" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 24 mars 2016

Les autres théories de la religion (psychologie, psychanalyse, structuralisme, phénoménologie, histoire, ethnologie)

Dans l’article précédent, nous avons décrit des théories qui décrivent les faits religieux sur un plan uniquement fonctionnaliste. Elles cherchent à expliquer l’origine des religions et leur diversité, les réduisant à un domaine d’étude au détriment de leur complexité. Moins instrumentaliste, le diffusionnisme tente plutôt de découvrir les modes de diffusion des faits religieux afin d’atteindre les possibles souches religieuses de l’humanité. Nous allons dans cet article décrire d'autres approches d’étude.

L’étude psychologique de la religion

Dans un article déjà ancien[1], nous avons évoqué la conception psychologique de la religion de Feuerbach (1804-1872) : « les dieux ne sont que les désirs des hommes mués en entités véritables »[2]. L’homme aurait créé la religion afin de se délivrer de ses craintes et se débarrasser de ses angoisses. « Tout discours humain sur les dieux, qu’il s’agisse de mythes, de symboles ou de théologies, n’est que miroir qui renvoie à l’homme sa propre image. » Par conséquent, l’étude des religions reviendrait à étudier les modes par lesquels les hommes se représentent. Mais « l’être divin n’est pas réductible aux modes d’appréhension du sujet pensant. » Aucune image, aucun symbole ne sont la divinité qu’ils représentent. Il n’y a pas d’identité entre l’image et ce qu’elle représente.

Les chercheurs vont développer la pensée de Feuerbach en étudiant le croyant de manière clinique pour définir des lois qui déterminent l’existence d’attitudes religieuses à partir de l’analyse des états de conscience et de ses comportements rituels. Le phénomène religieux se réduit alors rapidement à un phénomène pathologique, à des variations de l’équilibre physiologique, du tonus nerveux, etc. Le mysticisme est par exemple rapporté à un cas d’hystérie. Si les premiers chercheurs se sont perdus dans la naïveté scientiste, tel que Charcot, chef de file de l’école française, d’autres se montrent plus sérieux[3].

La conception freudienne de la religion

Mais toutes ces recherches ont rapidement disparu au profit de l’interprétation freudienne de la religion. Freud part de deux principes pour établir sa théorie.

D’abord, les attitudes religieuses seraient comparables aux symptômes névrotiques individuels. Le phénomène religieux serait donc assimilable au processus névrotique. « La religion n’était rien d’autre que la névrose obsessionnelle et universelle de l’humanité »[4]. Puis, le développement de chaque culture humaine et l’évolution psychologique de l’individu seraient identiques. Freud cherche alors à identifier les différents âges psychologiques de l’humanité comme on peut identifier l’histoire psychique de l’individu. Or selon le freudisme, les comportements psychiques seraient explicables par les traumatismes de la petite enfance. Par conséquent, des traumatismes historiques expliqueraient de même la notion d’un Dieu-Père.

Freud développe alors plusieurs idées, celles du totem et du tabou. En voici un exemple, fondé sur le complexe d’Œdipe. Des fils sont excédés par la tyrannie sexuelle de leur père. Rebelles à son autorité, ils l’auraient tué mais alourdis par le poids de la culpabilité, ils l’auraient idéalisé puis adoré au point qu’il serait devenu un dieu personnalisé. Freud déploiera toute son imagination pour trouver d’autres justifications.

À partir de Freud, la psychanalyse est utilisée pour expliquer les phénomènes religieux. Le complexe d’Œdipe sera maintes fois repris pour décrire des religions. « Dans la culture des aborigènes d’Australie, il décèle que leurs mythes sont un moyen de résoudre symboliquement les problèmes posés par l’attachement ambivalent des enfants aux parents, mais qu’ils sont aussi une sorte de sublimation de traumatismes psychiques provoqués par la sexualité. Le culte religieux serait finalement la projection des fantasmes exprimant les réalisations symboliques de désirs interdits ou impossibles.  »[5] La religion résulterait des désirs interdits, des tabous, des refoulements.

Ainsi Freud et ses disciples ne voient sous l’aspect des faits religieux comme le rite et la liturgie que des systèmes de défense contre l’angoisse sur les « actes obsédants ». La religion ne serait qu’une « fausse sublimation », « la sublimation étant la façon dont on renonce à ses illusions infantiles pour déboucher dans l’ordre de la culture et de la société organisée »[6].

Des chercheurs de l’école culturaliste[7] remettront en question ces théories[8]. Ils ont rapidement découvert que Freud avait généralisé un certain phénomène religieux. Ce qui croyait être un état général de l’humanité n’est en fait qu’un type particulier. Sans qu’elle soit au cœur de leurs études, ils intégreront cependant la psychanalyse dans leur anthropologie religieuse.

La théorie des archétypes

Avec sa « psychologie analytique », le pasteur suisse, psychiatre et psychologue, Carl Gustav Jung (1875-1961) présente une autre conception psychologique de la religion. Il a développé une théorie qui deviendra florissante, celle des archétypes[9]. Ce sont des « formes existant a priori ou normes biologiques de l’activité psychique », « schémas de réaction ancestraux »[10]. Ces schémas pourraient être réactualisés dans chaque individu afin de l’aider à régler ses « adaptations instinctives ». La religion reproduirait en fait la structure de l’inconscient. Ainsi est-il opposé à la conception religieuse de Freud. Contrairement à lui, il est conscient que le fait religieux est sérieux, qu’il existe réellement.

Selon cette approche, la religion n’est plus étudiée pour connaître ses fonctions, son rôle positive ou négative, ou pour déterminer les facteurs qui l’auraient fait naître mais pour déterminer ce qu’est l’homme. La religion est étudiée selon ce qu’elle peut nous apprendre de l’homme.

La théorie structuraliste de la religion

Il existe aussi d’autres théories plus intéressées à la connaissance que peut apporter la religion sur l’homme. En étudiant des sociétés proches de la nature, Levy-Bruhl (1857-1939) tente de prouver que les primitifs sont incapables de développer un système rationnel pour justifier les relations qu’ils entretiennent avec leur environnement. Ils habitent alors le monde d’êtres merveilleux et de surnaturel qu’ils expriment par un langage mythique. Le système qu’ils construisent se rationaliserait quand les rapports mystiques avec la nature seraient moins saisissables, plus lointains. Mais pour passer d’un monde mythique à un système rationnel, c’est-à-dire à des pensées logiques, les hommes devraient, toujours selon Lévy-Buhl, faire l’objet d’une évolution mentale. La pensée humaine devrait donc évoluer pour passer d’un stade pré-religieux à la religion. Le phénomène religieux serait donc associé à la structure mentale de l’homme. L’évolution des religions manifesterait donc celle de la pensée.

Une conception structurale de la religion



Le XXe siècle est aussi riche en théories psychologiques. Certaines reprennent et développent plus ou moins le freudisme ou les idées de Jung. L’idée d’archétype se retrouve peut-être dans la théorie dite structurale de la religion. Elle consiste en effet à voir dans la religion l’application de formes universelles à un contenu. Mais elle étudie davantage la structure des faits religieux. Son principal défenseur est l’ethnologue français Claude Levi-Strauss (1908-2009). « L’esprit humain agit inconsciemment en imposant des formes à un contenu. Or ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous, anciens, modernes, primitifs et civilisés. Il faut donc, et il suffit, d’atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution et à chaque contenu, pour obtenir un principe d’interprétation valable pour d’autres institutions. »[11]

Lévy-Strauss décompose un grand mythe en grandes unités puis compare ses différentes variantes selon ces composantes. Nous pourrions dire que le premier temps de sa méthode consiste à déstructurer un mythe pour ensuite les comparer par unité de structure. Par la comparaison de nombreux mythes, il démontrerait alors que leur structure n’évolue guère en dépit de leur diversité. Il propose ensuite d’étudier une religion de la même façon, selon des modèles, des éléments permanents que les hommes arrangeraient de manière inconsciente. La diversité religieuse résulterait alors du nombre inépuisable de combinaisons de la pensée humaine. La conception structurale de la religion s‘oriente naturellement vers le symbolisme.

Nous ne sommes guère éloignés de la conception psychologique de la religion que nous avons déjà rencontré dans le cas de la psychologie des profondeurs d’Eugen Drewermann[12]. Nous sommes proches de la psychanalyse. Car si « toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques, elle ne parvient jamais à fournir à tous ses membres et au même degré le moyen de participer pleinement à l’élaboration d’une structure symbolique qui, sur le plan de la pensée normale, n’est réalisable qu’au plan de la vie sociale »[13], ce qui exclut tout comportement symbolique autonome, toute individualité. Telle est l’idée d’aliénation.

Comme dans toutes les théories en quête de structure, le phénomène religieux n’a en fait aucune réalité dans la vision structurale. Le sacré n’existe pas. Il ne servirait qu’à différencier les groupes humains. Le mythe ne serait qu’une perception de la réalité, la religion « une humanisation des lois naturelles », la magie « une naturalisation des actions humaines »[14]. Les images mythiques n’expriment aucune expérience religieuse.

Enfin, selon ces théories, le phénomène religieux n’est compréhensible que de l’intérieur, que si on est né dedans. Par conséquent, la vision structurale refuse d’intérioriser toute compréhension du sacré c’est-à-dire toute interprétation qui leur semble pure subjectivité. Un observateur ne peut donc comprendre un phénomène religieux. Il ne peut y parvenir qu’en démontant le mécanisme du fonctionnement de l’esprit humain. Il n’est pas au niveau du contenu de la pensée de l’homme.

Vers une phylogénie des mythes

En utilisant les principes de Lévi-Strauss, c’est-à-dire la décomposition d’un mythe en motifs et en appliquant aux mythes des méthodes et des outils phylogéniques[15], Julien d’Huy établit un véritable « arbre » généalogique entre les différentes mythes, ce qui lui permet de décrire leur évolution en fonction du temps et de l’espace. « L’histoire d’un mythe est semblable à un arbre dont le tronc serait le prototype et les branches les différentes façons dont le proto-mythe a évolué au cours du temps. »[16] De manière statistique, à la manière de la phylogénie, il reconstitue ainsi l’histoire des mythes.

Comme Lévi-Strauss, il conclut que les mythes n’évoluent guère ou plutôt qu’ils évoluent à la manière de l’évolution ponctuée, telle qu’elle est définie par  le paléontologue Stephen Jan Gould. Un mythe « connaîtrait une grande permanence avant d’évoluer très fortement sur une brève période à l’occasion de migrations, de tensions territoriales ou de bouleversements sociaux. »[17]

La conception structuraliste contemporaine de la religion tente donc d’associer le mythe ou la religion dans un ensemble plus vaste et concret que le fait la théorie de Lévi-Strauss. Elle englobe tous les aspects du fait religieux pour relier les différents motifs qui les constituent, mêlant statistique, phylogénétique, évolutionnisme, histoire. Mais tout cela ressemble fort à un montage artificiel, à une déstructuration et à une restructuration de l’esprit. Si la raison est capable de déstructurer et de reconstituer le mythe, cela ne signifie pas simplement sa capacité à le faire au lieu d’y voir une structure inhérente au mythe ?

La phénoménologie de la religion

Des théories plus vastes interrogent davantage la religion en soi, c’est-à-dire sur le sens de son contenu. Telle est l’approche de la phénoménologie des religions. La religion est plus précisément vue selon son essence, sur ce qu’elle est, afin d’y déchiffrer quelque chose cachée. La phénoménologie religieuse[18] propose donc d’atteindre le sens des faits religieux. « La phénoménologie concrète des objets et des actes religieux vise à une compréhension aussi complète que possible du sens intrinsèque d’une ou plusieurs créations religieuses »[19]. Cette approche est parfois intitulée essentialiste.

La phénoménologie des religions est directement une application de la philosophie d’Husserl et de Scheler aux faits religieux. L’un des premiers à l’appliquer est Chantepie de la Saussaye (1848-1920) dans le but d’élaborer une science de religion capable de contribuer à l’explication de la religion, de son essence, de ses apparences. Brede Kristensen (1867 – 1953) développe la phénoménologie des religions afin de chercher le sens des phénomènes religieux. À travers Gerardus van der Leeuw (1890-1950), la phénoménologie des religions prend de l’importance et devient célèbre. Les phénomènes religieux en soi ne sont pas compréhensibles, ils doivent être reconstruits.

La phénoménologie religieuse part de l’objet de la religion (milieu sacré, tabous, personnage, etc.) puis analyse le sujet de la religion (croyant, communauté, âme) pour déterminer les interactions de l’objet sur le sujet dans l’individu et dans le monde qui l’entoure. Cette analyse a pour but de déterminer les structures fondamentales des systèmes religieux, c’est-à-dire l’essence du phénomène religieux. En étudiant les phénomènes communs aux religions, elle veut atteindre « les structures fondamentales qui déterminent l’essence de tout phénomène religieux ». Ou dit autrement, elle veut saisir l’ « a-temporel ». La phénoménologie de la religion part aussi du principe que « le fait religieux soit saisi, « compris », interprété en lui-même et par lui-même, sans appel à quoi que ce soit d’extérieur »[21]. Elle ne peut guère s’échapper de constructions schématiques et abstraitesElle oublie vite que le fait religieux est aussi enraciné dans une réalité concrète.

La phénoménologie religieuse suppose donc que la compréhension du fait religieux se ramène à la recherche d’une structure idéale. Elle présuppose aussi que l’homme soit naturellement religieux. « Hegel dit même de la religion qu’elle est ce que l’homme et les civilisations ont de plus propre et de plus précieux »[20]. Aucun homme ne pourrait vivre sans quelque forme religieuse. Le phénomène religieux serait inné et congénital chez l’homme en tant que tel.

La phénoménologie contemporaine 

Mircea Eliade 
Une voie plus globale de la phénoménologie[22] consiste à étudier la religion selon la dichotomie sacré/profane dans une analyse plus globale du comportement de l’homme. Le « sacré » est en effet au centre de la nouvelle phénoménologie comme il est considéré comme le centre de l’homme religieux, l’« homo religious ». Les principaux promoteurs de cette approche sont N. Söderblom (1866-1931), archevêque d’Uppsala, Rudolf Otto (1869-1937), professeur de théologie, et surtout Mircea Eliade (1907-1986), « généralement considéré comme le plus écouté des historiens des religions et son autorité en matière d'interprétation des mythes et des symboles est universellement reconnue. »[23]

Les structures de la religion s’insèrent alors dans des structures plus larges. Ce sont des « structures à travers lesquelles l’homme prend conscience du sacré en même temps que les images par lesquelles il se représente. »[24] Les différentes formes religieuses seraient les modalités particulières que le sacré prend en un moment donné de son histoire vécue par les hommes et aussi un moyen par lequel l’homme donnerait du sens à sa vie.

La conception de la religion serait, selon ses commentateurs, plus centrée sur l’expérience religieuse dont l’élément fondamental serait le « sacré », qui, selon Rudolf Otto, est une donnée « pleine de sens , et elle donne un sens à la vie de l'homme qui y participe ». Selon la Cardinal Poupard, l’expérience religieuse «  n'est pas un simple état affectif, un sentiment sans objet, mais bien une saisie authentique, une prise de conscience et une certitude intimes, un processus qui donne à celui qui en fait l'expérience la connaissance de quelque chose de précis et de réel : une réalité en rapport avec le monde, bien que n'appartenant pas au monde. »[25] Mais contrairement aux propos du cardinal, la phénoménologie religieuse n’est pas aussi proche de la réalité religieuse.

Une telle vision de la religion part du principe qu’objectivement, tout se divise entre sacré et profane, que tout se structure par cette opposition. Il existerait donc un principe objectif qui imposerait de répartir les choses en choses sacrées ou profanes. Le sacré est aussi réel que le profane. Nous retrouvons l’idée de Carl Gustav Jung.

En outre, le « sacré » serait efficace selon la capacité de faire durer les choses. Ainsi l’expérience religieuse la plus profonde serait liée à une conception cyclique du temps, à un temps primordial originel,  et finalement à un refus de l’histoire, d’un sens de l’histoire. Selon Eugen Diederichs, travailler sur l‘histoire des religions mène l‘homme aux régions qui sont inaccessibles pour la raison, donc à la « véritable vie »[26]Cette vision des choses ne donne guère de place à la réalité historique de la religion, à une réalité vécue, à des actes concrets qui veulent donner du sacré à ce qui n’était que profane. Dans cette conception religieuse, la frontière entre sacré et profane ne dépend pas de l’homme, ce que dément l’expérience. La phénoménologie s’oppose finalement à toute approche historique des religions.

L’approche historique des religions

L’historien en religion identifie, répertorie, classe les objets propres des religions. Il recherche aussi des témoignages et regroupe des faits. Son objectif est de déterminer le développement historique d’une communauté religieuse, de comprendre des expériences religieuses, de chercher une origine ou des filiations, d’identifier les causes et les conséquences. Son étude suppose que la religion est enracinée dans un contexte déterminé et que ce contexte lui permet de la comprendre. « C’est l’enracinement dans un temps et une culture donnés qui peuvent exprimer la réalité vécue de cette expérience ».

L’histoire des religions se réduit finalement aux caractères spécifiques de l’expérience religieuse, conditionnée par un milieu socio-culturel temporel. Elle ne cherche aucune transcendance, aucune réalité distincte de l’homme. Elle refuse toute idée d’existence objective de Dieu. Elle rejette aussi toute présupposition de religion « innée » ou psychologique. L’historien ne veut ni formuler un jugement, ni étendre son sujet vers les sciences naturelles. «Toute religion, toute conception religieuse, toute institution du culte répond à des circonstances données et s'explique par elles. Voilà le principe général qui fait de l'histoire en général, de l'histoire des religions en particulier un objet d'étude vraiment solide : par là, nous logeons dans la vie réelle »[27].

Ne faisant constater et interpréter des faits avérés, « la réalité historique ne connaît qu’une pluralité de religions et non pas la « religion », que celle-ci soit fondée sur le transcendant ou sur la « nature humaine » ou sur des « lois psychologiques. »[28]

L’historien porte uniquement son regard sur la volonté humaine de sacralité. Il ne voit du sacré que « comme une réalité vécue au niveau de l’expérience quotidienne, de sa sensibilité individuelle et collective ». La religion ne serait qu’une fabrique de sacralité. Les actes religieux ne serviraient qu’à agir dans le monde pour perpétuer un ordre, qu’à organiser son temporel et son espace dans cet ordre.

Les « historiens des religions » recherchent donc les faits religieux, les inventorient, les classent, les interprètent en vue de les comprendre et d’en déterminer les origines, les développements, les conséquences. Mais sous le soi-disant « contrôle permanent de l’histoire », fait plus de silences et de bruits, peuvent-ils les considérer uniquement comme des événements d’un passé ? Bien des choses leur demeureront inaccessibles. La prière d’un croyant disparu depuis des siècles est-elle perceptible pour un historien qui a vécu dans un monde épuré de toute religiosité ?

L’anthropologie religieuse

Selon l’anthropologie religieuse, la religion serait l’expression de la plénitude humaine au plan individuel et collectif. Elle est en effet vue comme un moyen à l’homme de se définir dans le monde et vis-à-vis de ses semblables, et à un groupe d’homme de fonder leur cohésion. « Un système religieux sera ressenti comme d’autant plus vrai qu’il réussira mieux à aider l’homme à réaliser l’unité de son essence. » Cette théorie a pour but de répondre aux questions de sens et de déterminer la fonction des phénomènes religieux. Contrairement à l’essentialisme, elle ne cherche pas à voir dans la religion ce qu’elle est ou comment elle est structurée mais à comprendre ce qu’elle dit et enseigne. Contrairement au fonctionnalisme, elle ne cherche pas l’intérêt des hommes dans la religion mais ses effets, ses conséquences. Elle voit plutôt la religion comme une incarnation d’un idéal dans la réalité. Ainsi cherche-t-elle les multiples facteurs qui l’influencent. Le phénomène religieux est comme « le reflet produit par un ensemble de conditionnements d’une situation socio-historique et comme un exemple concret, historiquement réalisé, d’un type religieux idéal »[29]. Il résulterait donc de l’interaction entre le réel et l’idéal. La religion serait donc l’idéalisation d’une réalité socio-historique et la réalisation d’un idéal religieux. « Tout fait religieux est à la fois reflet et exemple. »[30]




Joachim Wach (1898-1955) défend l’idée qu’une religion ne peut être comprise sans une étude du sens théologique de ses messages et des idées qui animent ses représentations religieuses. Il s’oppose donc à l’idée qu’une religion soit définie par les conditions sociales dont elle ne serait que la représentation, même si le milieu social et la religion s’influencent mutuellement. Il cherche donc à étudier la religion en prenant en compte le religieux et le social, l’individu et la société. Il est notamment l’auteur d’une typologie descriptive des faits religieux selon trois aspects : l’herméneutique, l’expérience religieuse, la sociologie. La religion n’est pas simplement l’expression d’une croyance d’une communauté d’hommes sous forme d’un code, d’une loi, d’un livre. Elle est en même temps un ensemble de pratiques habituelles, insérées dans le tissu social quotidien. Il faut enfin tenir compte de la totalité de la culture et de la société qui vivent cette religion. Elle est donc avant tout un ensemble de vécus, c’est-à-dire de relations. « Le sacré se définit d’abord comme relation. »[31] Ne pas prendre en compte ce caractère essentiel de la religion revient à la réduire considérablement comme le font les différents théories fonctionnalistes et essentialistes, qui ne recherchent qu’à expliquer son origine et son essence en oubliant les relations entre l’homme et le divin.

Selon l’anthropologie religieuse, tout acte religieux se composerait de deux temps : l’appréhension par l’homme d’un sacré qui est, pour lui, une réalité objective, une réalité transcendante, et l’expression qu’il donne de cette réalité. « Chaque expression d’une expérience religieuse n’est pas une description d’un sacré extérieur à l’homme, mais seulement le témoignage vécu d’une relation entre l’homme et autre chose que lui-même qui cependant informe et modifie ses conduites. »



Note et références

[1] Voir Émeraude, septembre 2014, « Feuerbach, un des pères de l'athéisme moderne ».
[2] Feuerbach dans Michel Meslin, L’Histoire des religions.
[3]Par exemple H. Delacroix, Étude d’histoire et de psychologie du mysticisme, ou W. James, The Varieties of religious Experience (1902).
[4] Freud dans Histoire des religions, tome I.
[5] Geza Roheim dans Histoire des religions, Préface, tome I.
[6] Entretien avec Michel Cazenave, philosophe spécialiste de Jung, propos recueillis par Florence Quentin, La religion sur le divanLe Monde des religions, n°53, mai-juin 2012.
[7] Br. Malinowski, de Heusch, Mead, Kardiner, Erikson, Benedict.
[8] Br. Malinowski contre le complexe d’Oedipe. Dans une société primitive, l’autorité parentale appartient à l’oncle maternel, ce qui contredit l’idée du dieu-père.
[9] Voir Émeraude, janvier 2016, article « de la psychologie des profondeurs ».
[10] G. C. Jung dans Histoire des religions, Préface, tome I.
[11] Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (1958) dans Michel Meslin, L’Histoire des religions.
[12] Voir Émeraude, janvier 2016, article « de la psychologie des profondeurs ».
[13] Introduction à l’œuvre de M.Mauss dans Michel Meslin, L’Histoire des religions.
[14] Lévi Strauss, La Pensée sauvage dans Michel Meslin, L’Histoire des religions.
[15] La phylogénie est l’étude comparée des gènes entre les êtres vivants.
[16] Julien d’Huys, doctorant à l’Institut du monde arabe, dans Apparenter la pensée ? Vers une phylogénie des concepts savants, ouvrage collectif dans La science veut y croire, Héène Staes, Le Monde des religions, n°53, mai-juin 2012.
[17]Hélène Staes, La science veut y croire, dans Le Monde des religions, n°53, mai-juin 2012
[18] Parmi les disciples, signalons notamment Gérard van der Leeuw, historien des religions, néerlandais (1890 -1950.
[19] Scheler, Das Ewige in Menschen (1926) dans L’Histoire des religions, Michel Meslin.
[20] Jean Grondin, La philosophie religieuse, chap. III, V.
[21] G. Dumézil dans Henri-Charles Puech, PréfaceHistoire des religions, tome I.
[22] Celle choisie notamment par Mircea Eliade, Traité d’Histoire des Religions (1948).Mircea Eliade est une historienne et philosophe roumaine (1907-1986).
[23] Description de l'ouvrage Mircea Eliade et le phénomène religieux, Douglas Allien, éditions Payot, décembre 1979, sur le site de l'éditeur www.payot-rivages.net.
[24] Angelo Brelich, Prolégomènes.
[25] Cardinal Paul POUPARD, L’expérience religieuse, Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen, à Nice, le 31 mars 1998.
[26] Voir Eugen Diederichs, Die religiösen Stimmen der Völker dans Introduction en Science des Religions, Ricarda Stegmann, cours magistral, semestre automne 2012, faculté de philosophie de Fribourg.
[27] J. Toutain, L'histoire des religions de la Grèce et de Rome au début du XXe siècle, dans Revue de synthèse historique, 20, 1910 dans L'histoire des religions en France au début du XXe siècle, Laplanche François dans Mélanges de l'École française de Rome, Italie et Méditerranée, tome 111, n°2. 1999, publié le 23/09/2015 sur http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_1999_num_111_2_4660.
[28] Angelo Brelich, Prolégomènes à une histoire des religions dans Histoire des religions, tome I.
[29] Angelo Brelich, Prolégomènes.
[30] Angelo Brelich, Prolégomènes.

[31] Angelo Brelich, Prolégomènes.

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