" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 23 février 2015

Taymaiyya, un penseur de l'islam, prélude du salafisme

Né en 1263 au sud-est de Turquie, Ibn Taymiyya est un « théologien » et juriste de l’islam. De l’école hanbalite, il est parfois considéré comme « une personnalité de premier plan dans l’histoire de la civilisation islamique »[1]. Caractérisé par son intransigeance, il est l’une des sources d’inspiration des mouvements islamiques contemporains.
Retour sur l’hanbalisme
L’islam sunnite reconnaît quatre écoles juridiques[2], dites aussi madhab. Ce sont les écoles hanafite, malékite, shaféite et hanbalite. Elles reconnaissent le Coran et les hadiths comme sources premières du droit musulman. Elles se différencient sur la place que doit jouer la libre opinion. L’école la plus intransigeante est l’école hanbalite, fondée par Dan Ahmad Ibn Hanbal (780 - 855). Seuls comptent le Coran et la Sunna comme sources de droit. Il reproche les autres fondateurs de trop recourir à la démarche rationnelle.
Bagdad


Ibn Hanbal se méfie de la raison. Il refuse en particulier le raisonnement par analogie, en usage plus ou moins dans les autres écoles. Toute réflexion rationnelle, philosophique appliquée aux questions religieuses est en effet considérée comme déviante et condamnable. Dieu est inaccessible à la raison humaine. Il est donc inutile de justifier le Coran par l’argumentation rationnelle. Il prône alors la littéralité des textes sacrés. Naturellement, il s’est farouchement opposé au mutazilisme Contre ceux qui prétendent que le Coran a été créé, il prêche la doctrine du Coran incréé. 


Taymaiyya, disciple du hanbalisme
Fuyant l’invasion mongole, la famille de Taymaiyya se réfugie à Damas en 1269, encore aux mains des Mamelouks. Juriste de l’école hanbalite, Ibn Taymaiyya est fidèle aux idées de son maître. Il désapprouve l’usage de la raison et de la philosophie dans l’interprétation des textes sacrés. Il prêche en particulier la volonté toute puissante de Dieu comme à l‘origine et à la fin de toutes choses. S’opposant à l’influence de l’aristotélisme d’origine païenne dans l’islam, il s’en prend naturellement à tous les philosophes musulmans dont Avicennes.
Mais ses discours ne se réduisent pas à la condamnation de l’usage de la philosophie dans les questions religieuses. Taymaiyya réveille aussi la méfiance à l’égard des non-musulmans, dénonce la sincérité de certaines conversions, s’attaquent au chiisme, remet en cause les relations entre la religion et la politique dans l’islam. Il en appelle finalement au retour de la pureté de la foi et au djihad. Ses diatribes lui valent des condamnations et des séjours en prison où il finit par mourir en 1328.
Un disciple intransigeant
Taymaiyya se montre très virulent à l’égard des gens du Livre, en particulier les chrétiens, et des Mongols. Aux infidèles, il prône une très grande fermeté. « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà exilé les juifs de Khaybar ». Il dénonce toute complaisance à l’égard des juifs et des chrétiens. « Les musulmans doivent se garder de tout ce qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatise la faiblesse du régime des Mamelouks à leur égard.
Aux Mongols, Taymaiyya déclare le djihad. Certes ils se sont convertis à l’islam mais le juriste fait une distinction entre le vrai et la faux musulman. Il dénonce en effet la conversion en apparence des Mongols puisqu’ils obéissent davantage à leurs lois héritées de Gengis Khan qu’à la loi musulmane. Par ailleurs, ils ont attaqué un pays musulman. Il est donc naturel de les combattre.
Taymaiyya s’oppose au soufisme qu’il considère comme un mouvement hérétique. Il condamne les grands mystiques dont Al Arabi. Il reproche à ce dernier de prôner comme but de toute vie une assimilation de l’homme en Dieu alors qu’il définit comme véritable but l’obéissance à la volonté divine. Il critique aussi l’idée qu’un saint peut être plus éminent que le prophète comme le croient les soufistes. Cependant, son opposition au soufisme fait l’objet d’un débat entre les experts musulmans. Effectivement, il est difficile de comprendre cette opposition lorsque nous savons qu’il a été enterré dans un cimetière soufiste.
Taymaiyya rejette le culte des saints, une pratique très répandue à son époque chez certains musulmans. Car Dieu ne peut partager sa souveraineté conformément à la doctrine hanbalite. Il s’en réfère au coran. « Dieu a maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes des lieux de prière ».
Taymaiyya prône donc le djihad contre les hérétiques. Tous ceux qui ne peuvent y participer sont alors exclus de la communauté musulmane. Le principal combat qui prône est donc contre les déviants de la foi, notamment les chiites.
Mausolée d'Ali
L’adversaire du chiisme
Taymaiyya est surtout connu pour ses réfutations contre le chiisme et plus particulièrement contre la thèse selon laquelle l’imamat est l’exigence la plus importante parmi les articles de religion. Selon le chiisme, l’imam est le guide infaillible, spirituel et politique de la communauté musulmane. Il est inspiré par Dieu. Il s’est incarné en Mahomet avant que ce dernier ne l’institutionnalise. La lumière divine passe d’imam en imam selon les liens familiaux.
Taymaiyya multiplie les arguments pour montrer que la doctrine chiite est fausse et dangereuse. Comme nous l’évoquerons au chapitre suivant, une communauté obéit à un chef tant qu'il applique la loi religieuse. Sa légitimité ne repose pas sur une filiation. Évidemment, le chef doit être capable de diriger la communauté musulmane.
La forme du pouvoir n’est pas non plus important puisque Mahomet ne l’a pas défini. Seul compte la religion. Dans son argumentation, il va plus loin encore. Le chef ne représente pas Dieu sur terre. La souveraineté divine est en fait incarnée dans la communauté des musulmans, l’Ouma[3]. Si Dieu lui a envoyé le Prophète, c’est qu’elle a été élue par Dieu. « Les Musulmans donc, puisque Dieu en a fait ses témoins, ne sauraient commettre un faux témoignage. S’ils témoignent qu’une chose a été ordonnée par Dieu, c’est qu’elle l’a été ; s’ils témoignent qu’une chose a été interdite par Dieu, c’est qu’elle l’a été. S’ils avaient témoigné le faux, ou par erreur, les Musulmans n’auraient pu être considérés comme les témoins de Dieu sur cette terre. Dieu a au contraire purifié leur témoignage, comme il l’a fait pour les Prophètes, en établissant la sincérité de leur transmission. Il a proclamé que les Prophètes ne lui attribuent que la Vérité ; de même, sa communauté ne témoigne à Son égard qu’en toute Vérité. »[4] Néanmoins, ne faisons point d’anachronisme. La communauté musulmane ne représente pas Dieu, le calife non plus. Toute idée de vicariat ou de représentation divine est nettement rejetée. Le calife ne peut qu’être le successeur ou le vicaire du prophète.
Il présente aussi le chiisme comme une secte inventée par les adversaires de l’islam pour le nuire de l’intérieur[5].
Finalement, Taymaiyya prononce une fatwa, un avis juridique qui a force de loi religieuse : « Les adeptes du dogme imâmite sont des hérétiques, athées et ennemis de l’islam. »[6] Cette sentence est équivalente à une condamnation à mort. Sa position est d’une extrême sévérité. « Il y a un consensus de l’ensemble des ulémas de l’islam sur le fait que toute tendance qui s’abstient d’appliquer serait-ce un seul principe implicite et authentique de l’islam, ce qui est le cas des imamites, doit être détruite afin de purifier la religion. » [7]
Les rapports entre le pouvoir politique et la religion
Lors de ses attaques contre le chiisme, Taymaiyya définit clairement les relations entre la religion et la politique dans l’islam. La religion est le fondement du pouvoir politique et temporel. Le musulman doit obéir au pouvoir politique tant que ce dernier demeure fidèle aux prescriptions religieuses. La religion et la politique sont aussi inséparables. « Il faut donc savoir que l’exercice d’une fonction publique constitue l’un des devoirs les plus importants de la religion ; la fonction publique, ajouterons-nous, est indispensable à l’existence même de la religion» [8]

Selon les propos coranique, Mahomet s’est affirmé comme un « serviteur envoyé » et non comme un « prophète roi », ce qui signifierait que la religion est fondement du politique. L’autorité politique doit donc agir par la religion et pour la religion. Elle doit garantir l’islam et se conformer à la charia. Les institutions étatiques doivent aussi répondre aux exigences religieuses. Et c’est sur cette finalité que repose la légitimité d’un chef politique. Si les lois humaines remplacent les lois religieuses, l’autorité politique devient alors idolâtre et apostat.
Certes pour les questions de détail, il demande le recours au principe de consultation. Après délibération, l’autorité musulmane doit cependant demeurer orientée vers l’application de la loi religieuse. D’où l’importance des oulémas dans la vie politique de l’État. Ces derniers peuvent guider les autorités, dénoncer l’irrespect des lois religieuses et contester leur légitimité.
Sa théologie politique est influencée par la situation de l’islam au XIIIe siècle. Les pouvoirs politique et religieux semblent être distincts. Dans l’empire musulman des mamelouks, le premier appartient au calife, le second au sultan. Le sultan ne possède pas de légitimité contrairement au calife. C’est pourquoi il prend officiellement son pouvoir auprès du calife lors d’un cérémonial. Mais en vérité, son véritable pouvoir, il le tient en fait de ses capacités militaires et de son influence. Le sultan agit indépendamment du calife. Dénué de tout pouvoir politique, le calife n’est qu’un symbole qui entérine l’autorité du sultan. Le pouvoir politique a besoin du prestige et de la légitimité qu’apporte le califat. Cependant, le sultan est aussi déclaré défenseur de la foi et tente de contrôler ce qui relève de la foi.
Le retour aux anciens
Enfin, Taymaiyya insiste sur la pureté de l’islam et sur le rôle joué par les martyrs dans sa défense. « Les vrais sunnites sont ceux qui suivent le véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs. C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour de la Résurrection ».
Taymaiyya présente l’instabilité et la division du monde musulman comme un châtiment divin. Pour retrouver la splendeur du temps passé, il demande une application de la loi religieuse. En clair, il présente « la réussite matérielle des musulmans dans le monde ici-bas comme un résultat de la bonne application de la charia »[9]. Il en appelle ainsi à un retour à la foi originelle et à une profonde réforme.
Fidèle à l’hanbalisme, Taymaiyya refuse l’usage de la démarche rationnelle pour toute question religieuse, mais il se montre particulièrement virulent et intransigeant pour dénoncer toute tiédeur et déviation par rapport à l’interprétation littérale du Coran. Il étend les principes de son maître à la politique, prônant la subordination du politique à la religion et donc la participation des autorités religieuses dans la conduite de la politique. Au XIXe siècle, ses idées seront reprises et inspireront le fondateur du wahhabisme…









Références

[1] Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions, 1 / 2007, mis en ligne le 1er mars 2010, consulté le 11 octobre 2012, http://www.revues.org.
[2] Voir Émeraude chrétienne, février 2014, article « Les différences interprétations du droit musulman».
[3] Voir Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[4] Ibn Taymiyya, cité dans Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[5] Voir Mrani Mouyal Rachid, thèse de doctorat, La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[6] Ibn Taymiyya, Minhaj as-sunna an-nabawiya(Le chemin de la tradition prophétique), cité dans La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[7] Ibn Taymiyya, Minhaj as-sunna an-nabawiya(Le chemin de la tradition prophétique), cité dans La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.
[8] Taymaiyya, La politique conforme à la Loi religieuse, cité dans Caterina Bouri, Théologie politique et Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk dans Revue de l’histoire des religions.
[9] Mrani Mouyal Rachid, thèse de doctorat, La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : le wahhabisme et le chiisme duodécimain, 13 janvier 2014.


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