" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 26 janvier 2019

Tensions entre Rome et Constantinople jusqu'au IXe siècle avant Photius et le schisme

Nous avons tendance à oublier que dans les premiers siècles de notre ère, l’Église n’était pas réduite à l’Occident. Avant la conversion de l’empereur, elle s’étendait sur tout l’Empire romain, dépassant même les frontières et allant au-delà de l’Indus. Rome, Alexandrie, Antioche, Césarée, Carthage, Éphèse, etc. étaient des foyers de christianisme plus ou moins vigoureux. Certains de ces sièges épiscopaux ont été fondés par les apôtres. Les Pères de l’Église viennent de ces villes ou s‘y rattachent.

Lorsque l'empereur Constantin déplace sa capitale à Constantinople en 324, une nouvelle ville est née, de nouvelles ambitions également. Au concile de Chalcédoine, elles commencent à s’affirmer. Si l’évêque de la nouvelle Rome, le futur patriarche de Constantinople, reconnaît encore la primauté de l’évêque de Rome, il veut supplanter les autres sièges apostoliques que sont Alexandrie et Antioche en raison de la place qu’occupe Constantinople dans l’Empire. Le pape s’y oppose. Au fur et à mesure du temps, de plus en plus séparés culturellement, l’Occident et l’Orient s’éloignent et finissent par rompre leurs liens. De nos jours encore, le schisme d‘Orient perdure.

Aujourd’hui, des tentatives sont faites pour en finir avec cette séparation. Le 21 septembre 2016, la commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe[1] a adopté un texte d'accord intitulé « Synodalité et primauté au premier millénaire : vers une compréhension commune au service de l'unité de l'Église. », dit accord de Chieti. Ce texte fait suite à une déclaration dite de Ravenne du 13 octobre 2007. En dépit de certaines déclarations trop optimistes, ces textes ne résolvent en rien les raisons qui ont conduit au schisme. Ils n’ont pas encore véritablement abordé le point fondamental qui les sépare, c’est-à-dire la primauté pontificale[2].

Les événements qui ont lentement conduit au schisme d’Orient nous instruisent sur un fait : l’autorité qu’exerçait le pape dans l’Église était reconnue en Orient au moins jusqu'au XIe siècle. Si « Dieu se révèle dans l’histoire »[3], celle-ci garde aussi la mémoire de la foi et des erreurs, leurs origines comme leur développement. Dans ce présent article, nous allons suivre l’évolution des relations entre Rome et Constantinople, relations qui aboutiront à des ruptures puis finalement au schisme.   

La primauté pontificale incontestable jusqu’au Ve siècle

Comme nous l’avons déjà longuement évoqué dans de précédents articles[4], au IIIe siècle, l’ensemble de la chrétienté reconnaît le rôle privilégié de Saint Pierre et de ses successeurs dans l’Église, et plus précisément son autorité. Saint Pierre est le chef des apôtres. Il est le roc, la pierre sur laquelle s’élève l’Église. Pasteur suprême, vicaire du Christ, il gouverne l’Église. Colonne de foi, affermissant les autres apôtres, il en garantit l’unité. Son successeur sur la chaire de Rome exerce à ce titre la primauté sur toute l’Église, sur tous les pasteurs et les fidèles. Telle est la conviction claire et incontestée de l’Église avant que l’Empire ne devienne chrétien. Cette conviction reste inchangée après l’édit de Milan. « Rome est le siège de Pierre auquel tous les évêques de toute province doivent en référer », nous enseigne le pape Jules Ier (337-352), défenseur de Saint Athanase en pleine crise arienne.

Saint Damase
Pape (366-384)
Les fondements divins de l’autorité pontificale sont aussi définis très tôt. Saint Damase (366-384) nous rappelle en effet que « bien que l'Église catholique universelle, répandue sur toute la surface du globe, soit tout entière la chambre nuptiale du Christ, la sainte Église romaine n'en est pas moins élevée au-dessus de toutes les autres, non point par des constitutions synodales, mais par la parole de notre Seigneur et Sauveur, quand il a dit : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. »[5] Lors du concile d’Éphèse, en l’an 431, troisième concile œcuménique, le prêtre Philippe peut déclarer devant l’ensemble des évêques réunis que « c’est un fait connu de tous les siècles que le saint et bienheureux Pierre, prince et chef des apôtres, colonne de la foi, fondement de l’Église catholique a reçu de Notre Seigneur les clefs du Royaume, et qu’à lui fut donné le pouvoir de lier et de délier les péchés ; c’est lui qui jusqu’à maintenant et pour toujours vit et juge dans ses successeurs. »[6] Personne ne conteste ses affirmations.

La primauté pontificale est donc une pierre de fondement inébranlable pour l’élévation de l’Église. Lorsque l’évêque de Constantinople revendique un rang égal à celui de Rome pour des raisons politiques, le pape Saint Léon (440-461) rappelle à l’Empereur la hiérarchie instituée et qu’« il n’y a pas de construction solide en dehors de la pierre que le Seigneur a posé comme fondement. »[7]

Ces déclarations ininterrompues depuis les quatre premiers siècles ne font l’objet d’aucune contestation tant en Occident qu’en Orient. Les grandes hérésies qui ont secoué l’Église au lendemain de la conversion de l’Empire au christianisme ont été l’occasion où cette autorité s’est exercée pour l’unité de l’Église et la défense des vérités de foi. Selon Saint Basile, l’évêque de Rome est la seule autorité capable de dirimer une controverse. Mais plus nous nous éloignons de ces premiers siècles, plus les contestations contre Rome semblent gagner en virulence. La première grande remise en cause de la primauté provient de l’Orient.

Le schisme d’Acace (484-519)

Au Ve siècle, un premier schisme[8] écarte Constantinople de Rome en raison de l’hérésie monophysite. S’opposant au monophysisme que défend Acace, évêque de Constantinople en 471, et fidèle à l’enseignement des conciles œcuméniques, le pape Zéphyr III rompt en effet toute communion avec Acace et tous ceux qui adhèrent à cette erreur. Notons que cet exemple est une des preuves de défectibilité de la foi du siège de Constantinople. Il y en a d'autres. L'hérésie la plus célèbre provenant de ce siège épiscopale est sans-doute celle de Nestorius, qui a notamment renié la maternité divine de Sainte Marie.

Dans cette controverse dogmatique, Acace remet en cause la primauté pontificale. Sa pensée est simple.  Résumons-là. L’évêque de Rome a eu une prééminence dans l’Église au seul fait d’avoir été l’évêque d’une ville qui était capitale de l’Empire. La capitale étant désormais transférée à Constantinople, c’est donc naturellement au patriarche, qui en est l’évêque, de détenir le premier rang. C’est la reprise du fameux vingt-huitième canon de Chalcédoine[9] que Rome a refusé de confirmer. Acace conteste l’origine divine de l’autorité du pape.

Mais le pape Saint Gélase lui répond : « autre chose est la puissance de l’Empire séculier, autre chose la distribution des dignités ecclésiastiques. Quelque petite que soit une ville, elle ne diminue pas la grandeur du prince qui y réside ; même la présence de l’Empereur ne change pas l’ordre de la hiérarchie. »[10] Il ne point confondre les pouvoirs religieux et politiques. Que dirait en outre aujourd’hui Acace, l’Empire n’existant plus ?

En 515, le pape Hormisdas adresse à l’Église de Constantinople une lettre, intitulée Libellus fidei, plus connue sous le nom de « formulaire d’Hormisdas ». Elle affirme nettement l’indéfectibilité de l’Église de Rome et indirectement la primauté du pape. « La condition première du salut est de garder la règle de la foi juste et de n’écarter d’aucune façon des décrets des pères. Et parce qu’il n’est pas possible de négliger la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ qui dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église », ce qui a été dit est prouvé par les faits ; car la religion catholique a toujours été gardée sans tache auprès du Siège apostolique. »[11] Après avoir condamné les hérétiques, le pape demande au patriarche de Constantinople d’entrer en communion que « prêche le Siège apostolique, communion dans laquelle réside, entière et vraie la solidité de la religion chrétienne »[12]. En signant ce formulaire en 519, l’Église d’Orient met fin au schisme. Au septième concile de Constantinople, le pape Adrien II impose de nouveau le formulaire d’Hormisdas auquel adhèrent les pères conciliaires.

Le titre « ambitieux » de patriarche œcuménique

Saint Jean IV
Le jeûneur
À la fin du VIe siècle, une autre crise éclate entre Rome et Constantinople. En 588, le patriarche de Constantinople, Jean IV dit le jeûneur, se fait appeler « patriarche œcuménique ». Ce titre remonterait à Acace et ne désignerait que l’empire d’Orient et non l’Église universelle. Mais il signifierait aussi une supériorité sur les autres patriarches de l’Orient, ce que les papes ont toujours refusé, et une certaine indépendance vis-à-vis de l’Église de Rome, ce qu’ils ne peuvent pas non plus concevoir.

Le pape Pascal II conçoit les dangers que peut revêtir ce titre qui considère comme « une offense aux lois, aux conciles et aux préceptes du Christ ». Il proteste donc naturellement contre cette usurpation et lui demande de renoncer à ce titre provocateur. Sans rompre la communion, il demande alors à son apocrisiaire, c'est-à-dire son ambassadeur, présent à Constantinople de ne plus assister aux offices religieux. Son successeur, Saint Grégoire le Grand, est aussi intransigeant. À Constantinople, l’empereur et le patriarche semblent entendre les protestations du pape, mais en dépit des promesses faites, le patriarche continue de le porter.

Au même moment, une autre affaire raidit encore davantage les relations entre Rome et Constantinople. Un concile local condamne et dégrade un moine et un prêtre. Or ces deux condamnés font appel au pape en 593 comme l’autorise l’usage[13]. Le pape demande alors les pièces du procès. En dépit de multiples réclamations, Jean IV reste silencieux, voire manifeste une mauvaise foi. Il n’est pas au courant de cette affaire, prétend-il. Tenace, Saint Grégoire le Grand finit par obtenir les pièces et constate que Jean IV se discerne le titre d’œcuménique presque à chaque ligne des documents. Il écrit alors à l’empereur pour dénoncer cette imposture. Il rappelle aussi à l’empereur que Saint Pierre lui-même ne s’est pas appelé apôtre universel alors qu’il a reçu la charge de gouverner toute l’Église et il lui fait remarquer l’Église de Constantinople n’a guère brillé par ses hérésiarques. Il termine sa lettre en menaçant de prendre des mesures contre Jean IV s’il persiste dans son orgueil[14]. Dans une lettre adressée au patriarche, il attribue cette titulature à l’orgueil et en pressent les conséquences. « Votre Fraternité n’a pas oublié quelle paix et quelle concorde régnaient dans l’Église, lorsqu’elle fut élevée aux honneurs du sacerdoce. Je ne sais pas quelle audace, écrit-il à l’évêque, et par quel orgueil elle s’est efforcée depuis de s’attribuer un nom nouveau, qui pourrait provoquer le scandale dans le cœur de tous les frères. »[15]

Un titre absurde, dangereux, injuste…

Saint Grégoire le Grand
Pape (590 -604)
 
Dans une autre lettre adressée au patriarche d’Antioche, Saint Grégoire le Grand revient sur les exemples d’hérésies dont le siège de Constantinople a été la source. Si l’évêque devient universel, toute l’Église croule lorsque ce seul universel vient à tomber, ce qui est absurde[16]. Plus tard, en 599, aux évêques de nombreuses régions grecques, il leur demande d’être prudents et de ne pas accepter le titre à l’évêque de Constantinople, car écrit-il, « si un seul est universel, comme il se l’imagine, il s’ensuit que vous tous vous n’êtes plus évêques… »[17]

Saint Grégoire le Grand proteste aussi pour des raisons d’humilité. Il considère le titre comme étant présomptueux, orgueilleux, profane. Or, l’attribution d’un tel titre, c’est renoncer à la mission de l’évêque et à l’idéal d’abaissement que lui a tracé son divin modèle. Par cette renonciation, il provoque aussi un scandale et jette du désordre dans l’Église.

Enfin, le titre œcuménique du patriarche byzantin est une usurpation et une injustice. C’est une usurpation car, selon Saint Grégoire le Grand, il a été donné au pape Saint Léon au concile de Chalcédoine en 451 sans pourtant que ces successeurs n’ont voulu se l’attribuer. Il s’insurge surtout contre l’injustice. Car par ce titre, le patriarche veut ravir l’épiscopat à tous ses confrères. Nous revenons au fameux vingt-huitième canon du Chalcédoine. Saint Grégoire le Grand craint probablement que le patriarche byzantin s’annexe peu à peu les autres patriarcats d’Orient et tiennent les autres évêques pour de simples subordonnés. Ce titre, qui finalement consacre un usage, est probablement une conséquence logique du vingt-huitième canon de Chalcédoine, que Rome n’a jamais voulu reconnaître.

Au-delà de l’ambition de l’évêque de Constantinople, la querelle montre que les papes savent défendre leurs droits dès qu’ils y voient un devoir de leur charge, « ne redoutant rien de personne, si ce n’est du Seigneur tout-puissant »[18]. Tout le long de son pontificat, Saint Grégoire le Grand persiste dans sa protestation et ne cède pas même s’il n’y a pas de divergence de foi. Par charité, il refuse alors de rompre avec l’évêque. Remarquons en effet qu’aucune vérité dogmatique n’est en discussion. La primauté pontificale n’est pas non plus remise en cause puisque l’autorité pontificale n’est pas directement l’objet de cette querelle. Cet incident indique enfin une tension persistante entre Rome et Constantinople.

Le concile Quinisexte ou in Trullo (691-692)

Au concile de Chalcédoine, Pierre a parlé par la bouche de son successeur Saint Léon dans sa lettre dogmatique. Contre le monophysisme, le pape a en effet exposé avec fermeté et précision la foi sur le mystère de l’Incarnation dans une lettre dogmatique qu’il adresse au patriarche de Constantinople Flavien. Le pape intervient dans les disputes dogmatiques qui secouent l’Orient et avec une autorité recherchée et reconnue, il parle pour définir ce qu’il faut croire sans que leur parole ne soit contestée.

La même chose se reproduit avec l’hérésie monothélite. Le pape Agathon définit la doctrine christologique des deux natures, des deux opérations, et des deux volontés dans le Christ, non contraires, ni séparées, mais unies dans une même personne. « Telle était la foi de cette Église apostolique de Pierre, qui ne peut jamais dévier de la vérité, parce que le Christ a dit à Pierre : « confirme tes frères », ce qu’ont toujours fait les papes nos prédécesseurs. » Le troisième concile de Constantinople souscrit à la doctrine définie dans cette lettre. « C’est Saint Pierre qui parlait au travers du pape Agathon. »[19] Après avoir établi des décrets, le concile adresse une lettre à Rome demandant au pape de confirmer ses décisions, Rome, « le premier siège de l’Église universelle, établi sur la pierre solide de la foi »[20].

Dans ces deux cas, la primauté pontificale sort fortement agrandie des crises qui ont surtout secoué l’Orient. Elle est incontestablement reconnue par les évêques réunis en concile. Mais elle commence à porter ombrage à l’empereur Justinien, qui fort de son nouveau titre de chef religieux, veut jouer un rôle dans l’Église comme défenseur de l’orthodoxie. Voulant poursuivre l’œuvre dogmatique des deux précédents conciles œcuméniques, il convoque de lui-même un concile pour élaborer des décrets disciplinaires. Ce concile est connu sous le nom de Quinisexte ou in Trullo.

Un grand nombre de canons révèlent clairement la volonté de l’empereur d’imposer les coutumes de l’Église byzantine à l’ensemble de l’Église. Le treizième canon demande par exemple aux prêtres et diacres mariés de continuer à vivre dans le mariage alors que dans l’Église romaine, le célibat leur est proscrit. Il menace de déposer les clercs qui refusent de cohabiter avec leur femme et ceux qui le leur interdisent. Cette menace remet en question la coutume romaine. Le cinquante-cinquième canon proscrive le jeûne les samedis de carême alors qu’à Rome, il est pratiqué. Le concile prétend enfin de jouir des mêmes privilèges que celui de l’ancienne Rome tout en demeurant second. Ainsi, le patriarche de Constantinople prend la seconde place dans la hiérarchie, non plus de manière honorifique comme dans le vingt-huitième canon du concile de Chalcédoine, mais d’une manière effective. C’est un pas de plus vers la primauté en Orient

Le pape Sergius refuse de souscrire aux actes du concile. Furieux de sa résistance, l’empereur demande à l’exarque de Ravenne de l’emprisonner et de le conduire à Constantinople. Les ordres ne sont pas suivis. Le successeur de Justinien, Rinotmète, change de politique et demande au pape Jean VII  de réunir un concile et de confirmer ou de condamner les canons du concile in Trullo. Jean VII comme son successeur répondent par une fin de non-recevoir. Il faut alors attendre le pape Adrien Ier pour qu’il donne son approbation à ceux des canons qui ne sont pas en opposition avec la foi orthodoxe, les bonnes mœurs et les décrets de Rome. La primauté de l’Église de Rome est de nouveau affirmée…

La querelle iconoclaste

Une autre affaire dogmatique va de nouveau enflammer les relations entre l’Occident et l’Orient. Voulant sans-doute s’opposer aux abus auxquels donne lieu le culte des images, l’empereur Léon III publie un édit prescrivant la destruction des images religieuses. Le patriarche de Constantinople Germain refuse de s’y souscrire, préférant se retirer. Son successeur Anastase cède et entraîne à sa suite un certain nombre d’évêques du patriarcat.

Ces destructions provoquent des émeutes partout dans l’Empire. Le pape Grégoire II proteste énergiquement contre la mesure impériale. Dans un concile local, le pape Grégoire III proclame la légitimité des pratiques iconophiles et condamne ceux qui détruisent les images. Saint Jean Damascène est sans-doute le plus grand des défenseurs de la foi. Dans son exposé en faveur du culte des images, il rappelle qu’il n’appartient pas à l’empereur de trancher ses questions de sa propre autorité.

Soucieux de réformes religieuses, l’empereur Constantin V Copronyme veut vaincre la résistance des iconophiles mais en obtenant de l’ensemble de l’épiscopat une condamnation du culte des images. Il réunit un concile, à Hiera, qui publie des décrets conformes à son programme. On brûle alors les images dans toutes les églises et dans les palais. On barbouille de chaux les fresques et les mosaïques. On couvre les murs de représentations d’arbres, de paysages, etc. Les évêques et le clergé souscrivent aux décisions du concile. Seuls les moines refusent. Le patriarche de Constantinople fait partie des iconoclasmes alors que ceux d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem défendent le culte des images au concile de Jérusalem tenu en 767. Au concile local de Latran, le pape Etienne III condamne à son tour l’erreur iconoclaste.

Enfin, régente sous la minorité de son fils, l’impératrice Irène, iconophile, veut rétablir le culte des images. Un concile œcuménique est convoqué à Nicée en 787. Il prouve la légitimité du culte des images et définit le dogme sur la vénération des croix et des images.

L’iconoclasme a pu être développé et devenir officiel dans l’Église byzantine grâce aux empereurs et à l’adhésion d’une bonne partie de la hiérarchie ecclésiastique. Il manifeste une docilité des évêques, y compris du patriarche de Constantinople, à la volonté impériale. Le concile de Hieria en est le parfait exemple. Il a réuni trois cent trente-huit évêques. Notons l’absence des patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Le pape n’y est pas représenté.

Cependant, à partir de 802 l’iconoclasme réapparaît avec violence et persécution après le reversement de l’impératrice Irène. Il faut attendre la régence de Théodora, veuve de l’empereur Théophile (829-842) pour voir le triomphe définitif de l’orthodoxie. Nous voyons encore une fois que Rome a défendu l’orthodoxie face au patriarche de Constantinople

Retenons que la crise iconoclaste a des impacts théologiques puisqu’elle atteint la christologie, voire la doctrine sur la Sainte Vierge. Elle a encore montré que le patriarche de Constantinople peut s’égarer dans l’hérésie. Elle a aussi entraîné une nouvelle rupture entre Rome et Constantinople. Elle a surtout hâté leur séparation.


Conclusion

La donation de Constantin
Fresque du XIIIe siècle
Depuis que Constantinople est devenu la nouvelle Rome, son évêque, soutenu et protégé par l’empereur, cherche à exercer une primauté sur tout l’Orient, n’hésitant pas à contester l’autorité du Pape sur toute l’Église. Il s’appuie sur le rôle politique que la ville assure. En raison de sa place dans l’Empire, le patriarche veut prendre un rang égal à celui de l’ancienne Rome. L’ambition et l’orgueil guident très probablement certains patriarches qui n’hésitent pas à s’attribuer du titre de patriarche œcuménique et à s’opposer au pape.

Mais en même temps, l’Église de Constantinople montre des déviations dans la foi alors que l’Église de Rome manifeste une indéfectibilité incontestable. Elle n’hésite pas à s’opposer à la puissance politique pour défendre la foi. La controverse s’achève alors par la victoire de l’orthodoxie que représente indiscutablement l’évêque de Rome. L’autorité pontificale s’affirme donc face aux ambitions de Constantinople. Il est aussi bien difficile au « patriarche œcuménique » de prétendre à une quelconque primauté quand il est tombé si souvent dans l’hérésie. 

Mais les victoires ne sont pas sans conséquence. La tension mêlée sans-doute d’aigreur chez les uns et d’indignation chez les autres ne cesse de monter entre Rome et Byzance. Or, par les difficultés de communication et l’éloignement culturel grandissant, le fossé ne cesse de grandir entre l’Occident et l’Orient, un fossé qui ne peut qu’engendrer l’arrogance, le mépris, la haine…





Notes et références
[1] Instance officielle de dialogue entre ces deux Églises
[2] L’accord de Chieti affirme que « l’évêque de Rome n’exerçait aucune autorité canonique sur les Églises d’Orient. » (n°19) Néanmoins, cette affirmation, qui n’est ni précisée ni justifiée, suit un discours sur le droit d’appel au pape défini par le concile régional de Sadique (343) et celui d’in Trullo (692), montrant ainsi une certaine supériorité de l’autorité pontificale. Il n’y a pas de véritable et pleine reconnaissance de la primauté du pape dans l’Église. Cela serait bien difficile sans la définir et sans la justifier sur les mêmes fondements. Car là résident les divergences et la véritable difficulté. Les travaux suivants de la composition devraient s’intéresser aux relations entre la primauté et la synodalité, c’est-à-dire l’autorité des conciles. Là apparaîtra probablement les principaux problèmes.
[3] Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe, Synodalité et primauté au premier millénaire : vers une compréhension commune au service de l'unité de l'Église, n°6.
[4] Voir Émeraude, décembre 2018 et janvier 2019.
[5] Pape Damase, dans Histoire générale de l’Église, Fernand Mourret, Les Pères de l’Église, IV et Ve siècles, 1928, Bloud and Gay, dans Mansi, t. VIII.
[6] Philippe dans Histoire des conciles œcuméniques, Éphèse et Chalcédoine, 431 et 451, Tome II, 1962, Fayard.
[7] Philippe dans Histoire des conciles œcuméniques, Éphèse et Chalcédoine, 431 et 451.
[8] Schisme dit "schisme d’Accace" du nom de l’évêque de Constantinople qui porte la responsabilité de la rupture.
[9] Voir Émeraude, janvier 2019, article "Le 28e canon de Chacéldoine: Constantinople, la nouvelle Rome s'élève".
[10] Collection Labbe, tome IV dans Le schisme de Photius, J. Ruinaut, Bloud & Cie, 1910.
[11]Pape Hormisdas (514-523), Libellus fidei, envoyé à Constantinople le 11 août 515, 1, Denziger n°363.
[12] Pape Hormisdas (514-523), Libellus fidei, 4, Denziger n°365.
[13] Dans les accords de Chieti, l’Église de  Rome et l’Église orthodoxe reconnaissent cet usage.
[14] Saint Grégoire le Grand, Lettre à l’empereur Maurice, janvier 595, dans Saint Grégoire le Grand et le titre de patriarche œcuménique, Siméon Vailhé, Échos d’Orient, tome 11, n°70, 1908, https://doi/org. Les lettres se trouvent dans Migne, P. L., t. LXXVII.
[15] Saint Grégoire, Lettre à Jean IV,1er janvier 595.
[16] Saint Grégoire, Lettre VII au patriarche d’Antioche Anastase Ier.
[17] Saint Grégoire, Lettre IX.
[18] Saint Grégoire, Lettre à l’impératrice Constantina, année 594.
[19] Mansi, XI, 666.
[20] Mansi, XI, 684.

vendredi 18 janvier 2019

Le 28e canon du concile de Chalcédoine : Constantinople, la nouvelle Rome s'élève...


En 451, un concile œcuménique se réunit à Chalcédoine. Plus de trois cent cinquante évêques se sont réunis sur la rive de Bosphore en face de Constantinople. C’est sans-doute le plus grand concile de l’antiquité. La très grande majorité des évêques d’Orient viennent de Syrie, de Thrace, d’Égypte, d’Asie, du Pont, de Palestine. Sont aussi présents les évêques d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem et de Constantinople. Les Occidentaux sont représentés par des légats pontificats et par deux évêques africains. Au milieu de l’assemblée est placé le livre des Évangiles…

Le concile de Chalcédoine a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Église et dans la vie de notre foi. Il nous a en effet donné une formule dogmatique sur le mystère de Notre Seigneur Jésus-Christ pour s’opposer à deux erreurs, celle du Nestorianisme qui divise le Christ, et celle d’Eutychès qui confond les natures humaines et divines du Christ. Il a aussi confirmé le titre de « Théotokos », « mère de Dieu », que porte Saint Marie.

Il est surtout célèbre pour une raison qui ne relève pas de la foi, c’est-à-dire pour son « vingt-huitième canon ». Dans le passé et encore aujourd’hui, il est utilisé pour remettre en cause la primauté pontificale. Par conséquent, il est aussi l’occasion pour rappeler le fondement de l’autorité pontificale et sa reconnaissance au sein de l’Église bien avant le Ve siècle. Elle nous conduit avant tout à nous interroger sur l’organisation de l’Église pendant les premiers siècles.

Une organisation hiérarchique dans un cadre déjà structuré

Saint Athanase (v.296-373)
Évêque d'Alexandrie
Fresque du XIIIe siècle
Avant de se pencher sur le concile de Chalcédoine et sur les leçons qu’il pourrait nous donner sur la primauté apostolique, essayons brièvement de décrire l’organisation de l’Église au Ve siècle.

Depuis sa fondation, l’Église s’est rapidement développée dans l’Empire romain. Des apôtres ont fondé dans les grandes villes des communautés de fidèles au cours de leurs voyages. Ils ont emprunté les différentes voies de transports, notamment les fameuses voies romaines. Il suffit de suivre les voyages de Saint Paul ou de reprendre ses épîtres pour comprendre que l’Église s’est développée d’abord dans les cités les plus importantes de l’Empire avant de toucher les campagnes. L’évêque exerce son autorité sur une communauté de chrétiens répartis sur un certain territoire, appelé alors paroisse, qui portera plus tard le nom de diocèse.

Les premières et principales paroisses sont généralement les centres des provinces, dits aussi éparchies. Une éparchie constitue un territoire administratif de l’Empire romain. Les paroisses d’une même province romaine se sont organisées autour de la ville mère et de son évêque, garantissant ainsi une unité entre elles. Au niveau de la province, l’évêque est appelé métropolitain. Il exerce une autorité sur l’ensemble des évêques de la paroisse.

À l’image de l’Empire découpé en diocèses civiles avec chacune une capitale : Rome pour l’Italie, Alexandrie pour l’Égypte, Antioche pour l’Orient, Éphèse pour l’Asie, Carthage pour l’Afrique, etc., l’Église a progressivement regroupé ses provinces en un vaste territoire sous la direction d’un patriarche. Trois villes s’imposent : Rome, Alexandrie et Antioche.

L’Église ne peut guère en effet ignorer les cadres institutionnels dans lesquelles elle vit et se développe. Ils se sont ainsi imposés tout naturellement à elle sans pourtant y avoir une identité parfaite entre les territoires administratifs et ecclésiastiques.

Mais dès les premiers temps, l’Église ne s’est pas restreinte à l’Empire romain. Elle a dépassé les frontières, fondant des communautés de chrétiens au-delà des limes romaines. Ces communautés sont alors liées aux sièges épiscopaux qui sont à leur origine. L’évêque d’Antioche a ainsi une autorité sur les évêques de Perse, celui d’Alexandrie sur ceux de l’Éthiopie. L’Église s’est ainsi organisée hiérarchiquement au fur et à mesure de son histoire. Cette organisation reflète l’histoire de l’apostolat…

L’organisation de l’Église romaine n’échappe pas à cette histoire. L’évêque de Rome exerce en effet un pouvoir métropolitain sur la région italienne et un pouvoir patriarcal sur l’Occident. Ainsi jusqu’en 2006, il portait le titre de « patriarche d’Occident ». Il porte encore aujourd’hui celui d’« archevêque et métropolite de la province de Rome ».

Le concile de Nicée (324)

Osius (256-357), représentant du pape
au concile de Nicée
L’organisation de l’Église en provinces métropolitains et en patriarcats apparaît au concile de Nicée. Ce dernier reconnaît en effet une certaine autorité de l’évêque d’Alexandrie sur une région qui s’étend en dehors l’Égypte. « Que l’ancienne coutume en usage en Égypte, dans la Libye et la Pentapole soit maintenu, c’est-à-dire que l’évêque d’Alexandrie conserve juridiction sur toutes ces provinces, car il y a le même rapport que pour l’évêque de Rome. »[1] Il reconnaît aussi quelques prérogatives aux évêques d’Antioche et des autres provinces sans néanmoins les préciser. Dans son septième canon, il donne enfin une primauté d’honneur à Aelia, nom qu’on donnait alors à la ville de Jérusalem en ruine, bien qu’Aelia relève de l’évêque de Césarée en Palestine. Remarquons que le concile distingue la primauté juridictionnelle de la primauté d’honneur

Revenons au sixième canon. Notons deux points. D’une part, le concile de Nicée compare l’autorité de l’évêque d’Alexandrie à celle de Rome. Il ne fait pas allusion à la primauté pontificale mais au pouvoir exercé par l’évêque de Rome sur un territoire qui s’étend au-delà de la ville, c’est-à-dire la péninsule italienne, la Sicile, la Sardaigne. D’autre part, le canon fait référence à la coutume. Cela signifie que l’organisation hiérarchique qui se dessine est bien antérieure à la conversion de l’Empire romain. Le concile de Nicée n’invente pas l’organisation hiérarchique de l’Église mais consolide ce qui existait avant l’édit de Milan.

D’autres canons définissent l’autorité de l’évêque et les liens avec le territoire auquel il appartient. Ils sont tirés de sa consécration. Le quatrième canon définit que tous les évêques d’une éparchie, ou au moins trois évêques, doivent le consacrer. Il doit ensuite être confirmé par le métropolitain de son éparchie. Le cinquième canon demande aussi la réunion de tous les évêques d’une même éparchie au moins deux fois par an. Cette assemblée doit très certainement être présidée par le métropolitain. Elle a pour rôle de rectifier ou d’adoucir une excommunication fulminée par un évêque de l’éparchie. Une telle peine est donc automatiquement valable dans l’ensemble de la province comme nous l’apprend aussi des conciles régionaux comme ceux d’Arles en 314 et d’Elvire au début du IVe siècle. Elle peut néanmoins être annulée par l’assemblée provinciale si elle est injustifiée.

Les canons 15 et 16 fixent enfin les limites d’exercices de la fonction ecclésiastique de l’évêque. Il est rattaché à un seul territoire pour lequel il a été ordonné. Son autorité ne s’exerce que dans sa paroisse. Le concile veut ainsi les stabiliser en l’assujettissant à son Église.

Les constitutions apostoliques

La constitution des évêques métropolitains est reprise par Les constitutions apostoliques, élaborées vers l’an 380 en Syrie. Elles sont une sorte de compilation de textes plus anciens. Son 34e canon demande en particulier qu’« il faut que les évêques de chaque nation sachent lequel d’entre eux est le premier, qu’ils le considèrent comme leur chef et ne fassent rien d’important sans son accord ; chacun ne s’occupera que de ce qui concerne son district et les territoires qui en dépendent ; mais que le chef ne fasse rien non plus sans l’accord de tous ; ainsi la concorde régnera-t-elle et Dieu sera-t-il glorifié, par le Christ dans l’Esprit Saint. »[2] Ce canon établit l’esprit de gouvernement dans lequel l’évêque métropolitain doit diriger sa province.

Le 1er concile de Constantinople (381)

Le concile de Constantinople réaffirme les canons de Nicée tout en les précisant. Il ordonne aux métropolitains et aux évêques de ne pas exercer leurs fonctions ecclésiastiques hors de leur territoire et du diocèse civil dans lequel il est enclavé. Nous notons un rapprochement entre les territoires ecclésiastiques et administratifs même s’ils demeurent distincts. Le concile veut en fait s’opposer à une pratique qui a conduit à des scandales, comme par exemple la consécration clandestine de Maxime évêque de Constantinople à Constantinople par Pierre, évêque d’Alexandrie. Le concile confirme donc les limites de l’autorité de l’évêque. Le concile de Constantinople rappelle et complètent aussi les privilèges de certains évêques, notamment ceux d’Alexandrie et d’Antioche.

Cependant, le concile apporte des innovations dont certaines sont lourdes de conséquence. Le huitième canon déclare que « l’évêque de Constantinople doit avoir la primauté d’honneur après l’évêque de Rome, car cette ville est la nouvelle Rome. »[3] Notons d’abord que ce canon crée une hiérarchie entre les principaux sièges épiscopaux dans l’échelle des honneurs. L’évêque de Constantinople doit prééminer sur ceux d’Alexandrie et d’Antioche en raison de la place politique de la ville. La primauté d’honneur accordée à l’évêque de Constantinople est donc tirée d’un argument politique. Le siège épiscopal de Constantinople s’élève au-dessus du sommet de l’Église orientale car Constantinople est la nouvelle capitale de l’Empire romain. Pourtant, c’est une ville toute nouvelle qui n’a pas été consacrée par la prédication ou le magistère d’un apôtre comme Rome, Alexandrie ou Antioche. L’évêque de Constantinople relève par ailleurs du métropolitain d’Héraclée.

Cependant, le concile n’attribue à la nouvelle Rome qu’une primauté honorifique sans concéder le moindre privilège ni juridiction. Le canon n’est pas aussi important en soi. Pourtant, il se révèle sérieux par le motif évoqué pour lui attribuer une primauté d’honneur. Celui-ci repose sur un principe purement politique selon lequel l’importance d’un siège épiscopal dépend de la place que la ville occupe sur la scène politique. Un concile tenu par des hérétiques à Antioche, en 341, a aussi défini la dignité des sièges épiscopaux à la mesure du rang politique des cités. Nous comprenons sans difficulté les conséquences d’un tel principe. Ils favorisent la fusion des pouvoirs politiques et ecclésiastiques.


La deuxième conséquence est d’élever l’évêque de Constantinople au niveau de celui de Rome, supplantant par ailleurs l’évêque d’Alexandrie. Deux capitales, l’une en Orient, l’autre en Occident, se font face. Il est vrai que selon le canon, en dignité, la nouvelle Rome vient après l’ancienne. Mais un nouveau rapport de force est établi.

Néanmoins, les papes n’ont accepté que la foi exprimée par le concile de Constantinople et non les canons disciplinaires. Certes, bien plus tard, en 1215, le IVe concile de Latran a attribué au siège épiscopal de Constantinople la deuxième place après celui de Rome mais sans évoquer le principe politique. Il n’a fait que traduire un fait qui relève du droit coutumier. En outre, dans le décret, il établit bien l’autorité du pape sur celui de l’évêque de Constantinople.

Le Concile d’Éphèse (431)

Lors du concile d’Éphèse, l’autorité du pape est clairement affirmée. À l’arrivée des légats, le pape Célestin est ainsi acclamé comme le « gardien de la foi ». Le prêtre Philippe, légat, remercie les évêques d’être unis dans la foi et dans l’accord avec le pape « car votre Béatitude n’ignore pas que le bienheureux apôtre Pierre est la tête de toute la foi comme il l’est des apôtres »[4]. Plus tard, le même prêtre prononce devant les évêques réunis les paroles suivantes : « personne ne doute, bien plus il est connu de tous les siècles, que le saint et bienheureux apôtre Pierre, prince et chef des apôtres, colonne de la foi, fondement de l’Église catholique, a reçu de Notre Seigneur Jésus-Christ, sauveur et rédempteur du genre humain, les clefs du royaume, et le pouvoir de lier et de délier les péchés. C’est lui qui jusqu’à maintenant et toujours vit et juge dans ses successeurs. »[5] Quand les légats signent la condamnation de Nestorius, décidée par le concile, nous pouvons dire, comme Capréolus, évêque de Carthage, qu’il a été condamné « par l’autorité du Siège apostolique et la sentence unanime des évêques »[6].

Le concile de Chalcédoine [7] (451)

La primauté au siège de Constantinople s’affirme encore davantage au concile de Chalcédoine. Le 29 octobre 451, en l’absence des légats pontificaux, le texte suivant est voté : « suivant en tout les décrets des saints Pères, et reconnaissant le canon des cent cinquante évêques […] qui vient d’être lu, nous prenons et votons les mêmes décisions  au sujet des privilèges de la très sainte Église de Constantinople, la nouvelle Rome. Les Pères en effet ont accordé justement au siège de l’ancienne Rome ses privilèges, parce que cette ville est la ville impériale. Pour le même motif, les cent cinquante très pieux évêques ont accordé des privilèges égaux au très siège de la nouvelle Rome, jugeant avec raison que la ville qui est honorée de la présence de l’empereur et du sénat, et qui jouit des mêmes privilèges que l’ancienne ville impériale Rome, est comme celle-ci grande dans les affaires ecclésiastiques, étant la seconde après elle. »[8] Le texte accorde ensuite à l’évêque de Constantinople l’autorité sur des métropolitains et des évêques.

Ainsi, le concile reconnaît à l’évêque de Constantinople d’une part les mêmes privilèges que ceux de l’évêque de Rome en raison de la situation politique de son siège, d’autre part une véritable juridiction sur des métropolitains d’une large partie de l’Orient. Il est désormais l’égale des évêques d’Alexandrie et d’Antioche, et déjà presque la rivale de Rome. Cette nouvelle autorité est fondée sur le prestige de la ville impériale et non sur l’autorité donnée par Notre Seigneur Jésus-Christ au Prince des apôtres.

L’opposition de Rome à la décision du concile de Chalcédoine

Dès qu’ils ont pris connaissance de ce texte, les légats romains protestent. Ils rappellent les instructions que leur a confiées le pape Saint Léon : « Vous ne permettrez pas que soient violées témérairement les constitutions des Saints Pères ; vous protégerez de toutes façons en vos personnes notre dignité ; si quelques-uns, se confiant en l’éclat de leurs villes, tentaient d’usurper quelque droit, vous vous y opposerez avec toute la fermeté voulue. »[9] Comme les pères conciliaires confirment le texte en dépit de leurs protestations, les légats pontificaux veulent qu’elles soient notifiées dans les actes « pour que nous sachions ce que nous devons référer à l’évêque apostolique, le pape de l’Église universelle pour qu’il puisse juger de l’injure faite à son siège, et de la violation des canons. »[10] Nous voyons ainsi opposer deux conceptions du pouvoir. L’un se fonde sur Notre Seigneur Jésus-Christ, l’autre sur la puissance politique.

Soulignons aussi le titre que porte le pape. Il est l’évêque de l’Église universelle. Contrairement aux autres évêques, son autorité n’est pas restreinte à un territoire. Dans une lettre qu’il adresse au pape dans le but de justifier sa décision, le  concile rappelle que Rome est un siège apostolique. Au-delà des marques de dévotion et de respect qu’il lui prodigue, il vénère en lui « la voix du Bienheureux Pierre », la tête de toute l’assemblée des évêques. La reconnaissance de son autorité en vertu des pouvoirs accordés à Saint Pierre par Notre Seigneur Jésus-Christ est donc confirmée. Le pape le détient car il est son légitime successeur.

Saint Léon, pape
Tout en reconnaissant l’œuvre dogmatique du concile, le pape Saint Léon s’oppose au « vingt huitième canon ». Il y voit un abus de pouvoir, rappelant en effet les raisons qui ont conduit à la convocation du concile et les limites de ses travaux. Son œuvre était limité à des questions de foi et à la condamnation de l’hérésie. Il s’inquiète de l’ambition de l’évêque de Constantinople qui veut s’élever au-dessus de ceux qui sont avant lui dans la hiérarchie. Il défend enfin les privilèges de certains évêques en raison de leur origine apostolique, c’est-à-dire les évêques d’Alexandrie et d’Antioche, relégués en troisième et quatrième position. Ainsi, il souligne le fondement apostolique de l’autorité de certains sièges.

Dans une lettre cette fois-ci adressée à l’empereur, Saint Léon résume en une phrase le fondement de son autorité : « Que Constantinople ait la gloire qui lui appartient, et que grâce à la protection de la droite de Dieu, elle jouisse longtemps du gouvernement de Ta Clémence ; mais autre est la condition des affaires politiques, autre celle des choses de Dieu. Il n’y a pas de construction solide en dehors de la pierre que le Seigneur a posée comme fondement. »[11] Tout est dit en peu de mots. La référence aux paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas omise. L’autorité du Pape ne dépend ni de l’ancien rang de Rome dans l’Empire, ni d’une autorité humaine. Elle existe bien avant le IVe siècle[12]. Il est la pierre sur laquelle s’élève l’Église. « Avec le secours de Dieu je suis le gardien de la foi catholique et des constitutions de nos Pères. »[13] Dans une autre lettre, adressé à Pulchérie, il réaffirme son autorité et l’exerce véritablement : « quant aux décrets rendus par les évêques au mépris des règles établis par les saints canons du concile de Nicée, en union avec la piété de votre foi, nous les annulons, et, par l’autorité du Bienheureux apôtre Pierre, nous les cassons définitivement. »[14]

Enfin, dans une lettre qu’il adresse au concile de Chalcédoine, le 21 mars 453, Saint Léon adhère pleinement aux canons mais seulement ceux qui traitent des questions de foi. Le « vingt-huitième » est donc rejeté.

Conclusion

Au Ve siècle, l’autorité du pape est unanimement reconnue dans l’Église. Elle ne vient pas de la situation politique de Rome dans l’Empire. C’est pourquoi le concile de Chalcédoine cherche à obtenir de Saint Léon son consentement sur les décisions qu’il a prises, consentement sans lequel les canons n’auront point d’existence réelle. Et cette autorité, le pape l’exerce pleinement, n’hésitant pas à s’opposer non seulement aux pères conciliaires, pourtant réunis en grand nombre, et aux pouvoirs politiques que représentent l’empereur et l’impératrice. D’une manière ferme, n’appelant à aucune contestation, il appuie son autorité sur celle de Saint Pierre. Lorsque nous songeons à l’organisation de l’Église depuis son fondement jusqu’à ce concile, nous la voyons se développer de manière hiérarchique selon des principes et un esprit constants. Elle porte en elle la sainte tradition. Ainsi au Ve siècle, la primauté pontificale est une réalité…

Saint Léon défend aussi l’autorité de certains sièges en raison de leur origine apostolique. L’évêque de Constantinople profite de la faiblesse des autres évêques et de leurs erreurs pour s’imposer et les supplanter. Or, ce n’est pas parce qu’un évêque est tombé dans l’erreur et s’égare dans un scandale que son siège perd de l’autorité en droit. Car ce n’est pas par lui, c’est-à-dire par ses qualités, son comportement ou encore par ses agissements, qu’il détient une autorité sur un territoire limité et sur d’autres évêques. Ils tirent leur autorité par leur origine apostolique, renforcée par la « coutume ». Belle leçon à méditer pour tous ceux qui pensent qu’un pape n’est point pape en raison de ses erreurs…




Notes et références
[1] 6e canon, concile de Nicée (325), dans Nicée et Constantinople, Ignacio Ortiz de Urbina, Histoire des conciles œcuméniques sous la direction de Gervais Dumeige, s. j., Tome I, Texte VIII.
[2] 34e canon, Constitutions apostoliques, volume III, Sources chrétiennes n°336, Cerf, 1987 dans Quel pape pour les chrétiens ? Papauté et collégialité en dialogue avec l’orthodoxie, Mgr Emmanuel Adamakis, Père Christophe Delaigue, Desclée de Brouwer, 2015.
[3] 8ème canon, concile de Constantinople, dans Nicée et Constantinople, Ignacio Ortiz de Urbina, 2ème partie, chap. IV.
[4] Acta Conciliorum Oecumenicorum, édition E. Schwartz, 1914, tome I, volume I, 58 dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre III.
[5] Acta Conciliorum Oecumenicorum, tome I, volume I, 60-63 dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre III.
[6] Acta Conciliorum Oecumenicorum, tome I, volume II, 64 dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre III.
[7] Précisons que ce texte est faussement appelé « vingt-huitième canon » puisqu’il n’a jamais été approuvé par les papes. Il n’existe en fait que vingt-sept canons. Mais les canonistes orientaux le considéreront bien plus tard comme le dernier canon. Depuis, il est communément appelé ainsi…
[8]Décret du 29 octobre 451 du concile de Chalcedoine, dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.
[9]Boniface, légat pontificale dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.
[10]Lucentius, légat pontificale dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.
[11] Saint Léon, lettre de Saint Léon à l’Empereur Marcien, dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.
[12] Voir Émeraude, janvier 2019, article « La primauté de l'Évêque de Rome, successeur de Saint Pierre, avant la moitié du IIe siècle ».
[13] Saint Léon, lettre de Saint Léon à l’Empereur Marcien, dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.
[14] Saint Léon, lettre de Saint Léon à Pulchérie, 21 mars 453, dans Éphèse et Chalcedoine, P.-T. Camelot, chapitre V.