4]

Mais que se passe-t-il pour ceux qui ne croient pas et qui croiront demain, ou encore ceux qui ont cru et ne croient plus ? Avant de tomber sur le chemin de Damas, Saül, futur Saint Paul, ne croyait pas à son salut. Tout indiquait donc qu’il appartenait à la classe des réprouvés avant qu’il ne soit touché par la lumière de Dieu. Dieu a-t-Il modifié ses ordonnances pour son grand apôtre ? Comme l’a déjà noté Saint Augustin, qui sait si demain le pécheur endurci ne sera pas un saint ? Et le fidèle aujourd’hui, qui peut garantir que demain, il le sera encore ? Le bon larron n’a été sauvé que sur la croix dans les dernières minutes de son calvaire. Judas a perdu son âme dans les derniers moments de son existence. Le signe de l’élection et de la réprobation, comment le reconnaître ? Dans un moment ou sur l’ensemble de l’existence ?

Regardons le pharisien dans le temple. Écoutons Notre Seigneur Jésus-Christ nous révéler de belles et profondes vérités. Le pharisien croit sincèrement en son élection et le proclame fièrement devant Dieu pendant que le publicain, à genoux dans la pénombre, avoue sa profonde détresse. Le risque est grand pour le protestant de tomber dans le pharisaïsme que Notre Seigneur Jésus-Christ a si fermement condamné. Mais de nouveau, notre protestant s’exclame. Si le croyant est humble, c’est qu’il fait partie des élus ! Si le pharisien manifeste tant d’orgueil, c’est qu’il est réprouvé !...


Des signes montreraient donc le choix de Dieu. Nous voyons alors le protestant à l’affût des signes que la vie lui donne ou plutôt la Providence. Un jour, il se montre généreux envers un pauvre, humble devant une épreuve puis quelques jours après, il se met en colère et sans raison, il se montre odieux envers ses amis. Hier, il pensait être sauvé, aujourd’hui, il se sent condamné. Comment réussira-t-il à savoir ? À la fin de son existence ici-bas, au moment où les masques tombent, comment le saura-t-il ? En pesant les bonnes et mauvaises actions qu’il a pu faire ou ne pas faire ?...

Notre protestant a le regard tourné vers Dieu, ou plutôt vers une de ses facettes, vers sa toute-puissance et sa souveraineté absolue. Il est conscient de sa misère au point de dresser devant le Tout-Puissant un abîme infranchissable. Ce n’est pas un hasard s’il aime lire l’Ancien Testament. Il retrouve le Dieu qu’il imagine. Mais où est le Père ? Où est ce berger en quête de ses agneaux perdus ? Que devient Notre Seigneur Jésus-Christ dans une histoire où finalement ses souffrances et sa mort odieuse ne servent qu’à une poignée d’élus ?

Avec une telle image de Dieu, nous finissons par oublier qu’Il est hors du temps alors que l’homme est enchaîné par une histoire avec un début et une fin, un nécessaire préambule avant d’entrer dans une éternité. De manière absolue, un abîme infranchissable sépare en effet le Créateur de sa créature. Le temps est déjà une séparation. Il s’écoule lentement, inexorablement. La vie de l’homme s’écoule comme un fleuve qui s’éloigne inexorablement de sa source pour se jeter dans la mer de manière inéluctable. Pourtant, sur ce fleuve, une histoire se déroule, imprévisible, objet de tempêtes ou d’un vent calme. Pour notre protestant, cette histoire n’a pas de valeur en soi. Elle est inutile pour son véritable bonheur. Pourtant, il la scrute et l’examine avec soin. Mieux encore, il la prépare méthodiquement afin qu’à la fin de l’aventure, les signes de salut ne lui manquent pas. Si l’humilité est signe de salut, soyons donc humble. Si l’amour du bien montre la faveur de Dieu, aimons le bien. Si la haine du péché révèle un sort favorable pour l’au-delà, haïssons le péché. Ainsi l’attitude de notre protestant est réglée avec soin et une méthode remarquable. Il participe même à des sacrements, non pour obtenir des grâces, mais comme signes de la foi. Il n’a pas besoin d’Église puisqu’elle ne peut le secourir mais il y appartient puisque son appartenance manifeste sa divine élection. Finalement, notre protestant essaye de vivre comme s’il était sauvé afin de se persuader qu’il est sauvé ! Malheureusement, la persuasion n’est pas certitude …

De nouveau, notre réformé proteste. Le réprouvé ne peut pas être humble, ni généreux, ou encore ni aimable, s’exclame-t-il ! Prétendrait-il que seul l’élu serait capable de mener des bonnes actions ? Le païen serait-il incapable d’en réaliser, ce qui nous surprendrait, ou peut-il être sauvé en dépit de son incroyance ? Plus calme, notre protestant nous rappelle la condition de la foi, c’est-à-dire la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. L’humilité, la bonté, l’amabilité et bien d’autres qualités nous semblent pourtant bien insuffisantes pour gagner la certitude du salut. Nous pouvons en effet nous en persuader seulement. Tout cela est en effet bien subjectif. Il nous faut en effet des faits objectifs, incontestables, c’est-à-dire indépendants de notre perception, pour répondre à ce besoin de certitude. L’obéissance à des règles morales et à une discipline religieuse au moins en apparence suffirait-elle pour être certain de notre divine élection ? Ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Devant une chose si sérieuse, nous avons besoin de faits tangibles. Notre protestant en est aussi convaincu. Tout ressentiment ou sentiment est vain et trompeur. Seuls les faits concrets peuvent le rassurer.

Oubliant notre discussion, notre protestant revient sur Calvin. Il évoque avec enthousiasme son génie et sa logique. Son maître n’a aucun doute sur son sort. Il fait partie de la classe des chanceux. Notre calvinisme en est aussi convaincu. Et lui, que dit-il de lui-même ? Peut-il vraiment se contenter de vivre dans l’inébranlable confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ ? Il persiste dans sa foi inébranlable. Seule la confiance persévérante et fidèle est signe d’élection, nous répète-t-il.

Mais Calvin peut-il vraiment répondre à la véritable question qui le taraude ? Sa froide et implacable logique peut-elle satisfaire son âme ? La question qu’il attend peut-elle provenir d’une raison si humainement efficace ? Elle n’est pas de l’ordre de rationalité mais de la psychologie, c’est-à-dire du sentiment profond qui habite tout croyant. Nous entrons dans une sphère qui est reste fermée à Calvin. Le besoin de certitude ne répond pas seulement à une nécessité intérieure, elle a son importance au niveau sociétale. Selon la réponse, notre protestant peut être exclu ou s’exclure de la communion, c’est-à-dire d’un acte déterminant pour sa situation sociale. Si des signes montrent qu’il n’est pas élu, il sera nécessairement rejeté de la communauté. Le réprouvé sera aux yeux de ses frères un maudit...

Allons interroger un pasteur. Demandons-lui de nous indiquer les signes de la divine élection. Ou plutôt laissons notre protestant l’interroger sur son état de grâce. Il lui avouera certainement que le doute, c’est-à-dire l’insuffisante confiance en soi, découle d’une foi insuffisante et donc d’un signe de réprobation. Notre protestant comprendra vite qu’il devra alors conquérir, dans la lutte quotidienne, la certitude de sa propre élection et de sa justification. Il cherchera donc à être conscient d’être un saint. Mais comment parviendra-t-il à renforcer en lui cette confiance inébranlable si ce n’est pas par des faits concrets qui dépassent sa subjectivité, c’est-à-dire par des faits ancrés dans la réalité ou dit autrement par des actions humaines, temporelles, bref par le travail ? Il ne peut en effet se fier à ses sentiments, à ses émotions, aussi élevés soient-ils. Son pasteur comme sa communauté ne peuvent s’en contenter non plus. Tous ont besoin d’une certitude objective. Elle doit être attestée de manière qui ne prête à des discussions. On jugera son état en fonction des fruits qu’il donnera de son travail…

Une question amène une autre. Comment pourrait-il mesurer le fruit de son travail ou encore la valeur de ses actions ? Il se tourne encore vers son pasteur. Ce dernier lui rappelle avec insistance que ses œuvres ne lui apportent aucun mérite pour son salut. Il n’est sur terre que pour faire la volonté de Dieu. Son regard n’est tourné que vers la gloire de Dieu. Par conséquent, sa vie doit la refléter ou du moins la manifester ici-bas. Tout ce qu’il doit dire et faire doivent ainsi augmenter la gloire de Dieu, non pas par lui-même mais par la force divine elle-même. Notre protestant se voit donc comme l’instrument de Dieu. S’il agit par Dieu, il fera de bonnes actions et donc sera convaincu de son salut. Finalement, si les bonnes œuvres ne lui permettent pas d’obtenir la grâce, elles demeurent indispensables comme signes d’élection.

Fort de cette leçon, notre protestant n’a donc qu’une seule préoccupation, celle de créer lui-même la certitude de son salut. Chacune de ses actions fait l’objet d’un examen. Sa conscience s’y arrête, posant la question qui n’admet qu’une question : suis-je élu ou damné ? Toute son existence est ainsi imprégnée de cette préoccupation. Nous pourrions croire que son attitude n’est point différente d’un catholique. Il cherche lui-aussi à mener consciencieusement de bonnes actions même si l’intention est différente. Néanmoins, notre protestant se montre profondément différent du catholique.

Le catholique accomplit de bonnes actions sans autre préoccupation de gagner son salut, se laissant porter par la Providence, étant convaincu que la valeur de l’action dépend de son intention. Il s’agit bien de faire la volonté de Dieu au moment où il faut agir afin d’influer sur son destin éternel et surtout de répondre à l’amour de Dieu. Il est faux de croire que le catholique ne cherche qu’à gagner des points pour gagner le paradis ou s’assurer d’une prime d’assurance à la fin de sa vie. Certes, des catholiques agissent ainsi pour se racheter des péchés commis ou pour apaiser leur inquiétude de l’au-delà. Cette attitude est légitime. Mais elle est un minima. L’Église appelle ses fidèles à une plus haute exigence. Elle les appelle à un amour plus profond, à une foi vive. Le catholique sait en effet que la foi sans charité est une foi morte. La véritable charité chrétienne vit dans ses œuvres au gré des circonstances et de son histoire. Elle demande de sa part une véritable conversion. Pour obtenir les grâces nécessaires à cette foi vivifiée par la charité et pour se racheter des péchés commis, le catholique a besoin de secours divins au moyen des sacrements et de la prière. Il ne peut se passer de l’Église. Ainsi point de salut hors de l’Église…

L’intention de notre protestant est tout différente. Aucune pénitence ni prière ne pourraient venir à son aide. Pour gagner la certitude de la foi, il doit construire sa vie de façon à glorifier Dieu de manière extrêmement rigoureuse. Il doit conduire sa vie de manière aussi rationnelle que ne l’est la doctrine calviniste. C’est pourquoi notre protestant n’est pas un homme qui étonne. Il ne ressemblera jamais à un Saint Vincent de Paul ou à un Don Bosco. Il sera pieux, sans aucun doute, sincèrement pieux, mais sa piété n’aura pas la même vitalité que celle d’un Saint François de Sales. Il sera bon mais sa bonté ne sera pas extravagante. Il n’attend aucune grâce de Dieu puisque sa préoccupation n’est pas de l’obtenir. Il l’a déjà ou il ne l’aura jamais.

S’il est parfaitement fidèle au calvinisme, notre protestant se voit contraint de vivre seul, sans aucun moyen pour obtenir ce que Dieu lui refuse de toute éternité. Sa religion ne lui donne aucune ressource. Elle ne sert qu’à glorifier Dieu. Il est conscient de son isolement, de sa solitude. Il n’a donc besoin ni de sollicitude ni de consolation de la part des autres hommes. La religion à laquelle il adhère accentue son individualisme religieux. Pour la gloire de Dieu, il élimine tout sentiment religieux, toute émotivité, toute compassion. Luther ne pouvait aller jusqu’aux conséquences de son idée originale sans se renier, lui qui vit de ses passions et sentiments religieux. Ainsi il n’a pas insisté. Froid comme un raisonnement sans faille, Calvin n’éprouve aucune difficulté. Il est d’une implacable logique. Notre protestant est ainsi revêtu de l’image du puritain froid et intraitable.

Saint Benoît Labre (1748-1783)
Un homme au visage sévère nous interpelle. D’une voix grave et sobre, il nous confirme que la sainteté ici-bas est un signe évident de salut. Mais il ajoute que la réussite sociale et matérielle est un gage encore plus fort puisqu’elle est signe de bénédictions divines. L’accomplissement des devoirs sociaux et professionnels dans la pratique des vertus doit nous donner, selon notre interlocuteur, la certitude objective de notre salut. Pendant qu’il nous parle longuement des bienfaits dus aux élus ici-bas, nous songeons au peuple juif qui voyait, lui-aussi, dans les succès et la prospérité, la main de Dieu. Cette réussite n’est cependant pas une fin, nous déclare-t-il. Le but de l’élu est de glorifier Dieu dans ses œuvres. La vie sociale et professionnelle doit exalter au maximum, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde. Ainsi il nous présente l’ascension sociale et l’enrichissement matériel comme les signes évidents de salut, l’abondance matérielle et financière, le succès dans le monde comme une bénédiction divine. Mais nous précise-t-il, la richesse n’est pas à consommer. Elle ne doit apporter ni luxe ni plaisir. La vie doit demeurer austère, consacrée au travail, à l’amélioration de la société, au respect des engagements, la fidélité des affaires, dans la pratique des vertus chrétiennes… « Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres comme moyens pour obtenir le salut […] autant elles demeurent indispensables comme signes d’élection. »[5] Après avoir jeté ses dernières paroles, rigide comme le hêtre centenaire, notre interlocuteur nous quitte, sûr d’avoir atteint la certitude de la grâce par les biens accumulés au cours de sa vie de labeur. L’argent capitalisé le libère de l’angoisse du salut.


Notes et références
[1] Confession de Wetminster, 1647, Des décrets éternels de Dieu, n°3 et 5, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Plon, 1964.
[2] Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net, articlen° 198.
[3] Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net, articlen° 198.
[4] Janine Garrisson, L’homme protestant, édition complexe, 1986.
[5] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, Plon, 1964.