" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 17 juillet 2021

L'homme machine, une conception de la vie révélatrice d'une science sûre d'elle-même...

Selon La Mettrie, l’homme n’est qu’une machine qui se distingue de l’animal et des autres êtres vivants que par son organisation et sa complexité. La pensée, la connaissance, la volonté, le sentiment ou encore l’amour, tout cela n’est que le produit de phénomènes physiques. La position de La Mettrie, aussi radicale soit-elle au XVIIIe siècle, n’est plus aussi audacieuse de nos jours, non pas parce qu’elle est d’un âge dépassé mais parce qu’elle est plutôt partagée par un grand nombre de nos contemporains. Ce qui était en effet le produit d’une imagination débordante et frénétique est sans-doute devenu en notre siècle une des banalités admises comme vérité certaine, ou au moins inconsciemment admise.

Pour s’en convaincre, les partisans d’une conception purement matérialiste de l’homme évoquent les découvertes et les progrès de la biologie dans toutes ses composantes comme la psychologie ou la neurologie. En un mot, ces sciences défendraient et démontreraient l’idée de la pure matérialité de l’homme. Il serait alors bien prétentieux de ne pas les entendre et de les suivre, nous disent-ils, puisque leur objet d’étude est justement la vie et l’homme. En outre, les technologies actuelles sont désormais capables de concevoir des robots dotés d’une intelligence artificielle, qui non seulement peuvent bouger et parler mais aussi témoigner des sentiments et battre des joueurs d’échec. Si l’homme est capable de concevoir un humanoïde, pourquoi l’homme ne serait-il pas lui-même une machine ?

Une hypothèse porteuse d’interrogations

Admettons donc cette conception de l’homme machine. Admettons en effet que nous ne sommes que matière admirablement bien organisée et que tout en nous n’est que le produit de mécanismes physiques et de réactions chimiques. Nous finirions alors par admettre que ce que nous appelons « vie » ne désigne finalement que le fonctionnement de notre corps, la maladie qu’une panne ou un bug, la vieillesse qu’une usure, la mort qu’un arrêt définitif. La médecine consisterait à entretenir la machine, à corriger les erreurs, à remplacer les membres ou organes usés, abîmés, mal conçus. Ce qui compte alors pour l’homme, ce n’est pas la vie en elle-même, celle qui coule dans ses veines, mais celle qui se déploie de lui-même, son efficacité ou encore ses performances. Un robot n’a en effet de valeur qu’en fonction de ce qu’il fait et non de sa constitution.

Si l’homme n’était qu’une machine, il ne présenterait en effet de l’intérêt que dans ce qu’il fait ou réalise et non dans ce qu’il est. La vie n’aurait alors de valeur qu’en fonction de son utilité, de ses capacités, de ses performances. La morale ne serait donc qu’une norme ou un ensemble de règles qui permettraient à l’homme d’atteindre cette efficience dans un environnement donné et en relation avec les autres machines. Et si son milieu évoluait ou si d’autres normes lui permettaient d’accroître son bonheur, alors la morale devrait changer. Tout ne serait vu et accepter selon ce prisme utilitariste. Mais, qui pourrait lui dire ce qui lui est utile ou inutile ? Et surtout, qui l’aurait dit au premier homme ?...

Une machine est conçue par l’homme pour réaliser des tâches pour lui, c’est-à-dire pour lui être utile. Elle part donc de l’homme pour revenir à lui. Une machine à laver qui ne lave pas son linge est sans valeur. Tout jugement sur la machine porte donc sur son efficacité. Il ne s’agit pas de faire pour faire mais de faire ce qu’il faut faire, c’est-à-dire d’atteindre un objectif qui lui a été préalablement fixé, c’est-à-dire imposé à la machine. Par conséquent, il n’est guère possible de parler de machine sans évoquer sa finalité. Qui aurait donc défini au premier homme ses tâches ?…

Une machine est d’abord et avant tout l’œuvre d’un homme. Elle ne naît pas d’elle-même ni de la nature. Il n’y a pas d’intelligence artificielle sans développeur ni processeur. Même si nous pouvons encore croire qu’il est possible à une machine de concevoir une autre machine, il reste nécessaire d’en fabriquer la première dotée de la capacité de concevoir une autre machine. En conséquence, puisqu’une machine est nécessairement liée à son concepteur, nous nous heurtons encore à une interrogation. Qui a conçu le premier homme machine ?

Une machine n'est pas conçue de rien. Elle part toujours d'un modèle. C'est en effet en observant le monde qui l'entoure, en s'observant lui-même,  qu'il invente et réalise outils, automates, robot. Qui a été le modèle de l'homme machine ?

La conception matérialiste de l’homme soulève aussi quelques questions sur la notion même de la science de la vie. Si nous n’étions que le produit d’un ensemble de mécanismes physico-chimiques, alors l’étude de l’homme ne diffèrerait guère des sciences physiques. La biologie et toutes ses composantes n’auraient plus de raisons d’être, ou du moins, elles constitueraient un élément constitutif des sciences physiques, perdant ainsi toute autonomie. À quoi bon donc d’écouter les biologistes ? Autant écouter le physicien ou le chimiste ! Par conséquent, nous tomberions dans une intolérable contradiction. Si nous devions en effet écouter les experts biologistes qui considèrent l’homme comme une machine en raison de leur science, nous serions aussi obligés de remettre en cause leur légitimité pour en parler !

Le fait même que la biologie constitue une science à part des sciences physiques montre une distinction dans leur objet d’étude. Certes, elle a besoin des connaissances que les autres sciences peuvent lui apporter, mais celles-ci ne lui suffisent pas. 

Qu’est-ce que la « biologie » ?

Selon Wilhelm Engelmann[1], le terme de « biologie » a été utilisé pour la première fois et simultanément par le médecin allemand Treviranus (1776-1837) et le naturaliste français Lamarck. Treviranus définit l’objectif de cette nouvelle science. « Les objets de nos investigations seront constitués par les différentes formes et manifestations de la vie, les conditions et les lois sous lesquelles ce phénomène a lieu et les causes par lesquelles il est déterminé. La science qui s’occupe de ses objets sera désignée par nous du nom de biologie ou science de la vie. »[2] La biologie aurait pour objectif d’étudier les conditions générales du phénomène de la vie, c’est-à-dire ses manifestations et non la vie en elle-même. Elle suppose l’existence de lois et le déterminisme …

Lamarck est sans-doute plus précis en limitant la biologie au corps vivant. « C’est une des trois parties de la physique terrestre ; elle comprend tout ce qui a rapport au corps vivant, et plus particulièrement à leur organisation, à ses développements, à sa composition croissante, avec l’ensemble prolongé des mouvements de la vie, à sa tendance à créer des organes spéciaux, à les isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. »[3]. La biologie devra examiner les facultés générales des corps vivants, les différentes catégories dans lesquels ils peuvent être répartis et enfin leur formation successive. Notons qu’il intègre la biologie à la physique.

Par conséquent, Treviranus et Lamarck constituent la biologie comme une science capable d’établir des lois sur les phénomènes de la vie ou sur les corps vivants, et non sur la vie en elle-même. Elle est une science qui « embrasse les phénomènes de la vie dans leur unité, dans leur diversité et dans leur histoire »[4]. Mais comment pouvons-nous l’expliquer ? La diversité ne peut être une s’il n’y a pas de principe d’unité ? Une histoire n’a pas de sens si elle n’y a pas de fil conducteur, s’il n’y a pas un auteur qui l’écrit.

Cependant, des recherches en historiographie montrent que le terme de « biologie » est plus ancien. Au XVIIe siècle, il est utilisé pour désigner un récit de vie dans le contexte de sermons funèbres. Au siècle suivant, l’auteur des notices nécrologiques est aussi appelé biologiste. Dans un ouvrage de Linné publié en 1736, « les biologistes sont ceux qui décrivent la vie et la mort des auteurs botanistes. » Le mot évoque alors l’individualité de l’homme, c’est-à-dire la vie en un sens existentiel. Ainsi, le terme de « biologie » nous renvoie sur une réalité : chaque vie est différente, unique et donc indéterminée. Il nous renvoie alors non seulement à notre individualité mais aussi à la liberté qui caractérise la vie. Il est donc difficile de croire que cette vie est soumise à des lois…

En 1766, dans la Philosophie naturelle ou physiques dogmatique de Michael Christov Hanov (1695-1773), la biologie prend le rang d’une science, « science des choses vivantes », qui englobe la vie des corps végétaux, les choses vivantes et la vie corporelle en général. Elle s’occupe des lois communes aux plantes et aux animaux[5], et à leurs propriétés particulières. Elle relève ainsi d’une science particulière à côté de la géologie, montrant ainsi une distinction entre les êtres vivants et les minéraux.

Dans un texte daté de 1797, un autre médecin emploie le terme de « biologie » au sens de physiologie dans un traité sur la santé. Puis, le terme a encore été utilisé par un médecin en 1800 pour désigner la partie de la médecine qui étudie les caractéristiques morphologiques, physiologiques et psychologiques des êtres humains. Le terme tend donc à unir tout un ensemble de connaissances qui portent sur l’homme et le caractérisent non en tant qu’individu mais en tant que corps vivant.

Ainsi au XVIIIe siècle, le terme de « biologie » porte sur des sujets différents mais souligne la particularité de l’être vivant distinct des autres corps. Il apparaît comme la volonté d’unifier de nombreuses connaissances portant sur des aspects des corps vivants, sur leurs propriétés  communes et spécifiques à une catégorie de vivants. Elle ne porte pas sur l’homme en tant que tel. Par conséquent, elle suppose un modèle capable de réunir dans une synthèse l’ensemble des connaissances acquises, un modèle à partir duquel il est possible de comprendre l’homme dans son individualité. Cela nous renvoie à l’intention des anatomistes et des physiologistes du XVIIe siècle qui cherchent à exposer les résultats de leurs observations et leurs interprétations au moyen de modèles simples tout en faisant bien la distinction entre objet réel et objet connu.

Un modèle limité

Comment pouvons-nous alors expliquer l’initiative de Treviranus et Lamarck ? Pourquoi donnent-ils une nouvelle définition de la biologie comme si elle n’existait pas ? Est-ce par ignorance ? Ces deux savants veulent en fait souligner l’aspect évolutif de la vie ou encore l’étudier selon son évolution. Précisons qu’ils sont partisans de l’évolutionnisme. Lamarck est l’auteur du transformisme[6]. Alors que leurs prédécesseurs cherchaient à caractériser les phénomènes de la vie pour en constituer un modèle comme dans toute science, ils cherchent plutôt à démontrer le développement de la vie, à expliquer son unité et sa diversité. La biologie telle qu’ils définissent se démarque alors des sciences physiques qui ne traitent pas de l’histoire puisque les lois qu’elles recherchent et définissent sont non seulement universelles mais intemporelles. La biologie fait aussi œuvre d’histoire en incluant dans son périmètre d’étude le temps. Là réside une nouveauté. Mais celle-ci soulève alors une question : avec de telles présupposées, la biologie peut-elle encore être considérée comme une science ?

La biologie, telle qu’elle est conçue par les deux évolutionnistes, doit donc expliquer l’origine des corps vivants puis leur transformation au cours du temps selon une force qui nous échappe encore. Il est donc désormais difficile de s’appuyer sur elle pour démontrer l’évolution de la vie puisqu’elle est un présupposé admis ou encore les prémisses de tout raisonnement. Les expériences et les outils en sont aussi conditionnés. Nous ne cherchons en effet que ce que nous voulons rechercher.

Enfin, si le modèle doit permettre de mieux comprendre un fonctionnement ou faciliter la description d’un phénomène ou d’un composant, il ne peut nous faire oublier ses limites. Lorsque l’homme ou le corps est comparé à une machine, nous pensons qu’il est constitué de composants simples qui s’unissent pour former un tout, et c’est ce tout qui en constitue l’objet du modèle. L’homme apparaît comme une organisation dont la complexité et la performance s’expliquent par l’organisation de tous les éléments qui le constituent. Par la même analogie, il est alors aisé d’expliquer la diversité des vivants par une organisation de plus en plus complexe, d’une complexité qu’explique le temps. C’est aussi par cette décomposition en éléments simples que les sciences fondent leurs connaissances. Or, contrairement aux objets non vivants, le corps vivant est autant complexe dans ses composants que dans le tout. Il y a autant de secrets dans la cellule vivante que dans le corps. L’ADN conserve encore bien des mystères. Et une plante est-elle aussi simple qu’un animal ?

Conclusions

Il serait bien peu sage de demander aux biologistes de nous dire ce qu’est l’homme. Certes, ils peuvent nous expliquer comment le corps peut fonctionner à partir d’un modèle bien défini mais ils ne peuvent nous apporter des réponses sur la nature de l’homme. Comme les sciences physiques, elle se fonde sur des théories qu’elle développe à partir d’hypothèses mais elle a une particularité que nous ne pouvons guère négliger. Elle est en effet indissociablement associée à une philosophe de l’homme, ou encore à une certaine conception de l’homme. Or, ne l’oublions pas. L’objet d’étude et de connaissance de la biologie est le même que celui qui étudie. L’homme est-il alors capable de se dissocier de son objet d’étude de manière suffisamment désintéressée pour s’oublier ? Telle est le paradoxe d’une science qui se veut autonome à l’égale des autres sciences

La vision matérialiste de l’homme est sans-doute la vision la plus simple que nous pouvons avoir dans notre monde industriel, très mécanisé et bientôt robotisé bien qu’elle soit difficilement soutenable. Elle paraît non seulement simpliste mais peu pertinent pour comprendre la complexité et la spécificité du corps vivant dans son ensemble comme dans ses parties. Elle soulève bien des questions qui dépassent alors la conception matérialiste qu’elle prétend défendre. Elle porte enfin trop d’idées humaines et donc limitées pour être prise au sérieux. La vision mécaniste n’est-elle pas finalement une vaine tentative d’enfermer l’homme dans sa propre manière de penser ?

Il est tentant de comprendre le fonctionnement de notre corps en prenant exemple sur des choses que nous maîtrisons, en le réduisant en des grandeurs manipulables par l’esprit ou encore de développer des concepts bien aisés à faire comprendre pour décrire nos observations et nos interprétations. Mais nos modèles comme nos objets philosophiques ne sont pas des réalités. L’analogie n’est pas confusion. La vision matérialiste éprouve alors bien des difficultés pour prendre en compte les propriétés intrinsèques à la vie, c’est-à-dire ce qui fait que la biologie n’est pas un élément des sciences physiques. Elle ne peut guère contenir la vitalité dont la vie témoigne et encore moins les forces qu’elle déploie. En un mot, l’homme vivant telle qu’il est étudié est comparable à un corps inerte. Il lui manque la vie…


Notes et références

[1] Voir Bibliotheca historionaturalis, Wilheim Engelmann, édition Hoppe, 1971.

[2] Treviranus, Biologie, 4 dans Première Partie : le cadre théorique de la biologie, Jean Gayon, dans Précis de philosophie de la biologie, sous la direction de Thierry Hocquet et Francesca Merlin, chap. I

[3] Lamarck, Recherche sur l’organisation des corps vivans, Table raisonnée des matières, Libraire Maillard,  gallica.bnf.

[4] Jean Gayon, Première Partie : le cadre théorique de la biologie.

[5] Partie appelé « bionomie ».

[6] Voir Émeraude, septembre 2012, article « Lamarck et l'ordre des choses ». 

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