Hymne au Soleil couchant des Pythagoriciens (Feodor Bronnikov, , 1869) |
Comme les philosophes
antiques attachés à la véritable piété et à la vérité, les premiers Chrétiens
ne pouvaient pas rester insensibles au foisonnement des religions. C’est même
une obligation pour eux de prendre position. Non seulement, ils professaient
une religion qui prétendait être véritable et unique – et elle l’est - mais ils
devaient également se défendre face à leurs persécuteurs, qui les condamnaient au
mépris et à la mort. Par leur témoignage, les débats et le martyre, ils
condamnaient les autres religions.
Rappelons qu’en terre
païenne, les Chrétiens n’ont pas été les seuls à prôner le monothéisme et à
refuser catégoriquement les autres cultes. Dispersés dans l’empire romain, bien
avant leurs successeurs dans la foi, les Juifs ont également refusé et condamné
le paganisme. Leurs argumentations ont naturellement été reprises par les défenseurs
de la foi.
Notre article réduit son sujet
aux œuvres des apologistes juifs (Philon, Flavius Joseph) et chrétiens (Saint
Justin, Théophile d’Antioche, Tertullien, Tatien, etc.) nés avant le troisième
siècle[1].
Ces auteurs connaissent les cultes et les récits païens de manière parfois
approfondie. Ils s’appuient aussi sur de nombreux ouvrages de philosophes grecs
et latins. Ils récupèrent enfin des argumentations d’origine païenne.
Dans l’empire romain
païen, il n’est pas bon d’être chrétien, surtout à partir du milieu du second
siècle. Les Chrétiens sont en effet accusés d’être des athées et des impies. « Pourquoi ne font-ils aucun cas des dieux
reconnus par les Grecs ? »[2]
Ils sont accusés de refuser les cultes rendus aux dieux de la cité, les
sacrifices et les rites divers. « L’accusation
d’athéisme entraînait la peine de mort comme le parricide ». De telles accusations ameutent la foule, excitent sa colère et sa haine. « Leur présence dans une ville était un épouvantail qu’on agitait pour
soulever la foule. »[3]
Leur profession de foi en un seul Dieu est un désaveu clair et direct de toutes
les religions qui les entourent.
Les Juifs sont aussi accusés d’athéisme et d’impiété. Les Grecs considèrent la religion juive comme l’impiété extrême. La ville juive Hiérosyla, qu’ils ont fondée en Judée, est considérée comme une cité impie. Nous dirions aujourd’hui que la religion juive est contraire à la citoyenneté tant les cultes païens imprègnent la vie de la cité. « Pourquoi s’ils sont citoyens, n’adorent-ils pas les mêmes dieux que les Alexandrins ? »[4] Les Latins les accusent aussi de mépriser les dieux. Les Juifs font alors l’objet de persécution. L’accusation d’impiété « fit condamner également beaucoup de personnes convaincues de s’être laissées entraîner aux coutumes des juifs. »[5]
Les Juifs sont aussi accusés d’athéisme et d’impiété. Les Grecs considèrent la religion juive comme l’impiété extrême. La ville juive Hiérosyla, qu’ils ont fondée en Judée, est considérée comme une cité impie. Nous dirions aujourd’hui que la religion juive est contraire à la citoyenneté tant les cultes païens imprègnent la vie de la cité. « Pourquoi s’ils sont citoyens, n’adorent-ils pas les mêmes dieux que les Alexandrins ? »[4] Les Latins les accusent aussi de mépriser les dieux. Les Juifs font alors l’objet de persécution. L’accusation d’impiété « fit condamner également beaucoup de personnes convaincues de s’être laissées entraîner aux coutumes des juifs. »[5]
Que reproche-t-on en fait
au Juif et au Chrétien ? Au-delà des calomnies et des injures, deux crimes
leur sont surtout imputés : le refus de suivre les « cultes de la patrie » et la
croyance en un Dieu unique. Nous avons vu dans l'article précédent [49] que des philosophes pouvaient adhérer
à cette croyance tout en pratiquant le culte de la cité. Le Juif comme le
Chrétien refuse l’hypocrisie. La foi et le comportement ne peuvent se
contredire.
Ainsi le paganisme, dont
parfois on loue à tort la tolérance, refuse tout acte qui manifeste le refus de leurs
dieux. « La tolérance du paganisme
ne s’étendait pas à ceux qui niaient les dieux… »[6]
L’historien Dion Cassius nous le rappelle dans un discours fictif du favori d’Auguste :
« Vénère la divinité en tout et partout,
conformément aux usages de la patrie, et force les autres à l’honorer. […] Ne
permet pas non plus à personne de faire profession d’athéisme »[7].
Qui pourrait alors croire qu’avec le christianisme est née l’intolérance comme
de nombreuses voix le prétendent ?
Face aux accusations, les
Juifs et les Chrétiens se défendent et réfutent leurs adversaires selon trois
axes.
D’abord, reprenant les
critiques des philosophes païens eux-mêmes, ils montrent que par la raison, il
est possible de réfuter leurs vaines et fausses religions. Ils soulignent l’absurdité
et l’immoralité des sacrifices, de l’idolâtrie, des mythes. Les cultes païens
demeurent incompatibles à l’idée même de Dieu et à l’idée de toute perfection divine. Comme
Flavius Joseph, ils en appellent à Pythagore, Anaxagore, Platon, aux stoïciens.
Les apologistes s’attaquent en particulier aux sacrifices, reprenant encore les
critiques des auteurs païens comme Emphédocle, Théophraste, Platon[8],
Porphyre[9]. Les victimes vivantes ou inanimées et leur sang sont indignes de Dieu.
Comment peut-Il se laisser séduire par la fumée et l’odeur des graisses ?
Les Juifs et les Chrétiens
insistent particulièrement sur l’unicité de Dieu, à laquelle ont adhéré les
philosophes depuis longtemps, unicité qui s’oppose donc radicalement au
pluralisme. Le polythéisme est en effet inconcevable avec la « souveraineté unique de Dieu »[10],
comme le dira plus tard Théophile d’Antioche. L’idée même de Dieu et de
perfection divine aboutit naturellement à une série de négations.
Puis, chose nouvelle, les
Juifs et les Chrétiens s’appuient sur la Révélation. Dieu s’est fait connaître
aux hommes et a nettement affirmé sa souveraineté absolue. La Parole de Dieu a
condamné le paganisme. Leur position inflexible se fonde sur un commandement
divin et sur l’Histoire Sainte. Elle demeure fidèle à l’enseignement de la
Sainte Écriture. Dieu les défend en effet de ne point adorer d’autres dieux et
de s’abstenir de tout autre culte que le sien. Toute déviation et toute
désobéissance font l’objet de la colère divine et de la mort. Notre Seigneur
Jésus-Christ rappellera le premier commandement du Décalogue avant d’énoncer le
commandement de la charité. Ainsi comme
Dieu l’exige, le Juif et le Chrétien croient en un seul Dieu et par conséquent renient l’existence des dieux païens.
Enfin, chose nouvelle
également, les apologistes chrétiens
opposent le pluralisme religieux des Païens au Dieu Créateur et Providence. Les
Païens attribuent généralement à Dieu l’action démiurgique de mise en forme
d’une matière préexistante au monde et éternelle. La création ex-nihilo est une
conception chrétienne. Certes, les philosophes avaient découvert Dieu comme
principe de toute chose sans cependant concevoir un monde venu de rien. « Nous reconnaissons un Dieu mais un seul,
créateur, auteur, démiurge de tout cet univers ; nous savons que tout est
régi par une Providence, mais par sa seule Providence. »[11]
Dieu est un, le monde est un. Il est le seul à avoir créé le monde et à le
diriger. Unicité de souveraineté, unité d’action...
Ainsi, par la raison et la
Parole de Dieu, les hommes sont capables de connaître Dieu comme seul et unique
Dieu, Créateur d’un monde qu’Il dirige seul, sans partage, d’un monde qu’Il a
créé de rien et sur lequel Il veille continuellement. Mais s’il est possible de
Le connaître comme seul et vrai Dieu, comment se fait-Il qu’Il est si méconnu ?
Selon Saint Aristide d'Athènes, l’infidélité
à l’égard du vrai Dieu ont conduit les hommes à s’égarer dans les faux cultes. En
s’éloignant de la lumière, on sombre dans l’obscurité. Dans son Apologie,
il s’attaque aux adorateurs des dieux comme les Chaldéens. « Parce qu’ils n’ont pas connu Dieu, ils ont erré à la suite des éléments du
monde et ont commencé à honorer la créature au lieu de celui qui les avait
créés »[12].
Ils ont pris le corruptible pour l’incorruptible, le fini pour l’infini, le
visible pour l’invisible. Il y a bien incompatibilité entre l’idée de Dieu,
saisissable par la raison, et l’idée des dieux qui se révèle dans les
représentations païennes.
Dans le même ouvrage, Saint Aristide s’attaque avec plus de vivacité aux Grecs. Ces derniers se vantent en effet d’être
sages alors qu’ils croient en « de
nombreux dieux, mâles et femelles, artisans de passions et de forfaits divins,
modèles déplorables d’adultère et de pédérastie »[13].
En dépit de leur sagesse, les Grecs ont sombré dans l’idolâtrie.
Reprenant notamment l’évhémérisme,
les apologistes proposent des explications sur l’immoralité des cultes et des
récits païens en ramenant leur origine à des causes humaines à un temps où les
hommes vivaient dans le désordre, la confusion et la violence. Les cultes
païens ne font que perdurer ce temps de débauche.
Statue de Bastet (wikipedia.fr) |
Il y a enfin ceux qui adorent les astres et les éléments cosmiques, des éléments naturels (pierre, arbre, etc.) jusqu’aux fabrications des hommes comme les statues. « Vains sont tous les hommes en qui n’est pas la science de Dieu, et qui par les choses visibles n’ont pu comprendre Celui qui est et n’ont pas en considérant les œuvres, connu quel était l’ouvrier ; mais où le feu, ou le vent, ou l’air subtil, ou le cercle des étoiles ou l’immensité des eaux, ou le soleil et la lune, voilà ce qu’ils ont cru être des dieux qui gouvernaient le globe de la terre. » (Sagesse, XII, 1-2). Les hommes ont donné « à des pierres et à du bois le nom incommunicable. » (Sagesse, XIII, 21) Ainsi arrêtant leur regard aux créatures, ravis sans-doute de leur beauté et de leur mystère, ils ne sont pas montés jusqu’à leur Créateur.
L’argument principal
contre ces idolâtries consiste à dire que, faites de main d’homme, les idoles
ne sont rien de plus que la matière dont elles sont tirées. « Ils sont malheureux, et leur espérance
est parmi les morts, ceux qui appelé dieux les ouvrages des mains des hommes,
l’or, l’argent, les inventions de l’art, des figures d’animaux, une pierre
inutile, ouvrage d’une main antique. » (Sagesse, XIII, 10) Nous
pouvons aussi la trouver chez les auteurs grecs comme par exemple Héraclite,
Hérodote, Zénon. « S’approcher des
objets inanimés comme s’ils étaient des dieux, c’est faire comme si l’on
bavardait avec des maisons »[20].
Antiquité, preuve de
véracité ?
Les Païens accusent les
Chrétiens d’avoir innové en religieux comme le prétendent Suétone, Tacite et
Celse. Théophile d’Antioche leur répond : « Tu t’imagines que nos Écritures sont toutes
fraîches, toutes jeunes ? »[21]
Comme nous l’avons déjà évoqué[22],
les Apôtres et les Pères de l’Église défendent fortement leur attachement réel
à l’égard d’Abraham. Ce sont les véritables fils du Père des croyants, non
selon la chair mais selon l’esprit. Comme d‘autres juifs, Flavien Joseph défend
aussi « les antiquités de notre
nation et l’ordonnance de notre constitution »[23].
C’est tout le but de son ouvrage Antiquités juives. Pour cela, il
fournit des témoignages en faveur de l’ancienneté de la religion juive tirés
des écrits des auteurs grecs et autres. Il recherche donc à démontrer
l’antériorité de la Sainte Écriture par rapport à Homère et aux philosophes
grecs.
La défense de l’idée de
l’antériorité d’une religion sur une autre est importante pour les Païens comme
pour les Chrétiens car elle serait signe de vérité selon le principe que la vérité
serait antérieure à l’erreur. « Tout
ce que nous affirmons pour l’avoir appris du Christ et des prophètes qui l‘ont
précédé est la seule doctrine vrai et antérieure à celle de tous les écrivains
qui ont existé. »[24]
Tatien (né vers 110, 120) fait explicitement le lien entre l’ancienneté et la vérité. Il établit
une chronologie à partir de sources païennes pour démontrer l’antériorité de
Moïse sur Homère.
Mais il existe des
apologistes chrétiens, tel l'auteur de l'Épître à Diognète, qui assument la nouveauté du christianisme. Ils s’opposent à l’idée de toute dépendance entre l’ancienneté d’une religion et sa
véracité.
Imitation ou plagiat
Les apologistes juifs et
chrétiens tentent d’expliquer les concordances selon trois manières. Certains
défendent l’idée que les philosophes se sont inspirés de la Sainte Écriture. « Platon a suivi notre Loi et en a scruté les
moindres détails, il y a pris beaucoup, tout comme Pythagore transposa beaucoup
de nos dogmes et les fit passer dans sa doctrine […] Pythagore, Socrate et
Platon ont suivi Moïse quand ils disaient entendre la voix de Dieu ; ils
considéraient que l’agencement du monde avait été fait par Dieu dans le détail
et qu’il le maintenait sans cesse. »[28]
S’appuyant sur l’antériorité de la Loi de Moïse et sur les correspondances
entre les textes sacrés, Philon affirme la dépendance d’Héraclite, de Zénon et
des législateurs grecs. Ainsi « nous
devons croire celui qui a la priorité dans le temps plutôt que ceux qui ont
puisé à la source et non par connaissance directe leurs croyances. »[29]
D’autres apologistes accusent
les auteurs païens d’avoir emprunté des éléments de la Sainte Écriture pour
inventer leurs histoires. Ce sont des « voleurs de toute l’Écriture »[30]
s’exclame Saint Clément d’Alexandrie. Les « sophistes ont très soigneusement essayé de contrefaire tout ce qu’ils
avaient su de l’enseignement de Moïse et de ceux qui philosophaient comme lui,
d’abord pour sembler dire quelque chose de personnel, ensuite pour cacher tout
ce qu’ils n’avaient pas compris par une rhétorique mensongère et pervertir la
vérité en mythologie. »[31]
Il est vrai que des païens à leur tour accusent les auteurs bibliques d’avoir
plagié leurs récits. De telles accusations nécessitent beaucoup de prudence, la
chronologie des textes étant difficile à fixer. Cependant, dans certains cas,
le plagiat des païens s’avère évident, notamment dans le cas du mithracisme.
Selon des apologistes,
notamment Eusèbe de Césarée, les Grecs auraient plagié les Barbares, de
nombreuses traditions des religions égyptiennes se trouvant dans les religions,
philosophies et législations grecques. Pour cela, ils se fondent sur des écrits
uniquement païens. Une telle critique n’est pas anodine puisque Moïse a vécu et
s’est formé en Égypte. Par conséquent, ils cherchent à « démontrer que les savants grecs qui
s’étaient rendus en Égypte entrèrent en réalité en contact avec la doctrine
monothéiste de Moïse dont ils retirèrent l’inspiration pour leur critique
successive du polythéisme et de l’idolâtrie. »[32]
Influence, emprunt ou
plagiat, les récits religieux païens sont présentés comme une contrefaçon de la
vérité, d’où leurs erreurs, leurs contradictions, … « Notre doctrine n’est ni récente ni légendaire mais plus ancienne et
plus vraie que tous les poètes qui ont traité de l’incertain. »[33]
Elle est aussi « plus élevée et plus
digne de Dieu »[34]
des enseignements des philosophes.
Des modes de connaissances
de différentes valeurs
Les similitudes entre les
récits païens et les textes bibliques peuvent aussi s’expliquer par la capacité
de la raison à accéder à la vérité. Elles
manifestent la possibilité de la connaissance naturelle de Dieu par nos propres
moyens. Telle est l’idée que partagent des auteurs tant païens que juifs et
chrétiens. Philon défend l’idée d’un don que Dieu aurait accordé aux hommes
pour leur permettre de découvrir par la raison avec l’aide des sens ce que les
Juifs ont connu par Révélation.
Mais les défenseurs de la
foi montrent toute la faiblesse et les limites de ce mode de connaissance. En
n’apprenant que par leur propre réflexion, les philosophes grecs n’ont eu qu’une
connaissance approximative et partielle de Dieu à la différence des Juifs puis
des Chrétiens qui ont appris par Dieu Lui-même. « Les plus estimés des Grecs connaissent Dieu, non par connaissance
directe, mais par approximation pour n’avoir pas reçu la tradition du Fils. »[35]
Il a manqué aux philosophes plus de rigueur comme le manifestent leurs
contradictions.
Les germes de Vérité de
Saint Julien
Dans sa doctrine du Logos,
Saint Justin émet l’idée que des germes de vérité peuvent exister dans les
religions païennes. En tout homme, il existerait de manière innée des semences
de la Vérité, c’est-à-dire du Logos ou du Verbe. Ces germes de vérité
expliqueraient alors que des philosophes, des législateurs et des poètes ont pu
dire des choses justes sur Dieu. Mais comme ce ne sont que des semences, c’est-à-dire
une saisie partielle du Logos, leurs pensées demeurent obscures, humaines,
contradictoires parfois. Saint Julien décrit par exemple Socrate comme agissant
sous l’effet du Verbe. Or contrairement aux Païens, les Chrétiens ont pleinement
découvert le Logos qui est Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe fait chair.
Saint Justin distingue les termes de « logos » avec et sans article. Socrate aurait agi sous l’influence d’« un logos », c’est-à-dire en participation du Verbe, quand le Christ est présenté comme « le Logos Lui-même ». Les Païens pourraient donc penser et vivre sous l’influence du Verbe[36]. Mais comme ils ont connu le Logos, les Chrétiens gagnent en supériorité dans la connaissance de Dieu. Elle est donc partielle chez les philosophes quand elle est entière chez les Chrétiens.
Saint Justin distingue les termes de « logos » avec et sans article. Socrate aurait agi sous l’influence d’« un logos », c’est-à-dire en participation du Verbe, quand le Christ est présenté comme « le Logos Lui-même ». Les Païens pourraient donc penser et vivre sous l’influence du Verbe[36]. Mais comme ils ont connu le Logos, les Chrétiens gagnent en supériorité dans la connaissance de Dieu. Elle est donc partielle chez les philosophes quand elle est entière chez les Chrétiens.
Saint Justin |
Ainsi, contrairement aux
poètes et philosophes qui « ont
procédé par conjecture […] poussés,
chacun par sa propre âme, selon son degré de sympathie avec le souffle de Dieu,
à chercher s’ils pouvaient découvrir et comprendre la vérité, et ils n’ont pu
que cerner l’Être, et non le découvrir, parce que ce qui concerne Dieu, ils n’ont
pas jugé bon de l’apprendre de Dieu, mais chacun selon sa propre réflexion.
Aussi ont-ils des opinions différentes sur la matière, les formes, le monde.
Mais nous, à l’appui de nos conceptions et de notre foi, nous avons le
témoignage des Prophètes qui ont parlé de Dieu et de tout ce qui touche Dieu
sous l’inspiration d’un esprit divin. »[38]
L’œuvre des démons
Des apologistes chrétiens
ont aussi dénoncé l’œuvre malicieuse des démons, qui, pour mieux détourner les
hommes de la vérité et les séduire, auraient imité et falsifier la Sainte
Écriture, voire auraient prévu ce qu’il allait arriver. Telle était l’idée
défendue par Tertullien et Saint Justin. « Sachez donc, Tryphon, […] toutes les fables répandues parmi les Grecs,
par celui que nous appelons le démon, et qui ne sont que des altérations de nos
livres saints… » Ce plagiat a pour objectif de détourner les hommes de
la vérité. « Ce sont les esprits
d’erreur qui ont mis en œuvre cette falsification de votre doctrine de
salut ; ce sont eux encore qui ont lancé certaines fables pour affaiblir,
par leurs analogies, la foi due à la vérité, ou plutôt pour voler cette foi par
ce procédé, à leur bénéfice… »[39]
Saint Justin défend aussi
l’idée que les démons ayant provoqué des phénomènes effrayants, les hommes ont
reconnu en eux des divinités. Il présente clairement les religions païennes comme
un maléfice des démons qui dévoient les croyants. Il les exclut donc toute
valeur. Comme le répéteront de nombreux apologistes, les religions païennes
sont considérées comme l’œuvre des démons qui se font adorer sous différentes
formes. Cela explique notamment les persécutions que souffrent tous ceux qui
recherchent la vérité.
L’incohérence et
l’indignité des païens
Titien (wikipedia.fr) |
La contradiction entre les
discours philosophiques et le comportement des philosophes est un des arguments
dressés contre l’incohérence des philosophes. Il s’attache à des traditions au
mépris de la vérité et de la sagesse alors qu’ils ne cessent de les rechercher.
Platon affirme ainsi l’utilité
du sacrifice païen pour l’homme tout en montrant ses erreurs[43]. Celse condamne les
sacrifices mais les conserve néanmoins au nom de la tradition. Porphyre les
accepte pour une certaine catégorie des dieux. Des philosophes sont eux-mêmes
conscients de cette incohérence. Cicéron, Aristoclès, ou encore Hortensius et
Démocharès s’en plaignent.
Enfin, le désaccord qui
règne entre les philosophes fait contraste avec l’unité de Dieu qu’ils affirment pourtant. Il
serait signe d’approximation et d’erreur. Selon Saint Justin[44],
la multitude d’écoles et de doctrines philosophiques montre qu’ils n’ont pas
atteint pleinement la vérité. Selon l’auteur de l’Épître à Diognète, il prouve
aussi leur vanité, chaque philosophe se prétendant être le héraut de la vérité.
C’est en effet folie de croire que la raison seule suffise pour atteindre
pleinement la vérité.
La vérité, source de piété
et de dignité
Une mauvaise connaissance
de Dieu implique un mauvais comportement à son égard. Comme l’ont bien souligné
les apologistes tant juifs que chrétiens, une méconnaissance de Dieu conduit à
une mauvaise piété. Les philosophes grecs n’ont-ils pas recherché la vérité
dans l’espoir d’atteindre la vraie piété ? Une mauvaise conception de Dieu
affecte évidemment la manière avec laquelle nous voulons Le servir, Le prier,
L’adorer. Le culte est donc dépendant de notre connaissance de Dieu et par
conséquent de la vérité. Les Juifs et les Chrétiens approfondissent encore la dépendance
entre la vérité et la piété. Notre connaissance de Dieu a aussi un impact sur
nos mœurs. Sans la vérité, nous ne pouvons pas bien vivre.
Des auteurs juifs et
chrétiens critiquent alors les philosophes païens d’avoir tant parlé et si peu changé
les habitudes de leurs contemporains. Ils nous rappellent les débauches et les
crimes de la société païenne : l’abandon des enfants, l’infanticide,
l’inceste, la prostitution, les mutilations, les meurtres rituels, etc. Or la
religion juive puis chrétienne n’ont-elles pas apporté un réel progrès dans la
société et les mœurs ? N’est-ce pas un
signe de véracité ?
Effectivement, comment les
païens peuvent-ils ne pas avoir de comportements aussi scandaleux quand leurs
dieux agissent de même ? Condamnés d’inhumanité, les Juifs et les
Chrétiens retournent l’accusation contre leurs accusateurs. Ils leur imputent des
crimes ce qu’on raconte des dieux.
Allant au-delà de leurs
accusations, les apologistes chrétiens exposent leur foi et enseignent aux Païens ce qu’elle demande. « La loi divine ne prohibe pas seulement l’adoration des idoles, mais
encore celle des éléments cosmiques ; c’est le seul véritable Dieu et
Créateur de toutes choses qui doit recevoir un culte dans la sainteté du cœur
et dans la pureté de l’esprit. C’est pourquoi la loi sainte porte :
« Tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne
voleras pas ; tu ne feras pas de faux témoignages ; tu ne désireras
pas la femme de ton prochain […] »[45]
Nous revenons ainsi à la pensée profonde de Socrate. Le bien vivre et le bien
agir sont fortement dépendants de la véracité de la religion…
« Nous
gardons l’enseignement d’une loi sainte ; d’ailleurs, nous n’avons pour
législateur que le vrai Dieu qui nous enseigne à pratiquer la justice, à être
pieux, à bien agir. »[46]
Et que vaut la loi de bien vivre et de bien agir lorsqu’elle est portée par des
erreurs et des mensonges ? « En
vue de la piété, de l’esprit communautaire et de l’amour de l’homme en général,
et aussi de la justice, de l’endurance à la peine et du mépris de la mort, nos
lois sont fort bien établies »[47] puisque leur auteur est le vrai Dieu. Une loi morale acquiert de la véritable
légitimité non par voie électorale mais par la sagesse de celui qui la fonde.
Que vaut la sagesse des bulletins de vote ou de la caste politique ?
Ainsi la question de la véracité de la religion n’est pas uniquement une
question d’ordre intellectuel, philosophique ou métaphysique ; elle engage notre
vie. Elle n’est pas non plus d’ordre privé. Elle engage la société…
Conclusions
« Nous reconnaissons que nous sommes
athées par rapport aux prétendus dieux de ce genre, mais non par rapport
au Dieu très vrai, Père de la justice, de la sagesse et de toutes les autres
vertus, sans nul mélange de mal. »[48]
Professant la foi en un
seul Dieu dans un monde païen, souvent au mépris de leur vie, les Juifs et les Chrétiens
ont montré les approximations, les erreurs, les contradictions des pensées et
des cultes religieux du paganisme. Ils ont aussi cherché à en expliquer l’origine.
Ils ont souvent repris les arguments des philosophes païens, montrant de
nouveau les capacités de la raison de distinguer l’erreur de la vérité. Les
récits et les cultes païens s’opposent à l’idée de Dieu accessible à la raison,
qui est don de Dieu. Mais la raison demeure impuissante à connaître pleinement
le vrai Dieu. Innée ou non, cette connaissance demeure partielle, obscure, c'est-à-dire humaine. La supériorité des Chrétiens réside dans la source de leurs
connaissances. Elle provient directement de Dieu. Ils ont connu Notre Seigneur
Jésus-Christ, le Verbe fait chair.
Or comme l’ont si bien
compris les philosophes en quête de sagesse et de piété, il n’est pas possible
de bien vivre et de bien agir si on ne connaît pas le vrai Dieu. Le
comportement de l’homme et la vie d’une société dépendent fortement de cette
connaissance. C’est pourquoi la question de la véracité d’une religion est si
critique. La vérité et la morale, la pensée et l’action sont fortement liées,
interdépendantes. Les premiers chrétiens ne se sont pas contentés de le dire
dans de beaux discours. Ils ont vécu toute l’exigence de la vérité. Par leurs
paroles et plus encore par leurs actes, ils ont montré ce qu’est la véritable
religion. L’existence et la
recherche de la véritable religion ne sont donc pas des choses vaines.
L’indifférentisme et le relativisme religieux sont condamnables…
Notes et références
[1] L’ouvrage d’articles Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré ( Beauchesne, 1998) abonde de citations des apologistes. Sans adhérer nécessairement aux aidées des auteurs des articles, nous y avons puisé une partie de nos citations. Trois articles nous ont intéressés pour notre article : Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes de Monique Alexandre et La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien d’Enrico Norelli et Diodore de Sicile chez les Apologistes de Pier Franco Béatrice.
[1] L’ouvrage d’articles Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré ( Beauchesne, 1998) abonde de citations des apologistes. Sans adhérer nécessairement aux aidées des auteurs des articles, nous y avons puisé une partie de nos citations. Trois articles nous ont intéressés pour notre article : Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes de Monique Alexandre et La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien d’Enrico Norelli et Diodore de Sicile chez les Apologistes de Pier Franco Béatrice.
[2] Diognète dans Épître
à Diognète, Athénagore, I, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique
et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[3] Renan, Les
Évangiles, dans La réaction païenne, étude sur la polémique
antichrétienne du Ier au Vie siècle, Pierre de Labriolle, 1ème
partie, chap. II, Cerf, 2005.
[4] Apion dans Contre
Apion, Flaviens Josèphe, II, 65 dans Apologétique judéo-hellénistique
et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[5] Dion Cassius dans
Epitomé de Xiphilin, 67, 14 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[6] Drachmann, Atheism
in pagan Antiquity dans La réaction païenne, étude sur la polémique
antichrétienne du Ier au VIe siècle, Pierre de Labriolle, 1ème
partie, chap. II.
[7] Dion Cassius, LII,
36 dans dans La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au
Vie siècle, Pierre de Labriolle, 1ème partie, chap. II.
[8] Voir notamment
Platon, République, II, 365c, Lois, X, 885b, 906c.
[9] Voir Porphyre, Philosophie
tirée des oracles, Sur l’abstinence des êtres animés.
[10] Saint Théophile d’Antioche, Ad Autol., II, 4, 8, 35,
38.
[11] Saint Justin, I, Apologie,
6, 1-2.
[12] Saint Aristide, Apologie.
[13] Monique Alexandre, Apologétique
judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes.
[14]Eléazar, Lettre
d’Aristée, 134-138 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[15] Voir Théophile
d’Antioche, Ad Autolycum, II, 36.
[20] Héraclite cité par
Celse dans Contre les Chrétiens, fragment 5 dans Apologétique chrétienne et
culture Grecque, Gilles Dorval.
[21] Théophile
d’Antioche, Ad Autolycum, III, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[22] Voir Émeraude,
août 2015, article « Abraham, le
père de la foi ? ».
[23] Flaviens Joseph, Antiquités
juives, I, 5 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[24] Saint Justin, I, Apologie,
23, 1 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[25] Les Oracles Sibyllins, dont
certains proviennent des Juifs, rappellent la croyance chrétienne.
[26]
Apocalypse mazdéenne.
[27]
Pier Franco Béatrice, Diodore de Sicile et les apologistes.
[28]
Aristobule, apud Eusèbe, fragment 3 et 4, PE XIII, 12, 1-2 dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[29]
Tatien, Or. Graec, 40, dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[30] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 5, 39 dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[31]
Tatien, Or. Graec., 40 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[32]
Pier Franco Béatrice, Diodore de Sicile chez les Apologistes.
[33]
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II, 16 dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[34]
Saint Justin, I Apologie, 20, 3 dans Apologétique judéo-hellénistique
et premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[35] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 5, 39 dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[36] Saint Justin n’oublie pas et ne
néglige pas l’existence et le rôle du péché originel dans la connaissance de
Dieu.
[37]
Monique Alexandre, Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétienne.
[38] Athénagore, Supplique.,
7, 2-3 dans Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[39] Tertullien, Apologeticus,
XL, dans La réaction païenne, Pierre de Labriolle.
[40] Nuances introduites par le traducteur.
[40] Nuances introduites par le traducteur.
[41] Tatien, Discours
aux Grecs, 14, 1 : 15,7-10, La critique du pluralisme grec dans
le Discours aux Grecs de Tatien, Enrico Norelli dans Les
Apologistes chrétiens et la culture grecque. La traduction du Discours
aux Grecs est celle d’A. de Puech, parfois modifiée Enrico Norelli.
[42] Tatien, Discours
aux Grecs, 2, 1 : 2, 17-18, La critique du pluralisme grec dans
le Discours aux Grecs de Tatien, Enrico Norelli dans Les
Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[43] Voir Platon, Lois,
IV, 716d.
[44] Voir Saint Justin, II Apologie, 13.
[44] Voir Saint Justin, II Apologie, 13.
[45]
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, II dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[46]
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, III dans
Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes,
Monique Alexandre.
[47]
Flavien Joseph, Contre Apion, II, 146 dans Apologétique judéo-hellénistique et
premières apologies chrétiennes, Monique Alexandre.
[48]
Saint Justin, I Apologie, 6, 1 dans La figure de Socrate selon Justin,
Michel Fédou, dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[49] Voir Émeraude, mars 2013, article "Les philosophes antiques : critiques des religions païennes et recherche de la véritable religion".
[50] Autrefois, Cohortatio ad Graecos était attribué à Saint Justin. Selon Bernard Puderon (Revue d'Études augustiniennes, 2003), l'auteur serait Marcel d'Ancyre (285-374). Voir http://documents.irevues.inist.fr//handle/2042/34643.
[49] Voir Émeraude, mars 2013, article "Les philosophes antiques : critiques des religions païennes et recherche de la véritable religion".
[50] Autrefois, Cohortatio ad Graecos était attribué à Saint Justin. Selon Bernard Puderon (Revue d'Études augustiniennes, 2003), l'auteur serait Marcel d'Ancyre (285-374). Voir http://documents.irevues.inist.fr//handle/2042/34643.
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