Selon des revues
spécialisées et de nombreux ouvrages, le christianisme ne serait qu’un faisceau
de mythes, la Sainte Écriture, une « somme
de récits symboliques »[1].
Pour appuyer leurs discours, ils en appellent à de nombreuses sciences, à l’anthropologie,
à l’ethnologie, à la sociologie, à la science du langage, à la psychologie, à
la psychanalyse et plus récemment encore à la génétique, à la neurologie. Le
christianisme est finalement réduit à un objet de science à l’égal de toutes
les religions, comme tout fait naturel, et par conséquent, ainsi dénaturé, il
deviendrait explicable par des causes naturelles. Depuis le XIXe siècle, se
sont ainsi développées « l’histoire
des religions », « la
science des religions », « la
phénoménologie religieuse », « la sociologie religieuse », « la neurothéologie », chacune de ces « sciences »
affirmant leur légitimité et leur autonomie. Dans cet article et le suivant,
nous allons décrire rapidement les différentes théories…
Un sentiment religieux
Nul ne conteste que
l’homme soit un être naturellement religieux. « L’homme est un animal religieux »[2].
Cette idée est communément admise, y compris par les athées. Elle résulte d’un
constat largement partagé. Cependant, elle n’a pas pour tous les penseurs le
même sens et n’implique pas les mêmes conséquences. Certains théoriciens
affirment ainsi que l’homme est naturellement habité d’un sentiment religieux. Elle
serait « une loi fondamentale de la
nature humaine, une disposition inhérente à l’homme »[3].
D’autres voient plutôt le fait religieux comme un fait fondamentalement
psychologique. Aujourd’hui, des chercheurs tentent de trouver des explications
dans la neurologie. Toutes ces théories se fondent sur un même présupposé :
l’homme serait religieux car il « produit »
de la religion. Elles réduisent la religion à des sentiments, plus ou moins
heureux ou détestables.
En réduisant la religion à
des sentiments, à un pur produit de l’homme, des théories parviennent
facilement à expliquer sa pluralité. Propre à manifester le sentiment
religieux, la religion se diversifierait au grès des circonstances historiques,
évoluant selon l’environnement pour donner une forme particulière à tel pays, à
telle époque, à telle culture. « Les
formes religieuses sont donc des modes de représentation du sacré accordé à la
pensée et à la sensibilité des hommes d’une culture donnée. »[4]
Finalement, la diversité et l’évolution religieuses seraient le reflet de la
diversité et de l’évolution culturelle de l’humanité. « Il n’y a dans la religion, comme dans l’idée
de la divinité, rien d’historique, mais tout est historique dans ses
développements. »[5]
Mais cette évolution est-elle livrée au hasard ou répond-elle à un
processus ?
De nombreuses théories
tentent alors d’établir l’évolution religieuse de l’humanité en déterminant ses
différents stades. Benjamin Constant développe l’idée d’une représentation
religieuse allant du polythéisme au monothéisme selon une évolution qui tendrait
vers une forme définitive et idéale de la religion, le christianisme étant la
forme la plus avancée. Avec Benjamin Constant commence en fait l’idée d’une
évolution religieuse programmée. Reste à déterminer les différents stades qui
la constitue, notamment le point de départ …
L’évolution religieuse
Au XIXe siècle, au cours
de leurs découvertes, les Occidentaux rencontrent des tribus et des peuples
dont l’état de civilisation leur paraît archaïque, primitif, nettement
inférieur au leur. Supposant que l’état de culture est proportionnel à celui
de la religion, ils considèrent alors la religion de ces tribus comme étant
plus proche de la religion originelle, c’est-à-dire au stade le plus bas de la
religion. Plus la société leur paraît en effet éloignée des formes de
modernités qu’ils connaissent, plus elles s’approcheraient de l’état initial de la
religion.
Or ces sociétés « archaïques » ont développé un
certain lien sacré avec la nature, dotant toute chose d’une « âme ». C’est pourquoi cet état
religieux est désigné sous le terme d’« animisme ». L'animisme est perçu comme le fait religieux majeur de ces
populations. Il serait ainsi le premier état religieux de l’humanité. Le
principal défenseur de cette théorie est l’’ethnologue anglais Edward Tylor
(1832-1917).
La conception d’Edward
Tylor
Son étude s’appuie sur la
méthode comparative ethnologique des religions. Après avoir démontré
l’universalité du fait religieux, Tylor détermine les points communs entre
toutes les formes religieuses. Les similitudes observées s’expliqueraient par
une structure de pensée commune aux hommes qui aurait fait émerger dans les
différents endroits du monde les mêmes idées et croyances de manière
indépendante. Ce serait l’hypothèse la plus probable selon Tylor.
À partir des points
universels ainsi constatés par comparaison, Tylor tente d’expliquer leur
origine selon une conception évolutive de l’histoire. L’idée générale est que
toute religion monothéiste passerait successivement selon deux stades :
animisme et polythéisme avant de professer la croyance en un seul Dieu.
L’évolution religieuse n’aboutirait pas nécessairement au monothéisme.
L’évolution serait dépendante de la complexité de la société.
Tylor voit dans l’animisme
le premier facteur de création religieuse, « le type de religion le plus simple, le plus ancestral et le plus
permanent de l’humanité. »[7]
Selon sa théorie, l’homme primitif aurait eu la révélation d’une âme
individuelle au travers de ses rêves et de ses visions. Il aurait alors déduit
l’existence d’un principe vital qu’il aurait ensuite projeté dans son
environnement, sur toutes les créatures qui l’entouraient. L’animiste ne fait
pas de distinction entre l’être humain et les autres êtres en termes
d’intentionnalité et d’âme. Taylor s’appuie sur le philosophe Hume. « Les hommes ont une tendance universelle à
concevoir tous les êtres à
leur ressemblance et à transférer à tous les objets les qualités auxquelles ils
sont habitués et familiarisés et dont ils ont une conscience intime. […] Les
causes inconnues, qui occupent sans cesse la pensée, apparaissant toujours sous
le même aspect, sont saisies comme étant toutes de la même sorte ou espèce. Et
il faut peu de temps pour que nous leur donnions la pensée, la raison, les
passions et parfois même les membres et les formes humaines, afin de les amener
à une plus grande ressemblance avec nous-mêmes. »[8]
Ainsi « par anthropomorphisation du
non-vivant »[9],
il aurait donné à chaque être une âme. Tylor considère cette
« anthropomorphisation » comme constituant de la psychologie et de la
philosophie primitive.
De la conception des âmes,
l’homme aurait alors pensé au monde de l’au-delà, c’est-à-dire à la fin de
l’âme. Selon Tylor, la nature immortelle de l’âme serait celle des sociétés
complexes, les autres parlant soit de transmigration des âmes, soit de voyage
dans un autre monde. Selon la théorie dite de la continuation. Dans cet autre
monde, la vie de l’âme serait l’âme continuant son existence comme si elle
était encore sur terre. Elle peut présenter une variante selon laquelle cette
existence serait une idéalisation de la vie terrestre. C’est l’idée du paradis.
Selon la théorie dite de rétribution, après la mort, l’âme serait l’objet d’une
rétribution de la vie passée selon un système de récompenses et de punitions,
même si selon Taylor, les sociétés complexes seraient plus sujettes à cette
doctrine.
À partir de la conception
de l’âme, la société se complexifiant, l’homme aurait peuplé le monde
d’esprits, distinguant les bons et les mauvais. « Pour Tylor, par exemple, les démons seraient des esprits désagréables
et de mauvaise intention prenant leur source dans un phénomène vécu comme réel
et interprété en termes animistes, par des processus déjà explicités, soit les
rêves et les visions. Ces esprits seraient interprétés comme mauvais dans le
cas plus particulier des cauchemars et des visions entraînées par des états
physiques et mentaux pénibles »[10].
La capacité de généraliser
aurait ensuite permis aux hommes de concevoir le concept des divinités
associées à des phénomènes ou des êtres plus vastes. Par influence de la
société qui les produit et par l’expérience d’un monde ordonné et hostile,
monde qu’ils ne maîtrisent pas, ils auraient alors appliqué à ces divinités un
ordre, une hiérarchie, une structure identique à celle qu’ils connaissent.
Ainsi les divinités seraient devenues des « êtres
surnaturels régnant sur d’autres êtres surnaturels [...], en tant que
serviteurs, agents ou médiateurs »[11].
Les hommes arriveraient ainsi au polythéisme. Le passage vers monothéisme
passerait par exemple par l’élévation d’une divinité sur les autres au rang de
Dieu, soit en regroupant en lui toutes
leurs fonctions en une seule, soit en lui donnant une suprématie de manière
globale.
Considérant que les rites
proviendraient de la croyance, Tylor y voit une manifestation secondaire des
religions. Ils seraient à la fois un langage théologique et un moyen
d’interaction entre les vivants et les êtres surnaturels. Tylor les considère
uniquement sous le regard fonctionnaliste selon un modèle d’échange. Il postule
que « tout comme la prière est une quête
faite à une divinité comme s’il s’agissait d’un homme, le sacrifice est un
cadeau fait à une divinité comme si elle était un homme »[12].
En conclusion, la théorie
de la religion de Tylor prétend que la structure mentale universelle humaine
aurait produit des catégories de croyances religieuses identiques de manière
indépendante, partout dans le monde, autant dans le passé qu’actuellement. La
complexité de la société aurait fait évoluer la religion. Les premières
croyances, dans le stade animiste, viendraient de l’expérience du rêve et des
visions. Elles se seraient développées par anthropomorphisation puis par
conceptualisation pour aboutir au polythéisme puis au monothéisme.
Selon un autre ethnologue,
James Georges Frazer (1854-1926), le culte des âmes et des esprits aurait ensuite
conduit inéluctablement au polythéisme. Le monothéisme serait enfin
l’aboutissement de ce processus d’évolution. Il développe aussi l’idée d’une
évolution de la connaissance, passant successivement par la magie, la religion
et enfin par la science[13].
« Il n’est pas bien éloigné le temps
où l’on prétendait que la religion n’était qu’une science rudimentaire qui
précédait dans l’évolution humaine la formation des sciences proprement dites. »[14]
Par conséquent, étant ainsi « inférieure
à la science », la religion devrait s’éclipser devant elle. D’autres chercheurs[15]
la considèrent plutôt comme un produit des catégories « logiques » ou « morales ».
Finalement, en s’appuyant
sur l’ethnologie et sur des hypothèses d'hiérarchisation des civilisations, notamment selon leur niveau de complexité, des
chercheurs du XIXe siècle ont défendu l’idée d’une évolution religieuse,
inhérente à l’évolution des sociétés humaines. Inéluctable, elle conduirait l’homme vers le progrès. La religion ne
serait alors qu’une étape de cette évolution, un des stades que l’homme doit
atteindre puis franchir pour accéder à une civilisation supérieure.
À la fin du XXe siècle, l’évolutionnisme
religieux ne semble plus être d’actualité chez les spécialistes. « Aujourd’hui les erreurs fondamentales de
l’évolutionnisme sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire d’en faire la
critique : personne n’oserait plus identifier de façon aussi simpliste les
civilisations primitives actuelles avec celle de la préhistoire ; personne
ne croit plus à une voie unique de l’évolution humaine »[16].
Ils ne condamnent pas l’évolutionnisme religieux proprement dit mais plutôt
l’idée de la hiérarchie civilisationnelle et religieuse, et la genèse unique
des religions. Ils tendent plutôt vers la polygénèse, c’est-à-dire vers l’idée
d’une création et d’un développement divers et multiples des phénomènes
religieux, chacun évoluant selon son environnement propre.
En outre, l’idée d’un
processus croissant selon lequel le fait religieux ne peut que progresser vers des
formes supérieure n’est plus de vigueur. « Ce qui est typologiquement primitif peut ne pas l’être
chronologiquement. Sans-doute même faudrait-il mieux parler de
formes « frustres » ou » inférieures », sans
d’ailleurs appliquer à ces mots une note péjorative. »[17]
Les premières
contestations
Dès le début du XXe
siècle, certaines découvertes ont rapidement remis en question les théories de
développement de Tylor et de Fraizer. On découvre par exemple des aborigènes
australiens qui croient en un dieu suprême et éternel sans pratiquer le culte
des âmes. S’opposant à leurs confrères, Lang (1844-1912), ethnologue et
écrivain anglais, élabore une théorie dite fonctionnaliste de la
religion : « dès que l’homme,
affirmait-il, est techniquement parvenu à fabriquer des objets, il a tout
naturellement conçu l’idée d’un être qui avait dû fabriquer les êtres et les
choses que l’homme ne pouvait réaliser. » L’existence d’un dieu
créateur proviendrait d’une croyance en une autorité supérieure associée à un
besoin affectif exprimant un amour filial pour le père. Contrairement aux idées
évolutionnistes, Lang voit alors dans les formes religieuses primitives les
éléments les plus purs du sentiment religieux. Par conséquent, la religion se
dénaturerait avec le temps. Remarquons que, dans une telle conception religieuse,
les dieux demeureraient oisifs après avoir organisé le monde.
Le diffusionnisme
L’idée d’une évolution
religieuse à la mode darwiniste ne fait pas l’unanimité au XIXe siècle. Elle
est concurrencée par une autre thèse qui défend l’idée selon laquelle la religion se
construirait comme la culture d’un peuple, c’est-à-dire par emprunt et
influence au contact des autres peuples. Contrairement aux évolutionnistes qui
déterminent les différentes phases d’une religion à la recherche de la religion
originelle, les diffusionnistes[18]
tentent plutôt de décrire les chaînes de transmissions à partir des points
communs et des divergences entre les différents religions et faits religieux.
Selon les théories
diffusionnistes, il y aurait plusieurs centres de diffusion ou encore plusieurs
modèles à partir desquels se diffusent des mythes par la dispersion des peuples.
Depuis surtout Dumézil (1898-1986), historien des religions et de civilisations
indo-européennes français, l’une des souches serait l’indo-européen d’où aurait
notamment surgi la culture occidentale. Des éléments du peuple indo-européens
auraient ainsi survécu dans les mythes grecs, romains, irlandais, scandinave, etc.
En étudiant, selon des méthodes comparatives rénovées, les différents récits
mythiques, notamment leur structure, il serait possible d’atteindre
approximativement ce temps primitif.
Moteurs des
religions ?
L’évolutionnisme ou le
diffusionnisme semblent apporter des réponses à la question de la diversité
religieuse en proposant des causes de diversification. Cependant, ils sont peu
prolixes pour définir les moteurs de cette diversité. Quel est en effet le
principe de l’évolution ou de la diffusion ? L’idée qu’une religion se
modifierait pour la survie de l’homme n’a guère de sens. Comment un sentiment,
aussi noble et important soit-il, pourrait-il être sélectionné parmi tant
d’autres pour la seule raison qu’il apporterait un avantage à l’homme, avantage
qu’il ne sera connu bien après son acquisition ?
L’évolutionnisme, et dans
une moindre mesure le diffusionnisme s’appuient sur une idée simple : le sentiment
religieux aurait un rôle fonctionnel. Il développerait par exemple la capacité
cognitive de l’homme, renforcerait ses connexions cérébrales en faisant
développer son aptitude à la représentation d’espèces surnaturelles,
favoriserait sa capacité de détection, bien utile pour des chasseurs. Le
sentiment religieux aurait permis à l’homme de sortir de son enfance mentale.
Selon d’autres théories, la religion aurait, par les lois qu’elle aurait
établies, lois fait de tabous et d’interdits, permis à l’homme de vivre en
groupe et en société pour gagner en force, ce que l’instinct n’aurait pas pu
faire. « Les premiers mythes étaient
probablement liés à la nécessité de souder les sociétés humaines en leur
donnant des règles et des interdits rattachés à l’histoire de leur peuple. »[19]
Ou encore les idées religieuses auraient été la solution que l’homme aurait trouvée
et développée pour surmonter les angoisses de la mort et tout ce que peut
générer en lui un milieu hostile.
Toutes les théories justifiant
le sentiment religieux s’appuient sur un mécanisme biologique, social ou
psychique pour construire tout un échafaudage censé expliquer la naissance et
l’évolution des religions. Des chercheurs en appellent alors à la philologie, à
l’ethnologie, à la sociologie, à la psychanalyse, à la médecine, parfois la
plus en pointe. Mais de telles constructions s’avèrent bien fragiles et
inconsistantes. Elles ne résistent guère à la réalité complexe de la religion.
Des débats s’élèvent entre les chercheurs et les conduisent à des impasses ou
encore à des discussions sans fin …
L’un des exemples les plus
caractéristiques de ces théories radicales est certainement la théorie sociologique
religieuse que développe Émile Durkheim (1858-1917).
La conscience collective
selon Durkheim
Durkheim étudie le fait
religieux à partir de l’ethnologie sur des formes élémentaires religieuses, suffisamment
simples pour être analysées, afin de « discerner
les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles
de la pensée et de la pratique religieuse. »[21]
Sa théorie se fonde alors sur l’opposition absolue, entre le sacré et le
profane, qu’il considère comme deux mondes rivaux, « deux mondes hétérogènes et incomparables »[22].
En dépit de leur opposition radicale, ils parviennent parfois à se rejoindre au
travers notamment des rites.
Que sépare le sacré du
profane ? Durkheim définit en effet le sacré comme « ce qui est mis à part, ce qui est séparé. »[23]
Une chose deviendrait sacrée lorsque l’homme projetterait sur la chose la
croyance en une puissance supérieure. Elle deviendrait alors un symbole pour
lequel se reconnaîtraient les membres d’une communauté. Le sacré renverrait ainsi
à la conscience collective, jouant le rôle de lien entre l’individu et un clan,
et fondant par conséquent les liens sociaux. Durkheim en conclut alors que la
société est la source unique de ce qui est sacré et il voit « dans la divinité », « la société transfigurée et pensée
symboliquement »[24]
et dans les dieux les formes symboliques sous lesquelles les hommes adorent la
vie collective. Les rites et les cultes seraient les lieux où la société se
réaffirmerait et se consoliderait périodiquement.
L’idée durkheimienne selon
laquelle l’opposition entre le profane et le sacré soit universel et
constitutive de la pensée religieuse a été vivement combattue pour deux
raisons. Elle provoque en effet de nombreuses critiques, notamment de la part
des anthropologues anglais et américains. D’une part, il serait contestable de
mettre le sacré au cœur de l’étude sociologique de la religion, la réalité
religieuse étant plus complexe et moins généralisable. D’autre part, le
fait avéré que les sociétés primitives ne font pas toujours la distinction entre
le profane et le sacré mettent à mal le caractère soit disant absolu et
universelle de la dichotomie profane - religieux. Par ailleurs, de nouvelles
sociétés ont pu vivre en évacuant le sacré.
Rappelons aussi que
Durkheim a établi sa théorie sur des cas restreints de faits religieux, qu’il
considérait suffisamment simples pour les étudier efficacement. Le champ volontairement
étroit de son étude relativise donc l’importance de sa théorie. Enfin, soulignons
qu’il a toujours refusé de prendre en compte l’aspect psychologique de la
religion. Un tel présupposé ne peut que rendre sa théorie suspecte.
Les disciples de Durkheim,
comme Mauss (1872-1950), insisteront sur le caractère éminemment social du fait religieux
et reprocheront aux autres sciences de ne pas percevoir son caractère social. Le
phénomène religieux aurait pour rôle de garantir la cohérence du groupe et
d’affermir son identité. Le fondement de la religion se trouverait donc dans la
vie collective. Elle ne serait qu’« une
étape dans la marche de l’humanité vers un état où l’existence humaine et
sociale trouverait sa cohérence et son unité » [25].
Les conceptions religieuses de Marx ou de Nietzsche ne sont guère éloignées de
celles de Durkheim. Considérée comme l’opium du peuple, la religion est réduite
à un phénomène sociologique auquel ils ajoutent des idées politiques et
idéologiques.
La conception symbolique de Geertz
Clifford Geertz (1926-2006) définit la religion
comme un système de symboles qui donne du sens à l’univers et à l’existence. « Les symboles sacrés servent à synthétiser
l’éthos d’un peuple [...] et sa vision du monde »[26],
« l’éthos » étant les
éléments évaluatifs de la culture, c’est-à-dire ses aspects moraux. L’éthos est
son style de vie. La « vision du
monde » est définie comme la conception que la culture se fait de
l’ordre du monde naturel. Geertz explique alors la religion et son évolution
par le produit des interactions entre « l’éthos »
et la « vision du monde ».
Pour étudier la religion,
il ne se concentre en effet que sur sa dimension culturelle. Il la définit
comme un système de symboles, l’activité culturelle étant « l’activité dont l’aspect positif est le symbolisme. » Geertz s’oppose aux conceptions
psychologiques de la religion pour défendre l’idée qu’elle n’est que le produit
de la culture, seule capable de produire des modèles conceptuels, niant ainsi
que la culture puisse être causée par autre chose qu’elle-même.
Cependant, l’homme est affronté à des problèmes de sens, par exemple
celui de la souffrance, du mal et à l’injustice qui en découlerait. « Selon Geertz, le Problème du
Sens serait un des moteurs de la tendance humaine à se tourner vers les
croyances religieuses, mais n’en serait pas la source. »[27] Par le symbolisme, la religion répond à ces problèmes en créant une
impression de réalité absolue, qui dépasse la vie quotidienne. Et le croyant acquiert la certitude de
ses convictions par le rituel, par des « comportements consacrés ».
Tylor voit aussi dans le rituel un moyen pour la religion d’induire des
dispositions psychologiques et sociales chez l’humain, les motivations et les
sentiments. Il donnerait aussi de la cohérence entre les concepts appris et la
réalité. Les dispositions que crée le rituel entraînent un sentiment de
conviction si puissante qu’elles feraient évoluer sa conception du monde. Ainsi
selon Geertz, la religion est socialement puissante parce qu’elle altère le
sens commun, « de telle
manière que les sentiments et les motivations que suscite la pratique
religieuse paraissent eux-mêmes extrêmement pragmatiques ».[28] Et
cette modification de la vision du monde fait à son tour évoluer la culture,
l’éthos.
Ainsi selon la théorie de
Geertz, la recherche de réponse à des problèmes de sens donnerait naissance à
des symboles sacrés, qui, présents et manifestés par le rituel, provoqueraient
dans l’homme des dispositions qui le convaincraient de la réalité de ses
convictions religieuses, affectant à son tour la vision du monde propre à
chaque culture, qui elle-même se remodèle. Cette évolution influencerait enfin
ses dispositions… « Selon Geertz,
c’est cette boucle de rétroaction de confirmation mutuelle des symboles
religieux, des dispositions psychosociales, du rituel et de la vision
construite de la réalité, qui forme la religion. »[29]
Des approches contestables
L’approche fonctionnaliste
de la religion pose comme principe que la religion existe et évolue parce
qu’elle remplit une fonction pour celui qui la pratique. Elle s’explique alors
toujours à partir de quelque chose. Elle n’est finalement rien d’autre qu’un
fait sociologique, biologique, psychique, etc. Elle n’est donc pas étudiée comme
une chose en soi, un phénomène autonome ou originaire. « Elle se retrouve toujours reconduit à autre
chose que la raison peut mieux expliquer et qu’elle seule peut percer. »[30]
Cette approche présuppose que toute chose doit remplir une fonction précise, la religion étant vue comme une chose naturelle dont on peut expliquer la raison de manière naturelle. La religion est donc vue sous un regard scientifique. En voyant uniquement le fait religieux sous ce seul regard, les théoriciens en oublient le sens même de ce qu’ils étudient. Effectivement, un scientifique ne se pose pas de question sur la signification des objets de son étude. L’essence des choses lui importe peu. Pouvons-nous légitimement faire de même avec les religions ?...
Cette approche présuppose que toute chose doit remplir une fonction précise, la religion étant vue comme une chose naturelle dont on peut expliquer la raison de manière naturelle. La religion est donc vue sous un regard scientifique. En voyant uniquement le fait religieux sous ce seul regard, les théoriciens en oublient le sens même de ce qu’ils étudient. Effectivement, un scientifique ne se pose pas de question sur la signification des objets de son étude. L’essence des choses lui importe peu. Pouvons-nous légitimement faire de même avec les religions ?...
Notes et références
[1] Jean-Louis Quellec, anthropologue, éthonologue,
CNRS, entretien L’humain préfère croire à n’importe quoi plutôt qu’à
rien dans L’origine des mythes, revue Les
Cahiers, science et vie, n°147, août 2014.
[2] Umberto
Ecco dans L’origine des mythes, article L’espèce
fabulatrice, Les Cahiers, Science et Vie, n°147.
[3] Benjamin
Constant, De la Religion, I, I dans L’Histoire
des religions, Michel Meslin.
[4] Angelo
Brelich, Prolégomènes à une histoire des religions dans Histoire
des religions, tome I.
[5] Benjamin
Constant, De la Religion, I, IX dans L’Histoire
des religions, Michel Meslin.
[6] Voir Tylor, Primitive
culture : researches into the development of mythology,
philosophy, religion, language, art and custom, 1871.
[7] Roxane
Deschênes, Nature et origine évolutive de la religion : Conciliation
des perspectives anthropologique et psychobiologique, Mémoire présenté
à la Faculté des Arts et des Sciences en vue de l’obtention du grade de
maîtrise en anthropologie, université de Montréal, 2012.
[8] Hume, Natural
History of Religion dans Nature et origine évolutive de
la religion : Conciliation des perspectives anthropologique et psychobiologique,
Roxane Deschênes.
[9] Roxane
Deschênes, Nature et origine évolutive de la religion : Conciliation
des perspectives anthropologique et psychobiologique.
[10] Roxane
Deschênes, Nature et origine évolutive de la religion : Conciliation
des perspectives anthropologique et psychobiologique.
[11] Tylor, Primitive
culture : researches into the development of mythology,
philosophy, religion, language, art and custom dans Nature
et origine évolutive de la religion : Conciliation des perspectives
anthropologique et psychobiologique, Roxane Deschênes.
[12] Tylor, Primitive
culture : researches into the development of mythology,
philosophy, religion, language, art and custom dans Nature
et origine évolutive de la religion : Conciliation des perspectives
anthropologique et psychobiologique, Roxane Deschênes.
[13] Voir
Frazer, Le Rameau d’Or.
[14] Angelo
Brelich, Prolégomènes à une histoire des religions dans Histoire
des religions, tome I.
[15] Notamme
Benedetto Croce.
[16]Angelo
Brelich, Prolégomènes à une histoire des
religions dans Histoire des religions, tome I.
[17] G.
Dumézil dans Préface, Henri-Charles Puech, Histoire des religions,
tome I.
[18] Les
diffusionnistes sont représentés au XIXe siècle par Franz Boas.
[19] Bernard
Victorri dans article Et la pensée mythique vint à l’homme,
Marielle Mayo dans L’origine des mythes, Science et
Vie.
[20] Durkheim, Les
Formes élémentaires de la vie religieuse dans L’Histoire
des religions, Michel Meslin.
[21] Durkheim, Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, 11 dans La
sociologie de Durkheim, Philippe Steiner.
[22] Durkheim, Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, 58 dans La
sociologie de Durkheim, Philippe Steiner.
[23] Durkheim, Sociologie
et philosophie, 103, dans La sociologie de Durkheim,
Philippe Steiner.
[24] Durkheim, Sociologie
et philosophie, 74-75, dans La sociologie de Durkheim,
Philippe Steiner.
[25] Durkheim, Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, dans L’Histoire
des religions, Michel Meslin.
[26] Geertz, La
religion comme système culturel dans R. E. Bradbury, C. Geertz, M.
E. Sipro, V. W. Turner & E. H. Winter (Eds.), Essais
d'anthropologie religieuse, éditions Gallimard dans Nature
et origine évolutive de la religion : Conciliation des perspectives
anthropologique et psychobiologique, Roxane Deschênes.
[27] Roxane
Deschênes, Nature et origine évolutive de la religion : Conciliation
des perspectives anthropologique et psychobiologique.
[28] Geertz, La
religion comme système culturel dans R. E. Bradbury, C. Geertz, M.
E. Sipro, V. W. Turner & E. H. Winter (Eds.), Essais
d'anthropologie religieuse, éditions Gallimard dans Nature
et origine évolutive de la religion : Conciliation des perspectives
anthropologique et psychobiologique, Roxane Deschênes.
[29] Roxane
Deschênes, Nature et origine évolutive de la religion : Conciliation
des perspectives anthropologique et psychobiologique. Nous signalons
que le mémoire de R. Duchênes critique la théorie de Geertz. Effectivement,
cette dernière s’oppose à la conception psychologique de la religion que semble
défendre l’auteur. Nous sommes surpris par son manque de critique à l’égard de
la théorie de Tylor, pourtant aujourd’hui dépassée. Cependant, son mémoire a le
mérite de la décrire.
[30] Jean
Grondin, La philosophie religieuse, chap. III.
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