" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 novembre 2021

Saint Thomas d'Aquin : la damnation éternelle et la justice divine

L’enseignement de l’Église affirme clairement et sans ambiguïté l’existence de l’enfer et l’éternité des peines. Immédiatement, après la mort, l’âme de ceux qui sont morts dans l’état de péché mortel descendent dans les ténèbres pour y souffrir des châtiments sans fin. Comme nous l’avons longuement évoqué[1], cette doctrine se fonde sur la Sainte Écriture correctement interprétée. Pourtant, en dépit de la clarté de la parole de Dieu et de l’enseignement de l’Église, des chrétiens le remettent encore en cause. Ils ne peuvent sans-doute pas imaginer que des hommes puissent connaître pour toujours des peines éternelles en raison de fautes commises durant leur existence ici-bas. Cet enseignement les répugne, voire les met en colère.

Le refus de la peine éternelle en enfer ou tout simplement le rejet de l’existence de l’enfer au sein des communautés chrétiennes ne sont pas des erreurs nouvelles. C’était aussi une objection des païens à l’égard du christianisme. Saint Augustin les connaît déjà et les a longuement réfutées[1]. Pour répondre aux païens, il s’appuie sur leur propre manière d’appliquer la justice et montre la cohérence de la doctrine chrétienne. Pour les chrétiens, il réfute facilement leur interprétation erronée de la Sainte Écriture en raison de leur manière de penser, une pensée bien humaine et sensible. Il souligne aussi leur incohérence puisque leur croyance les conduit à restreindre la miséricorde même de Dieu, voire à remettre en cause la vie éternelle des bienheureux. Leur opinion n’est pas seulement une erreur mais présente aussi des dangers…

Plusieurs siècles plus tard, dans un esprit d’enseignement, Saint Thomas d’Aquin nous apporte une synthèse de la doctrine chrétienne sur l’éternité des peines en enfer. Contrairement à Saint Augustin, il n’écrit pas pour réfuter ou combattre des adversaires qui défendent et propagent des erreurs auxquelles il doit faire face mais pour instruire, enseigner, affermir notre foi de manière rationnelle. Il répond en effet à des objections que la raison peut émettre en toute bonne foi. Son interlocuteur est donc la raison. C’est alors un autre regard que Saint Thomas d’Aquin porte sur le sujet, finalement une nouvelle source d’enrichissement.

Dans son commentaire sur notre symbole de foi[2], Saint Thomas d’Aquin traite de l’article portant sur la vie éternelle, c’est-à-dire sur ce qui adviendra de nous après la mort. Après avoir commenté ce qu’il arrive aux bons et aux méchants lorsque leur âme se sépare de leur corps, notamment des peines du damné, il réfute toute idée d’injustice que pourrait faire paraître la damnation éternelle et donc la répugnance que nous pourrions éprouver devant cette vérité.

L’idée de justice contre l’éternité des peines

Selon Saint Thomas d’Aquin, l’éternité des peines de l’enfer peut en effet nous paraître injuste tant elle paraît bien différente de l’idée première que nous pouvons avoir de la justice. Nous allons donc identifier quelques éléments de la justice telle que nous la concevons.

Il est d’abord juste qu’un homme doive être condamné d’une peine s’il commet un acte répréhensible. S’il vole consciemment un bien, il est juste de le punir pour ce vol. Nous savons bien que, sans sanction, il n’y a plus de justice ni de droit. Mais faut-il réduire une peine à une sanction ?

Dans notre monde imparfait, où le bien et le mal se côtoient, où l’homme est capable de changer, de passer de l’un à l’autre, nous mêlons toujours à l’idée de peine celle de la correction. L’amende ou l’emprisonnement n’ont pas en effet pour but unique de punir ou d’éteindre tout esprit de vengeance. Ce sont aussi des moyens pour éclairer les intelligences et redresser les volontés afin que le coupable reconnaît ses torts et ne reproduise pas sa faute. Nous attendons donc de la peine une vertu médicinale. Derrière l’idée de toute punition, il y a toujours une idée de seconde chance, de purification et finalement de pardon. Or, selon l’enseignement de l’Église, pour une faute commise en peu de temps, nous pouvons vivre une éternité de souffrances sans aucun espoir de rémission et de pardon. …

Des fautes différentes ne peuvent être suivies d’une même peine. Il y a en effet une graduation de la peine qui prend en compte une graduation de la faute selon sa matière et sa gravité. Le vol d’un pain, d’une voiture ou d’un enfant ne peuvent être puni d’une même peine. Les peines doivent bien être différenciées en fonction des fautes commises. Or, si la peine est éternelle pour tout péché mortel, il ne peut y avoir une distinction de peine, même si les péchés mortels sont différents.

En outre, une peine ne peut excéder la faute comme nous l’apprend aussi la Sainte Écriture. « Œil pour œil. Dent pour dent. » Le critère de proportionnalité est un élément essentiel de notre idée de justice. Il est aussi un fondement de notre droit constitutionnel. Or, faut-il qu’une faute réalisée en peu de temps soit punie par une peine éternelle ?

Finalement, quand nous considérons notre conception de la justice, l’éternité de l’enfer peut naturellement nous répugner. Faut-il alors changer notre façon de concevoir la justice pour adhérer à la doctrine de l’Église ou faut-il réinterpréter la doctrine de manière à imposer notre manière de penser ? La dernière solution reviendrait inévitablement à remettre en cause l’enseignement même de l’Église…

Quand il expose la foi concernant l’éternité des peines de l’enfer, Saint Thomas d’Aquin s’attaque naturellement à cette répugnance. Il revient en effet sur l’injustice apparente que présente la damnation éternelle. « Ce n’est pas contraire à la justice divine que quelqu’un subisse une peine éternelle »[3]. Il nous donne quelques arguments pour justifier la damnation éternelle. Écoutons-le attentivement…

L’état de péché qui perdure

Saint Thomas d’Aquin traite du problème de l’apparente disproportion, en matière temporelle, entre la peine et l’acte puni. Il rompt le lien qui pourrait associer le temps du péché mortel, nécessairement limité et momentané, et le temps de la peine qui est éternel. Comme Saint Augustin, il lui suffit de prendre l’exemple de notre propre justice pour montrer que nous agissons de même sans que cela nous étonne. « Même les lois humaines ne font pas dépendre une peine en la mesurant au temps. » Il nous donne en effet des exemples comme la peine de mort ou l’exil définitif. Il n’est donc pas raisonnable d’accuser l’enseignement de l’Église d’être injuste en se fondant sur l’absence de proportionnalité entre le temps de la faute et celui de la peine puisque nous le faisons nous-mêmes et cela en toute justice. La peine se mesure en fait selon la gravité de la faute.

Revenons néanmoins sur la notion de temps. Celle-ci a en effet une certaine importance. Saint Thomas d’Aquin nous demande en effet de prendre en considération l’état du pécheur et non l’acte du péché en lui-même. « Il faut admettre que la peine est infligée au pécheur qui ne se repent pas de son péché et qui donc perdure en lui jusqu’à la mort. » Le temps en question n’est pas celui de l’acte commis par le pécheur mais le temps de sa volonté puisqu’il demeure volontairement dans un état de péché. Si la mort ne mettait pas fin à son existence, il continuerait à y demeurer. Selon Saint Grégoire le Grand, « quoique la faute soit temporelle d’après l’acte, elle est cependant éternelle dans la volonté. »[4]  Saint Thomas en vient alors à cette conclusion étonnante : « Et comme il pèche dans son être éternel », c’est-à-dire dans son âme, qui est immortelle, « il est rationnel que Dieu le punisse éternellement. »

Plus loin dans son exposé, Saint Thomas d’Aquin revient sur notre justice humaine. Que faisons-nous en effet quand nous punissons une personne dans l’espoir de la corriger ou de l’amender si malgré nos efforts, elle persiste dans sa méchanceté ? Elle est de nouveau punie généralement d’une peine plus lourde. Et les peines pourraient encore s’accumuler s’il récidive au point qu’une vie humaine ne suffirait pas pour les satisfaire. Des criminels se voient ainsi de nos jours condamnés d’un temps de prison qui dépasse parfois la vie même d’un homme. Ainsi, de même, pour celui qui s’obstine dans un état de péché jusqu’à sa mort, sa peine ne peut avoir de terme final. Tant qu’il y demeure, la peine perdure. Or, après la mort, il n’est plus possible de changer d’état et donc de se corriger…

Or, « la confirmation dans le bien et l’obstination dans le mal de l’âme humaine a lieu lorsqu’elle se sépare du corps. »[5] Tant qu’elle est unie au corps, elle peut changer d’état puisque l’homme est dans un état de changement. C’est le sens que Saint Thomas donne au verset biblique suivant, conformément à l’interprétation des Pères de l’Église : « Si l’arbre tombe au sud ou au nord, ou quelque autre lieu, il y sera. » (Ecclésiaste, XI, 3). « Ainsi donc après cette vie ceux qui seront trouvés bons dans la mort auront pour toujours leur volonté confirmée dans le bien, ceux qui seront trouvés mauvais seront pour toujours obstinés dans le mal. »[6]

La gravité du péché

Saint Thomas d’Aquin traite aussi de la peine selon la gravité du péché qui est en fait la véritable mesure que nous devons prendre en compte lorsque nous voulons déterminer une peine. Il revient alors sur la peine commise par le péché, c’est-à-dire sur la nature même du péché. Celui-ci est une offense faite à Dieu. Or, la gravité d’une offense se mesure selon l’importance ou la dignité de la personne offensée. Plus cette dignité est grande, plus l’offense est grave, plus la sanction doit donc être forte. Nous pouvons aussi évaluer l’offense selon l’écart en dignité de l’offenseur et de l’offensé. Par conséquent, comme l’offensé est Dieu et qu’un abîme sans fond sépare l’homme de Dieu, l’offense qui Lui est commise est en quelques sortes infinie, « d’où une peine en somme infini lui est-elle due. »

Or, une peine se mesure en intensité et en temps. Comme l’homme est une créature, donc par nature limitée, une peine qui lui est infligée ne peut pas être infinie en intensité. « D’où il reste qu’une peine de durée infinie est due pour le péché mortel. » En outre, l’intensité de la peine peut varier, même si la durée est identique. Selon la Sainte Écriture, les peines sont bien différentes en enfer selon la gravité de la faute qui a conduit le pécheur dans les ténèbres. Il n’y a donc pas de contradiction entre éternité et différenciation dans les peines.

La crainte de l’enfer

Enfin, l’éternité des peines demeure une peine médicinale pour les hommes qui demeurent encore ici-bas par la crainte qu’elle inspire. Il est alors étrange que celle-ci fasse l’objet de tant de critiques, y compris chez les chrétiens.

Il est évident que le chrétien n’agit pas uniquement en fonction de cette peur comme si elle était une crainte servile. Elle est plutôt une crainte filiale, similaire à celle qui doit régler en partie les rapports entre les parents et leurs enfants. Nous agissons souvent en effet selon cette crainte à l’égard de nos proches. Nous évitons aussi, il faut le dire, de commettre des méfaits de peur d’avoir une amende ou d’aller en prison. Un enfant sait combien cela peut lui coûter de faire une bêtise. Il ne veut point non plus mécontenter ceux qu’il aime. Un amant n’oserait pas commettre non plus une chose qui pourrait déplaire à son aimée bien que cette crainte ne soit pas au centre de ses motivations. La crainte est donc naturelle et bonne en soi. Devons-nous alors nous étonner que nous n’agissions pas de même avec la justice divine quand nous aimons Dieu ? Le chrétien craint donc naturellement les châtiments de l’enfer. Qui pourrait le condamner d’agir ainsi ?

La crainte de la peine éternelle est alors un remède préventif pour ceux qui ne sont pas dans un état de péché. Parfois, elle est la dernière et ultime barrière qui nous empêche de commettre l’acte. La peur du gendarme suffit souvent à nous rendre dociles. Mais elle a aussi une valeur médicinale pour celui qui est dans un état de péché. S’il prend réellement conscience des conséquences de son état et qu’il sait qu’à tout moment, il peut rejoindre le tribunal divin, il ne peut vouloir que le quitter. S’il y persiste, il ne peut alors qu’en vouloir qu’à lui-même. L’éternité de l’enfer peut donc être une peine suffisamment effrayante et persuasive pour nous empêcher de commettre un péché ou nous forcer à quitter notre état de pécheur.

Conclusions

Comme nous l’avons déjà évoqué, la Sainte Écriture est suffisamment claire pour justifier la doctrine chrétienne sur la damnation éternelle. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que cette idée peut répugner de nombreuses âmes tant elle peut paraître peu compatible avec notre propre idée de justice. Saint Thomas d’Aquin nous donne alors des éléments de réponse pour montrer toute la convenance de la doctrine chrétienne et ainsi montrer que du point de la vue de la raison, elle n’est pas injuste en dépit des apparences.

Saint Thomas d’Aquin nous rappelle aussi qu’au-delà du péché commis, c’est bien l’état de péché dans lequel se trouve l’homme au moment de sa mort qui le conduit en enfer et à des peines éternelles. Cet état dans laquelle la volonté de l’homme s’est obstinée jusqu’à sa mort à demeurer nécessite une peine à la mesure de cette obstination dans le refus de Dieu, une obstination qui le faire perdurer hors de la vie divine. En comprenant bien ce qui est réellement condamnée, nous pouvons alors saisir la justice de Dieu. La répugnance à l’égard de la doctrine chrétienne sur la damnation éternelle s’explique alors par l’incompréhension de ce qu’est le péché et l’état de péché, et finalement ce qu’est la vie divine.

Comme dans le symbole de foi du pape Damase, à la fin du Ve siècle, « nous sommes dans l’attente que nous obtiendrons de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit la vie éternelle en récompense de notre bon mérite, soit la peine du supplice éternel pour nos péchés. »[7] Selon un autre symbole de même âge, il est « de foi droite que de croire et de confesser que […] ceux qui ont bien agi iront dans la vie éternelle, mais ceux qui auront mal agi, au feu éternel. »[8] Enfin, le pape Benoît XII définit que « selon la disposition générale de Dieu les âmes de ceux qui meurent en état de péché mort descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentés de peines éternelles »[9].



Notes et références

[1] Voir Émeraude, article

[2 Le Compendium Theologiae ou Bref résumé de la foi chrétienne de Saint Thomas d’Aquin est un abrégé de la doctrine chrétienne qu’il a écrit entre 1269 et 1272 à son ami Socius. Il l’a rédigé après avoir achevé ses grands traités. Il a donc une vision complète de la doctrine de l’Église. Cet ouvrage est souvent décrit comme son testament.

[3] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 183, trad. du Père Kreit, Nouvelles éditions latines, 1985.

[4] Réponse à l’objection 1, article 1.

[5] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 184.

[6] Saint Thomas d’Aquin, Bref résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première partie, 1er traité,  E, chapitre 174.

[7] Damase, Formule de foi appelée Fides Damasi, Denzinger n°72.

[8] Symbole de foi dit Clemens Trinitas, ou encore appelé Fides catholica Sancti Augustini episcopi, Ve ou VIe siècle, Denzinger n°76.

[9] Benoît XII, Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1336, Denzinger 1002.

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