" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 novembre 2021

Saint Thomas d'Aquin : la damnation éternelle et la justice divine

L’enseignement de l’Église affirme clairement et sans ambiguïté l’existence de l’enfer et l’éternité des peines. Immédiatement, après la mort, l’âme de ceux qui sont morts dans l’état de péché mortel descendent dans les ténèbres pour y souffrir des châtiments sans fin. Comme nous l’avons longuement évoqué[1], cette doctrine se fonde sur la Sainte Écriture correctement interprétée. Pourtant, en dépit de la clarté de la parole de Dieu et de l’enseignement de l’Église, des chrétiens le remettent encore en cause. Ils ne peuvent sans-doute pas imaginer que des hommes puissent connaître pour toujours des peines éternelles en raison de fautes commises durant leur existence ici-bas. Cet enseignement les répugne, voire les met en colère.

Le refus de la peine éternelle en enfer ou tout simplement le rejet de l’existence de l’enfer au sein des communautés chrétiennes ne sont pas des erreurs nouvelles. C’était aussi une objection des païens à l’égard du christianisme. Saint Augustin les connaît déjà et les a longuement réfutées[1]. Pour répondre aux païens, il s’appuie sur leur propre manière d’appliquer la justice et montre la cohérence de la doctrine chrétienne. Pour les chrétiens, il réfute facilement leur interprétation erronée de la Sainte Écriture en raison de leur manière de penser, une pensée bien humaine et sensible. Il souligne aussi leur incohérence puisque leur croyance les conduit à restreindre la miséricorde même de Dieu, voire à remettre en cause la vie éternelle des bienheureux. Leur opinion n’est pas seulement une erreur mais présente aussi des dangers…

Plusieurs siècles plus tard, dans un esprit d’enseignement, Saint Thomas d’Aquin nous apporte une synthèse de la doctrine chrétienne sur l’éternité des peines en enfer. Contrairement à Saint Augustin, il n’écrit pas pour réfuter ou combattre des adversaires qui défendent et propagent des erreurs auxquelles il doit faire face mais pour instruire, enseigner, affermir notre foi de manière rationnelle. Il répond en effet à des objections que la raison peut émettre en toute bonne foi. Son interlocuteur est donc la raison. C’est alors un autre regard que Saint Thomas d’Aquin porte sur le sujet, finalement une nouvelle source d’enrichissement.

Dans son commentaire sur notre symbole de foi[2], Saint Thomas d’Aquin traite de l’article portant sur la vie éternelle, c’est-à-dire sur ce qui adviendra de nous après la mort. Après avoir commenté ce qu’il arrive aux bons et aux méchants lorsque leur âme se sépare de leur corps, notamment des peines du damné, il réfute toute idée d’injustice que pourrait faire paraître la damnation éternelle et donc la répugnance que nous pourrions éprouver devant cette vérité.

L’idée de justice contre l’éternité des peines

Selon Saint Thomas d’Aquin, l’éternité des peines de l’enfer peut en effet nous paraître injuste tant elle paraît bien différente de l’idée première que nous pouvons avoir de la justice. Nous allons donc identifier quelques éléments de la justice telle que nous la concevons.

Il est d’abord juste qu’un homme doive être condamné d’une peine s’il commet un acte répréhensible. S’il vole consciemment un bien, il est juste de le punir pour ce vol. Nous savons bien que, sans sanction, il n’y a plus de justice ni de droit. Mais faut-il réduire une peine à une sanction ?

Dans notre monde imparfait, où le bien et le mal se côtoient, où l’homme est capable de changer, de passer de l’un à l’autre, nous mêlons toujours à l’idée de peine celle de la correction. L’amende ou l’emprisonnement n’ont pas en effet pour but unique de punir ou d’éteindre tout esprit de vengeance. Ce sont aussi des moyens pour éclairer les intelligences et redresser les volontés afin que le coupable reconnaît ses torts et ne reproduise pas sa faute. Nous attendons donc de la peine une vertu médicinale. Derrière l’idée de toute punition, il y a toujours une idée de seconde chance, de purification et finalement de pardon. Or, selon l’enseignement de l’Église, pour une faute commise en peu de temps, nous pouvons vivre une éternité de souffrances sans aucun espoir de rémission et de pardon. …

Des fautes différentes ne peuvent être suivies d’une même peine. Il y a en effet une graduation de la peine qui prend en compte une graduation de la faute selon sa matière et sa gravité. Le vol d’un pain, d’une voiture ou d’un enfant ne peuvent être puni d’une même peine. Les peines doivent bien être différenciées en fonction des fautes commises. Or, si la peine est éternelle pour tout péché mortel, il ne peut y avoir une distinction de peine, même si les péchés mortels sont différents.

En outre, une peine ne peut excéder la faute comme nous l’apprend aussi la Sainte Écriture. « Œil pour œil. Dent pour dent. » Le critère de proportionnalité est un élément essentiel de notre idée de justice. Il est aussi un fondement de notre droit constitutionnel. Or, faut-il qu’une faute réalisée en peu de temps soit punie par une peine éternelle ?

Finalement, quand nous considérons notre conception de la justice, l’éternité de l’enfer peut naturellement nous répugner. Faut-il alors changer notre façon de concevoir la justice pour adhérer à la doctrine de l’Église ou faut-il réinterpréter la doctrine de manière à imposer notre manière de penser ? La dernière solution reviendrait inévitablement à remettre en cause l’enseignement même de l’Église…

Quand il expose la foi concernant l’éternité des peines de l’enfer, Saint Thomas d’Aquin s’attaque naturellement à cette répugnance. Il revient en effet sur l’injustice apparente que présente la damnation éternelle. « Ce n’est pas contraire à la justice divine que quelqu’un subisse une peine éternelle »[3]. Il nous donne quelques arguments pour justifier la damnation éternelle. Écoutons-le attentivement…

L’état de péché qui perdure

Saint Thomas d’Aquin traite du problème de l’apparente disproportion, en matière temporelle, entre la peine et l’acte puni. Il rompt le lien qui pourrait associer le temps du péché mortel, nécessairement limité et momentané, et le temps de la peine qui est éternel. Comme Saint Augustin, il lui suffit de prendre l’exemple de notre propre justice pour montrer que nous agissons de même sans que cela nous étonne. « Même les lois humaines ne font pas dépendre une peine en la mesurant au temps. » Il nous donne en effet des exemples comme la peine de mort ou l’exil définitif. Il n’est donc pas raisonnable d’accuser l’enseignement de l’Église d’être injuste en se fondant sur l’absence de proportionnalité entre le temps de la faute et celui de la peine puisque nous le faisons nous-mêmes et cela en toute justice. La peine se mesure en fait selon la gravité de la faute.

Revenons néanmoins sur la notion de temps. Celle-ci a en effet une certaine importance. Saint Thomas d’Aquin nous demande en effet de prendre en considération l’état du pécheur et non l’acte du péché en lui-même. « Il faut admettre que la peine est infligée au pécheur qui ne se repent pas de son péché et qui donc perdure en lui jusqu’à la mort. » Le temps en question n’est pas celui de l’acte commis par le pécheur mais le temps de sa volonté puisqu’il demeure volontairement dans un état de péché. Si la mort ne mettait pas fin à son existence, il continuerait à y demeurer. Selon Saint Grégoire le Grand, « quoique la faute soit temporelle d’après l’acte, elle est cependant éternelle dans la volonté. »[4]  Saint Thomas en vient alors à cette conclusion étonnante : « Et comme il pèche dans son être éternel », c’est-à-dire dans son âme, qui est immortelle, « il est rationnel que Dieu le punisse éternellement. »

Plus loin dans son exposé, Saint Thomas d’Aquin revient sur notre justice humaine. Que faisons-nous en effet quand nous punissons une personne dans l’espoir de la corriger ou de l’amender si malgré nos efforts, elle persiste dans sa méchanceté ? Elle est de nouveau punie généralement d’une peine plus lourde. Et les peines pourraient encore s’accumuler s’il récidive au point qu’une vie humaine ne suffirait pas pour les satisfaire. Des criminels se voient ainsi de nos jours condamnés d’un temps de prison qui dépasse parfois la vie même d’un homme. Ainsi, de même, pour celui qui s’obstine dans un état de péché jusqu’à sa mort, sa peine ne peut avoir de terme final. Tant qu’il y demeure, la peine perdure. Or, après la mort, il n’est plus possible de changer d’état et donc de se corriger…

Or, « la confirmation dans le bien et l’obstination dans le mal de l’âme humaine a lieu lorsqu’elle se sépare du corps. »[5] Tant qu’elle est unie au corps, elle peut changer d’état puisque l’homme est dans un état de changement. C’est le sens que Saint Thomas donne au verset biblique suivant, conformément à l’interprétation des Pères de l’Église : « Si l’arbre tombe au sud ou au nord, ou quelque autre lieu, il y sera. » (Ecclésiaste, XI, 3). « Ainsi donc après cette vie ceux qui seront trouvés bons dans la mort auront pour toujours leur volonté confirmée dans le bien, ceux qui seront trouvés mauvais seront pour toujours obstinés dans le mal. »[6]

La gravité du péché

Saint Thomas d’Aquin traite aussi de la peine selon la gravité du péché qui est en fait la véritable mesure que nous devons prendre en compte lorsque nous voulons déterminer une peine. Il revient alors sur la peine commise par le péché, c’est-à-dire sur la nature même du péché. Celui-ci est une offense faite à Dieu. Or, la gravité d’une offense se mesure selon l’importance ou la dignité de la personne offensée. Plus cette dignité est grande, plus l’offense est grave, plus la sanction doit donc être forte. Nous pouvons aussi évaluer l’offense selon l’écart en dignité de l’offenseur et de l’offensé. Par conséquent, comme l’offensé est Dieu et qu’un abîme sans fond sépare l’homme de Dieu, l’offense qui Lui est commise est en quelques sortes infinie, « d’où une peine en somme infini lui est-elle due. »

Or, une peine se mesure en intensité et en temps. Comme l’homme est une créature, donc par nature limitée, une peine qui lui est infligée ne peut pas être infinie en intensité. « D’où il reste qu’une peine de durée infinie est due pour le péché mortel. » En outre, l’intensité de la peine peut varier, même si la durée est identique. Selon la Sainte Écriture, les peines sont bien différentes en enfer selon la gravité de la faute qui a conduit le pécheur dans les ténèbres. Il n’y a donc pas de contradiction entre éternité et différenciation dans les peines.

La crainte de l’enfer

Enfin, l’éternité des peines demeure une peine médicinale pour les hommes qui demeurent encore ici-bas par la crainte qu’elle inspire. Il est alors étrange que celle-ci fasse l’objet de tant de critiques, y compris chez les chrétiens.

Il est évident que le chrétien n’agit pas uniquement en fonction de cette peur comme si elle était une crainte servile. Elle est plutôt une crainte filiale, similaire à celle qui doit régler en partie les rapports entre les parents et leurs enfants. Nous agissons souvent en effet selon cette crainte à l’égard de nos proches. Nous évitons aussi, il faut le dire, de commettre des méfaits de peur d’avoir une amende ou d’aller en prison. Un enfant sait combien cela peut lui coûter de faire une bêtise. Il ne veut point non plus mécontenter ceux qu’il aime. Un amant n’oserait pas commettre non plus une chose qui pourrait déplaire à son aimée bien que cette crainte ne soit pas au centre de ses motivations. La crainte est donc naturelle et bonne en soi. Devons-nous alors nous étonner que nous n’agissions pas de même avec la justice divine quand nous aimons Dieu ? Le chrétien craint donc naturellement les châtiments de l’enfer. Qui pourrait le condamner d’agir ainsi ?

La crainte de la peine éternelle est alors un remède préventif pour ceux qui ne sont pas dans un état de péché. Parfois, elle est la dernière et ultime barrière qui nous empêche de commettre l’acte. La peur du gendarme suffit souvent à nous rendre dociles. Mais elle a aussi une valeur médicinale pour celui qui est dans un état de péché. S’il prend réellement conscience des conséquences de son état et qu’il sait qu’à tout moment, il peut rejoindre le tribunal divin, il ne peut vouloir que le quitter. S’il y persiste, il ne peut alors qu’en vouloir qu’à lui-même. L’éternité de l’enfer peut donc être une peine suffisamment effrayante et persuasive pour nous empêcher de commettre un péché ou nous forcer à quitter notre état de pécheur.

Conclusions

Comme nous l’avons déjà évoqué, la Sainte Écriture est suffisamment claire pour justifier la doctrine chrétienne sur la damnation éternelle. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que cette idée peut répugner de nombreuses âmes tant elle peut paraître peu compatible avec notre propre idée de justice. Saint Thomas d’Aquin nous donne alors des éléments de réponse pour montrer toute la convenance de la doctrine chrétienne et ainsi montrer que du point de la vue de la raison, elle n’est pas injuste en dépit des apparences.

Saint Thomas d’Aquin nous rappelle aussi qu’au-delà du péché commis, c’est bien l’état de péché dans lequel se trouve l’homme au moment de sa mort qui le conduit en enfer et à des peines éternelles. Cet état dans laquelle la volonté de l’homme s’est obstinée jusqu’à sa mort à demeurer nécessite une peine à la mesure de cette obstination dans le refus de Dieu, une obstination qui le faire perdurer hors de la vie divine. En comprenant bien ce qui est réellement condamnée, nous pouvons alors saisir la justice de Dieu. La répugnance à l’égard de la doctrine chrétienne sur la damnation éternelle s’explique alors par l’incompréhension de ce qu’est le péché et l’état de péché, et finalement ce qu’est la vie divine.

Comme dans le symbole de foi du pape Damase, à la fin du Ve siècle, « nous sommes dans l’attente que nous obtiendrons de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit la vie éternelle en récompense de notre bon mérite, soit la peine du supplice éternel pour nos péchés. »[7] Selon un autre symbole de même âge, il est « de foi droite que de croire et de confesser que […] ceux qui ont bien agi iront dans la vie éternelle, mais ceux qui auront mal agi, au feu éternel. »[8] Enfin, le pape Benoît XII définit que « selon la disposition générale de Dieu les âmes de ceux qui meurent en état de péché mort descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentés de peines éternelles »[9].



Notes et références

[1] Voir Émeraude, article

[2 Le Compendium Theologiae ou Bref résumé de la foi chrétienne de Saint Thomas d’Aquin est un abrégé de la doctrine chrétienne qu’il a écrit entre 1269 et 1272 à son ami Socius. Il l’a rédigé après avoir achevé ses grands traités. Il a donc une vision complète de la doctrine de l’Église. Cet ouvrage est souvent décrit comme son testament.

[3] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 183, trad. du Père Kreit, Nouvelles éditions latines, 1985.

[4] Réponse à l’objection 1, article 1.

[5] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 184.

[6] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 174.

[7] Damase, Formule de foi appelée Fides Damasi, Denzinger n°72.

[8] Symbole de foi dit Clemens Trinitas, ou encore appelé Fides catholica Sancti Augustini episcopi, Ve ou VIe siècle, Denzinger n°76.

[9] Benoît XII, Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1336, Denzinger 1002.

samedi 13 novembre 2021

Saint Augustin contre ceux qui refusent l'éternité des peines en enfer et l'apocatastase

Parfois, quand l’homme se lève, il a l’impression de vivre une nouvelle vie comme si rien n’avait existé avant lui. Il s’interroge, et sans le savoir, il ressuscite les interrogations du passé. Son œil critique, croyant déceler de nouvelles questions, ignore en fait qu’il ne fait que revivre un temps qui n’est plus. Il n’est pas le seul sans mémoire. Ceux qui doivent lui répondre recherchent à leur tour de nouvelles solutions comme si le passé ne pouvait leur apporter une réponse. Et comme ils se sont aussi délestés des bagages de l’histoire, n’écoutant plus l’élite du passé, des erreurs se répandent comme autrefois, des préjugés perdurent et des âmes se perdent. Sans-doute, un passé aussi encombrant que le nôtre, c’est trop lourd à endosser. Nous préférons être des voyageurs sans bagage. Qui n’aimerait pas être aussi neuf qu’un enfant ?...

De nos jours, l’existence de l’enfer ou l’éternité de ses peines font l’objet de nombreuses remises en cause comme au temps des premiers chrétiens. Nos rêves ne sont pas aussi neufs que nous le croyions. Les objections que nous entendons souvent, nous les retrouvons en effet dans de nombreux ouvrages des premiers siècles du christianisme. Dans La Cité de Dieu [1] par exemple, Saint Augustin (354-430) nous présente toutes les opinions erronées de son époque sur nos fins dernières et sur les châtiments des méchants. Et sans étonnement, nous les retrouvons encore aujourd’hui. Il nous apporte ainsi des réponses qui méritent encore d’être connues et pourraient aussi nous aider à répondre aux différentes objections qui nous préoccupent.

Dans l’un des derniers chapitres de La Cité de Dieu, Saint Augustin nous présente les objections contre l’existence de l’enfer et l’éternité des peines en distinguant leur origine. Les unes viennent des païens, les autres des chrétiens. Parmi ces derniers, nous retrouvons les origénistes qui défendent l’apocatastase[2], même si le mot n’y est pas employé, et d’autres chrétiens qu’il désigne par le terme de  « miséricordieux ».

L’enfer, une injustice selon les païens

Commençons par les objections des païens. Leur principale objection est la disproportion des peines par rapport à la faute. Ils s’opposent en effet à l’idée d’un châtiment éternel pour une faute temporelle. « C’est une injustice aux yeux de certains adversaires de la cité de Dieu, que des crimes, si grands qu’ils soient, commis en un instant, encourent une peine éternelle »[3]. Cette objection ne sert en fait qu’à remettre en cause la crédibilité de Notre Seigneur Jésus-Christ en mettant en désaccord ses paroles.

Saint Augustin s’étonne de cette critique. Que font en effet les païens lorsqu’ils jugent des criminels ? Est-ce qu’ils leur affligent une peine proportionnée au temps qu’ils ont eu besoin pour commettre leur crime ? Est-ce que leur durée d’emprisonnement est proportionnelle à celle de leur méfait ? « Jamais il n’est venu à l’esprit de personne qu’il fallût régler la célérité des souffrances pénales sur la célérité de l’homicide, de l’adultère, du sacrilège, et mesurer au temps plutôt qu’à la grandeur du crime, la durée des tourments. »[4]

La durée de la peine n’est pas non plus dictée en fonction de la durée de son exécution, mais de la gravité du crime commis. Quand la peine de mort existait en France, la guillotine mettait peu de temps à exécuter le coupable. La valeur de cette peine est en fait plus dans la mort que dans son exécution. En outre, le condamné ne peut revenir à la vie. Sa peine est ainsi définitive, sans aucun espoir de rémission…

Finalement, en montrant que la justice humaine possède des traits de la justice divine, Saint Augustin se demande comment des païens, si pénétrés de respect pour la justice humaine, critiquent la justice divine quand ils se ressemblent tant[5].

Comment pouvons-nous alors expliquer l’étonnement des païens ? « Une peine éternelle ne semble dure et injuste à la faiblesse de l’homme mortel, que parce qu’il lui manque le sens de cette sagesse si haute et si pure, qui lui ferait concevoir toute l’énormité de la prévarication primitive. »[6] Les païens méconnaissent en fait la gravité de faute qui conduit le pécheur aux peines de l’enfer.

La peine à la mesure de la gravité de la faute

Saint Augustin nous fait alors percevoir la gravité de la faute par ses conséquences. Le péché d’Adam a en effet entraîné « la condamnation du genre humain ». Depuis sa faute, l’homme le porte en lui. Si notre premier ancêtre n’avait pas succombé à la tentation, nous aurions vécu comme lui en présence de Dieu, vivant d’une vie éternelle. Aurions-nous alors protesté contre notre condition ? Nous aurions peut-être trouvé cela normal alors que finalement, elle n’est qu’un don de Dieu, une pure gratuité de sa bonté. Nous avons donc perdu par une désobéissance ce qui nous était destiné par grâce. Or, le châtiment ne doit-il pas être égal aux biens perdus ? Par cette faute, notre existence ici-bas n’est qu’une succession de peines et de fatigues au point que les sages de la Grèce se plaignaient de vivre, n’espérant que le repos dans la mort[7]. Nous devons alors, y compris les païens, mener une rude guerre pour parvenir à la possession de la paix, « guerre cruelle où la chair convoite l’esprit et l’esprit contre la chair »[8]. Nous pouvons alors comprendre toute la laideur du péché originel quand nous méditons sur ses conséquences, sur le paradis perdu et sur notre existence ici-bas.

En raison du péché originel, l’homme méritait la peine sans que personne ne puisse s’en étonner. Mais par la miséricorde de Dieu, sans encore aucun mérite de notre part, le salut nous a été offert par les œuvres de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, après s’être incarné, a souffert et est mort pour nous. Le prix de notre rédemption est d’une valeur infinie et inestimable, révélant encore davantage la gravité du péché face à l’amour de Dieu qui éclate dans cette nouvelle œuvre divine. Il a fallu qu’Il meure pour que nous puissions retrouver notre dignité. Or, si nous refusons ce salut, si nous Le refusons, nous rendons ces souffrances et cette mort inutiles pour nous…

Et si sauvés par Lui, nous renouvelons notre refus, nous passons alors véritablement du Christ au diable. Car, par un péché[9], nous Le perdons et revenons à un état pire que le précédent. Notre destin dépend donc de l’état dans lequel nous nous trouvons quand survient la mort. Le pardon est encore possible tant que nous le pouvons. Jusqu’au dernier souffle, il est en effet possible de passer du diable au Christ. Ce n’est donc pas le péché en soi qui nous entraîne aux châtiments éternels mais notre état de pécheur, c’est-à-dire notre volonté d’y rester.

Dans une lettre, Saint Augustin explique le mal que porte le péché et qui explique l’éternité du châtiment. Les païens ne voient dans le péché que le plaisir illicite, goûté ou désiré, et donc en présentent un aspect temporel et fini. Or le véritable mal ne réside pas en lui. Il est surtout dans la volonté du péché. Le pécheur veut que son plaisir soit éternel. C’est alors que l’éternité de la peine répond à l’éternité réelle, foncière, du péché. C’est ainsi que le châtiment dépend du péché…

 La cohérence de la doctrine chrétienne

Nous pouvons être étonnés par le discours de Saint Augustin qui répond aux objections des païens par des arguments de foi. Il nous semble peu pertinent de leur apporter des réponses par des vérités de foi auxquelles ils n’adhèrent pas. Mais en fait, son discours est fort habile.

Saint Augustin montre en fait toute la cohérence de la doctrine chrétienne. Si nous admettons les œuvres de la Création et de la Rédemption, telles qu’il a enseigné et défendu dans les chapitres précédents de La Cité de Dieu, nécessairement, nous ne pouvons plus rejeter la doctrine sur l’enfer telle qu’elle est aussi enseignée par l’Église. Les païens ne peuvent qu’admettre la cohérence et la logique de l’enseignement alors que la raison est bien impuissante à la fonder et à la rejeter…

L’argument est aussi valable pour les chrétiens qui récusent l’éternité des peines des damnés comme Saint Augustin va le montrer.

Contre l’apocatastase

Dans La Cité de Dieu, Saint Augustin traite rapidement de la doctrine de l’apocatastase qu’il attribue à Origène. Celui-ci, dit-il, délivre le démon et ses anges des supplices de l’enfer, et les réunit aux anges demeurés fermes dans la sainteté[10]. Il lui suffit de rappeler que l’Église l’a déjà censurée pour ne point s’étendre sur ce sujet. Il est vrai aussi que cette erreur vient de l’Orient, bien trop loin et spéculative pour intéresser la terre africaine.

Pourtant, Saint Augustin n’ignore pas que la doctrine origéniste défendant l’apocatastase s’est étendue en Afrique. Leurs défenseurs s’appuient surtout sur un argument philologique. Ils utilisent en effet une hypothèse qu’a déjà employée Origène. Le terme grec « éternel », que la Saint Écriture emploie, peut signifier « qui dure un long moment ». C’est pourquoi, disent-ils, le mot « éternel » est suivi de l’expression « dans les siècles et les siècles ». Pour eux, il est évident que le premier désigne un temps long quand le second ne peut qu’être illimité[11]. Comme nous le verrons plus tard, Saint Augustin réfutera cet argument[12]. Enfin, toujours plus loin dans son exposé, il reviendra sur l’erreur d’un salut accordé au démon et à ses anges réprouvés.

En raison d’une miséricorde bien restreinte

La principale préoccupation de Saint Augustin porte plutôt sur certains chrétiens qui ne croient pas en l’éternité de l’enfer pour les hommes tout en l’acceptant pour le diable et ses anges. Ils se justifient par la miséricorde divine. Mais, Saint Augustin s’étonne de leur position qui lui semble bien contradictoire et incohérente comme il va en effet le prouver.

La meilleure miséricorde ne serait-elle pas plutôt de l’étendre justement à tous les anges réprouvés ? « Elle se répand sur toute la nature humaine, et, quand elle arrive à la nature angélique, soudain elle tarit ! »[13] Mais si nous devons admettre le salut du démon et ses anges en raison de la miséricorde divine, nous nous opposons à de fortes objections, voire à une contradiction insoluble puisque cela reviendrait à contredire une parole claire et incontestable de Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais « si quelqu’un va jusque-là, il l’emporte en compassion sur les autres, mais il est convaincu d’erreur, d’autant plus contraire à la rectitude de la parole de Dieu, qu’il se fait à lui-même illusion d’une clémence plus généreuse. »[14]

En raison de la clémence divine

D’autres « miséricordieux » prétendent qu’à l’heure du jugement, la clémence doit emporter sur la menace des châtiments portés contre les méchants et les infidèles. Certes, ces chrétiens ne remettent pas en cause la véracité de ces menaces mais ils les considèrent vraies en tant que ces hommes méritent le châtiment mais en réalité, elles ne se réalisent pas en raison de la bonté divine.

Dans ses commentaires sur le Psaume XCIV, Saint Augustin nous fait entendre des paroles terribles venant de Dieu Lui-même : « j’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront point dans mon repos ». Dieu parle des réprouvés du peuple hébreux. « C’est beaucoup que Dieu parle ; mais qu’est-ce, quand il jure ? »[15], nous demande Saint Augustin. Par Lui-même, Dieu confirme ses menaces qui sont des promesses. Or, ses serments, sont-ils téméraires, Lui qui daigne nous parler ? « Que nul ne dise en son cœur : sa promesse est vraie, sa menace est fausse. »

Dieu deviendrait aussi clément en raison de la prière et de l’intercession des saints pour eux, ou encore de l’expiation de leurs fautes par la souffrance déjà endurée. La colère de Dieu, c’est-à-dire en langage biblique sa justice, ne peut en effet retenir sa miséricorde comme le chante la Sainte Écriture dans les psaumes. Pour se justifier, les chrétiens « miséricordieux » s’appuient sur des versets de la Sainte Écriture et sur l’exemple de Ninive qui a été sauvée alors qu’elle avait fait l’objet d’une menace sans condition. « Il est donc dans la vérité de sa justice, parce que ces hommes méritent châtiment ; mais il n’est pas dans la logique de sa miséricorde qu’il ne contienne pas sa colère en remettant à leurs larmes suppliantes la peine dont il menaçait leur obstination. »[16] Il est à noter que cet exemple est repris par ceux qui, de nos jours, doutent de l’éternité des peines de l’enfer…

Mais, de nouveau, Saint Augustin s’étonne de la manière de penser des « miséricordieux ». « Ce que nos adversaires présument au fond de leur âme, c’est que l’Écriture sainte, en se taisant sur ce pardon, veut que plusieurs arrivent à la pénitence par la crainte de longues ou d’éternelles peines, et que plusieurs puissent prier pour les impénitents. »[17] Ils comblent un silence par leurs propres pensées. Faut-il alors croire que Dieu cache sa miséricorde aux hommes afin de les maintenir dans la crainte ?

Ou à cause d’une miséricorde intéressée ?

Pour répondre aux arguments des « miséricordieux », Saint Augustin commence par traiter le cas du démon et de ses anges réprouvés. Il veut en effet savoir pourquoi l’Église condamne « l’opinion qui promet au diable sa purification ou sa grâce, même après de longs et rigoureux supplices. »[18] Sa condamnation se fonde sur une parole de Notre Seigneur Jésus-Christ : « Retirez-vous de moi, maudits ! Allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges. » (Matthieu, XXV, 41). Elle s’appuie aussi sur l’Apocalypse. Les paroles sont en fait si claires et catégoriques qu’elles ne donnent pas lieu à d’interprétation. Et comme il le dira dans un autre ouvrage sur le même sujet, « nous ne devons pas avoir la présomption de rien n’ajouter à la sentence définitive du Juge suprême et très véridique. »[19] Cela explique aussi la position des « miséricordieux » qui sont dans l’obligation de limiter la miséricorde divine aux seuls hommes.

En outre, l’Église n’a jamais prié ni pour le diable ni pour ses anges et encore moins pour les âmes damnées alors qu’elle demande de prier pour ses ennemis encore vivants selon le commandement de Dieu. « Elle prie maintenant pour les ennemis qu’elle a dans le genre humain parce que c’est le temps de la pénitence. » Elle prie pour que Dieu leur donne la grâce de repentir et de rompre leurs liens avec le diable qui les asservit à sa volonté. Et ignorant qui sera finalement damné, elle prie pour tous ses ennemis vivants. Notons que la pratique de l’Église s’oppose à l’opinion des « miséricordieux ».

Les chrétiens ne peuvent donc pas croire que les anges réprouvés soient sauvés sans s’opposer à la Sainte Écriture et à l’Église. Les « miséricordieux » sont donc parfaitement cohérents avec la foi sur ce point mais alors ils doivent justifier les raisons qui limitent la miséricorde divine aux hommes. Comment pouvons-nous en effet expliquer la fin des peines pour les méchants en raison de la miséricorde ou de la clémence divine alors que cette même miséricorde ou clémence est refusée aux anges réprouvés ? Les menaces et les sentences que Dieu a prononcées seraient donc vraies pour les anges mais fausses pour les hommes ? « Ainsi, serait-il sans-doute, si les conjectures des hommes prévalaient sur la parole de Dieu. »

Finalement, « c’est une miséricorde toute humaine qu’ils ne ressentent pour les hommes, et ils plaident surtout leur propre cause, quant à la faveur de cette clémence universelle de Dieu pour le genre humain, ils promettent à la corruption de leurs mœurs une trompeuse impunité. »[20]

Une croyance incohérente

Saint Augustin revient encore sur la Sainte Écriture puisque les « miséricordieux » l’utilisent pour justifier leur croyance. Son argument est de nouveau implacable. Il revient en effet sur le terme d’« éternité » tant remis en cause tant par les origénistes que par les « miséricordieux ». Il note que le terme est parfois employé dans une même phrase. Dieu promet en effet, dans une même sentence, la vie éternelle aux justes et les supplices éternels aux méchants. Alors, Saint Augustin pose la question fatale : faut-il interpréter le terme « éternel » différemment s’il s’applique aux justes ou aux méchants ? La conclusion est alors évidente. « Dire d’un seul mot : la vie éternelle sera sans fin, et le supplice éternel finira, n’est-ce pas le comble de l’absurde ? » Il va alors jusqu’au bout de la logique. Si les « miséricordieux » pensent que le châtiment des méchants ne sera pas éternel, alors nécessairement, la vie des bienheureux connaîtra aussi une fin. Finalement, l’opinion des « miséricordieux » les conduirait à alors à douter de la vie éternelle et finalement à désespérer

Saint Augustin revient aussi sur l’idée que les saints puissent, par leurs prières, sauver les damnés. Or, il rappelle que les saints sont unis aux bons anges. Ainsi, voyons-nous des saints unis aux anges mettre fin aux supplices des âmes damnées tout en laissant les anges réprouvés dans les flammes de l’enfer ! Pourquoi la sainteté parfaite refuserait-elle le secours de la miséricorde divine ? Peut-être les anges réprouvés seront-ils finalement sauvés ? « C’est là ce qu’une foi pure n’a jamais dit, ce qu’elle ne dira jamais. »[21] Nous revenons donc à une nouvelle contradiction

Un enfer vide de chrétiens ou de catholiques ?

Saint Augustin revient sur tous ceux qui refusent aux chrétiens baptisés ou aux catholiques les peines éternelles de l’enfer, qu’ils aient bien ou mal vécu, qu’ils soient tombés dans l’hérésie ou l’impiété. Pour défendre la fin des peines pour les chrétiens purifiés du baptême, ils prennent appui sur une promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Voici le pain descendu du ciel, afin que qui en mange ne meurt point. Je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. » (Jean, VI, 50) Et ceux qui pensent à des peines finies pour les catholiques se justifient parce qu’ils se sont nourris au corps réel du Christ. Ils s’appuient aussi sur une autre promesse. « Celui-là sera sauvé, qui aura persévéré jusqu’à la fin. »(Matthieu, XXIV, 13).

Saint Augustin rappelle alors l’avertissement de Saint Paul. « Les œuvres de la chair sont évidentes : adultère, fornication, impureté, […] : sur quoi je vous ai dit et vous redis encore que les auteurs de tels crimes ne posséderont point le royaume de Dieu. » (Galates, V, 19-21) Or, celui qui ne possède pas le royaume de Dieu est livré aux supplices de l’enfer. À la fin des temps, « il n’est pas de lieu intermédiaire qui préserve des peines de l’enfer celui qui ne jouit pas des félicités du ciel. »[22] Nous ne pouvons pas non plus oublier les malédictions qui suivent les béatitudes que Notre Seigneur Jésus-Christ a proclamées lors du sermon sur la montagne[23]. Par leurs crimes, les hommes de mœurs odieuses et criminels, chrétiens ou catholiques, peuvent encore demeurer dans l’Église mais ils ne peuvent pas dire qu’ils persévèrent en Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire en sa foi. Ils ne peuvent prétendre être membres de Notre Seigneur Jésus-Christ puisqu’ils sont membres d’une « courtisane ». Puisqu’ils ne demeurent pas en Notre Seigneur Jésus-Christ, Notre Seigneur Jésus-Christ ne peut demeurer en eux.

Saint Augustin oppose aussi leur croyance à la parole d’un autre apôtre. Saint Jacques nous assure en effet que la foi seule, une foi sans les œuvres, ne peut pas nous sauver. Il nous montre alors que le catholique a véritablement la foi en Notre Seigneur Jésus-Christ ou qu’il L’a pour fondement que s’il « lui donne la préférence sur tous les biens, même licites et permis, de la terre et du temps »[24]. Et « s’il préfère ces biens au Christ, quoiqu’il semble avoir la foi au Christ, il n’a pas le Christ pour fondement dès qu’il Lui préfère de tels biens. »[25]

Contre ceux qui pensent encore que les chrétiens sont assurés de ne pas souffrir les supplices éternels de l’enfer quelle que soit la dignité de leur vie, Saint Augustin s’étonne même qu’une telle pensée soit soutenable. En effet, dit-il, les hérésiarques auraient « une cause meilleure que ceux qui, n’ayant jamais été catholiques, se sont laissé prendre à leurs pièges. »[26] ? Un « déserteur de la foi », un « transfuge devenu persécuteur », auraient un destin plus enviable que « celui qui ne saurait trahir ce qu’il n’a jamais professé » ? Qui pourrait le soutenir ?

Concernant l’idée que les chrétiens sont assurés de ne point demeurer éternellement en enfer en raison de la réception de l’Eucharistie, Saint Augustin nous rappelle que nous pouvons recevoir des sacrements de l’Église sans néanmoins en recueillir les fruits comme c’est le cas pour les hérétiques et les schismatiques. « Que dis-je ? à leur détriment, encourant plutôt un jugement plus rigoureux qu’une délivrance plus tardive. Car ils ne sont pas dans le lien de paix que ce sacrement exprime. »[27]

Conclusions

Nous ne sommes guère surpris que les païens antiques rejettent l’éternité de l’enfer puisque celle-ci se fonde sur la foi. En effet, sans cette foi, comment peuvent-ils comprendre la gravité du péché originel et du péché mortel ? Saint Augustin nous rappelle non seulement leurs conséquences funestes mais aussi ce que nous manquons par notre propre faute, et finalement le mal que nous faisons par notre péché. Et c’est celui qui choisit de demeurer dans ce mal que la justice divine condamne. Notre propre façon de condamner les coupables de leurs méfaits peut nous aider à comprendre, ou au moins à ne pas récuser la justice divine. Cependant, comme le montre Saint Augustin, les païens ne peuvent pas nous accuser d’incohérence ou d’irrationalité. La doctrine chrétienne sur nos fins dernières est en effet parfaitement cohérente avec l’enseignement de l’Église sur les œuvres de la Création et de la Rédemption.

Les païens ne sont pas les seuls à rejeter l’éternité des peines de l’enfer. Dans les premiers siècles du christianisme, des chrétiens croient déjà au salut universel, laissant le diable et les anges réprouvés seuls gémir finalement dans la géhenne. Ils s’appuient sur des paroles de la Sainte Écriture pour penser que la miséricorde divine finira par l’emporter ou que les menaces de l’enfer doivent être entendues comme des menaces prophétiques plus que comme dans des sanctions définitives. Or Saint Augustin montre que non seulement leur croyance est absurde et insoutenable mais qu’elle s’oppose aussi à un ensemble de paroles de la Sainte Écriture. Leurs erreurs ne résident pas dans les versets bibliques mais dans leur interprétation. Isolés du contexte, sans rapport avec leur contexte ou d’autres passages de la Sainte Écriture, ces paroles ne sont pas entendues correctement. « J’imagine, nous dit Saint Augustin, à ceux qui, sans mépriser l’autorité de la Sainte Écriture qu’ils invoquent comme nous, y lisent néanmoins, par une fausse interprétation, non pas ce qu’elle annonce, mais ce que leur cœur désire. »[28]

Saint Augustin perçoit aussi dans leur doctrine un danger bien réel car elle peut conduire au laxisme et surtout au désespoir. En effet, si, au bout du compte, le méchant est assuré de vivre une félicité éternelle, alors pourquoi devrait-il cesser d’être méchant ? Il aurait même intérêt de le demeurer si cela procure un avantage ici-bas. Certes, il souffrira un temps mais le temps, qu’est-il face à l’éternité ? Puis, si les peines de l’enfer ont eu une fin, pourquoi la vie éternelle ne se finirait-elle pas non plus ? L’apocatastase et toute pensée qui refusent l’éternité des peines de l’enfer impliquent nécessairement une remise en cause de toute éternité. Pourquoi alors devons-nous combattre ici-bas pour une gloire qui cessera finalement? Nous revenons ainsi au sens de notre vie sur cette terre. Elle est étroitement liée à celle qui perdure après notre mort…

« Elle se prolongera donc sans fin cette mort perpétuelle des damnés, c’est-à-dire la privation de la vie divine, et leur sera commune à tous, quelles que soient les opinions professées par les hommes, à la mesure de leurs sentiments humaines, sur la diversité de leurs peines, le soulagement ou l’interruption de leurs souffrances. »[29]


Notes et références

[1] Le livre XXI est dédié aux destinées finales et aux châtiments des méchants.

[2] Voir Émeraude, novembre 2021, article « L'apocatastase ou le refus des peines éternelles en enfer ».

[3] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XI, traduit du latin par Louis Moreau en 1846, revu par Jean-Claude Eslin, édition du Seuil, mai 1994.

[4] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XI.

[5] Voir Lettre CII à Degretias, Saint Augustin.

[6] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XII.

[7] Voir Émeraude,  janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».

[8] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[9] Par un péché mortel. Il faut en effet distinguer les péchés véniels et mortels. Seuls les seconds conduisent aux peines éternelles.

[10] Voir La Cité de Dieu, Saint Augustin, vol. 3, livre XXI, XVII.

[11] Après un voyage en Palestine sur demande de Saint Augustin, Orose, jeune prêtre espagnol du IVe siècle, lui transmet un mémoire, connu sous le nom de Consultation, qui énumère une série de doctrines qu’il attribue à Origène dont celle de l’apocatastase. Il nous donne aussi les noms de ces défenseurs en Afrique : deux Avitus et Basilius Graecus. Nous connaissons donc cette doctrine à partir de cet ouvrage. Voir L’Éternité des peines de l’Enfer dans Saint Augustin, Achille Lehaut, Études de Théologie Historique, édition Beauchesne, 1912, www.archive.org.

[12] Saint Augustin réfute cet argument dans la Cité de Dieu et dans sa Lettre à Orose, n°533-534.

[13] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVII.

[14] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVII.

[15] Saint Augustin, Commentaire sur les Psaumes, Psaume XCIV, n°15 dans Sermon de Saint Augustin, 4ème série, traduit par l’abbé Benoist, abbaye de Saint-Benoît, clerus.org.

[16] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVIII.

[17] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVIII.

[18] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XXIII.

[19] À Orose, sur les Priscillianistes et les Origénistes, 5, dans Œuvres complètes de Saint Augustin, traduit sous la direction de M. Rault, tome XIV, 1869, bibliotheque-monastique.ch.

[20] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVIII.

[21] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVIV.

[22] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[23] Voir Émeraude, juillet 2020, article « La morale et l'Évangile (4) : le sermon sur la montagne (1) » et suivant.

[24] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[25] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[26] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[27] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XV.

[28] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 3, livre XXI, XVII.

[29] Saint Augustin, Enchiridion ou De Fide, Spe et Charitate, 6ème partie, Ve section, n°113.