" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 9 mai 2024

Le développement de la doctrine chrétienne selon Newman

Il est commun d’évoquer des noms de personnalités célèbres et sans reproche, reconnues unanimement comme autorités du domaine considéré, pour justifier une théorie ou une doctrine afin de leur apporter un poids supplémentaire. Revenues des temps passées, ladite autorité les recouvre en quelque sorte d’une caution difficilement récusable. Ainsi, faut-il examiner avec prudence et sérieux cet argument d’autorité pour en évaluer la pertinence. Faut-il alors se replonger dans l’histoire pour entendre celui qui est rappelé du passé pour mêler sa voix à celle du présent…

Dans nos récentes recherches sur le modernisme et la Tradition, nous voyons ainsi souvent apparaître le nom de John Newman (1801-1890) dans des textes et des discours en faveur de l’idée de la « tradition vivante ». Influencé par Mölher[1], nous dit-on[2], Saint John Newman aurait été un des maillons qui ont conduit à son développement et à son succès. Il est aussi souvent présenté comme le précurseur du deuxième concile de Vatican, voire de la « synodalité ». Des partisans de l’évolutionnisme religieux le considèrent parfois comme un de leurs précurseurs. Il aurait même « déblayé en précurseur le chemin de l’œcuménisme »[3], œcuménisme entendu dans son sens moderne. Il est vrai que la pensée de Newman était plutôt novatrice au XIXe siècle au point d’en inquiéter momentanément Rome. Les modernistes qu’étaient Loisy et Bremond l’ont même désigné comme une autorité pour stimuler la théologie catholique et s’opposer ainsi à la domination de la théologie thomiste. Finalement, John Newman est souvent présenté comme un acteur du libéralisme et du modernisme au sein de l’Église. Est-ce vraiment le cas ?

Il est vrai que Newman est inévitable dans toute étude portant sur les rapports entre l’histoire et la doctrine. Son ouvrage Essai sur le développement de la doctrine chrétienne est une référence pour toute question portant sur l’histoire des dogmes, sur leur évolution et sur leur continuité, sujets hautement d’actualité. Son aura n’a pas cessé non plus de croître depuis la seconde guerre mondiale au point d’être considéré aujourd’hui comme un véritable maître intellectuel, voire un docteur de l’Église. Son élévation au cardinalat en 1879, sa béatification en 2010 et sa canonisation en 2019 lui revêtent d’une autorité encore plus légitime. Mais faut-il encore de ne pas en abuser.

Nos recherches sur les rapports entre l’histoire et le dogme, ou encore sur la Tradition, nous conduit donc à John Newman et à son livre. Notre article a pour but de présenter cet ouvrage afin de mieux connaître sa conception de l’évolution de la doctrine chrétienne.

L’histoire, argument apologétique contre le protestantisme

L’ouvrage Essai sur le développement de la doctrine chrétienne est d’abord et avant tout une œuvre apologétique. Ancien anglican de la Haute Église, John Newman vient juste de convertir au catholicisme avant de publier son livre en 1845. Cet ouvrage est le fruit de recherches historiques qu’il mène depuis 1839 et qui le conduisent progressivement vers l’Église. L’essai est une réponse aux arguments des anglicans. Ces derniers affirment qu’ils sont les seuls fidèles à l’Église et accusent les catholiques d’avoir corrompu la doctrine chrétienne.

Newman est un des partisans du mouvement d’Oxford. Ce courant théologique cherche à démontrer la place de l’Église anglicane dans la succession apostolique et donc sa légitimité, sans rupture depuis les Apôtres. C’est pourquoi il étudie l’histoire de l’Église et les Pères de l’Église. Il tente aussi de remettre dans la foi apostolique ce que le protestantisme en avait enlevé et d’en ôter ce que les catholiques y avaient rajouté. Mais il en vient à une conclusion qu’il n’attendait probablement pas : « le protestantisme n’est pas le christianisme de l’histoire »[4]. L’anglicanisme n’est pas la continuité légitime des Apôtres. Il est même facile de le démontrer, nous affirme-t-il. Il en arrive même à un résultat encore plus clair : « approfondir l’histoire, c’est cesser d’être protestant. » (Introduction, 5) L’histoire est alors un argument apologétique qui remet en cause la légitimité du protestantisme. Les protestants le savent-ils eux-mêmes ? Il le croit. Ainsi, il constate qu’en son temps, nombre de théologiens et d’historiens protestant tentent de rejeter le christianisme hors du domaine historique pour le réduire finalement à une opinion personnelle. Cela leur permet de ne point entrer sur un terrain périlleux.

Newman ne doute pas que les anglicans sont conscients de l’incompatibilité entre le protestantisme et le christianisme historique. Néanmoins, il reconnaît aussi les variations de l’Église à travers les âges, dans sa doctrine et dans son culte. En apparence, celles-ci peuvent apparaître comme des altérations ou des incohérences. Les questions qu’il se pose sont d’en vérifier leur nature et d’en connaître les raisons. Car si effectivement ces variations témoignaient d’une corruption de l’enseignement ou d’une incohérence, le christianisme ne peut guère se prévaloir d’une révélation divine, ce qui nous obligerait à suivre notre propre jugement personnel. L’explication du développement du christianisme peut donc remettre en cause l’Église elle-même d’où l’importance de son étude pour notre foi.

Le principe de Saint Vincent de Lérins, insatisfaisant dans son application

Newman présente plusieurs hypothèses pour expliquer ces variations. Le christianisme ne ferait que s’adapter aux circonstances, et cela depuis le début. Ceux qui défendent cette thèse ont alors naturellement abandonné la prétention du christianisme à une origine surnaturelle.

Les théologiens anglicans ont choisi une autre hypothèse. « Ils rejettent comme corruptions tous les usages, coutumes, opinions et dogmes qui ne portent pas le sceau de la primitive Église. » (Introduction, 7) Ainsi, cherchent-ils à distinguer ce qui relève de la corruption ou du christianisme originel, qu’il considère évidemment pur. Pour distinguer infailliblement dans tout le champ de l’histoire, la véritable doctrine de la simple opinion, la vérité de l’erreur, ils s’appuient sur le principe de Saint Vincent de Lérins[5] : « quod semper, quod ubique, quod ab omnibus », principe qu’il a développé dans son Commonitorium, où il affirme que la foi catholique est celle qui a été crue partout, toujours et par tous. En suivant cette règle, il serait alors possible de rejeter les nouvelles doctrines catholiques tout en s’attachant à leur propre confession. L’école anglicane « pose ainsi un critère simple pour apprécier la valeur de chaque fait historique comme il se présente, et, en fournissant un rempart contre Rome, elle permet d’attaquer le protestantisme. » (Introduction, 8)

Cependant, l’application de cette règle soulève bien des difficultés. Elle apporte que des réponses négatives sans définir positivement ce qu’est le christianisme. Elle est en effet utile pour déterminer ce qu’il n’est pas plutôt que ce qu’il est. En outre, elle frappe autant Rome que l’Angleterre comme elle peut ne pas exclure ce que croit Rome et ce que l’Angleterre rejette. « Elle ne permet pas de condamner Saint Thomas et Saint Bernard mais en même temps qu’on défend Saint Athanase et Saint Grégoire de Nazianze. » (Introduction, 8) Ce principe présente donc des limites dans son application. Que signifie en effet en pratique ce qu’on a partout enseigné, toujours et par tous ?

Newman nous donne plusieurs exemples sur les difficultés que présente le principe de Saint Vincent de Lérins pour les anglicans. Si en effet nous devons admettre que « tout le corps de doctrine qui concerne Notre Seigneur Jésus-Christ a été professé de manière cohérente et uniforme par l’Église primitive, bien qu’elle ne l’ait pas formellement ratifié en concile. » (Introduction, 10), nous ne pourrions guère invoquer un consentement des théologiens antérieurs au concile de Nicée en faveur de la doctrine relative à la Trinité, doctrine qu’admettent pourtant les anglicans. La doctrines sur la primauté du pape qu’ils rejettent, s’appuient pourtant sur des témoignages bien plus solides, respectant davantage le principe de Saint Vincent de Lérins, que celle de la Présence réelle dans l’Eucharistie, qu’ils acceptent. Ainsi, l’utilisation de ce principe est plus ou moins rigide selon les cas.

La théorie du développement des dogmes

Dans son Essai, Newman se propose de démontrer le caractère naturel et légitime du développement du dogme par la nécessité temporelle de sa maturation : « la croissance et l’extension du Credo et du rituel chrétiens et les variations qui en marquent le cours, chez les écrivains particuliers comme dans les Églises, sont le sort inévitable de toute idée philosophique ou politique qui s’empare de l’intelligence et du cœur, et dont l’empire a pris une large extension. En vertu même de la nature de l’espèce humaine, le temps est nécessaire pour atteindre l’intelligence pleine et parfaite des grandes idées. » (Introduction, 21) Tel est « la théorie du développement des dogmes » qu’il défend et peut rendre compte des difficultés que pose leur variation au cours des siècles. Newman précise que cette explication est aussi valable dans d’autres domaines comme la science.

L’Essai comprend deux chapitres. La première partie porte sur le développement des idées quand la seconde définit les sept notes ou marques d’un authentique développement.

Le nécessaire développement de toute idée forte

Newman analyse le développement d’une idée au cours du temps et décrit les différents processus qui sont soumis à son développement.

Quand des choses se présentent à l’homme, il est de sa nature d’y porter un jugement. Nous ne restons pas passifs devant elles ; nous les analysons, les comparons, les critiquons. Si elles demeurent sous forme d’opinions, elles s’évanouiront mais si elles se fixent en lui, elles prendront possession de son esprit. Ses idées se présentent à nous sous différents aspects, et plus ses aspects sont divers, plus elle a de force et de profondeur, plus sa réalité s’impose. « Leur multiplicité témoigne de son originalité et de sa force. » (chap. I, section 1, 2) L’idée est tellement profonde en ses différents aspects qu’il est difficile de la saisir par une seule représentation ou définition. Chacun de ses aspects peut être considéré comme autant d’idées séparées. C’est pourquoi, pour reconstituer l’idée maîtresse, il est possible de s’en servir d’une pour regrouper l’ensemble autour d’elle, considérée comme point central de l’idée, sans cependant négliger les autres ou les obscurcir.

Quand une  idée s’impose à notre esprit, « on peut dire qu’elle a une vie, en ce sens qu’elle vit dans l’esprit qui l’a reçue. » (chap. I, section 1, 4)  De même, lorsqu’elle est lancée dans une société, celle-ci ne reçoit pas passivement. Elle devient dans de nombreux esprits un principe actif, qui les pousse à la reconsidérer, à en trouver des applications dans de nombreux domaines, à la propager de tous côtés. Puis, elle fait l’objet de différentes interprétations, vraies et fausses, qui apportent de la confusion et des confrontations. Les jugements et les points de vue se multiplient. Enfin, en émerge un enseignement qui fera face à d’autres doctrines, lois ou systèmes. Cet enseignement est à son tour classé, comparé, critiqué, choisi ou rejeté. Il finit par s’introduire dans la vie sociale, dans l’opinion publique, fortifiant ou minant les fondements de l’ordre social. Avec le temps, il se développe pour former un système de gouvernement, un code de morale ou une théologie, un rituel selon ses possibilités. « Le corps de pensée ainsi laborieusement constitué ne sera en définitive guère autre chose que la représentation propre d’une seule idée, identique en substance à sa signification primitive, ce sera cette image complète, vue dans la synthèse de ses différents aspects, enrichie des suggestions et des corrections des nombreux esprits, et illustrée par de nombreuses expériences » (chap. I, section 1, 4).

Finalement, selon Newman, le « développement » est « la germination, la maturation d’une vérité, réelle ou apparente, dans un vaste champ mental. » (chap. I, section 1, 5). Cependant, précise-t-il, il n’y a véritablement développement que « si les aspects dont la synthèse constitue sa forme définitive appartient réellement à l’idée originale. »

Le développement : le résultat d’un combat

Le développement implique l’engagement puisque l’idée, en progressant, doit exercer une action sur la société, c’est-à-dire « détruire, modifier ou s’incorporer les modes existants de pensée et d’action. » Portée par des hommes, elle progresse en développant des relations entre elle et eux, leur donnant une nouvelle direction. « Elle croit par incorporation, et conserve son identité non dans l’isolement, mais dans une continuité souveraine. » Cela explique la guerre des idées, qui luttent pour la suprématie, chacune « ralliant des partisans ou suscitant des adversaires, selon sa répercussion sur les croyances, les préjugés ou les intérêts des partis et des classes sociales. »

L’environnement dans lequel une idée progresse n’est pas sans influence ni importance. Au cours de ses différentes phases, l’idée, en se modifiant, peut en effet être modifiée à son tour. En outre, il a un impact sur sa vitesse de progression, notamment par les actions adverses qu’elle rencontre du monde externe, la force que lui opposent des idées contraires, la corruption de principes étrangers ou par la dissension interne.

Une grande idée doit néanmoins prendre le risque que pose le monde environnant, y compris le risque de corruption afin que par ce contact, elle puisse se présenter dans toute sa plénitude puisque « elle s’explicite et s’étend dans l’épreuve, et n’arrive que par la lutte à la perfection et à la domination. » (chap. I, section 1, 7) Finalement, elle doit engager le combat pour que son élément vital se dégage de ce qui est étranger et temporaire, pour qu’elle s’en délivre.

Le résultat de sa progression n’est pas certain lorsque l’idée commence à jaillir. Au commencement, ses capacités ne sont pas mesurables, son but connaissable. « Au début, personne ne sait ce qu’elle est, ni ce qu’elle vaut. » (chap. I, section 1, 7) Sa marche n’est pas non plus tracée, surtout lorsqu’elle doit rencontrer, tôt ou tard, d’autres idées en territoire étranger. Elle doit même évoluer pour rester fidèle à elle-même car « ici-bas, vivre c’est changer ; être parfait, c’est avoir changé souvent. » (chap. I, section 1, 7)

Sens équivoque du mot « développement »

Newman distingue deux sens dans le terme de « développement » : la marche du développement et son résultat. Il souligne que le mot ne permet pas de tenir compte de la vérité, c’est-à-dire de la fidélité à l’idée originelle, c’est-à-dire s’il est exclusivement authentique ou faux, ou encore infidèle. Dans les deux derniers cas, il parle plutôt de corruption. Le terme de « développement » est enfin employé dans le sens de « manifestation » d’une idée.

Newman distingue et analyse les différents développements en fonction des domaines (physique, politique, logique, historique, éthique, morale, religieuse, métaphysique). Il constate que des développements, comme ceux relevant de la politique, sont en dépendance logique avec des idées dont ils sont la mise en œuvre. Il constate aussi certains ne peuvent pas être corrompus, par exemple les développements mathématiques, puisqu’ils se reposent sur une démonstration stricte, les développements physiques, comme la croissance d’un animal ou d’un végétal, ou encore les développements matériels.

Le christianisme, lui-aussi objet de développements vrais et légitimes

Sa théorie sur le développement des idées est-elle applicable au christianisme ? En tant que chrétiens, il serait difficile de lui refuser une place de premier ordre parmi les grandes doctrines capables d’imprimer ses idées dans notre esprit. Newman distingue les idées que contiennent les livres inspirés de manière définitive, idées qui sont celles de l’écrivain, et les idées que perçoit et entend le lecteur. Or, celles-ci n’atteignent pas d’emblée leur plénitude et leur sens exact dès la première perception.

Faut-il croire que le fait de les considérer comme faisant l’objet d’un développement les dégrade au point de considérer le christianisme au niveau des sectes et des doctrines du monde ? Il n’y a rien d’irrespectueux de les considérer sous une forme terrestre. « Le christianisme diffère des autres religions et philosophies en tout ce que le ciel vient y ajouter à la terre ; non par son espèce, mais par son origine ; non par sa nature, mais par ses qualités propres et caractéristiques, car il est informé et vivifié par quelque chose qui dépasse l’intelligence humaine, à savoir un esprit divin. » (Chap. II, section I, 2) Comme un vase d’argile, il doit croître en taille et en sagesse, étant une religion pour les hommes, même s’il est d’origine divine

Ainsi, « il est évident que le christianisme, en tant que doctrine et pratique, subira un développement dans les esprits qui le recevront, qu’il est évident qu’il se conforme sous d’autres rapports, dans sa propagation extérieure ou son organisation politique, aux voies générales selon lesquelles progresse le cours des choses. »

En outre, le christianisme est une religion universelle qui convient à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il doit donc être capable de s’adapter à l’environnement dans lequel il évolue et alors de varier dans ses relations et sa conduite à l’égard du monde ainsi que dans sa pratique selon la société dans laquelle il exerce une action.

Enfin, la corruption ou le faux développement au sein du christianisme, que nous constatons dans l’histoire, implique la manifestation correspondante des vrais développements. Dans les controverses, tous les partis argumentent à partir de la Sainte Écriture, or, « raisonnement implique développement. » (Chap. II, section I, 3)

Finalement, la lecture de la Sainte Écriture est insuffisante en elle-même. L’homme a besoin du temps pour comprendre, dans une certaine mesure, les paroles de la Bible, et pour répondre aux difficultés qu’elles soulèvent. « La décision a été laissée au temps, au lent progrès de la pensée, à l’influence d’esprit en esprit, au résultat des controverses, et au développement de l’opinion. » (Chap. II, section I, 5) C’est pourquoi, ce que reprochent les protestants à l’égard des catholiques, c’est-à-dire d’avoir fait évoluer la doctrine et les usages, Newman dénonce aussi les protestants d’en faire autant. Il est en effet impossible de faire autrement et de se tenir purement à la lecture de la Sainte Écriture.

Parce que voulu par Dieu lui-même

« On ne pourrait citer aucune doctrine qui soit complète, dès son point de départ, et qui n’ait plus rien à gagner des réflexions de la foi et des attaques de l’hérésie. » (Chap. II, section I, 12) Car « le développement du christianisme correspondent au dessein de son divin Auteur » (Chap. II, section I, 6) comme le témoigne la méthode de révélation suivie dans la Sainte Écriture, une révélation progressive, une révélation qui est « une suite de développement » (Chap. II, section I, 9) La Bible elle-même est écrite conformément au principe du développement. Notre Seigneur Jésus-Christ affirme qu’Il n’est pas venu pour détruire la Loi mais pour L’accomplir. Il ne renverse pas, Il perfectionne.

Le développement du christianisme, qui ne se limite pas à l’enseignement ou aux prophéties, n’est pas le fruit d’un désir, d’une émotion, d’un mécanisme rationnel ou de la spéculation, « il est le fruit d’un pouvoir naturel d’expansion qui agit dans l’esprit en son temps, tout en faisant appel plus ou moins, suivant les circonstances, à la réflexion, au raisonnement logique, à la pensée originale ; il dépend du degré de croissance morale de l’esprit lui-même. » (Chap. II, section I, 16)

Mais, puisque les développements sont voulus par son divin Auteur, le christianisme admet des développements formels, légitimes et vrais sans exclure des principes qui régissent la nature.

D’où la nécessité d’une autorité infaillible

Si les développements sont naturels dans le christianisme, il s’agit désormais de les identifier. Or, il est bien difficile de connaître un vrai développement, de reconnaître son authenticité, y compris pour les gens instruits, notamment les docteurs et théologiens, comme il est aussi difficile de distinguer, dans les diverses expressions et conséquences de notre croyance, dans l’ensemble de l’enseignements et doctrines les points majeurs de ceux qui sont mineurs, et finalement la vérité de l’erreur.

S’il existe des marques d’authenticité de vrais développements, celles-ci restent insuffisantes pour guider les individus quand il s’agit d’un problème aussi vaste et complexe que le christianisme. Ces marques ont un « caractère scientifique » dans le cadre d’une controverse. Elles se présentent comme « des instruments » pour décider correctement mais elles n’ont aucun caractère pratique et ne peuvent garantir la rectitude des décisions. Car pour reconnaître la véracité et la légitimité des développements, les « moyens doivent nécessairement être extérieurs aux développements eux-mêmes. » (Chap. II, section II, 3)[6]

Ainsi, Newman démontre, que pour écarter les corruptions et les erreurs, ces moyens résident dans une autorité extérieure. « Ce n’est pas autre chose que la doctrine de l’infaillibilité de l’Église » (Chap. II, section II, 4), qui consiste à décider si une assertion théologique ou morale est vraie. Si Dieu a prévu dans son plan un développement vrai de doctrine et de pratique, Il a naturellement aussi donné à une institution le pouvoir de mettre le sceau de son autorité sur ce développement afin de le garantir contre la perversion et la corruption.

Les sept notes d’un développement vrai

Newman propose sept notes ou marques qui permettent de discriminer les développements sains d’une idée, de ce qui ne serait que corruption et décadence.

« Il n’y a pas corruption si l’idée conserve un seul et même type, les mêmes principes ; la même organisation ; si ses commencements font pressentir les phases subséquentes, et que ses formes les plus récentes protègent et conservent les plus anciennes ; si elle a un pouvoir d’assimilation et de reviviscence, et garde du début à la fin une vigoureuse activité. » (Chap. V, 4)

- la préservation du type : par analogie avec la croissance physique, les parties et les proportionnées de la forme développée correspondent à celles de l’état initiale, préservant ainsi la structure originale. L’apparence extérieure, lorsqu’elle subsiste malgré les variations, peut-être une garantie en faveur de son identité de fond ;

- la continuité ou la permanence des principes : les principes, abstraits et généraux, donnent vie aux doctrines qui les incarnent et dont ils donnent vie. Pour que le développement soit vrai, ils ne doivent être ni perdus ni altérés ;

- la puissance d’assimilation : le pouvoir de développement est une preuve de vie, surtout dans ses succès, et une idée ne peut durer que si elle incorpore des éléments extérieurs. Le développement est même un processus d’incorporation ;

- une conséquence logique : comme toute développement intellectuel, la logique est une sûre garantie de fidélité. Un progrès suit toujours une ligne continue, déterminée qui caractérise l’histoire d’une doctrine, d’une théorie ou d’une institution. Et selon la Sainte Écriture, nous reconnaissons les faux prophètes par leurs fruits. Une doctrine est le résultat d’un vrai développement dans la mesure où elle paraît être l’aboutissement logique de sa forme originelle ;

- l’anticipation de l’avenir : une idée peut contenir dès ses premiers pas des indices qui montrent son développement futur, ou encore des expressions qui ne se retrouveront que beaucoup plus tard ;

- la conservation active du passé : un développement vrai n’est qu’une addition qui éclaircit et corrobore le corps de pensée d’où il procède. Il tend donc à conserver ce qui l’a précédé ;

- la vigueur durable : la corruption étant une sorte d’accident ou de maladie, ou encore la fin d’un progrès, la durée, c’est-à-dire la présente vivante dans l’esprit humain, est un signe de fidélité d’un développement vrai. Cela ne signifie pas que la corruption manque d’énergie comme la décadence, bien au contraire, mais elle se distingue d’un vrai développement par son caractère transitoire.

Après les avoir définies, Newman applique les sept notes aux développements historiques de la doctrine chrétienne.

Conclusion

Fin psychologue, Newman analyse le développement des idées chez l’homme et dans la société et en déduit des principes et des lois qu’il applique ensuite sur la doctrine chrétienne. Il n’y a ni philosophie ni idéologie dans ses écrits. Il agit en chercheur de l’histoire et de la vérité. Il est bien éloigné des intentions des modernistes qui prétendent s’appuyer sur ses idées pour légitimer les leurs et révolutionner l’Église. Son but premier est de remettre en cause les prétentions des anglicans et de légitimer l’enseignement catholique au point que ses recherches aboutiront à sa conversion au catholicisme. Mais contrairement à bien d’autres penseurs, il ne profite pas de son œuvre apologétique pour défendre une philosophie ou une nouvelle conception du christianisme. Il n’est ni Loisy ni Blondel. En un mot, il est sincère…

Newman s’appuie sur une idée simple, sur la nature du christianisme. Si celui-ci est d’origine divine, il n’échappe pas à notre condition humaine et donc à notre temporalité. La doctrine relève bien de notre réalité et s’élabore selon un processus naturel et humain, qui nécessite en particulier de notre part, une maturation afin que nous puissions nous approprier de la vérité sous toutes ses formes. Notre connaissance se développe ainsi au cours du temps, non pas parce que la vérité évolue mais parce que l’homme a nécessairement besoin de temps pour exprimer la vérité dans tout son éclat et toute son ampleur en raison de ses propres faiblesses. Cela est aussi vrai pour tout autre type de connaissance.

En outre, Newman nous rappelle aussi que la doctrine évolue dans un environnement qui peut lui être étranger ou hostile. Elle évolue nécessairement au contact d’autres idées et dans les adversités. L’évolution peut impliquer l’incorporation d’idées tout en préservant l’idée maîtresse de la doctrine ou encore le principe sur laquelle elle se repose.

Enfin, si le développement de la doctrine respecte les lois qui régissent celles de tout développement, Newman rappelle qu’il est voulu par Dieu, et qu’excellent pédagogue, parfait connaisseur de l’homme, Il ne laisse pas son enseignement se corrompre. Le développement de la doctrine implique alors la nécessité d’une autorité infaillible capable de garantir sa véracité. Newman justifie alors le magistère de l’Église sans lequel il ne peut y avoir de légitimité dans son enseignement. La pédagogie de Dieu ne se réduit pas à l’histoire sainte comme s’Il n’agissait plus de nos jours. Nous en sommes encore ses bénéficiaires. Nous avons besoin de temps pour grandir et entendre la parole divine. Ainsi, l’enseignement chrétien est encore bien vivant et le sera jusqu’au jour où nous saisirons toute la plénitude de la vérité…

 

 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, article  «  La notion de tradition depuis le concile de Trente »,  avril 2024.

[2] Charles Wackenheim, Écriture et Tradition depuis le concile de Trente : histoire d'un faux problème dans Revue des Sciences Religieuses, tome 55, fascicule 4, 1981.

[3] La Croix, article « Newman, la passion du dogme, pour défricher l’œcuménisme », 24 février 2010, lu le 28 mars 2024, la-croix.com.

[4] John Henry Newman, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, édition Ad Solem, Écrits newmaniens, 2007. Toutes nos citations viennent de cet ouvrage sauf note contraire. Nous précisons alors sa référence.

[5] Voir Émeraude, Le commonitorium de Saint Vincent de Lérins, janvier 2018.

[6] Ce principe est aussi vrai en mathématiques dans un certain sens. Voir Émeraude, Incomplétude des théories, mars 2012.