" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 29 juillet 2014

La nécessité de la Révélation, bonté et sagesse de Dieu

La Création est un véritable livre ouvert à partir duquel nous pouvons puiser d’abondantes connaissances sur Dieu. Il contient en particulier suffisamment de preuves de son existence. Pourtant nous ne parvenons pas à cette connaissance pour différentes raisons : mauvaise disposition de notre part (paresse, négligence, circonstances défavorables), attachement trop fort à des préjugés, à l’orgueil, à des habitudes, au monde, etc. Les obstacles sont nombreux sur la voie de la vérité et peuvent paraître insurmontables. Ainsi livrés à nous-mêmes, nous risquons en fait de ne jamais connaître Notre Créateur. Dieu vient à notre secours...

Si nous pouvons difficilement atteindre la vérité, la vérité vient en effet à nous. Ainsi dans la Révélation, Dieu nous apporte la lumière nécessaire pour connaître avec certitude les vérités naturelles. Mais sa bonté est encore plus grande puisqu'Il nous confie des vérités d’un ordre supérieur, les vérités surnaturelles si nécessaires à notre salut. Cependant cette intervention divine pourrait être mal comprise au point que nous pourrions parler d’une faillite de Dieu.

La Révélation, une faillite de Dieu ? 


La Révélation divine pourrait en effet manifester l’impuissance de Dieu. Pourquoi n’a-t-Il pas donné dès le commencement toute la connaissance à l’homme pour qu’il ne s’égare pas, sachant que connaissant tout, y compris l’avenir, Il a nécessairement prévu sa chute ? 

Elle montrerait aussi une certaine injustice. Que deviennent en effet les hommes qui n’ont pas eu la chance de recevoir la Révélation ? Sont-ils condamnés dans l’ignorance, faute d’avoir vécus plus tôt ou loin des communautés chrétiennes ? Et encore de nos jours, en dépit de sa Révélation, des hommes persistent à ne pas Le connaître. La Révélation ne révélerait-elle pas la faillite de Dieu ?


Ce reproche est encore plus accentué dans le cadre du christianisme qui prend son origine dans un fait historique certain. Au temps d’Auguste, Notre Seigneur Jésus-Christ est né pour apporter le salut. C’est sous le règne de Ponce Pilate qu’Il a subi sa passion. C'est pourquoi les philosophes païens soulignent avec force sa nouveauté. Pourquoi avoir entendu l’époque d’Auguste, ironise Celse [1] ? Le philosophe Porphyre (234-305) souligne l’injustice d’un Dieu qui a laissé les hommes antérieurs à la venue du Christ dans l’ignorance du salut . Que pouvons-nous leur répondre ?

Dieu aurait pu laisser l’homme dans ses erreurs comme Il aurait pu ne pas le créer. Mais par un mystère qui nous dépasse, Dieu a non seulement créé l’homme libre dans un état admirable mais Il l'a encore relevé de sa faute pour l'établir dans un état plus admirable encore. Au lieu de laisser éternellement Adam dans sa faute et dans un juste châtiment, Dieu lui a promis le salut et l'a réalisé.



Comme nous l’enseigne l’Église, depuis le péché d’origine, la nature de l’homme est blessée. Il est en exil sur une terre étrangère où tout est difficile. Il s’est détaché volontairement de Dieu et voilà la Création détachée de lui, difficilement accessible. Avec un corps si difficile à discipliner et un esprit prompt à s’égarer, il est condamné aux efforts, aux labeurs, aux fatigues. Notre état actuel explique nos difficultés terribles à atteindre la vérité et à accomplir des actes bons en dépit de nos bonnes intentions. Mais cet état n’est pas définitif. Car notre existence terrestre n’est qu’un passage. Dieu a promis la Rédemption à tous les hommes. Il ne promet pas un retour en arrière comme si tout était effacé mais un nouvel état encore plus admirable, tel qu’Il a conçu dès le commencement.

Mais la Rédemption exige une préparation de l'homme afin que librement, il accède au Royaume de Dieu comme librement il s’en est exclu. Nous sommes plus que des enfants prodigues. Dieu prépare notre chemin et nous soutient dans notre marche depuis le commencement. Il nous invite à un banquet et nous indique la route à suivre. Hôte attentif, Il veut que nous venions de notre plein grès, vêtu de nos meilleures tenues comme si nous étions invités à des noces. Il est un Père qui nous élève afin qu’à l’instant voulu, nous puissions franchir la Mer rouge pour accéder à la terre promise.

La Révélation manifeste donc un amour de Dieu profondément incompréhensible, d’une dimension extraordinaire. Dieu ne nous abandonne pas à nos propres faiblesses. Comment sommes-nous capables de comprendre la miséricorde divine qui ouvre au genre humain son Royaume ? Dieu ne trône pas dans un Olympe indifférent au bonheur de l’homme comme le dieu de certains philosophes. Et cet amour est, répétons encore, un mystère insondable qui nous plonge dans un ravissement sans fin. Comment nous qui ne sommes que créatures souvent ingrats, pouvons-nous être l’objet de tant de sollicitudes de la part de Dieu, être infiniment parfait ? Prodigieuse découverte qui peut nous éblouir au point que nous refusions d’y croire ! Cela dépasse tout ce que nous pouvons imaginer. Et pourtant, l’histoire nous montre qu’effectivement, Dieu se préoccupe de nous…

Perfection de Dieu et liberté de l’homme, étrange alliage 

La Révélation est une nouveauté au sens où Dieu intervient dans le cours de l’histoire humaine pour instruire et corriger sa créature. La puissance et l'omniscience de Dieu n’ont pas pu empêcher le péché d’origine. Et sa créature, a-t-elle été si mal pensée, si mal faite qu’elle ait désobéi à son Créateur dès la première épreuve ? Encore une objection classique ...

Étant une créature par nature, l’homme n’est pas un dieu. Il ne peut donc être absolument parfait. Est-ce signe d'impuissance de Dieu ? Non. La puissance divine ne signifie pas que Dieu peut tout faire. Il lui est par exemple impossible de se détruire ou de faillir. Une œuvre faite par un excellent artisan est habituellement excellente. Elle est à l’image de son « créateur ». Elle est en effet excellente selon sa nature d'oeuvre créée. Mais si l’œuvre est en glace, l’artisan n’empêchera pas qu’elle fonde au-dessus d’une certaine température ambiante. Une peinture d’un Fra Angelico ne pourra pas résister à l’usure du temps. La Tour Eiffel tombera un jour si nous n’assurons pas une maintenance régulière. Toute puissance est encadrée par la nature de l’être. Dieu ne peut pas agir comme s’Il n’était pas Dieu. Il est aussi puissant que la nature divine peut conférer de puissance. Comme cette nature est infinie, sa puissance est alors infinie mais dans l’acte divin et aucunement dans le vide ou dans l'abstrait. Ainsi  l’homme est une créature de Dieu donc nécessairement imparfaite…

Dieu a créé l'homme avec une âme. Et par nature Il lui a donné la liberté. Or la liberté de l’homme fait que tout n’est pas écrit d’avance. Elle induit un risque inéluctable d'erreur. Elle implique la capacité de choisir donc de décider. Or comme l’enseigne l’Église, Adam a disposé de toutes les lumières dont il avait  besoin pour faire le bon choix. Sa faute a plongé le genre humain dans l’exil. Il n’y a donc ni impuissance ni naïveté de la part de Dieu. Sans liberté, point d’homme. Sa liberté n'est pourtant pas la cause de sa chute. Seul Adam en est responsable.

Nouveauté, un non sens

Au commencement… Par la Création, Dieu crée le temps. Toutes nos difficultés viennent de cette "chose" si difficile à saisir et à définir, d’où d’interminables erreurs de compréhension. Les actions de l’homme s’inscrivent en effet dans le temps quand Dieu est hors du temps. Ainsi est-il inadéquat de penser que la Révélation bouleverse les pensées divines comme si ces pensées étaient temporelles. Nous appliquons en fait notre manière de penser à un domaine auquel elle ne peut pas s’appliquer d’où nos contradictions. Il n’y a en fait nouveauté que pour l’homme et non pour Dieu.

Pourquoi Dieu a-t-il choisi un peuple ? Pourquoi est-Il intervenu en un temps particulier ? Le passé s’éclaire avec le présent, la partie avec le tout. Notre regard se pose sur des instants quand Dieu a devant lui toute l’éternité. Essayons donc de regarder l’histoire dans sa totalité.

Pédagogie de Dieu

Pour que l’homme adhère à des vérités, naturelles ou non, il doit être dans les dispositions de les recevoir afin qu’il puisse exercer libremenson intelligence et sa volonté, selon notamment des conditions physiques, intellectuelles, morales.

Un enfant n’est pas capable d’engranger tout le savoir scientifique. Cette appropriation est nécessairement progressive, non successive et de longue haleine. A la fin du XIXe siècle, des mathématiciens ont voulu recueillir toute la connaissance mathématique en une unique œuvre qu’ils auraient laissée à leur postérité afin que les générations suivantes puissent atteindre toute la connaissance dans ce domaine rien qu’en l’étudiant. Ils ont échoué dans leur projet. L’œuvre ne fut jamais finie. Ils se sont en effet rendus compte que les connaissances ne sont pas simplement une accumulation d’informations qui se succèdent de manière séquentielle. Elles exigent une préparation et une maturité de l’intelligence qui nécessite des détours, des pauses, de nouvelles explications, etc. Elles forment une sorte d’histoire avec ses progrès, ses aventures, ses silences, ses rebondissements, ses échecs. La connaissance doit être adaptée à l’élève et l’élève doit aussi être préparé à la recevoir. Ainsi l’homme doit-il être préparé pour recevoir la vérité. Le temps lui est donc nécessaire. La Révélation s’inscrit donc dans le temps et plus précisément dans la durée.

Il n’y a ni faiblesse ni impuissance de la part de Dieu ; il y a sagesse. Chaque chose doit venir en son temps. Toute précipitation est vouée à l’éche La Révélation révèle en effet une sagesse extraordinaire qui s’appuie sur une connaissance parfaite de l’homme. Dieu est loin des théoriciens, des idéologues, des démagogues ou des faiseurs de rêves. La Sainte Écriture brille de ces maximes qui nous émerveillent tant elles sont si proches de nous. Dieu nous connaît. C’est une certitude. Et quelle joie d’être si bien connu et compris ?...

Une pédagogie vraiment inefficace ? 

Regardons encore ces nombreux siècles qui nous séparent de ce moment où l’homme fut créé. Nous pouvons être surpris qu’en dépit de tout, les vérités demeurent encore si vivantes parmi nous. Que d’obstacles depuis la création de l’homme ! Que de difficultés, d'erreurs et de haines contre la Parole de Dieu ! Que d’obstacles à sa connaissance ! Que d’excuses pour ne point pas Le reconnaître ! Et pourtant, encore aujourd’hui, elles demeurent. Au lieu donc de nous étonner de la nécessité de la Révélation, soyons plutôt étonnés de son efficacité et de sa permanence. En dépit des prétentions rationalistes et des philosophes athées ou agnostiques, l’Église est toujours présente. 

Rappel sur la nécessité de la Révélation 

Quand le 1er Concile de Vatican définit la capacité naturelle de l’homme de connaître le Dieu véritable par les choses créées et par la raison humaine, il entend par là « la possibilité physique en principe, et non la réalité générale ou même la nécessité morale. » Dans l’état général de la nature déchue, les hommes ne peuvent que s’élever difficilement et d’une manière incertaine à la connaissance pure de Dieu, d’où la nécessité morale de la Révélation surnaturelle. « C’est bien grâce à cette Révélation divine que tous les hommes doivent de pouvoir, dans la condition présente du genre humain, connaître facilement, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d’erreur, ce qui dans les choses divines n’est pas de soi inaccessible à la raison. »[2]

La Révélation est incompréhensible si nous enfermons la notion de Dieu dans nos pensées bien humaines. Les vérités naturelles sont certes accessibles à l’homme mais l’homme est si peu accessible à la vérité d’où la nécessité d’une préparation et d'une intervention divine pour que nous puissions connaître avec certitude les vérités naturelles. Que dire alors de ces vérités surnaturelles qui le dépassent ?

Pourtant, ce n’est pas pour cette raison que la Révélation est absolument nécessaire. Elle est nécessaire à l’égard de sa finalité qui dépasse l’entendement humain, « à savoir la participation aux biens divins ». (Première Épître aux Corinthiens, II, 9). Sans l’aide de Dieu, l’homme ne peut accéder à son Royaume… 

Finalement, au-delà des vérités que Dieu nous révèle, la Révélation manifeste l’amour et la sagesse de Dieu au-delà de ce que nous pouvons imaginer. L’Église « tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées […] Il a plu à sa sagesse et à sa bonté de se révéler lui-même au genre humain ainsi que les décrets éternels de sa volonté par une autre voie, surnaturelle celle-là. »[2].  

Sans Révélation, notre connaissance ne serait qu’incomplète et notre salut impossible. Dieu intervient donc dans l’Histoire non pas par impuissance ou par faiblesse de sa part mais par bonté en vue de nous fournir les clés de notre salut. La Révélation est donc une nécessité pour l’homme - et non pour Dieu. Nous ne pouvons que nous étonner de son efficacité quand nous savons ce qu’est l’homme…Mais Dieu nous connaît mieux que nous-mêmes… Deo gratias…

Références

[1] Celse, philosophe romain du IIe siècle. Voir Émeraude, février 2012, article « Celse et Origène, un Combat qui dure encore ».
[2] 1er Concile de Vatican, Constitution dogmatique Dei Filius.

jeudi 24 juillet 2014

Les limites de la connaissance naturelle de Dieu

Si Dieu est connaissable par la lumière naturelle de la raison, pourquoi est-Il si peu connu ? La présence d’athées, surtout dans l’élite intellectuelle, devient aussi incompréhensible. Et que dire de la multiplication des religions et des sectes qui prétendent toutes délivrer une connaissance parfaite de Dieu ? Les religions elles-mêmes se divisent et se déchirent. La pluralité religieuse est une réalité qui semble contredire l'idée d'une connaissance naturelle de Dieu. Effectivement, si nous pouvons accéder naturellement à la connaissance de Dieu par sa Création, cette connaissance est bien difficile, incomplète et fragile.

Dans une de ses épîtres, Saint Paul dénonce la faillite de la pensée grecque dans la connaissance de Dieu. En dépit de leurs efforts et de leur intelligence, ils ont échoué dans leur quête de Dieu. La Sainte Écriture affirme à plusieurs reprises leur incrédulité inexcusable. « Insensés sont tous les hommes, qui ont ignoré Dieu, dans lesquels ne se trouve pas la science de Dieu et qui n’ont pas su par les biens visibles s’élever à la connaissance de Celui qui est, ni par la considération de ses œuvres reconnaître l’Ouvrier » (Sagesse, XIII, 1-5).

Lever le regard vers les cieux

Saint Paul prêchant
Joseph-Benoït Suvée, XVIIIe
Que reproche exactement Saint Paul aux philosophes païens ? Ils ont aperçu les perfections de Dieu dans les créatures et au lieu de reconnaître l’excellence et la supériorité de Dieu, ils se sont détournés de Lui. Ils ont refusé de Le reconnaître et de L’adorer. «  Ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, ou ne lui ont pas rendu grâces » (Épître aux Romains, I, 21). Et c’est parce qu’ils se sont détournés de Lui que leurs pensées sont devenues vaines. Ils se sont courbés devant les créatures au lieu d’adorer le Créateur. Ils « se sont perdus dans leurs pensées, et leur cœur insensé a été obscurci ; ainsi, en disant qu’ils étaient sages, ils sont devenus fous. Ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible contre une image, représentant un homme corruptibles, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles. » (Épître aux Romains, I, 21-23). Les païens ont connu Dieu et agi néanmoins comme s’ils ne Le connaissaient pas.



Ils ont contemplé le monde mais au lieu d’admirer son Créateur, source de toute vérité, ils se sont arrêtés à la contemplation du monde au point de le déifier. Cette contemplation pose un véritable danger. Au lieu d’être une phase transitoire vers un autre ordre de réalité, elle devient une finalité. Il est donc nécessaire de discerner les choses afin de ne pas arriver à de telles confusions. Le regard ne doit pas s’arrêter aux manifestations de Dieu mais s’élever au-delà de la Création pour atteindre la source de toute chose. Ce discernement est d’autant plus difficile quand nous vivons dans un matérialisme effréné, dans une société de jouissance et de plaisir, dans une époque où nous portons des œillères qui rabaissent notre regard vers le sol.

Mais quelle que soit la société et la culture dans lesquelles nous baignons, nous ne perdons pas la capacité de connaître naturellement Dieu. Notre environnement ne peut que nous freiner dans l’exercice de cette capacité et non la supprimer. Ces difficultés sont contextuelles, plus ou moins importantes selon les époques et les lieux.

Se dégager de soi pour connaître Dieu…

Il y a en fait une impossibilité morale de connaître Dieu par nos propres lumières d’où la situation que nous pouvons déplorer. Nous soulignons que cette impossibilité est morale et non physique au sens où l’homme possède de manière absolue le pouvoir de connaître Dieu par la Création mais qu’il n’y parvient très difficilement. D'une manière générale, la raison humaine peut accéder à Dieu et connaître de manière certaine les vérités naturelles dont l’existence de Dieu. Mais de manière pratique, elle n’est pas dans des conditions propres pour exercer efficacement et pleinement ses capacités.

Cette impossibilité morale s’explique par des raisons physiques, intellectuelles et sociales. D'abord, nous devons être dans une position qui nous permet de disposer du temps nécessaire pour étudier les vérités naturelles. Si ces vérités peuvent être évidentes, elles soulèvent des questions auxquelles nous devons répondre, surtout quand les objections sont plus facilement accessibles. Pris par diverses occupations professionnelles, familiales, associatives, etc., nous avons bien des difficultés pour réserver du temps à la réflexion. Mais est-ce vraiment du temps dont nous avons besoin ? Nous en perdons tellement dans les distractions, les futilités, les courses vaines. Soyons sincères. Nous sommes plus attirés par les biens du monde que par les choses de l’esprit. Il faut en effet un goût, une appétence pour de tels travaux. Les dispositions intellectuelles nous manquent souvent pour nous élever vers les vérités naturelles pourtant accessibles. Faut-il encore se mettre dans des conditions morales pour se soumettre à ces vérités : amour désintéressé, affranchissement des préjugés, maîtrise de ses passions, mépris des intérêts vulgaires, etc. Cela nécessite véritablement une maîtrise et un jugement de soi. Et cette disposition est la plus difficile, n’en doutons pas. Finalement, la connaissance naturelle de Dieu demande une véritable renonciation de soi

Il s’agit bien de nous délivrer de nos passions, de nos préjugés, de nos opinions, de nos habitudes de pensées, devenues certitudes, et de nous délivrer de toutes vanités et prétentions. Devons-nous douter de tout ? Non. Il s’agit d’évaluer l’ordre de certitude ou d’incertitude de nos connaissances pour les mettre à leurs places. De quelles natures sont-elles ? Métaphysique, physique ou de foi ? Sont-elles opinions, idées pragmatiques, pensées scientifiques, logiques ou philosophiques ? Sont-elles évidentes par elles-mêmes ou issues d’un long raisonnement déductif ou inductif ?... Quelle est finalement l’autorité qui les garantit ? Travail d'une profonde honnêteté et d’humilité, d’autant plus nécessaires lorsque nous sommes inondés d’informations de qualités différentes. Homme de bonne volonté, homme au cœur droit…

Mais si l’homme a besoin de tant de dispositions, n’est-ce pas une erreur de nature ? En effet, lui est-il possible de se dégager de son ignorance ?

Une question de volonté

Le problème de la vérité ne vient pas de la vérité en elle-même ni de la source de la vérité mais réside dans l’homme. Il a les capacités d’accéder aux vérités naturelles par l’observation et par la raison. Des philosophes sont bien parvenus à identifier des perfections de Dieu. Cela est possible incontestablement non seulement pour les philosophes mais pour tout homme ici-bas. Le problème n’est pas dans une impossibilité de nature. Le problème réside plus exactement dans la volonté

L’homme s’égare en effet de sa propre initiative à cause du mauvais usage de ses capacités, c'est-à-dire de sa liberté. Nous pourrions lui refuser cette liberté afin que la vérité lui soit directement accessible mais cela reviendrait à lui renier sa nature elle-même, c’est-à-dire ce qui fait qu’il est homme. Dieu aurait pu créer l’homme sans aucune liberté mais il aurait été un animal. Il aurait pu le créer sans possibilité d’erreurs mais il aurait été dieu. Face à ses connaissances, face au monde qui lui livre cette connaissance, il est libre de la recevoir, de la comprendre, de la vivre comme il est libre de la rejeter, de l’abandonner, de la laisser au bord de la route sans y porter le moindre regard.

Il n’a peut-être ni le temps ni le goût de l’étude non pas parce qu’il n’est pas capable d’en disposer mais parce qu’il n’en a pas la force ou l’envie. Il se décourage devant l’énergie qu’il devra plus ou moins dépenser. A-t-il trop longtemps délaissé son esprit ?…


N’oublions pas enfin que notre nature humaine est aussi blessée par le péché originel. Certes le péché originel est une vérité de foi. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous appuyer sur cet argument pour expliquer une des sources de toutes nos faiblesses à celui qui n'y croit pas. Mais par expérience, nous savons que nous sommes terriblement  entravés dans notre quête de vérité. Comme le déplore Saint Paul, nous ne faisons pas ce que nous voulons faire et nous faisons ce que nous ne voulons pas faire. Telle est notre misère que nous expérimentons quotidiennement. En dépit de notre bonne volonté, les travaux de l’esprit sont ardus, ingrats, difficiles. 



La réalité quotidienne nous dévoile notre misère. Nous aspirons à de bonnes choses mais soit nos intentions s’achèvent dans le désarroi, soit nos faiblesses sont telles que nous abandonnons avant de parvenir au but. Tant de difficultés parsèment notre chemin et nous font abandonner en dépit de nos bonnes intentions.

Le refus de la vérité

Reconnaissons aussi le coût de la vérité. La lumière éclaire les choses de manière à ce qu’elles prennent leur véritable aspect non selon notre bon vouloir mais selon la vérité. Or parfois il n’est pas agréable de les voir telles qu’elles sont et non telles que nous les avons imaginées. La lumière peut décevoir, briser des illusions, nous ramener à la dure réalité. Que faire ? Accepter cette réalité qui fâche et brise bien des rêves ou poursuivre nos chimères en refusant de se poser de questions ? La vérité exige un certain ascétisme…

La vérité demande surtout à la raison de se soumettre. La raison ne peut en effet se démettre devant la force de la vérité. Mais la soumission à la réalité n’est pas anodine. La connaissance impacte en effet notre vie d’une manière plus ou moins forte. Si hier nous pouvions encore vivre dans l’ignorance, désormais il n’est plus possible de continuer ainsi puisque nous ne sommes plus dans l’ignorance. La question qui se pose alors à l’homme est de choisir entre son comportement antérieur et les exigences de la vérité sans espérer aboutir à des compromissions durables. Si la nature nous montre l’existence de Dieu, pouvons-nous vivre comme s’Il n’existait pas ? Dieu ne choisit pas à la place de l’homme. Que serait l’amour d’un père si à chaque décision que doit prendre son fils, il le prenait à sa place ? Il l’aide et l’assiste dans ses choix comme un bon père mais ne le remplace pas. Et comme un père auprès de son fils, Dieu n’abandonne pas l’homme. Mais que peut-Il faire s’il s’obstine dans son erreur et s’il refuse les exigences de la vérité ? Le châtiment pourrait remplacer la douceur d’une parole…

Obligation morale de la vérité

Saint Paul nous rappelle que les Grecs ont « transformé la vérité de Dieu en mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur » (Épître aux Romains, I, 25). Faute d’un bon usage de leur savoir, les païens se sont alors livrés à leurs passions et à leurs vices : « l’homme commettant l’infamie avec l’homme », « leurs femmes ont changé l’usage naturel en l’usage contre nature » (Épître aux Romains, I,  26-27). De quoi parle l’Apôtre ? De l’avortement, de l’homosexualité,...

« Sont dignes de mort » non seulement ceux qui les font mais aussi ceux qui les approuvent. Saint Paul parle au sens spirituel, c’est-à-dire de la renonciation à la vie éternelle. Car le véritable enjeu est la vie de l’âme. La lumière éclaire le chemin pour que nous puissions jouir d’un bonheur qui ne cessera jamais. Nous devons aussi suivre cette voie pour parvenir là où doit reposer notre âme définitivement. Intelligence et volonté doivent être unies pour que nous puissions avancer vers la lumière elle-même, source de tous les biens. Il ne s’agit pas simplement de connaître la vérité de Dieu mais aussi de l'atteindre par une conduite digne d’elle comme nous le demandons dans une des prières de l’Église : « Dieu qui par les admirables échanges réalisés en ce sacrifice nous rendez participants de votre unique et souveraine divinité, faites que, connaissant votre vérité, nous puissions aussi l'atteindre par une conduite digne d'elle »[1]. Sans la grâce de Dieu, tout cela serait bien vain. Car seul, nous n'y parviendrons pas...

Les Filles de Lot
Lucas de Leyde, 1509
Aucune direction morale n’est donc possible si nous ne discernons pas les vérités de Dieu naturellement accessibles à l’homme. Dieu nous livre à nos sens réprouvés. Loin de la lumière, nous nous corrompons. Et la corruption est un châtimentParce que les philosophes ont altéré les vérités sur Dieu qu’ils se sont livrés à leurs vices. La dissolution de leurs mœurs est le châtiment de leurs mensonges. Car « la connaissance de Dieu tend à se traduire en justice et en vertu. Elle nous est donnée pour cela ; et malheur à nous, si elle ne se tourne pas à aimer. » Comme disait Bossuet, « malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer, et se trahit elle-même ! »[2] en parlant de la connaissance de Dieu.

Les mots de Saint Paul sont durs. Ils nous rappellent en effet une dure vérité : nous n’apprenons pas pour rien. Nos connaissances ont une finalité… Si l’homme ne l’use pas à bon escient, il se perd dans la sanction…

Notre expérience nous montre suffisamment que nous parvenons difficilement à la vérité alors que la Création est un véritable livre sur Dieu. Différents arguments nous assurent en effet que cette connaissance certaine de Dieu est naturellement possible aux hommes. Mais cette connaissance nécessite de bonnes dispositions physiques, intellectuelles et morales. Elle exige aussi de notre part un état d’esprit fait d’humilité et de renonciation non seulement pour acquérir cette connaissance mais surtout pour s’y  soumettre afin qu’elle nous tourne vers Dieu. La Création nous fait contempler Dieu afin que nous élevions notre regard vers Dieu pour Le reconnaître et L’adorer. « Envoyez votre lumière et votre vérité ; elles m’ont conduit et m’ont amené à votre montagne sainte et dans vos tabernacles. Et je viendrai jusqu'à l’autel de Dieu ; jusqu'au Dieu qui réjouit ma jeunesse. Je vous louerai sur la harpe, Dieu, mon Dieu. » (Psaume XLII, 3-4). Néanmoins, quelle que soient nos dispositions, la nature nous révèle une image de Dieu, une image imparfaite, et non Dieu Lui-même. La connaissance naturelle de Dieu est en effet limitée en soi…




Références

[1] Secrète du 4e Dimanche après Pâques.
[2] Bossuet, Œuvres complètes de Bossuet, tome X, De la Connaissance, édition Lefèvre, 1836.

lundi 21 juillet 2014

La connaissance naturelle de Dieu : les cinq voies de Saint Thomas d'Aquin

Deux chemins peuvent nous conduire à l’existence de Dieu. Soit nous partons de la notion de Dieu et nous parvenons à montrer qu’Il existe. C’est le chemin qu’a suivi par exemple Saint Anselme [11]. Soit nous partons de ce que nous savons de la nature pour nous élever jusqu'à Lui. Cette deuxième solution est non seulement la plus sûre et la plus classique mais surtout la plus raisonnable. Qui sommes-nous en effet pour saisir ce qu’est Dieu ? 

Selon Saint Thomas d'Aquin (1224 - 1274), Dieu étant un être infini, aucun esprit fini ne peut le renfermer dans un concept. Dieu n’est donc pas directement accessible à l’homme « en raison de la faiblesse de notre intellect, qui ne peut le saisir en lui-même, mais seulement dans ses effets ». L'homme « se trouve ainsi conduit à connaître qu’Il est par le raisonnement […] Nous ne parvenons pas à la connaissance de son être par lui-même mais par ses effets »[1]. L’existence de Dieu ne peut donc être prouvée que par voie de raisonnement à partir de l’observation. A partir d’une réalité sensible, Saint Thomas propose en effet de démontrer l’existence de Dieu par cinq voies. Chaque voie permet en outre d’identifier un attribut de Dieu. Contrairement à Saint Anselme qui part de la notion de Dieu pour prouver son existence, Saint Thomas d’Aquin part de la réalité concrète pour remonter à Dieu…


Principe général

Saint Thomas d'Aquin utilise dans chacune des voies qu’il propose un même raisonnement. Les sens constatent un fait évident qui implique une suite de causes[2]. « L’art de la démonstration […] enseigne à conclure les causes par les effets »[3]. Comme cette suite ne peut comprendre une infinité d’éléments, il faut nécessairement un premier terme et ce premier terme est ce que nous appelons Dieu. Il y a ainsi des choses qui sont en mouvement et en changement tout en n’ayant pas en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur changement. Nous pouvons aussi constater des effets qui résultent de causes extérieures, des êtres qui ne sont pas nécessaires en soi, plus ou moins parfaites, qui agissent d’une manière conforme à leur fin sans pourtant être pourvus d’intelligence. Ainsi faut-il un premier moteur, une cause première, un être nécessaire, un être parfait, une intelligence. Nous pourrions finalement en conclure que la réalité nécessite une cause ou un principe extérieur à elle, cause que nous appelons Dieu.

Toutes ces voies s’appuient en fait sur une explication : tout être ne contient pas en soi la raison suffisante de son existence. Chaque être est « quelque chose qui est » et quelle que soit sa nature, elle n’inclut jamais son existence. Un homme est un homme qui existe mais qui n’est pas l’existence même.

Nous appelons existence ce qui fait que l’être existe, essence ce qui fait que l’être est. En chaque être, il y a donc distinction entre existence et essence. Toute chose tient donc l’existence d’une autre. Pour que les choses puissent exister, il faut donc un être en qui l’existence et l’essence ne fassent qu’une. Cet être est Dieu. Nous retrouvons par la raison le nom que Dieu s’est attribué : Yahvé, » Je suis Celui qui est »[4]. Dieu est l’acte pur d’exister. Son essence est l’acte même d’exister. S’il est l’Existé pur, il est par là-même la plénitude absolue de l’être. Ainsi est-Il infini, immuable et éternel. Nous pouvons ainsi lui attribuer toutes les perfections. Il est souverainement parfait.

Revenons plus précisément aux cinq voies qui conduisent à la nécessité de l’existence de Dieu…

L’argument du premier moteur, preuve tirée du mouvement

La preuve la plus évidente est tirée du mouvement. Les choses, vivantes ou non, raisonnables ou sans raison, sont continuellement en mouvement ou en changement. Un être est en mouvement ou change s’il en a la capacité. Le mouvement ou le changement est en fait le passage de cette possibilité à la réalité, autrement dit d’une puissance à l’acte[5]. Mouvoir ou changer est en fait acquérir quelque chose que l’être ne dispose pas réellement tout en ayant l’aptitude de l’avoir.

Prenons un exemple. Un sucre fond au contact de l’eau. L’être initial est le sucre sous la forme solide. Nous savons qu’il se dissout dans l’eau à cause de ses propriétés chimiques. Cette possibilité d’être liquide, suite à un changement d’état (passage du solide au liquide) comme le définit la science, est une puissance qu’il possède en lui au sens aristotélicien. En le plongeant dans l’eau, le sucre se dissout. Sa puissance passe en acte. Il a acquis une nouvelle qualité au contact de l'eau.

En physique, selon les lois de Newton, tout être est en mouvement ou change de mouvement si une force s’exerce sur lui ou si l’ensemble des forces qui s’exercent sur lui ne se compensent plus. Ces lois sont la traduction du principe de causalité. Il ne peut y avoir de changement si une action extérieure à l’objet ne s’exerce sur lui.

Or une chose ne peut pas être en même temps et sous le même rapport en puissance d’une réalité et en acte de cette réalité. Il ne peut pas être sujet et auteur du mouvement ou du changement en même temps. Le sucre à l'état solide ne peut pas être en même temps liquide. Certes, une partie du sucre peut être dans un état solide et l’autre dans un état liquide mais les deux parties sont nécessairement dans des états différents. Le système que constitue le sucre peut être dans des états différents mais ses constituants sont soit liquides, soit solides. L’être en puissance ne possède pas encore l’acte de la réalité vers laquelle il tend. Aucune chose ne peut donc mouvoir ou changer par elle-même. Tout être en puissance passe donc à l’acte en vertu d’un autre être que lui-même. Un mouvement ou un changement nécessitent donc ce que nous appelons un moteur. En un mot, « tout ce qui commence doit prendre son origine de quelque chose qui le fait commencer » [6].

Mais la chose qui est cause du mouvement peut aussi résulter d’une autre cause qui l’a fait passer de la puissance à l’acte. Indubitablement, un mouvement peut être la conséquence d’une série de mouvements. Or nous ne pouvons pas remonter indéfiniment dans la série des causes. « Multipliez les causes intermédiaires jusqu’à l’infini, vous compliquez l’instrument, vous ne fabriquez pas une cause ; vous allongez le canal, vous ne faites pas une source. Si la source n’existe pas, l’intermédiaire reste impuissant et le résultat ne saurait se produire, ou plutôt il n’y aurait ni intermédiaire ni résultat c’est-à-dire que tout disparaît. »[7] Nous ne pouvons pas non plus remonter à un infini de mouvements car cela reviendrait à concevoir une infinité de corps en mouvement en temps fini.

S’il n’y a pas de premier moteur, il n’y a pas d’autres moteurs, il n’y a donc pas de mouvement. Donc il existe un moteur qui n’est mû par aucune cause. Et ce premier moteur est absolument immobile au sens « qui n’est mû par un autre moteur extérieur » [8].

L’argument de la cause première, preuve tirée de la cause efficiente

Comme une cause est antérieure à son effet, aucun être ne se produit lui-même. Il peut être cause d’un autre être ; il ne peut être sa propre cause. Nous entendons par « cause seconde » une cause qui est l’effet d’une autre cause. Elle est cause et effet à la fois. Un être peut donc résulter d’une série de causes secondes. Mais nécessairement nous ne pouvons pas régresser à l’infini. Nous devons donc remonter à une cause première qui ne résulte d’aucune cause. Cette cause est nécessairement distincte de l’effet.

L’argument de la contingence

Une chose peut exister ou ne pas exister. Aucune chose n’a une raison d’exister en elle-même. Nous ne serions pas nés si nos parents ne s’étaient pas rencontrés. Rien n’oblige notre existence comme rien n’oblige à l’existence des choses qui nous entourent. Comme toute chose, nous sommes bien des êtres contingents, c’est-à-dire que nous n’avons pas en nous-mêmes la raison de notre existence contrairement à l’être nécessaire qui ne peut pas ne pas être et donc porte en soi la raison de son existence. Or si nous n’avons pas en nous la raison de notre existence, c’est que nous la tenons d’un autre. Et plus globalement, l’univers ne porte pas en soi l’explication de sa propre existence. Contrairement à l’argument de la cause première, nous n’étudions pas les choses selon leur existence mais selon leur nature, c’est-à-dire selon leur contingence. 

Une chose existe car elle a été amenée à l’existence par une cause et cette cause existe nécessairement. Elle ne porte pas en elle-même une nécessité interne mais une nécessité externe. De même que dans les cas précédents, nous pouvons établir une série de causes ou de nécessités externes qui ne peut se prolonger à l’infini. Il existe donc une chose qui possède en elle sa propre nécessité. Il y a un être nécessaire.

L’argument par les degrés des choses

Une chose est plus ou moins belle, une action est plus ou moins bonne. En chaque chose, nous pouvons trouver des biens à des degrés ou intensités différents par rapport à la vérité, à la beauté et à la bonté. Elle est ainsi plus ou moins parfaite. Or les êtres n’ont pas leurs perfections par eux-mêmes sinon leurs perfections n’auraient aucune limite. Une chose qui posséderait en elle la beauté aurait une beauté infinie. De plus, nous ne pourrions guère comparer les êtres selon leurs perfections s’il n’existait pas une référence, c'est-à-dire un Être parfait. Cette gradation n’est possible en effet dans les choses que dans la mesure où ces choses se rapprochent plus ou moins d’une perfection au plus haut degré, c’est-à-dire d’un Être qui les possède. Cet Être communique à chaque chose la perfection qui lui convient et les fait tous participer à la sienne. Nous concluons donc à l’existence d’un être parfait.

Argument téléologique, preuve tirée de l’ordre du monde

Toute chose tend vers une fin ou possède une tendance vers une fin, cherchant à l’atteindre même si elle l’ignore, même si elle est dénuée de connaissance sur sa fin. La fin d’une chose est ce à quoi cette chose est destinée : un site Web de commerce a pour fin de vendre des produits, l’œil a pour fin de voir, tel chromosome a une fin déterminée... Le moyen est ce par quoi la fin est atteinte. La fin est donc la cause qui détermine un concepteur et le détermine dans le choix des moyens.

Dans les choses, nous pouvons distinguer une finalité interne et une finalité externe. Nous parlons de finalité interne pour définir la fin d’un élément au sein d’un ensemble dont il est un élément constitutif et dans lequel il jour un role. Sans aile, l’oiseau ne peut voler. C’est la finalité interne propre à l’individu en soi. Il existe aussi une fin assignée à la chose par rapport à la Création, à l’ensemble des individus. Nous parlons alors de finalité externe. Les plantes sont la nourriture de certains animaux.

Chaque être porte donc une finalité qui consiste dans le choix et l’adaptation des moyens en vue d’une fin. Il y a donc nécessairement : connaissance de la fin, recherche de moyens en vue de cette fin, appropriation de ces moyens à la fin qui constitue l’ordre. Le monde nous révèle donc un plan dans chaque individu (finalité interne) comme dans l’ensemble de la Création (finalité externe). Cet ordre suppose donc une intelligence qui connaît, ordonne et agit. Il faut en effet une cause pensante qui ordonne ces choses vers leur fin et leur donne leur tendance vers cette fin. Cette cause manifeste une sagesse agissante.


Apothéose de Saint Thomas d'Aquin

Francisco de Zurbaran
Cette preuve de l’existence de Dieu par l’ordre qui règne dans chaque chose et dans le monde est très ancienne. Elle a déjà été présentée par Sénèque (Mémorables) et Cicéron (De natura deorum). Elle est reprise par Fénelon (1651-1715) dans le Traité de l’existence de Dieu. « Mais enfin toute la nature montre l'art infini de son auteur. Quand je parle d'un art, je veux dire un assemblage de moyens choisis tout exprès pour parvenir à une fin précise : c'est un ordre, un arrangement, une industrie, un dessein suivi. Le hasard est tout au contraire une cause aveugle et nécessaire, qui ne prépare, qui n'arrange, qui ne choisit rien, et qui n'a ni volonté ni intelligence. Or je soutiens que l'univers porte le caractère d'une cause infiniment puissante et industrieuse. Je soutiens que le hasard, c'est-à-dire le concours aveugle et fortuit des causes nécessaires et privées de raison, ne peut avoir formé ce tout. C'est ici qu'il est bon de rappeler les célèbres comparaisons des anciens. »[9] 

Conclusion

En observant uniquement le monde qui nous entoure, nous pouvons conclure en l’existence d’un moteur premier immobile, d’une cause première, d’un être nécessaire, d’un être parfait et d’une intelligence agissante. En appliquant de nouveau le principe de causalité, nous en déduisons qu’un seul être regroupe tous ces attributs : moteur immobile, cause première, nécessaire en soi, parfait et sage. Cet être est Dieu.

« Et qu’est-ce enfin? J’ai interrogé la terre, et elle m’a dit: "Ce n’est pas moi." Et tout ce qu’elle porte m’a fait même aveu. J’ai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu: "Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous." J’ai interrogé les vents, et l’air avec ses habitants m’a dit de toutes parts: "Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu." J’interroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent: « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches. » Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de mes sens: "Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas; dites-moi de lui quelque chose." Et ils me crient d’une voix éclatante: "C’est lui qui nous a faits" ( Ps. XCIX, 3). »[10]




Références
[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 11, 4. 

[2] Nous entendons pas cause « ensemble de tous les principes à l’origine de l’être de l’étant ». Un étant est ce qui possède l’être. 
[3] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 6.
[4] Voir Émeraude, mai 2014, article "Le tétragramme. : Dieu se révèle - Dieu est".
[5] Nous parlons d’être en puissance, un pouvoir d’être, une capacité ou une aptitude pour l’étant à acquérir une actualité. L’être en acte désigne l’actualisation de cette puissance.
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 31.
[7] Sertillange, Les Sources de la croyance en Dieu cité dans Dieu, son existence et sa nature de Garrigou-Lagrange, 11e éditions, 1950.
[8] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 20.
[9] Fénélon, Morceaux choisis, 1823, librairie Boiste.
[10] Saint Augustin, Confessions, Livre X, chap. VI, 9, trad. par M. Moreau (1864).
[11] Voir Émeraude, Juillet 2014, article La connaissance naturelle de Dieu : la preuve ontologique de Saint Anselme.

mercredi 9 juillet 2014

La connaissance naturelle de Dieu : la preuve ontologique de Saint Anselme


Saint Anselme (1033 – 1109) est considéré comme le premier véritable philosophe du Moyen Age. Il est « un esprit d’une vigueur et d’une subtilité dialectique rare »[1]. Né en Italie à Aoste, il devient moine à l’abbaye du Bec en Normandie puis en 1078, il en devient l’abbé. En 1093, il est nommé archevêque de Cantorbéry. Il mène une activité philosophique prodigieuse en dépit des difficultés que suscite sa charge. Il doit aussi défendre les prérogatives du pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel. Parmi les nombreux traités philosophiques dont il est l’auteur, nous pouvons citer le Monologium, le Proslogium et le De Veritate.

Un ordre dans la connaissance de Dieu
Dans l'abbaye du Bec, certains moines recherchent un modèle dans lequel la raison justifierait seule l’existence et l’essence de Dieu. Saint Anselme intervient à leur demande pour rappeler les rapports de  la foi et de la raison qu’il reconnaît comme étant les deux sources de connaissances à la disposition de l’homme. Il établit d'abord deux points essentiels :
  • il faut d’abord partir de la foi et par conséquent s’établir d’abord fermement dans la foi dans la recherche des vérités religieuses ;
  • il n’y a aucun inconvénient à s’efforcer de comprendre rationnellement ce que nous devons croire. L’usage de la raison est en effet tout-à-fait légitime. 

Ainsi il existe un ordre dans la recherche de la vérité religieuse : croire d’abord les mystères de la foi avant de les discuter par la raison et s’efforcer ensuite de comprendre ce que nous croyons



Nourri en particulier de la pensée de Saint Augustin, Saint Anselme peut à son tour affirmer que nous ne comprenons pas pour croire mais qu’au contraire nous croyons pour comprendre. Ainsi raisonner sans passer par la foi est une présomption mais ne pas faire appel à la raison, c’est négligence. « Ce me semble négligence si ne nous exerçons pas, après notre confirmation  dans la foi, à comprendre ce que nous croyons »[2]
Saint Anselme ne cherche pas à rendre les mystères intelligibles en eux-mêmes, ce qui aurait pour conséquence de les supprimer en tant que mystères mais de prouver par ce qu’il nomme des « raisons nécessaires » que la raison humaine bien conduite aboutit nécessairement à les affirmer. Certes son entreprise s’avère être trop ambitieuse. Il semble avoir une trop grande confiance dans le pouvoir d’interprétation de la raison bien qu'il soit convaincu que jamais la raison ne parviendra à comprendre les mystères.

Les raisons suffisantes
Dans le Monologium, Saint Anselme élabore des démonstrations de l’existence de Dieu en fournissant des raisons logiquement nécessaires. « Inspirées de Saint Augustin, elles l’emportent cependant sur les preuves augustiniennes par la solidité et la rigueur de leur construction dialectique » [3]. Il présente trois preuves  : 

  • l’existence de perfections chez les différents êtres;
  • l’existence de l’être même;
  • l’existence de degrés de perfection ou d’être. 

L’existence de Dieu apparaît alors comme la seule explication possible de ces faits réels.
Il suppose admis deux principes. Les choses sont inégales en perfection et tout ce qui possède plus ou moins une perfection la tient de sa participation à cette perfection, prise sous sa forme absolue. Loin d’user de concepts abstraits, Saint Anselme argumente à partir de données sensibles et rationnelles.
Nous savons qu’il existe un grand nombre de biens différents. D’après le principe de causalité, tout a une cause. Chaque chose a -t-elle donc sa cause particulière ou existe-il une seule cause pour tous ces biens ? Or selon Anselme, il est évident que tout ce qui possède une perfection la doit à ce qu’il participe à un seul et même principe. Ainsi une chose est plus ou moins belle parce qu’il participe plus ou moins à la beauté absolue. Tous les biens particuliers sont donc inégalement bons par leur participation plus ou moins grande à un seul et même bien. Ce bien par lequel tout est bon ne peut qu’être qu’un grand bien. Ce grand bien est bon par lui-même quant le reste est bon par lui et lui-seul. Or tout ce qui est bon par autrui ne peut être supérieur à ce qui est bon par soi. Donc ce grand bien l’emporte sur les autres au point de ne rien avoir au-dessus de lui. Il est le souverain bon, souverainement grand. C’est ce souverain bien que nous  appelons Dieu.
Nous pouvons procéder de la même façon pour l’existence de l’être. Les êtres existent en vertu d’une seule et unique cause qui existe par soi, cause qui est Dieu.
L’existence d’une diversité de perfections et d’êtres dans la nature montre une certaine hiérarchie des choses. Or la série des êtres comprend un nombre fini d’éléments et toute série finie croissante admet un dernier terme qui est supérieur à tous ces éléments. La diversité croissante de perfections et d’êtres ne peut remonter qu’à un principe supérieur premier que nous appelons Dieu.
Dieu, l’être tel que nous ne pouvons pas concevoir de plus grand
En dépit de leur rigueur, Saint Anselme ne se satisfait pas de ses démonstrations qui lui paraissent trop compliquées et insuffisamment évidentes à l’esprit. Elles dépendent aussi de principes qu'il faut admettre. Elles ne suffisent pas par elles-mêmes. Il développe donc une autre preuve plus forte dans le Proslogium. Pour cela, il part de l’idée de Dieu telle qu’elle est donnée par la foi. Nous croyons que Dieu existe. Il est l’être tel que l’on ne peut pas en concevoir de plus grand. La question est de savoir s’il existe un être d’une telle nature.
Lorsque nous parlons d’un tel être à un individu, même à l’incroyant, il comprend ce que nous lui disons. Or ce qu’il comprend existe dans son intelligence même s’il n’en aperçoit pas l’existence. Quand un peintre se représente l’œuvre qu’il fera, il l’a dans son intelligence bien qu’elle n’existe pas encore. Donc il a dans son intelligence un être tel qu’il ne puisse en concevoir un de plus grand
Or exister en réalité est être plus grand qu’exister dans l’intelligence seulement. Donc si ce qui est tel que nous ne le pouvons rien concevoir de plus grand existe dans l’intelligence seulement, nous disons que ce dont nous ne pouvons rien concevoir de plus grand est ce dont nous pouvons concevoir quelque chose de plus grand, ce qui est contradictoire. L’être tel que nous n’en puissions concevoir de plus grand existe donc indubitablement et dans l’intelligence et dans la réalité.
Saint Anselme part donc d’un fait indubitable : une notion de Dieu fournie par la foi puis applique une logique. Une certaine idée de Dieu existe dans la pensée. Or cette existence qui est réelle même si elle est dans la pensée exige logiquement que Dieu existe aussi dans la réalité. Saint Anselme compare donc l’être pensé et l’être réel, ce qui le conduit à poser le second comme principe du premier.
Réfutations de l’argument
L’argument est contesté dès son époque. Selon le moine Gaunilon [4], exister comme objet de pensée n’est pas jouir d’une véritable existence dans la réalité. Une vue de l’esprit qui conçoit n’est qu’une conception intellectuelle. Il soumet à Saint Anselme l’idée des îles fortunées qui seraient perdues dans l’océan et couvertes de richesses inaccessibles. Avec la même logique que celle utilisée par Saint Anselme, nous admettrions qu’elles existent aussi dans la réalité. La possibilité intellectuelle n’implique pas une nécessité dans la réalité. L’argumentation est donc faussée car il passe de l’ordre logique à l’ordre réel.
Mais Saint Anselme n’affirme pas qu’une chose pensée doive nécessairement exister. Cette chose pensée qu'est Dieu est très particulière. Cela contraint en effet la pensée à lui attribuer une existence. C’est le propre de Dieu seul que nous ne puissions penser qu’il n’existe pas. L’idée d’un être le plus grand implique sa réalité objective. Telle est la réponse de Saint Anselme à Gaunilon. L’idée de Dieu n’est donc pas simplement un produit de l’imagination qui permettrait à n’importe quel objet d’exister parce qu’elle serait pensable dans l’intelligence.
Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) rejette aussi cet argument. Il objecte que l’idée de Dieu soit connue de tous de manière évidente. Mais sa principale objection ressemble à celle de Gaudilon : « de ce que l’esprit conçoit ce qui est exprimé par le nom Dieu, il ne s’ensuit pas que Dieu soit, sauf dans  l’intellect. »[5] Ou encore « ce qui est signifié par un mot ne paraît pas pour cela qu’il est vrai ». D'une relation d'idées, nous ne pouvons conclure à une existence réelle. 
Il s’ensuit que selon Saint Thomas, l’argumentation de Saint Anselme n’est pas suffisante. Un athée peut accepter la pensée d'un être tel qu’il est le plus grand sans accepter son existence dans la réalité.


Aujourd'hui, l'argument de Saint Anselme est généralement réfuté selon deux arguments. D'une part, l’existence est prise comme un attribut d’un être, ce qu’elle n’est pas. Nous ne pouvons donner à un être un attribut que si nous avons d’abord montré qu’il existe. D'autre part, si nous le considérons comme un attribut, il doit être de même nature que le sujet. Or quand nous énonçons l’idée d’un être tel qu’il ne peut y avoir de plus grand, il s’agit d’un être conçu par notre intelligence. L’existence appartient à un être idéal non à un être réel. L’être intellectuel et l’être réel étant d’ordre différent, nous ne pouvons pas les comparer et passer ainsi de l’existence idéale à l’existence réelle. La démonstration de Saint Anselme aboutit à une conclusion logique et non ontologique. L’idée d’existence nécessaire ne doit pas être confondue avec le fait d’exister nécessairement. En clair, Saint Anselme aurait démontré que si Dieu existe, il existe nécessairement …
Reprise de l’argument de Saint Anselme
Des philosophes reprennent le raisonnement de Saint Anselme mais ils considèrent l’idée de Dieu ou le critère de grandeur comme présentant des faiblesses logiques. Ils corrigent donc la définition de l’idée de Dieu qui n’impliquerait plus l’attribut de grandeur. Malebranche (1638-1715) parle par exemple d’« être véritable », ce qui impliquerait un être sans limite d’où découlerait la nécessité de l’existence de Dieu. Descartes (1596-1650) est probablement celui qui impose un véritable tournant dans l’argument ontologique au point que son argumentation est parfois considérée comme la plus achevée, éclipsant ainsi celle de Saint Anselme.
Descartes reprend l’argument de Saint Anselme pour corriger « une faute manifeste en la forme » [6]. Il définit Dieu comme un « être souverainement parfait »[7]. Il possède les perfections au dernier degré. L’idée de perfection impose alors la même conclusion : la nécessité de son existence, sans la fonder sur un attribut discutable qu’est celle de la grandeur. Cette définition plus forte permet plus facilement de passer de l'idée de Dieu à l’assertion de son existence. Si Dieu possède toutes les perfections au plus haut point et si l’existence est une perfection, alors Dieu possède l’existence. Contrairement à Saint Anselme, Descartes n’indique pas explicitement le passage de l’existence intellectuelle à l’existence réelle. Mais ce passage subsiste encore.



Son argumentation est en fait différente de celle de Saint Anselme. Elle ne se repose plus sur le contenue de l’idée de Dieu mais sur la clarté de cette idée. L’idée de Dieu est en effet tellement claire et distincte que penser Dieu dépourvue d’existence est aussi stupide qu’une montagne sans vallée ou un triangle sans ses trois angles. La nécessité de la pensée est induite de la nécessité des choses. Il y a autant de réalité dans l’idée que dans la cause de cette idée. Ainsi passe-t-il de l’existence intellectuelle à l’existence réelle. Les perfections que nous concevons sont « comme la marque de l'ouvrier imprimée sur son ouvrage. » [8]


Leibniz (1646-1716) reprend le raisonnement de Descartes pour essayer de l’améliorer. Ses raisonnements « nous font violence, écrit-il, sans nous éclairer »[9]. Selon lui, Descartes n’aurait démontré que si Dieu est possible, alors il est nécessaire. « L'idée de Dieu, par là-même, possède un privilège unique : il suffit de prouver que Dieu est possible pour prouver qu'il est. Dieu, l'être par soi, est possible, donc Dieu est » [10]. Leibniz montre alors que Dieu est en effet possible et plus précisément que l’idée d’un être souverainement parfait ou sans limite comme le suggère Malebranche ne comportent pas de contradictions. « Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n'enferme aucune borne, aucune négation, et par conséquent, aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l'existence de Dieu a priori. »[11]

Si Descartes et Leibniz arrivent à la même conclusion que Saint Anselme, la nécessité de l’existence de Dieu, le fondement de leur raisonnement est différent. Saint Anselme insiste plus sur l’idée de Dieu en elle-même quand les autres soulignent la réalité de l’idée de Dieu. Écoutons Descartes : « ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir à la nature de quelque chose peut être... affirmé... de cette chose ; or il appartient à la nature de Dieu d'exister... donc on peut avec vérité assurer de Dieu qu'il existe ».[12] Or les critiques actuelles portent sur les arguments de Descartes et de Leibniz et ignorent ceux de Saint-Anselme.
L’objection de Kant
Kant (1724-1804) est reconnu comme étant le philosophe qui a porté un coup décisif contre l’argument ontologique[13]. C’est lui par ailleurs qui a baptisé cet argument comme étant « ontologique ». 



Il reprend les exemples du triangle et de la vallée. Il est absurde de partir de l’idée de triangle pour ensuite affirmer l’existence des trois angles puisque l’existence des trois angles est incluse dans l’idée du triangle. Si nous enlevons au triangle l’existence des trois angles, nous arrivons naturellement à une absurdité. La nécessité de l’existence de Dieu est en fait incluse dans l’hypothèse. Il n’est en effet pas pensable de penser à la perfection sans inclure l’existence dans l’idée de perfection. En disant que Dieu est parfait, Descartes lie la perfection de Dieu à son existence. Il est donc absurde de vouloir ensuite la démontrer. « Après avoir, a priori, mis l'existence dans un concept, on assure qu'elle convient à ce concept ; et à son objet ! »[14] Ce n’est que pure tautologie ou absurdité, une pure démarche dialectique…
Pour aller plus loin, selon Kant, l’existence n’est pas liée à l’objet mais à l’idée que nous en faisons ou à notre perception. Elle ne lui apporte rien. Elle ne peut donc qu’être constatée et non démontrée. L'existence n’est pas de l’ordre de la logique mais de l’expérience. Sa conclusion s’inscrit dans son système philosophique, souvent intitulé le criticisme. Selon Kant, Dieu fait en effet partie des idées pures dont nous ne pouvons reconnaître l’existence ou la non-existence. Selon sa philosophie, Dieu n’est pas objet de connaissance…
Or si Descartes a implicitement inclus l’idée d’existence dans l’idée de Dieu, Saint Anselme ne pose aucunement cette possibilité. Au contraire, il distingue bien l’essence de l’existence. Kant ignore en effet l’argument de Saint Anselme. Nous constatons aussi que dans ses exemples susceptibles de contredire l’argument ontologique, Kant traite toujours d’un être générique (le triangle, la vallée, cent thalers). Or comme il l’a déjà souligné à Gaudilon, Saint Anselme traite d’un être particulier, bien spécifique contrairement à Descartes.
En fait, « Kant se trompe de débat et dispute en fait avec un autre sujet que l’argument propre d’Anselme ». Ainsi « Kant pense réfuter définitivement l’argumentation d’Anselme, alors qu’en réalité il ne parle pas la même langue qu’Anselme. Il ne réfute pas Anselme mais la compréhension établie par les autres de l’argument du Proslogion. Anselme n’a jamais tenu pour acquis que la possibilité éventuelle de l’objet Dieu entraîne forcément son existence. Anselme pense a priori l’idée de Dieu sans que l’existence de Dieu ne soit a priori posée. […]  En effet, Anselme ne pose pas arbitrairement ce qu’il tente de démontrer. Or, il semblerait que Kant comprenne Anselme comme posant la possibilité et donc l’existence de Dieu dans l’idée même de Dieu. ». [15] Kant n’attaque pas Saint Anselme mais ses successeurs, notamment Descartes et Leibniz.
L’argument de Saint Anselme a donné lieu à une « controverse, veille et jamais close »[16], preuve de sa force, même s’il semble être une démarche purement dialectique insuffisamment contraignante pour l’esprit
La force de sa démonstration tient probablement au sentiment de ce qu’il y a d’unique dans la notion d’être prise au sens absolu. Concevoir Dieu comme étant l’être tel que nous n’en puissions pas en concevoir de plus grand nous conduit à la position de l’existence par la pensée qui le conçoit. Il insiste aussi sur la particularité de l’idée de Dieu qui n'est équivalente à aucune autre idée. Sa faiblesse tient sans-doute de son manque de clarté qui favorise diverses interprétations
Certains se sont emparés de sa démonstration au point de la dénaturer et de l'affaiblir en l’incluant dans leur propre système de pensée, ce qui a permis à Kant d’y apporter des coups terribles, toutefois moins décisifs qu’on peut le prétendre.



Références

[1] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome I, Petite bibliothèque Payot, 1944.
[2] Saint Anselme, Pourquoi un Dieu-Homme, I, 1, t.III, cité Histoire des Dogmes, Bernard Sesbouë et Christoph Theobald, La Parole du Salut, tome IV, chapitre II, éditions Desclée, 1996.
[3] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge.
[4] Gaunilon, Liber pro insipiente, c.6, cité dans L’argument ontologique, 
www.ifac.univ-nantes.fr
[5] Saint Thomas d'Aquin
, Somme contre les Gentils, I, 11, édition Flammarion, 1999.
[6] Descartes, Méditation Métaphysique, Premières Réponses.
[7] Descartes, Méditation Métaphysique, Méditation cinquième.
[8] Descartes, Méditation Métaphysique, Secondes réponses.
[9] Leibniz, Lettre à Elisabeth (1678) cité dans L'argument ontologique chez Descartes et Leibniz et la critique kantienne de Franz Crahay dans Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 47, N°16, 1949, www.persee.fr.
[10] Franz Crahay, L'argument ontologique chez Descartes et Leibniz et la critique kantienne dans Revue Philosophique de Louvain, www.persee.fr.
[11] Leibniz, Monadologie.
[12] Descartes, Réponses aux Deuxièmes Objections.
[13] Voir Kant, Critique de la raison pure.
[14] Franz Crahay, L'argument ontologique chez Descartes et Leibniz et la critique kantienne dans Revue Philosophique de Louvain.
[15] N. Manson, Le principe d'Anselme : la lecture de l'argument d'Anselme par Charles Hartshorne, thèse de doctorat, 
Université de Leiden, Chapitre V, L’objection de Kant, dans https://openaccess.leidenuniv.nl/handle/1887/12291.
[16] Mercier Désiré, Compte rendu de la lecture de L'argument de St-Anselme du P. Ragey, Revue néo-scolastique, Année 1894, Volume 1, Numéro 3.