" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 10 septembre 2023

Brève histoire de la communion, source d'enseignement apologétique

De nos jours comme au XVIe siècle, forts de leur connaissance, de bons penseurs voient dans la doctrine de l’Eucharistie une pure invention humaine, sans-doute héritée du paganisme, ou encore une conception erronée d’un récit biblique authentique, que des autorités de l’Eglise auraient maintenue et développée pour mieux asseoir leur domination sur un peuple superstitieux. Ils espèrent alors purifier la doctrine des scories de l’histoire et veulent surtout adapter les cérémonies religieuses aux vérités qu’ils détiennent seuls et qu’ils professent avec beaucoup d’éclat. D’autres veulent des rites moins ringards et plus imaginatifs sans égard à la doctrine et aux coutumes de l’Eglise considérées comme surannés et infantilisants afin de mieux les adapter à l’homme moderne. Enfin, plus subtiles et sans-doute plus connaisseurs d’hommes, des rénovateurs veulent modifier le culte et les rites sous prétexte de les rénover et de les améliorer mais pour faire évoluer par de nouveaux usages la manière de prier et donc de croire. Ces différents procédés nous montrent qu’il y a véritablement un lien entre la doctrine et la liturgie, ou encore entre la foi et le culte selon le vieil et classique adage « lex orandi lex credendi » (« la règle de la prière est la règle de la croyance »).

Comme l’affirme Saint Augustin et le rappelle Pie XII, cet adage traduit le fait que le culte est nécessairement « une profession continue de foi catholique »[1] et que « la liturgie contient la foi catholique en tant qu’elle atteste publiquement la foi de l’Eglise. ». Les vénérables rites sont donc une source théologique et apologétique que nous pouvons puiser pour connaître et défendre les vérités divines. Cependant, la liturgie en elle-même n’établit pas la foi absolument et par sa propre autorité. Ainsi, « la règle de la croyance fixe la règle de la prière ». La liturgie n’est donc pas une sorte d’expérience des vérités à retenir comme de foi.

Dans cet article, nous allons parcourir brièvement l’histoire de l’administration de la communion afin d’être mieux éclairés sur le mystère de la Sainte Eucharistie. Rappelons auparavant que, « dans le vénérable sacrement de la sainte eucharistie, après la consécration du pain et du vin, Notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, est vraiment, réellement et substantiellement contenu sous l’apparence de ces réalités sensibles. »[2] Ce sacrement est institué par Notre Seigneur Jésus-Christ lors de la dernière Cène[3]. Comme tout sacrement, il produit la grâce et la met dans l’âme de celui qui le reçoit.

Un sacrement au profit des seuls chrétiens, croyant en la Présence réelle et purs de tout péché

Tous ne peuvent pas recevoir l’Eucharistie. Saint Paul nous avertit de l’état de disposition dans lequel nous devons être. Non seulement il faut être chrétien mais faut-il aussi croire en la Présence réelle. Vers la fin du Ier siècle ou au début du IIe siècle, la Didaché[4] demande « que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie, si ce n’est les baptisés au nom du Seigneur, car c’est à ce sujet que le Seigneur a dit : Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. »[5] C’est pourquoi, après la partie de la messe consacrée aux lectures et à l’enseignement, les catéchumènes doivent quitter l’église. Sous l’empereur Trajan (98-117), Saint Ignace d’Antioche écarte de la réception du sacrement ceux qui n’y croient pas comme les docètes qui « s’abstiennent de l’eucharistie et de la prière, parce qu’ils ne confessent pas que l’eucharistie est la chair de Notre Sauveur Jésus-Christ »[6].

Saint Paul rajoute une autre condition en termes très graves : « quiconque mangera ce pain ou boira le calice du Seigneur indignement sera coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l’homme s’éprouve lui-même, et qu’il mange ainsi de ce pain et boire de ce calice. Car quiconque en mange et en boit indignement, mange et boit son jugement, ne discernant point le corps du Seigneur. » (I Corinthiens, XI, 27-29) Un chrétien en état de péché grave doit s’abstenir de la communion. L’avertissement de l’Apôtre souligne clairement le respect et la crainte sacrée à observer. Rappelons qu’avant de présenter le sacrement de l’Eucharistie, Notre Seigneur Jésus-Christ a procédé au lavement des pieds des Apôtres par lequel Il exige d’une manière symbolique la pureté pour sa réception. Ainsi, comme le précise la Didaché, les chrétiens se réunissent le jour dominical pour rompre le pain « après avoir, d’abord, confessé leurs péchés, afin que leur sacrifice soit pur. »[7]

Finalement, comme l’explique Saint Justin (v.100-v.165), « personne ne peut y prendre part, s’il ne croit la vérité de notre doctrine, s’il n’a reçu l’ablution pour la rémission de ses péchés et sa régénération », c’est-à-dire s’il n’a pas été baptisé, et « s’il ne vit selon les enseignements du Christ. »[8]

Don de Dieu, l’Eucharistie se reçoit …

Dans son récit de l’institution de la Sainte Eucharistie, Saint Matthieu rapporte les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, notamment « Prenez et mangez : ceci est mon corps » (Matthieu, XXVI, 26). Si nous revenons au texte grec, nous remarquons que le verbe « prenez » est la traduction de celui de « lembanein » qui signifie en effet « prendre » ou « saisir » dans un sens actif mais peut aussi se traduire dans un sens passif par « recevoir ». Les deux sens se retrouvent aussi dans les langues araméenne et hébreu. Saint Luc précise aussi que « ayant pris du pain, Il rendit grâces et le rompit, et la leur donna, disant : ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » (Luc, XVIII, 19) Ce mouvement est aussi celui du calice, y compris chez Saint Matthieu. Notre Seigneur Jésus-Christ donne le calice à ses apôtres. Enfin, il est plus concevable de recevoir un don de Dieu que de le saisir.

Nous constatons que dans les premiers siècles, les Pères de l’Eglise témoignent de ce don qui nous est offert. Au IIIème siècle, Origène (v.185-v.253) nous rappelle que « si tu montes avec lui pour célébrer la Pâque, il te donne la coupe de l’alliance nouvelle, il te donne le pain de bénédiction, il te fait cadeau de son corps et de son sang. »[9] L’Eucharistie est donné aux fidèles qui la reçoivent, comme l’évoquent encore Saint Ephrem de Nisibe ou encore Saint Cyrille de Jérusalem (v.315-387) : « sous forme de pain vous est donné Son Corps »[10].

… Des mains d’un prêtre

En outre, c’est aux Apôtres seuls que Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : « Faites ceci en mémoire de moi ». Dans ses paroles, l’Eglise voit l’institution du sacerdoce. Saint Paul nomme aussi les Apôtres « ministres du Christ et dispensateur des mystères de Dieu » (I Corinthiens, IV, 1). D’après l’Epitre aux Hébreux, « tout pontife pris d’entre les hommes est établi pour les hommes en ce qui rapporte Dieu afin qu’il offre des dons et des sacrifices pour les péchés, […]. Or nul ne s’attribue à lui-même cet honneur, sinon celui qui est appelé de Dieu » (Hébreux, V, 1-3).  Par conséquent, tous les chrétiens ne peuvent exercer ce sacerdoce. Seuls ceux qui sont établis par Dieu administre le sacrement de l’Eucharistie.

La communion sous l’espèce du pain, dans la main ou sur les lèvres

Dans les premiers siècles, en Occident comme en Orient, les fidèles reçoivent dans la main le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Les anciens témoignages, écrits ou archéologiques, sont unanimes en ce point. »[11] Cette manière de distribuer la communion aux laïcs est attestée jusqu’au IXème siècle. Au VIe siècle, une autre manière de communier consiste à recevoir le pain consacré sur les lèvres comme l’atteste Saint Grégoire le Grand (540-604), notamment pour les malades, voire Saint Léon, mort vers 461. « Le Seigneur ayant dit : si vous ne mangez la chair du fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous, vous devez approcher de cette table, en ne formant aucun doute sur la vérité du corps et du sang de Jésus-Christ. Car c’est à la foi à nous apprendre quelle est la chose que nous recevons alors dans cette bouche. En vain répondrions-nous Amen si nous contredisions dans notre cœur la vérité de ce mystère. »[12] Au VIIe siècle, Jacques, évêque d’Edesse, nous apprend que des fidèles, s’estimant indignes, évitent de toucher de leurs mains le corps de Notre Seigneur et préfèrent le recevoir directement dans la bouche. Plusieurs autres témoignages permettent ainsi d’admettre la distribution de la communion sur les lèvres comme une pratique courante avant le IXe siècle.

Au IXe siècle, la communion dans la main est finalement interdite, notamment aux conciles de Cordoue en 839 et de Rouen vers 887 au profit d’une communion uniquement sur les lèvres. « Qu’il ne dépose [la communion] ni dans les mains du laïc, ni dans celle d’une femme, mais seulement sur les lèvres »[13]. Toujours au IXe siècle, des hérétiques, connus sous le nom de Cassianistes[14], réclament le retour à la communion dans la main, ce qui signifie bien qu’elle était déjà interdite.

L’ancien rite de la distribution dans la main

Avant de recevoir le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ, les chrétiens se lavent les mains. Cette pratique est attestée au Ve siècle selon le témoignage de Saint Césaire d’Arles (v.470-542) : « tous les hommes se lavent les mains lorsqu’ils veulent communier et toutes les femmes tendent de petits linges de lin propres sur lesquels elles reçoivent le corps du Seigneur » de peur de « recevoir l’Eucharistie avec des mains sales. »[15] Saint Césaire insiste sur le soin qu’apportent les fidèles pour la recevoir avec des mains propres afin de montrer qu’ils doivent davantage craindre de l’accueillir avec « une âme tâchée par la fange du péché. » Au VIe siècle, le concile d’Auxerre (585), qui réglemente la vie chrétienne et la liturgie, interdit aux femmes de « recevoir l’Eucharistie la main non couverte »[16].

Dans les premiers siècles, avant de communier, les chrétiens s’inclinent profondément comme signe d’adoration. Cependant, Saint Cyrille de Jérusalem (v.315-387) demande de se mettre à genoux « à la manière de ceux qui adorent et honorent »[17].

Attardons-nous sur Saint Cyrille de Jérusalem. Dans un de ses ouvrages, il décrit aux catéchumènes la manière de recevoir le corps du Christ. Il nous précise avec soin la disposition des mains pour l’accueillir : « quand tu t’approches [de l’Eucharistie], ne t’avance pas les paumes des mains étendues ni les doigts disjoints mais fais de ta main gauche un trône pour ta main droite[18] puisque celle-ci doit recevoir le Roi, et dans le creux de ta main reçois le corps du Christ, disant : Amen. Avec soin alors sanctifie tes yeux par le contact du saint corps, puis prends-le et veille à ne rien perdre. »[19] Selon cette description, les chrétiens imposent le corps du Seigneur aux organes des sens. Au IVe siècle, l’ermite syrien Aphraate évoque aussi une pratique de chrétiens qui portent le corps du Seigneur à leurs yeux comme le pauvre Lazare léchaient les plaies. Toujours en ce siècle, Saint Ephrem invite les fidèles à l’embrasser. Cette pratique est encore attestée au siècle suivant par Théodore de Mopsueste (350-428). « Quand dans tes mains tu l’as reçu, tu adores le corps. Avec un grand amour, tu y attaches tes yeux, tu lui donne un baiser. »[20] Nous retrouvons l’imposition du corps du Seigneur sur les organes des sens dans d’autres récits comme celui de Saint Jean Damascène. « Nous nous approchons de lui animés d’un désir brûlant et les mains disposées en croix. Et après y avoir posé les yeux, les lèvres et le front, nous consommons le charbon divin, afin que le feu de notre désir, attisé en outre par le feu du charbon, consume nos péchés, éclaire nos cœurs, et que nous soyons totalement enflammés et divinisés par la participation au feu divin[21]. » Selon certains commentateurs, il semble finalement que la main droite servant en quelque sorte de patène, le corps du Seigneur est saisi avec la bouche.

Vigilance dans la distribution

Dans la distribution du corps de Notre Seigneur Jésus-Christ, Saint Cyrille de Jérusalem demande de veiller à ne perdre aucune parcelle. « Car ce que tu perdrais, c’est comme si tu étais privé de l’un de tes membres. Dis-moi en effet, si on t’avait donné des paillettes d’or, ne les retiendrais-tu pas avec le plus grand soin, prenant garde de n’en rien perdre et d’en subir dommage ? Ne veillerais-tu donc pas avec beaucoup de soin sur un objet plus précieux que l’or et que les pierres précieuses, afin de n’en pas perdre une miette ? »[22] De même, Tertullien, mort en 220, craint aussi un tel dommage. « Que […] notre pain tombe à terre, nous le souffrons avec douleur. »[23] Origène (v.185-v.243) demande qu’« il faut être attentif en toute sollicitude et respect à ce que la moindre parcelle n’en tombe à terre, à ce que l’offrande consacré ne soit répandu. »[24] Il précise alors que la croyance selon laquelle cette négligence est un péché est bonne.

Dans les nombreux témoignages antiques dont nous disposons, il est demandé de prendre toutes les précautions pour éviter que des parcelles de pain tombent à terre. Si en Occident, à l’origine, le pain utilisé était du pain levé, l’usage de pain azyme, c’est-à-dire sans levain, est attesté au VIIIe siècle, se répand et finit par s’imposer au XIe siècle pour des raisons religieuses et pratiques[25]. Plus pur et plus facile à manier, et se conservant mieux, il a néanmoins le défaut de s’effriter d’où le risque accru de faire tomber des miettes s’il est donné dans la main du communiant.

Quelques usages antiques conduisant à des abus

Au IVe siècle, nous apprenons de Saint Basile que, durant le temps de persécution, le fidèle peut garder le corps du Seigneur chez lui et communier quand il le veut s’il ne dispose ni de prêtre ni de diacre. C’est aussi pour pallier à cette insuffisance et en raison de leur éloignement que, selon « une coutume de longue date »[26], les ermites ont aussi l’Eucharistie chez eux de manière à communier chaque jour. À Alexandrie et en Egypte, le fidèle suit aussi cette coutume jusqu’à son interdiction en Egypte au Ve siècle en raison d’abus. En Afrique, le fidèle peut aussi conserver l’Eucharistie pour le consommer chez lui[27]. Saint Jérôme atteste cette coutume à Rome en son temps. Mais au Ve siècle, un concile tenu à Tolède en l’an 400 traite de « sacrilègus » tout fidèle qui « ne consomme pas l’Eucharistie qu’il a reçue du prêtre »[28]. Un autre concile à Saragosse, réuni en 380, l’excommunie. Ces condamnations pourraient insinuer une pratique alors en cours en Espagne.

Au VIIIe siècle, des chrétiens n’hésitent pas à l’apporter chez eux pour s’en servir de talisman. Le prêtre Addai Philipon (633-708) témoignent en effet que « des personnes qui prennent des parcelles de sacrement, et même les cousent ensemble en une sorte de ruban magique qu’ils attachent à une sacoche ou suspendent à leur cou en guise d’amulette, ou placent dans leur lit ou dans les murs de leurs maisons »[29].

Nous pouvons alors comprendre que, si la communion sous l’espèce pain est donnée à la main, il est facile aux fidèles de s’en aller avec le corps du Seigneur. La communion sur les lèvres permet de réduire le risque d’une communion a posteriori et hors de l’église.

Lors la persécution de Dioclétien, des diacres s’arrogent le droit d’offrir le saint sacrifice de la messe surtout là où il n’y avait ni évêque ni prêtre. En 314, le concile d’Arles prohibe cet abus considéré comme grave. « Les diacres ne doivent pas donner aux fidèles la communion en divers endroits, mais seulement dans les églises qui leur sont assignées. »[30] En outre, il condamne un autre abus dont des diacres se rendent coupables, celui de distribuer la sainte communion aux prêtres, y compris au célébrant, et au peuple. Cet abus est aussi condamné par le 5ème canon de Nicée (324). Les constitutions apostoliques en viennent à retirer aux diacres le droit de distribuer l’Eucharistie sous l’espèce du pain, y compris dans leur église[31].

La communion sous l’espèce du vin

La communion sous l’espèce du vin est pratiquée en Orient comment en Occident, jusqu’au XIIe siècle, selon des modes de distribution qui ont évolué au cours de l’histoire. Les chrétiens ont d’abord communié en buvant directement au calice de consécration puis à un calice spécial de distribution mais comme « il était malaisé de communier tout un peuple à même le calice »[32], ils ont utilisé un tube appelé « pugillaris » puis la « cuiller eucharistique » dès le VIIe siècle en Syrie et au XIe siècle en Occident. Le dernier mode de distribution est l’intinction, qui consiste à donner le pain consacré après l’avoir trempé dans le sang consacré. En 675, le IIIe concile de Braga condamne toutefois cet usage. Celui-ci réapparait vers le XIe siècle, usage de nouveau condamné dans le concile de Clermont en 1095 puis dans d’autres conciles régionaux. Il est enfin formellement interdit par le pape Innocent III au XIIIe siècle.

Cependant, la communion sous la seule espèce du pain est en usage dès les premiers siècles comme l’attestent Tertullien et Saint Cyprien. Elle est habituelle au temps de Saint Grégoire le Grand.

La communion sous l’espèce du vin disparaît en Occident au XIIe siècle sans que cela ne provoque de trouble ou nécessite une législation particulière. Il faut attendre le XVe siècle pour que des chrétiens, appelés utraquistes[33], revendiquent la communion au calice.

Conclusions

La pratique de la communion a évolué au cours du temps, en Orient comme en Occident mais de différentes manières. Si la communion sous l’espèce du pain était courante dès les premiers siècles, elle a disparu progressivement en Occident au profit de la seule communion sur les lèvres jusqu’au XXe siècle. La communion sous l’espèce du vin a disparu dans l’Eglise latine pour la seule communion sous l’espèce du pain sur les lèvres. Mais, dans les différents modes de distribution, l’Eglise a toujours manifesté un très profond respect à l’égard de l’Eucharistie. Ses prescriptions ainsi que l’enseignement des Pères comme la pratique atteste notamment un soin particulier et méticuleux d’éviter toute perte de parcelles de pain ou de goutte de vin consacrés ou tout sacrilège. La manière de recevoir l’Eucharistie, en Occident comme en Orient, exprime clairement la foi en la Présence réelle. Elle atteste sa croyance en la réalité de la présence de Notre Seigneur Jésus-Christ dans chaque espèce consacrée, y compris dans ses parties, conformément à l’enseignement du Concile de Trente sur l’Eucharistie[34].

Comment pouvons-nous expliquer l’évolution du rite de la distribution ? Si les changements de forme de l’hostie peuvent sans-doute l’expliquer, ils ne peuvent à eux-seuls la justifier comme l’atteste encore les rites orientaux. Elle est plutôt l’aboutissement d’expériences comme le souligne le liturgiste Klaus Gamber : « La cause véritable [du changement de la communion sous l’espèce du pain en Occident] devrait bien plutôt être cherchée dans le fait qu’on n’a pas fait d’heureuses expériences avec la communion dans la main des laïcs. »[35] L’approfondissement de la foi en la Présence réelle ainsi que les abus et les négligences ont aussi conduit à une pratique plus respectueuse dans l’administration des sacrements.

Le troisième enseignement de cette brève histoire de l’administration de l’Eucharistie est de reconsidérer les arguments historiques que des chrétiens apportent pour justifier l’évolution de la communion, notamment après le concile de Vatican II. La pratique actuelle est bien différente de celle que pratiquaient les fidèles. Ces derniers sont beaucoup plus soucieux de conformer leurs gestes et attitudes à leur foi de plus en plus profonde. Elle est plutôt une régression et la marque d’une perte de foi dans la Présence réelle comme l’atteste l’absence de respect lors de sa réception et la désobéissance aux normes actuelles. « L’observance des normes, qui émanent de l’autorité de l’Eglise exige la conformité de l’esprit et de la parole, de l’attitude extérieure et des dispositions extérieures. […] Le Mystère de l’Eucharistie est trop grand pour que quelqu’un puisse se permettre de le traiter à sa guise, en ne respectant ni son caractère sacré, ni sa dimension universelle. »[36] Ainsi, au lieu de justifier des pratiques par une histoire parfois incomprise ou ignorée, il est préférable de s’interroger sur leur principe, c’est-à-dire sur la foi qu’elles doivent professer et sur laquelle elles doivent s’appuyer…



Notes et références

[1] Pie XII, lettre encyclique Mediator Dei, 20 novembre 1947, laportelatine.org.

[2] Concile de Trente, décret sur le sacrement de l’Eucharistie, chapitre 1, Denzinger n°1636.

[3] Emeraude, août 2023, article « Le Mystère de l’Eucharistie, sacrement et sacrifice ». 

[4] Cet ouvrage donne quelques enseignements sur le sacrement de l’Eucharistie, sur sa doctrine et les rites en vigueur au temps des Pères apostoliques, c’est-à-dire vers la fin du 1er siècle et au début du IIe siècle.

[5] Didaché, Doctrine du Seigneur transmise aux nations par les douze Apôtres, IX, 5, trad. R.-F. Refoulé, o. p., dans Les Ecrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1962.

[6] Saint Ignace, évêque d’Antioche, Lettre au Smyrniotes, VII, 1, dans Les Ecrits des Pères apostoliques.

[7] Didaché, XIV, 1.

[8] Saint Justin, Première Apologie, I, 66.

[9] Origène, Homélies sur Jérémie, XIX, 13, Sources chrétiennes 238 dans La Pâque des Pères de l’Eglise, Dominique Gonnet, La Maison-Dieu, 240, 2004/4.

[10] Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèses mystagogiques, IV, 3-6.

[11] M. RIGHETTI, Manuale di storia liturgica, volume III, Milan, 1949, dans Petit catéchisme de la communion dans la main, Abbé Daniele di Sorco, laportelatine.org.

[12] Saint Léon, sermon VI De jejunio septimi mensis, dans Grand Catéchisme, Saint Pierre Canisius, article III.

[13] Réginons de Prim, De synodalibus causis, 906, dans Histoire du rite de la distribution de la communion, Abbé Martin Lugmayr, Vénération et administration de l’Eucharistie, acte du second colloque d’études historiques, théologiques et canoniques sur le rite catholique romain, Cercle International d’Etudes liturgiques, octobre 1996. Réginons de Prim attribue cette règle au concile régional de Rouen dans sa chronique. L’existence de concile est actuellement remise en cause.

[14] Les Cassianistes formaient une secte au IXe siècle dans des diocèses espagnols. Provenant d’Afrique, ils s’administraient à eux-mêmes l’Eucharistie et refusaient de la recevoir dans la bouche. Ils professaient d’autres pratiques interdits comme le mariage entre divorcés. Le concile de Cordoue de 839 est tenu pour lutter contre cette secte.

[15] Saint Césaire d’Arles, Sermon 44, 6.

[16] Concile d’Auxerre, entre 561 et 605, canon 36. Il est présidé par l’évêque Aunaire. Il réunit sept abbés et vingt-quatre prêtres. C’est le seul concile diocésain de l’époque mérovingienne dont tous les canons, au nombre de 45, nous sont parvenus.

[17] Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogiques, 5, 22.

[18] Par son symbolisme, la main droite, et non la main gauche, reçoit le corps du Christ. Elle sert de patène de la communion.

[19] Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogiques, 5, 18-19.

[20] Saint Théodore de Mopsueste, Homélie catéchétique sur l’oblation.

[21] Saint Jean Damascène, De Fide, 4, 13.

[22] Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogiques, 5, 18-19.

[23] Tertullien, De la couronne du soldat, III, traduit par E.-A. de Genoude.

[24] Origène, In Ex. Hom., 13, 3.

[25] L’usage du pain azyme est « immémorial » dans l’Eglise arménienne. Les Orientaux utilisent le pain levé.

[26] Saint Basile, lettre 93.

[27] Voir De orat., Tertullien, 19.

[28] Concile de Tolède, canon 16, dans Histoire des conciles d’après les documents originaux, Charles-Joseph Héfélé, tome II, libraires-éditeurs Adrien le Clere et Cie, 1869.

[29] Addai Philipon, écrivain syrien. C. Kayser, Die Canones Jacob’s von Edessa, Leipzig, 1886 dans Histoire du rite de la distribution de la communion, Abbé Martin Lugmayr.

[30] Concile d’Arles, 314, canon 15 dans Histoire des conciles d’après les documents originaux, Charles-Joseph Héfélé, tome I, 1ère partie, libraires Letouzey, 1907.

[31] Voir Constitutions Apostoliques, VIII, 13. Les constitutions apostoliques désignent un recueil portant sur la disciplines et les sacrements de l’Eglise. Attribué à Saint Clément, elles seraient une compilation rédigée à la fin du IVe siècle ou vers le début du Ve siècle.

[32] R. Battifol, Leçon sur la Messe, 1920.

[33] Les hussites sont les partisans de l’hérétique Jean Huss. 

[34] Emeraude, août 2023, article « Le Mystère de l’Eucharistie, sacrement et sacrifice ».

[35] Klaus Gamber, Ritus Modernus, Gesarmmelte Aufsâtze zur Liturgiereform, Regemburg. F. Puster, 1972 dans Histoire du rite de la distribution de la communion, Abbé Martin Lugmayr.

[36] Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements, Instruction Redemptionis Sacramentum sur certaines choses à observer et à éviter concernant la très sainte Eucharistie, 25 mars 2004. Cette instruction a été écrite sur à la demande de Jean-Paul II dans l’Encyclique Ecclesia de Eucharistia (2003).