" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 21 avril 2024

La notion de la Tradition depuis le concile de Trente

Pour répondre au problème religieux que pose le rapport entre l’histoire et le dogme, le philosophe chrétien Blondel propose une solution différente de celle des théologiens classiques de son temps et des modernistes[1], la solution de la Tradition. « La Tradition est, dans l’Église, ce que, au sein de la Trinité, est le perpétuel engendrement du Verbe… La Tradition est une sorte d’autogénération »[2]. Il définit en effet la Tradition comme « poussée de vie » ou principe actif, ne considérant que l’acte même de transmettre. Un tel concept semble nous rapprocher d’un autre devenu classique depuis le deuxième concile de Vatican, celui de la « Tradition vivante »[3].

Les questions de la valeur historique des dogmes que soulèvent nombre de critiques à l’égard de l’enseignement catholique reviennent en effet à poser la question de la transmission des vérités révélées au sein de l’Église. Cette question fondamentale est aux centres des débats au XXe siècle et divise aussi profondément les chrétiens. Nous allons donc revenir à ce concept que consacre le deuxième concile de Vatican. Cependant, avant de l’étudier, faut-il déjà présenter ce que l’Église enseignait sur la Tradition avant ce concile …

Le sens de la Tradition au deuxième concile de Vatican

Au XVIe siècle, le concile de Trente emploie l’expression de « traditions » en rapport avec la Révélation. « Cette vérité [la vérité salutaire] et cette règle [la règle de l’enseignement et de la discipline] est parvenue jusqu’à nous dans les livres écrits et dans les traditions non écrites qui, reçues par les apôtres de la bouche du Christ lui-même ou transmises comme de main en main par les apôtres sous la dictée de l’Esprit Saint »[4]. Le concile définit donc les « traditions » comme un mode de transmission des vérités de foi et de morale, différente de celle de la Sainte Écriture sans définir néanmoins de hiérarchie ou de rapport entre elles. Le concile définit aussi le magistère comme le garant véritable des traditions. Enfin, les « traditions » porte sur l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ recueillies par les Apôtres ou transmises par eux par le Saint-Esprit. Plus tard, seront distinguées les traditions apostoliques et les traditions ecclésiastiques.

Au lendemain du concile, le catéchisme de Trente traite dans sa préface de la « tradition » non plus au pluriel mais au singulier, et la définit comme le mode de conservation non écrite de « la Parole de Dieu »[5]. En outre, il utilise une formulation que des pères du concile de Trente avait d’abord proposée et qui finalement n’a pas été retenue. « Toutes les vérités que l’on doit enseigner aux Fidèles sont contenues dans la Parole de Dieu, soit celle qui est écrite, soit celle qui a été conservées par tradition »[6]. Notons en effet qu’au lieu de « soit … soit… », les Pères du concile de Trente ont utilisé « et… et… ».

En 1870, le premier concile de Vatican passe formellement du pluriel au singulier, des « traditions » à la « Tradition », et la désigne comme un de deux modes de transmission des vérités que l’Église propose à croire comme divinement révélé[7]. Ce terme est clairement en rapport direct avec celui de la Révélation.

Enfin, avant le deuxième concile de Vatican, la « Tradition » est classiquement définie comme « la transmission de l’enseignement même de Jésus-Christ, passant par la bouche des pasteurs de l’Église »[8].

Au concile de Trente, la nécessite d’affirmer les fondements de la foi

Pour comprendre la distinction du terme « tradition », au singulier et au pluriel, nous allons revenir à la préparation du décret du concile de Trente, c’est-à-dire à sa 4e session qui aboutira au décret sur la réception des livres saints et des traditions.

Rappelons que le concile de Trente a été convoqué pour raffermir la foi et lutter contre les abus, c’est-à-dire pour définir les principaux dogmes, surtout ceux remis en cause par les protestants, et pour réaliser une véritable réforme au sein de l’Église. Il est un concile à la fois doctrinal et réformateur. Pour commencer les questions doctrinales, les Pères du concile décide d’examiner les fondements de la foi, fondements que les protestants remettent aussi en cause selon leur principe « sola scriptura ». La 4e session est alors naturellement consacrée aux problèmes de la Sainte Écriture et de la Tradition.

Tradition et traditions, trois manières de voir

Lors des discussions sur la Tradition, les Pères du concile éprouvent en fait quelques difficultés de compréhension, essentiellement pour des raisons sémantiques et non de foi. La majorité veut employer le terme de « Tradition » (ou « traditio » en latin) quand d’autres préfère plutôt le terme au pluriel (« traditiones »).

Selon la théologie du moyen-âge, le terme au singulier désigne la transmission non écrite de l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui implique que celui-ci ne nous est pas parvenu exclusivement par la Sainte Écriture. Il est alors proposé la formule suivante : « la Révélation divine nous est parvenue en partie par l’Écriture, en partie par la Tradition, de main en main »[9]. Cette formule, admise à l’époque et couramment employée, définit ainsi les deux canaux de transmission de la vérité révélée que sont la Sainte Écriture et la Tradition. La majorité des Pères du concile défend ainsi la double source de la Révélation en reconnaissant une double transmission, parallèle et d’égale valeur, de l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ, que les apôtres ont légué par voie écrite et par voie orale. Ainsi, la Tradition mérite les mêmes égards et le même respect que la Sainte Écriture.

D’autres Pères du concile, notamment le général des Servites, Augustin Bonuccio, s’opposent à cette doctrine sur le rapport entre la Sainte Écriture et la Tradition. Au lieu d’une interprétation complétive de la Tradition, selon laquelle celle-ci compléterait la Sainte Écriture, ils préfèrent la considérer comme une interprétation autorisée de la Sainte Écriture. Ou encore, ils la voient comme une clé qui, sous l’inspiration du Saint Esprit, constamment présent dans l’Église, nous aide à comprendre l’Évangile. Elle demeure ainsi une nécessaire médiation entre la Sainte Écriture et nous. Il ne s’agit donc pas de recevoir de nouvelles vérités mais de gagner en intelligence du donné révélé.

Cependant, considérant davantage les attaques des protestants, d’autres Pères préfèrent s’occuper des « traditiones », qui désignent plutôt « un ensemble complexe et disparates d’usages, de coutumes, de rites liturgiques, etc. qui appartiennent aux diverses Églises et les distinguent. »[10] Le terme nous renvoie alors plutôt aux différentes formes ou support de transmissions ainsi qu’à la diversité du christianisme dans l’unité de la foi. Or, comme le signale l’un des acteurs du débat, les traditions ne peuvent être reçues d’une même autorité. Diverses sont en effet ces traditions, diverses sont aussi leur autorité. Il n’est donc pas possible de les recevoir de la même façon. Par ailleurs, certaines traditions sont tombées en désuétude ou ont évolué, y compris les traditions apostoliques. Alors, sans toutefois les mépriser, ils se refusent à leur donner le même respect que la Sainte Écriture et à les traiter avec la même considération.

La formulation sur les traditions

Les Pères du concile emploient indifféremment le terme de « tradition », au singulier et au pluriel, sans bien distinguer leurs différences et leur importance jusqu’au moment où ils doivent étudier la question de leur réception au sein de l’Église, c’est-à-dire de l’autorité qu’elles portent. La transmission en elle-même et ses supports ne peuvent être revêtus de la même autorité.

Néanmoins, pour répondre à l’urgence et aux attaques protestantes, la congrégation générale décide d’approuver la double transmission de l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ que sont la Sainte Écriture et les traditions. C’est ainsi qu’est proposée la formulation avec l’expression « soit … soit ». Mais les vérités révélées sont-elles incluses totalement ou partiellement dans la Sainte Écriture ? Quel est en fait le rapport entre la Sainte Écriture et la Tradition en termes de contenus ? Manquant de maturité sur ce sujet, les Pères de l’Église ne souhaitent pas traiter cette question complexe. Ainsi, le concile de Trente affirme l’existence des traditions apostoliques de même valeur et respect que la Sainte Écriture en matière de foi et de morale. Les deux forment le fondement divin du christianisme.

C’est pourquoi dans la formulation finale, pour éviter tout parallélisme, qui pourrait soulever la question, ils décident d’utiliser simplement l’expression « et … et » au lieu de « soit … soit ». Ils décident aussi de ne pas faire de distinction au sein des traditions, la considérant comme un tout indivisible.

Cependant, comme le montre le débat du concile de Trente, le terme de « tradition » est équivoque. Il désigne à la fois le fait de transmettre, les supports de transmissions et le contenu qui est transmis. L’Église s’est surtout préoccupée de la Tradition comme mode de transmission des vérités révélées, d’égale autorité et respect avec la Sainte Écriture, notamment pour répondre à la doctrine protestante qui ne reconnait que la seule valeur de la Bible.

Développement de la doctrine du XVIe au XVIIIe siècle

Après le concile de Trente, la doctrine portant sur les traditions se développe. Martin Perez de Ayala (1504-1566), ancien expert conciliaire et futur archevêque de Valence, estime que l'autorité de l'Écriture n'est finalement garantie que par l'Église s'exprimant dans la Tradition. Par conséquent, antérieure à la Sainte Écriture, la Tradition la définit et la porte.

Le dominicain Melchior Cano (1509-1560), analyse le critère traditionnel dans son traité des « Lieux théologiques », « monuments » ou encore sources théologiques. Outre les traditions apostoliques proprement dites, la Tradition comprend, par ordre d'autorité décroissante, la doctrine de l'Eglise catholique, les conciles, les enseignements de l'Église de Rome, les Pères de l'Eglise, enfin les théologiens et les canonistes.

Dans son ouvrage De Verbo Dei, Saint Robert Bellarmin (1542-1621) montre que l’enseignement de la doctrine divine se fait soit par écrit, soit par orale, en soulignant que la Tradition est indispensable pour transmettre la doctrine divine, ce qui n’est pas toujours le cas pour la Sainte Écriture puis il définit des critères pour identifier les traditions apostoliques authentiques. Lorsqu’une affirmation est reçue comme vérité de foi par l’Église universelle sans être contenue dans la Sainte Écriture, elle est considérée comme provenant des Apôtres. La même conclusion s’impose dans le cas d’une institution, même ecclésiastique, que l’Église universelle a toujours conservée. Chaque fois que les Pères de l’Église sont unanimes à reconnaître l’origine apostolique d’une croyance ou d’une institution, elle doit être tenue comme telle. Enfin, nous pouvons être assurés qu’une Église a conservé des traditions apostoliques lorsqu’en son sein, nous relevons la continuité de la succession épiscopale. Finalement, c’est le Magistère qui est garant de la Tradition.

L’effort est porté sur l’authenticité de l’origine apostolique des traditions, qui se fonde sur le témoignage des Apôtres et leurs successeurs comme le montrent aussi les positions des frères Adrien (1609-1669) et Pierre van Walenburch (1610-1675) dans Tractatus de controversus fidei.

Au XVIIIe siècle, Bossuet (1627-1704) ne garde comme Tradition que le critère d’unanimité, c’est-à-dire ce qui a été reçu unanimement et a toujours été retenu, et s’en tenant qu’aux quatre premiers siècles de l’Église.

Le rôle du Magistère est ainsi accentué. Il est en charge de discernement l’enseignement de la foi à partir de la Sainte Écriture et de la Tradition, ou encore le garant du dépôt de la foi. C’est le magistère qui définit la règle de foi. Ainsi, selon Yves Congar, alors que le concile de Trente conçoit la Tradition comme dépôt reçu des apôtres, les théologiens post-tridentins considère plutôt la tradition « du point de vue de l’organe transmetteur, vue comme résidant surtout dans le magistère de l’Église »[11] au point que le magistère devienne finalement la seule source de la connaissance de la vérité révélée.

La Tradition pour l’école romaine du XIXe siècle

Lors des débats du premier concile du Vatican, paraît en 1870 le traité De divina Traditione et Scriptura du jésuite autrichien Johan Baptist Franzelin (1816, 1886), professeur de théologie à l’Université grégorienne et théologien pontifical au concile. Cet ouvrage est reconnu comme étant un ouvrage de référence sur la question et aussi la première synthèse d’un théologien catholique sur la Tradition.

Dans son traité, Franzelin distingue l’aspect actif de l’aspect objectif de la Tradition. La Tradition en un sens objective désigne la doctrine transmise alors que la Tradition en un sens actif porte sur l’ensemble des actes et des moyens par lesquels la doctrine nous est transmise. Il défend aussi une double priorité de la Tradition, chronologique et logique, sur la Sainte Écriture.

La Tradition selon l’école de Tübingen

L’école de Tübingen développe une autre doctrine qui modifie profondément le concept de la Tradition.

Influencée par le romantisme allemand, elle cherche à pénétrer l’essence ou l’esprit du christianisme, centrant notamment leur réflexion sur l’Église considérée comme peuple ou collectivité de vie qui se constitue et croît de façon organique tout au long de l’histoire, animée par une vie en croissance vue comme un mouvement associant unité et diversité. L’école est aussi inspirée par l’idéalisme allemand (Lessing, Shelling, Hegel) qu’elle veut aussi combattre. Elle en retient surtout le sens de l’histoire comme dynamisme. Enfin, influencée par Schleiermacher, elle veut remettre en lumière le rôle central du Saint Esprit dans la communauté. Ainsi, l’école de Tübingen « ramènent l’attention sur l’Église prise en sa réalité totale d’organisme vivant. L’objet de l’ecclésiologie, c’est précisément cette vie. L’Église […] est d’abord et avant tout une « communauté de vie », le lieu où circule la grâce, où l’Esprit agissant communique la rédemption acquise par Jésus-Christ. »[12] Dans le cadre de cette ecclésiologie, elle développe une doctrine de la Tradition

L’école de Tübingen s’est surtout attachée à expliquer l’acte même de la transmission et à s’opposer à l’immutabilité des vérités de foi. C’est le cas de Johann Sebastian Drey (1777-1853), fondateur de l’école théologique de Tübingen en 1819. Il propose une conception dynamique et organique du développement de la vérité révélée. La tradition n'est pas la transmission extérieure d'un dépôt intangible ; elle s'identifie au mouvement même de la foi vivante de l'Église. Son élève, Johann Adam Möhler (1796-1838), développera ces idées et en fournira une véritable doctrine.

Le théologien Möhler

Prêtre et théologien catholique allemand, et spécialiste de la patristique, Mölher enseigne l’histoire de l’Église. Devenu célèbre, il attire aussi bien les catholiques que les protestants. Il est surtout connu pour avoir développé le concept de la « Tradition vivante ».  Celui-ci est très lié à l’ecclésiologie de l’école de Tübingen.

Möhler ne présente pas sa doctrine sous la forme systématique d’un traité théologique mais d’ouvrages disparates dans lequel il développe des points de vue divers. Ainsi, dans son premier ouvrage Unité de l’Église en 1825, il rattache presqu’exclusivement la tradition à la vie communautaire animée par le Saint Esprit et la considère comme le sens chrétien de la communauté des fidèles et l’expression de son unité dans l’amour. Dans Athanase en 1827, il souligne l’idée de développement dans l’unité et rattache cette unité à la vie de la foi et à l’expression même du dogme. Dans la Symbolique, en 1831, il intègre davantage la tradition dans le Mystère du Verbe incarnée prolongé de façon vivante et active dans le mystère de l’Église, « incarnation permanente du Fils de Dieu ».

Enfin, Möhler définit un niveau critère d’apostolicité pour une doctrine. Non seulement, l’Église doit lui attribuer une origine apostolique mais pour cela, il faut des écrits qui le rattachent au temps apostoliques. Ce nouveau critère, totalement nouveau, donne à l’écrit ou au document une valeur égale à celle de l’autorité.

La Tradition selon Möhler

« Depuis la naissance de l’Église, le Christ et son Esprit sont à l’œuvre dans la communauté. Dans son développement, l’Église est une continuité ininterrompue de sa première apparition, création toujours nouvelle du Christ. […] le Christ et son Esprit demeurent en elle, assurant la permanence de sa Parole, la continuité de la doctrine, avec la véritable intelligence de cette Parole et de cette doctrine. »[13]

Un chrétien reste fidèle à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et à la foi des Apôtres s’il est en communion avec l’Église. C’est ainsi que l’ensemble des chrétiens, de tous les temps, forment une unité. Et l’Église a conscience de son être dans la possession d’une seule foi. C’est l’Esprit du Christ qui anime continuellement l’Église et tient ensemble la communauté des fidèles. C’est ainsi qu’elle s’oppose « à l’arbitraire de la subjectivité individuelle de toute l’objectivité positive et de toute la nécessité immuable qui sont le propre de l’histoire. » Par quel moyen ? Par la Tradition.

Qu’est-ce que la Tradition ? Elle la « force vitale et spirituelle, qui, dans l’Église, se propage et se transmet »[14], une force intérieure et continue. Son principe est le principe de l’unité. Ou encore, elle est « l’Évangile vivant dans les fidèles », « l’Évangile vivant toujours annoncé dans l’Église »[15]. Elle est aussi « sens chrétien vivant dans la communauté des fidèles, l’esprit commun des chrétiens. »[16]

La Tradition présente plusieurs éléments : un principe mystique, qui est l’action permanente du Christ et de son Église dans la vie collective de l’Église qui s’épanouit à partir du Christ et de la première communauté transformée par son Esprit, un caractère organique, qui est la continuité de la vie et de la foi de l’Église avec l’identité de la conscience de l’Église à travers tous les moments de son développement, enfin un élément actif, qui est l’engagement de toute l’Église et le rôle du magistère vivant, gardien et interprète autorisé de la tradition.

Unité dans l’Église par la Tradition

L’esprit unique et la vie collective des fidèles ne naissent pas de la communauté mais ils sont reçus du Christ par son Esprit. « Nous ne possédons la vérité que pour autant que nous prenons part à sa vie divine et que nous apprenons la vérité de Lui. Nous recevons la vérité, qui par conséquent doit nous être donnée comme cette vie elle-même, et nous ne pouvons pas, si elle ne nous est pas donnée du dehors par l’Église, la développer de nous-mêmes. »[17]

Le caractère d’objectivité absolue du christianisme ne se fonde ni sur l’intériorité pure du sentiment chrétien ni sur l’expérience religieuse. Le sens chrétien est conditionné par la vie dogmatique de l’Église et reste attaché à la vie chrétienne comme cette vie est en relation nécessaire avec la doctrine de l’Église. Ainsi « une seule et même doctrine retentit dans toute l’extension de l’Église comme l’expression d’une seule et même vie intérieure, comme l’incarnation d’un seul et même esprit. »[18] L’unité intérieure s’exprime dans l’unité doctrinale, dans l’unité du culte, dans l’unité d’organisation. Sans Église visible, il n’y aurait plus de christianisme objectif et véritable. Sans l’Église, l’esprit chrétien ne ferait qu’errer et ne serait plus reconnaissable. De même, quand l’intégrité du dogme est menacée, c’est la pureté de la vie religieuse qui est compromise. Finalement, « sans tradition, plus de doctrine chrétienne, plus d’Église, mais seulement des chrétiens isolés ; plus de communautés, mais des individus ; plus de certitude, mais le doute et l’opinion  »[19]

Mais nécessaire diversité et développement

La vérité, pour qu’elle devienne la possession des générations successives, doit revêtir des formes nouvelles, cette diversité résultant de la coopération entre l’élément humain et l’élément divin. De même, pour que la Parole divine devient possession humaine, elle doit être reçue, conservée et transmise par l’activité humaine. « Ainsi la tradition transmet la donnée positive et immuable aux générations nouvelles sous des formes multiples : c’est que cette donnée est confiée aux hommes, qui doivent, pour conserver le dépôt, se comporter suivant la diversité du milieu où ils vivent »[20], comme le Christ qui veut continuer son œuvre d’une manière à la fois divine et humaine.

La vérité transmise à l’Église est d’une telle ampleur et profondeur que les fidèles ne pourront épuiser toutes les richesses. Les hommes ne pourront jamais en amoindrir la plénitude infinie. « L’objet dépasse infiniment l’actuelle capacité du sujet. »[21] Cet écart implique alors un nécessaire développement. Mais, il ne s’agit pas de perfectionner le christianisme mais de se perfectionner par le christianisme. « C’est le Christ qui assure par sa permanence, la fidélité dans le développement. »[22]

Le Magistère, garant de la Tradition face au développement

Ce progrès doit être garanti contre les causes de déviation ou d’altération. La tradition ne suffit pas. Il est nécessaire d’avoir « une autorité vivable et vivante »[23]. Sans elle, deux excès sont possibles : rejet de tout développement sous prétexte de fidélité au pur Évangile ou acceptation de toute évolution religieuse. Il ne s’agit pas non plus d’interroger l’âme de chaque croyant pour décider de l’autorité de la Parole de Dieu, sinon l’objectivité et l’universalité de l’enseignement du Christ en seront finies.

Les germes que Notre Seigneur Jésus-Christ a laissés doivent se développer jusqu’à son complet épanouissement, et cet épanouissement ne se fait que dans l’Église. Il a transmis son autorité à ceux qui avaient le devoir de transmettre son enseignement pour le protéger des caprices de l’interprétation subjective. Ainsi, sans Église, nous n’aurions plus aucune certitude objective du christianisme. « Si l’Église n’est pas l’autorité qui tient la place de Jésus-Christ, alors tout s’obscurcit et se dissipe dans le doute, l’hésitation, l’incroyance et la superstition. »[24] Cependant, elle ne prétend pas se substituer au Christ mais de Le représenter. Le Christ reste l’autorité décisive.

« La doctrine de la tradition vivante revient donc finalement à sauvegarder le caractère positif et absolu du christianisme, à maintenir décisif le Primat du Christ. Mais le mystère du Christ, fait et doctrine, […], ne s’impose à nous de façon vivante et dans toute son intégrité que parce qu’il nous atteint de façon immédiate dans le mystère de l’Église. L’Église est le « Corps présent et parlant du Christ »[25] qui est « continuée en elle selon tout ce qu’il est. »[26] La Tradition vivante assure cette présence active du Christ dans l’Église, pour la croissance de son Corps. »[27]

Conclusions

Au Concile de Trente, dans sa volonté d’affermir le fondement de la foi, notamment face aux attaques des protestants, l’Église défend les traditions comme une source de transmission de la Révélation, de même valeur et respect que la Sainte Écriture. Ainsi, la conçoit-elle plutôt comme le dépôt reçu des apôtres et transmis de génération en génération. L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ a été totalement transmis à l’Église par différentes voies, sous forme écrite par la Sainte Écriture et sous d’autres formes, par les traditions sous l’autorité légitime du Magistère. Les rapports entre la Sainte Écriture et les traditions ne sont pas sciemment définis. Le concile de Trente défend ainsi le contenu de la Tradition et sa légitimité.

Après le concile, la doctrine s’est développée pour mettre davantage l’accent sur les critères d’authenticité de la Tradition et sur le rôle du magistère, qui demeure garant de ce dépôt. Parallèlement, le terme de « Tradition » au singulier s’est substitué à celui de « traditions » au pluriel.

Enfin, à Rome, au XIXe siècle, sont clairement différenciés le contenu transmis, qui forme un dépôt intangible, et le mode de transmission. En Allemagne, dans une nouvelle doctrine sur l’Église, la Tradition est définie en rapport de cette ecclésiologie, mettant principalement l’accent sur l’acte même de la transmission. Si Mölher réaffirme l’importance de la Tradition dans l’Église, il la conçoit dans une Église considérée comme un être vivant, organique, qui, nécessairement, est animé d’une force vitale qui l’a fait évoluée tout en étant toujours elle-même. C’est la Tradition qui garantit l’Unité à cet organisme, Unité de foi donc de vie. Elle lui assure sa cohésion et sa continuité sans altérité ni déviation. Certes, n’étant pas d’origine humaine, elle n’est pas la conscience collective des chrétiens ou le sens chrétien d’un individu ou d’une communauté. Elle est une force vitale qui assure la présence active de Notre Seigneur Jésus-Christ et permet à l’Église de croître tout en demeurant Une. Elle ne se réduit donc pas à la transmission de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. La Tradition est ainsi objective tout en étant active. Dans ses derniers ouvrages, plus prudent[28], Mölher réintroduit dans sa doctrine le rôle du Magistère comme garant de la Tradition.

Cependant, en accentuant l’aspect mystique de la Tradition, Mölher ne risque-t-il d’accentuer l’acte de la transmission du dépôt au détriment du dépôt lui-même, c’est-à-dire le dynamisme et la continuité que présente la Tradition au détriment de la permanence et de l’inaltérabilité de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ transmis aux Apôtres ? Sa théorie permet alors de justifier le développement des dogmes contrairement aux doctrines qui l’ont précédé.

Sans-doute influencé par Mölher et allant au-delà de sa réflexion, Maurice Blondel a repris, dans son ouvrage Histoire et Dogme, l’idée d’une Tradition comme « poussée de vie » ou force vitale de l’Église[29]. Il ne la considère en effet que comme acte de transmission des vérités salutaires, mais un acte particulier, puisque capable de modifier elle-même ce qu’elle transmet en raison de l’expérience de la foi, ouvrant ainsi la voie à la « Tradition vivante », passage de l’implicite vécu vers l’explicite connu. Nous en déduisons que la Tradition n’est plus une source ou un canal de transmission de la Révélation mais une étrange machine qui modifie ce qu’elle transmet en raison de l’expérience de la foi. Celle-ci devient un véritable moteur de développement, ce que rejetait Möhler. Finalement, selon sa doctrine, l’expérience de la foi n’est-elle pas plus importante que son expression formelle, c’est-à-dire les dogmes, au point de réduire le rôle du Magistère, qui est le garant de la Tradition ?... Idée que nous ne pouvons guère accepter sans remettre en cause l’Église elle-même comme l’a si bien souligné Mölher…

 

 

 



Notes et références

[1] Blondel les oppose dans leur manière de représenter l’histoire en rapport aux dogmes. Il désigne respectivement les théologiens de son temps et les modernistes des extrinsécistes et des historicistes Voir Émeraude, mars 2024, article « Histoire et Dogme de Maurice Blondel (1861-1949) : la Tradition, « poussée de vie ».

[2] Blondel, Histoire et Dogme, chap. XI dans Newman et Blondel. Tradition et développement du dogme, P. Gauthier, collection Cogitatio Fidei, Cerf, 1988.

[3] Paul VI, Constitution dogmatique, sur la Révélation divine Dei Verbum, chapitre IV, n°12, 18 novembre 1965, vatican.va. La constitution définit la « Tradition vivante de l’Église » comme règle d’exégèse.

[4] Concile de Trente, 4ème session, Décret sur la réception des livres saints et des traditions, 8 avril 1546, Denzinger n°1501.

[5] Catéchisme de Trente, 1ère partie, §4, salve-regina.com.

[6] Catéchisme de Trente, 1ère partie, §4, Desclé, Lefebvre et Cie, 1905.

[7] Voir Constitution dogmatique Dei Filius sur la foi catholique, Concile de Vatican, 3ème session, 24 avril 1870, Denzinger n°3011.

[8] Dictionnaire de culture religieuse et catéchistique, article « tradition », chanoine L.-E. Marcel, imprimerie Jacques et Demontrond, 1938.

[9] Proposition faite par le légat pontifical, Del Monte (1549-1626), futur pape Jules III, le 12 février 1546, lors dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome X, Latran V et Trente, première partie, sous la direction de Gerbais Dumeige, s. j., Fayard, 1975.

[10] Histoire des conciles œcuméniques, Tome X, Latran V et Trente, première partie, sous la direction de Gerbais Dumeige, s. j., Fayard, 1975.

[11] Y. Congar, La tradition et les traditions, tome I, Fayard, 1960 dans Histoire des dogmes sous la direction de Bernard Sesboüe, La Parole du Saut, tome IV, Bernard Sesboüe et Christophe Theobald, 2ème phase, Bernard Sesboüe, chap. IV, Desclée, 1996.

[12] P. Tihon, Histoire des dogmes sous la direction de Bernard Sesboüe, Les Signes du salut, tome III, Partie 2, P. Tihon, chapitre XIV, III, 2, Desclée, 1995.

[13] Mölher, Geist des Christentums und des Katholizismus, article « la tradition vivante », édition Professeur Geiselman, 1938 dans Hommage à J.-A. Moelher, pour le centenaire de sa mort, La Tradition vivante, s. j. Pierre Chaillet, Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 27, n°2, 1938, jstor.org.

[14] Mölher, Die Einheit in der Kirch, 1825, Hommage à J.-A. Moelher, pour le centenaire de sa mort, La Tradition vivante, Pierre Chaille.

[15] Mölher, Die Einheit in der Kirch, compléments manuscrits.

[16] Pierre Chaille, Hommage à J.-A. Moelher, pour le centenaire de sa mort, La Tradition vivante.

[17] Mölher, Die Einheit in der Kirch, §37.

[18] Mölher, Die Einheit in der Kirch, §9.

[19] Mölher, Symbolik, 1921, §39 dans Hommage à J.-A. Moelher, pour le centenaire de sa mort, La Tradition vivante, Pierre Chaillet.

[20] Mölher, Symbolik, §40.

[21] Mölher, Die Einheit in der Kirch, §95.

[22] Mölher, Die Einheit in der Kirch, préface inédite.

[23] Mölher, Symbolik, §40.

[24] Mölher, Symbolik, §37.

[25] R. P. Fessard, Études, 20 juillet 1937.

[26] Mölher, Symbolik, §36.

[27] Pierre Chaille, Hommage à J.-A. Moelher, pour le centenaire de sa mort, La Tradition vivante.

[28] Voir Sur l’évolution et l’interprétation de la pensée de Mölher, M.-J. Congar, dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, vol. 27, n°2, 1938, jstor.org. Dans une note, Congar a montré l’évolution intellectuelle de Mölher. C’est pourquoi il s’est refusé à rééditer son ouvrage L’Unité dans l’Église, même modifié. Au fur et à mesure de sa pensée, il évolue d’une ecclésiologie plutôt protestante (une Église purement intérieure et mystique) vers une doctrine catholique (une Église invisible et visible). Dans son livre Symbolique, il retrouve tout le côté institutionnel et hiérarchique de l’Église.

[29] Voir Émeraude, mars 2024, article « Histoire et Dogme de Maurice Blondel (1861-1949) : la Tradition, « poussée de vie ».