Depuis le XIXe siècle, les
théories sur l’origine et l’évolution des religions abondent. Les revues
actuelles les reprennent, les ressassant inexorablement, ne cessant de répéter
qu’elles ne sont finalement qu’œuvres humaines, nées de l’imagination des hommes,
purs produits de leur psychisme ou encore d’une société en quête d’identité et
de cohésion. Ces théories sont
naturellement, et à juste titre, contestables, scandaleuses, dangereuses,
condamnables. Si certaines d’entres elles ne sont plus soutenues avec sérieux,
en dépit de leur persistance dans l’opinion publique, d’autres demeurent
redoutables.
Ces
théories présentent de réels dangers pour les âmes qui, constatant la
coexistence de multiples religions, peuvent légitimement se poser des questions
sur leur véracité et même sur l’idée de la religion et donc de Dieu. Ces
questions sont encore plus pressantes lorsqu’elles s’interrogent sur le
christianisme. Le pluralisme religieux ne serait-il pas la preuve que tout cela
n’est finalement qu’une fable ? L’image d’un œcuménisme absurde et naïf
que montrent toutes les télévisions du monde entier ne fait qu’accentuer cette
impression de fausseté. Comment pouvons-nous croire qu’une religion est vraie
si elle se met au niveau des autres sans dénoncer leurs erreurs ni
affirmer son authenticité ? Que pouvons-nous penser de ces images de
prêtres, d’imams, de rabbins, de bouddhistes, priant ensemble, côte à côte, comme
si chacun croyait en l’efficacité des prières de ses voisins ?
Pourtant, le pluralisme
religieux a toujours subsisté. Les interrogations et les doutes qu’il peut
faire naître ne sont pas non plus nouveaux. Dès les temps anciens, dès l’antiquité,
les hommes ont cherché des explications et des réponses. Avant de décrire les
différentes théories sur les religions, faisons d’abord un tour d’horizon des
réponses qu’ont apportées les philosophes antiques, païens et chrétiens…
À la recherche
philosophique de la vérité religieuse
Dans une société imprégnée
de cultes, de dieux et de déesses, de récits religieux de tout genre, est-il
possible de ne pas s’interroger sur leur véracité ? Aujourd’hui, nous les
regardons comme des mythes, c’est-à-dire des fables, mais au temps antique,
comment sont-ils perçus ? Comment la multiplicité des divinités est-elle vécue ?
Comment la religion est-elle finalement perçue ? La vie de l’homme
antique, est rythmée par des pratiques religieuses. Au temps de Notre Seigneur
Jésus-Christ, les cultes abondent, les sectes pullulent, les doctrines
foisonnent…
Dès le début de la philosophie
grecque, dès Thalès et Anaximandre de Milet, les mythes d’Homère et d’Hésiode
sont remis en question afin de fonder « la foi raisonnée des sages »[1].
Les philosophes grecs mènent une véritable offensive contre toutes les fables
religieuses dégradantes et impies.
Contre Homère et Hésiode
Xénophane |
Des philosophes n’acceptent
pas les récits et les cultes religieux, notamment ceux des grands poètes que
sont Homère et Hésiode. Ils s’opposent d‘abord aux récits religieux car ils
sont indignes des dieux. Ils s’insurgent en effet sur les représentations des
dieux au travers des récits. Les récits religieux leur sont insensés,
incohérents, condamnables. « Ils ont
attribué aux dieux tout ce qui, chez les mortels, est jugé comme l’opprobre et
la honte, vols, adultères, tromperie réciproques »[2],
souligne Xénophane de Colophon[3]
aux environs du VIe siècle avant Jésus-Christ.
Toujours selon Xénophane,
le polythéisme est même contraire à l’idée de Dieu, c’est-à-dire à l’idée de la
perfection divine. Il refuse d’attribuer aux dieux aucune infériorité d’ordre
ontologique. Il est vrai que l’unité divine qu’il professe aboutit à un
panthéisme radical. Depuis les premiers philosophes, depuis Anaximandre
(610-546), Xénophane et Héraclite (535-475), « le polythéisme est philosophiquement éliminé : il y a certes
beaucoup de dieux, au sens grec où dieu est un nom commun des choses ; mais
il n’y a qu’un seul Dieu, au sens où Dieu est le nom propre du principe
suprême. »[4]
L’anthropomorphisme,
c’est-à-dire le fait de représenter les dieux sous des formes et attitudes
humaines, est particulièrement attaqué. « Le critère sur lequel repose toute la critique de l’anthropomorphisme,
c’est : qu’est-ce qu’à propos, ou hors de propos, proportionné ou hors
proportionné avec le sujet divin ? »[5]
Selon les stoïciens, la véritable piété doit en effet se dispenser d’images des
dieux qui leur donnent une image dégradante. Zénon, né vers 333 av. J.C., interdit
toute représentation figurée des dieux, qui ne pouvaient qu’être indignes de
dieux. Chrysippe, né vers 280 avant J.C., dénonce comme une puérilité impie la
prétention de les décrire sous des traits humains.
Les cultes religieux font également
l’objet de critiques à cause de leur absurdité. Héraclite dénonce par exemple
l’indignité des cultes païens. Comment le fidèle peut-il se purifier en se
souillant du sang des victimes ? Pourquoi adresse-t-il ses prières à des
statues ?
Ainsi des philosophes
s’attaquent aux représentations du divin et à l’efficacité des rites païens. Les
Juifs et les Chrétiens rependront leurs critiques pour dénoncer les religions
païennes de leur temps.
Pour une vraie
connaissance de Dieu
Homère (1812)
Philippe-Laurent Roland
Musée du Louvre
(fr.wikipedia.org)
|
Comment pouvons-nous
expliquer l’erreur de ceux qui adhèrent à de telles fables ? Le verdict des
philosophes est clair : les poètes en sont la cause. Xénophane, Héraclite
et bien d’autres condamnent en effet Homère et Hésiode qui par leur verbiage,
attirent les foules et les égarent. Dans la République, Platon
condamne sans appel ceux, qui par la poésie et l’art, les corrompent. Ce sont
de mauvais imitateurs, des illusionnistes. Les hommes « font confiance à des aèdes de carrefour, et prennent comme maître
la foule, car ils ne savent pas que la majorité est mauvaise, et qu’il n’y a de
bon qu’une minorité. »[6]
Sans faire diminuer la responsabilité des poètes, ils accusent aussi l’individu
de manquer de raison et de sagesse. « Les
ânes préfèrent la paille à l’or », nous dit encore Héraclite.
Par leurs critiques, les
philosophes cherchent à détruire la mentalité mythologique, refusant de trouver
le divin dans un passé imaginaire. Ils exigent surtout qu’on dise des dieux ce
qui convient à Dieu. Tout en prêchant la religion, croyant sincèrement en des
dieux, Épicure s’oppose à la vulgarité et à la superstition. « Assurément, il existe des dieux, - la
connaissance que nous en avons est claire vision -, mais ces dieux ne sont pas
tels que le vulgaire imagine. Car le vulgaire ne sait pas garder intacte la
notion qu’il se forme des dieux. Et ce n’est pas celui qui nie les dieux du
vulgaire qui est impie, mais celui qui associe à la notion de dieu les fausses
opinions du vulgaire. »[7]
Les philosophes veulent construire une foi raisonnée. Avec Socrate, la question
de la vraie religion est posée.
Vérité et loyauté
religieuse ?
La position des stoïciens
est particulière mais probablement caractéristique. « Dès ses débuts, la pensée religieuse stoïcienne est marquée par une
tension permanente entre la critique et la justification des pratiques
religieuses. »[8]
Ils hésitent entre leur conception d’un dieu rationnel et cosmique et la
loyauté à la religion traditionnelle. Certains condamnent les pratiques
religieuses au nom de la raison quand d’autres les justifient prétextant que la
connaissance du divin la dépasse. Cependant, de manière générale, ils professent une religion toute intérieure, sans temple, fortement panthéiste, soumise à
Dieu. « Je ne subis pas la volonté
de Dieu, j’y adhère »[9].
Nous sommes donc bien loin de la religion romaine.
Les philosophes antiques
ont donc proposé de nombreuses explications et justifications sur l’origine des
récits et des pratiques religieuses de leur temps. Nous pouvons répartir les
philosophes grecques en deux principales écoles.
L’explication allégorique
Pour les uns, les récits
ne seraient qu’allégoriques, sans aucune réalité historique. Ils auraient pour
but d’exprimer et de transmettre des vérités divines, morales ou physiques,
insaisissables par d’autres moyens. Selon Héraclite, ce seraient des histoires
qui manifesteraient sans jamais l’épuiser l’essence cachée du divin, « une sorte d’enveloppe populaire d’une vérité
divine. »[10]
La méthode analogique, en établissant des comparaisons, est une source de
connaissances qui nous préserve des erreurs de l’anthropomorphisme. Tout le
contenu du mythe n’est pas éliminé.
Les récits ont ensuite été
vus comme une allégorie pleine d’enseignement philosophique ou moral. Ce serait
en quelques sortes des leçons dont il faudrait extraire des idées. Telle était
notamment la pensée de Platon. Les récits religieux d’Homère et d’Hésiode ne
seraient donc que des discours poétiques, des fables riches d’instruction. Tel
est le sens même du terme de « mythe ».
Cependant, l’idée que les
récits religieux sont une voie d’accès au divin n’a pas disparu. Tout en les
considérant comme des mythes, c’est-à-dire des vérités mises en parole,
Aristote enseigne que la recherche de leurs origines reviendrait en fait à
saisir l’essence divine.
L’évhémérisme
Selon d’autres critiques[11],
les récits seraient bien historiques, du moins dans leur fondement. Les dieux auraient
été des personnes bien vivantes qui auraient été divinisées par la suite par
admiration ou par crainte. Leur histoire aurait été ensuite enjolivée,
embellie, exagérée. De manière classique, cette théorie est intitulé
« évhémérisme » du nom d’Évhémère de Messène, auteur d’un roman
semi-historique et semi-fantaisiste, l’Histoire sacrée (ou
Institution sacrée), à la fin du IVe siècle ou au début du IIIème
siècle avant Jésus-Christ. Zeus aurait ainsi été un ancien monarque de l’île de
Panchée, Saturne, un roi de Rome, Athéna, une guerrière redoutable. Selon
Thallus, Kronos le Titan, c’est-à-dire Saturne, avec Bélus, rois d’Assyrie,
aurait guerroyé contre Zeus et plusieurs siècles avant Troie[12].
Évhémère explique que des hommes ont été divinisés soit à cause de leur
bienveillance, soit par crainte.
L’évhémérisme ne doit pas
être confondu avec une doctrine stoïcienne selon lequel des dieux auraient été
des hommes avant d’être probablement divinisés au sens propre du terme. Les
stoïciens distinguent en effet les dieux d’origines divine et humaine.
La « théologie
tripartite » de Varron
Il n’est guère possible de
parler des connaissances de l’antiquité sans évoquer Varron. Écrivain latin du
Ier siècle avant Jésus-Christ, il a composé une véritable encyclopédie dont un
recueil de livres appelés Antiquités humaines et Antiquités
divines. Les Antiquités divines[13]
est une véritable source de renseignement sur la religion romaine.
Dans ses Antiquités
divines, Varron répartit les différents cultes païens selon trois
niveaux de représentation, suivant qu’ils sont accrédités par les poètes, les
peuples ou les philosophes. Selon Saint Augustin, il répartit aussi les dieux
selon une typologie analogue, à savoir les dieux mythiques, les dieux civils (ou
nationaux) et les dieux physiques. Il distingue ainsi « trois genres de théologie ou science des
dieux, qu’il nomme mythique, physique et civile […] On l’appelle mythique, ajoute-il, la
théologie des poètes ; physique, celle des philosophes ; civil, celle
du peuple. »[14]
Selon Eusèbe de Césarée,
cette typologie n’est pas propre à Varron. Il nous rapporte aussi des Grecs une
répartition tripartite des dieux équivalente :: « la première est la théologie mythique que
les poètes inventent au gré de leur imagination ; ensuite vient la
théologie physique ou spéculative, objet de la recherche des philosophes qui la
raccordent à la précédente en la présentant comme le résultat d'une
interprétation allégorique des mythes ; la troisième place appartient à la
théologie politique, qui a force de loi dans chaque cité et s'impose
rigoureusement au nom de la tradition. »[15]
Dionysios, stoïcien et maître de Posidonius, répartit aussi les dieux en trois
espèces selon notre mode de connaissance. Les premiers sont connus par
l’observation. Ce sont des réalités cosmiques visibles. Les seconds sont
invisibles. Enfin, la troisième espèce regroupe les mortels divinisés.
La qualité des différentes
« théologies »
Revenons à Varron. Il définit
la nature, voire la valeur, de ces différentes catégories religieuses. « La première, dit-il, admet beaucoup de faits
contraires à la dignité et à la nature des immortels. »[16]
Les dieux peints par les poètes sont véritablement des fables. Au service des
hommes et sujets aux pires désordres, ils se caractérisent par leur immoralité.
De telles représentations flétrissent la nature de Dieu. La théologie mythique
est donc non seulement fausse mais aussi honteuse, indigne, peu édifiante. Cependant,
elle a un pouvoir de séduction que rien ne peut remplacer. Varron précise que
les poètes écrivent pour le plaisir.
La théologie des
philosophes est l’ensemble des ouvrages où sont débattues la résidence,
l’espèce et la nature des dieux, c’est-à-dire un ensemble d’idées abstraites,
d’opinions et de disputes. Elle est dite physique car elle est extraite des
considérations de la nature du monde. Elle est propre à inspirer la vertu mais
elle n’est guère accessible à tous les hommes. Les philosophes ont écrit pour l’utilité.
La théologie civile
correspond à « la science nécessaire
à tous les citoyens des villes et surtout aux pontifes, science pratique qui
règle quels dieux il faut honorer publiquement, à quels pieux devoirs, à quels
sacrifice chacun est obligé. »[17]
Elle est une religion essentiellement rituelle, choisie par chaque peuple selon
son usage. Pour Varron, elle est respectable et efficace.
En suivant la pensée de
Varron, nous pourrions croire que la théologie civile apparaît comme le trait
d’union entre celles des poètes et des philosophes, empruntant à l’un ses
charmes et à l’autre son utilité morale. « Les compositions des poètes sont au-dessous de la croyance des peuples
et que l’enseignement des philosophes surpasse la portée du vulgaire. » [18]
Selon Saint Augustin, elle est plutôt « un mélange de l’une et de l’autre que comme une théologie distincte
» [19].
Comme l’indique surtout Eusèbe
de Césarée, Varron s’attache à montrer que l’interprétation allégorique des
théologies mythiques et civiles conduit à la théologie des philosophes. « L'interprétation allégorique fait partie
intégrante de la théologie tripartite varronienne. En effet, si Varron récuse
la théologie des poètes et celle de la cité dans leur présentation courante et
superficielle, sans pourtant les condamner définitivement au bénéfice de la
théologie naturelle, c'est qu'il pense que, pour qui sait en comprendre la
nature profonde, ces deux premières théologies se ramènent à la troisième. »[20]
Cependant, selon Saint Augustin, Varron donnerait la préférence à la théologie
philosophique. Elle est pour lui la seule véritable. Mais elle entraîne des
controverses entre les philosophes qui engendrent une multitude de sectes
dissidentes.
La « théologie
tripartite » de Scaevola
Selon Saint Augustin, un
savant pontife, Scaevola, a aussi répartit les dieux en trois espèces selon
qu’ils sont été introduits par les poètes, les philosophes et les chefs de la
République. Contrairement à Varron, il n’hésite pas à les apprécier. « La première n’est que badinage, tissu de
fictions poétiques indignes des dieux». Il rejette donc les dieux des
poètes car « l’imagination des
poètes les défigure tellement, ces dieux, qu’ils ne méritent pas d’être
comparés à des hommes honnêtes » [21].
Les dieux des philosophes ne valent pas mieux : « la seconde ne convient pas aux États, parce
qu’elle renferme beaucoup de choses superflues, quelques-unes même dont la
connaissance peut être nuisible aux peuples »[22]
si elle était connue par le peuple. Les philosophes professent que des dieux
ont été des hommes défunts et que « les
cités n’ont pas les vraies images des dieux ; que le vrai Dieu n’a ni
sexe, ni âge, ni membre corporels »[23],
comme le confirme Varron. « Il
pense donc qu’il est plus avantageux aux États de se tromper en matière de
religion »[24].. Ainsi Scaevola approuve les dieux nationaux
au détriment des dieux des poètes et des philosophes.
Une position philosophique
intenable
Temple de Jupiter (Rome) |
Par sa « théologie tripartite », Scaevola
tente donc de justifier les dieux civils tout en récusant ceux des poètes et
des philosophes. La religion de la cité n’est pas redevable aux poètes et aux
philosophes. Il montre aussi qu’il n’est guère possible de servir à la fois les
dieux de la cité et ceux des philosophes, les théologies naturelle et civile étant
incompatibles.
La position est différente
chez Varron dont l’intention est de maintenir la religion romaine dans son
ensemble, notamment par l’interprétation allégorique. Contrairement à Scaevola,
il souligne la solidarité et l’interdépendance entre les trois « théologies » mythiques, civiles et
philosophiques.
Mais comme l’a bien senti
Saint Augustin, la pensée de Varron est plus complexe, voire dramatique. S’il
semble tendre vers une religion épurée, ce qu’elle ne semble pas l’être, Varron
reste fidèle à la théologie civile et demande de s’y soumettre telle
qu’elle existe effectivement par fidélité à la religion romaine. « Varron lui-même qui, à mon grand regret, et
non toutefois de son propre jugement, range les jeux de la scène parmi les
choses divines, lorsqu’en plusieurs endroits de ses écrits il exhorte avec un
certain accent de piété à honorer les dieux, Varron ne fait-il pas l’aveu qu’il
est loin de suivre par inclination d’esprit les solennités dont il attribue
l’institution à l’État ? Et il ne craint pas d’avouer que, s’il avait à
constituer de nouveau la cité, les dieux et les noms des dieux qu’il voudrait
consacrer, il est les chercherait plutôt dans les principes de l’ordre naturel. »[25]
Il veut demeurer fidèle aux traditions. Nous retrouvons la position ambigüe et
instable des stoïciens.
La position de Varron
n’est guère éloignée de celle de Celse et de Porphyre, qui, pour protéger la
religion romaine, dont ils veulent demeurer de bons et loyaux défenseurs, attaquent
violemment le christianisme. Comme le dit Saint Augustin, il est d’« une rare sagacité » mais il « fait assez entendre qu’il ne lèvera point
les voiles sur toutes les choses qu’il méprise et que le silence seul protège
contre le mépris du vulgaire. »[26]
Il y a ainsi un véritable désaccord entre l’attitude intérieure du croyant et
la fidélité civique du païen. Varron en arrive même à vouloir laisser le peuple
dans son ignorance, c’est-à-dire dans une conception médiocre de la religion.
Certes Varron ne récuse
jamais ouvertement la théologie de la cité mais en voulant maintenir la
distinction entre les deux théologies, celles du peuple et des philosophes,
Varron condamne les dieux de la cité. « Je comprends sans peine comprend il explique cette théologie civile. Je
comprends sans peine pourquoi il faut séparer la théologie fabuleuse ;
c’est qu’elle est fausse, c’est qu’elle est honteuse, c’est qu’elle est
indigne. Mai quoi ! Vouloir séparer la théologie naturelle de la civile,
n’est-ce pas avouer que la civile mène à l’erreur. Si en effet elle est
naturelle, que lui reproche-t-on pour l’exclure ? Si elle n’est pas
naturelle, quels titres lui reconnaît-on pour l’admettre ? » [27]
Comme le montrent aussi Tertullien, la théologie de Varron soulève d’inévitables
questions. « Si les philosophes ont
agencé par leurs conjectures la théologie physique, si les poètes ont extrait
des fables la théologie mythique, si les peuples ont de leur propre mouvement
projeté la théologie nationale, où donc faut-il placé la vérité ? »[28]
La classification des dieux conduit à comparer et à opposer les différents
types de religions.
La séparation des trois types
de dieux est en outre factice. Certains sont propres au théâtre, d’autres à la
cité et le reste au monde. Mais comment est-il possible de séparer le théâtre
de la cité ? « Où est le
théâtre sinon dans la cité ? Qui l’a institué, sinon la cité ? Et
pourquoi l’a-t-elle institué, sinon pour les jeux scéniques ? »[29]
Les théologies mythiques et civiles font donc corps. Les critiques que Varron
porte sur la théologie des poètes peuvent-elles alors épargner celle de la
cité ? « Et les dieux dont on
rit au théâtre, ne sont-ils pas les mêmes qu’on adore dans le temple ; et
les dieux à qui l’on consacre des jeux, sont-ils différents de ceux à qui on
immole des victimes ? »[30]
Et le théâtre comme le cité sont œuvres humaines alors que le monde est œuvre
divine. C’est pourquoi Saint Augustin arrive naturellement à la conclusion qu’il
est beaucoup plus simple de diviser les dieux en dieux naturels et en dieux
institués par les hommes et « d’avouer
que sur ces divinités d’institution humaine le langage des poètes n’est plus
celui des prêtres » [31]
Les distinctions que Varron opère sont difficilement tenables…
L’origine de la notion de
Dieu
Vénus |
Scaevola ou Varron ont
dans leur « théologie tripartite »
définit les différents introducteurs des religions, que sont les poètes, le
peuple ou les autorités de la cité, et les philosophes. D’autres auteurs
antiques ont aussi cherché à identifier les sources de connaissance des dieux,
par exemple Dion Chrysostome. Il en distingue deux.
Dion Chrysostome définit
comme source fondamentale l’idée même de Dieu, une idée inhérente à l’esprit
humain. « La source vraiment
première de nos croyances et représentations relatives à la divinité en est,
disons-nous, la pensée innée chez tous les hommes ; elle provient de la
réalité même et de la vérité, elle ne se constitue pas à l’aventure et au
hasard ; mais, puissamment solide et immuable, elle a commencé à l’origine
des temps, elle se maintient chez tous les peuples, elle est le bien commun et en
quelques sorte public de l’espèce raisonnable. »[32]
Elle est une connaissance rationnelle, œuvre de la réflexion.
La deuxième source, qu’il
considère comme secondaire, nous apprendrait à connaître les dieux au moyen des
traditions orales ou de documents écrits. Elle serait formée de notions
acquises qui « survient dans les
âmes par une intervention extérieure, au moyen de raisons, de récits et
d’usages, dont les uns sont anonymes et oraux, mais les autres écrits sont dus
à des auteurs parfaitement connus »[33]
Elle est constituée d’exhortations offertes au libre-arbitre – tel est le fait
des poètes – et des contraintes ou des impératifs – tel est le fait des
législateurs. Mais exhortations ou contraintes, ces sources secondaires ne vaudraient
rien sans la source fondamentale. Dion Chrysostome précise que « certains des poètes et des législateurs
s’expriment de façon correcte, conforme à la vérité et aux premières notions,
les autres s’égarent par quelques côtés. »[34]
Une dernière source de connaissance religieuse serait d’origine artistique.
Elle est tirée des œuvres des peintres, des sculpteurs et des statuaires.
Ainsi Dion Chrysostome
distingue les connaissances religieuses selon leur origine : la raison,
les poètes, la loi auxquels s’ajoute l’art. Cette répartition reprend presque
celle de Scaevelo et de Varron. L’ajout de l’art est son originalité. Plutarque
a aussi présenté une typologie équivalente.
Conclusions
La philosophie grecque a
dès le départ soulevé la question de la véracité des religions. Croyant aux
dieux, par piété même, les philosophes ont combattu les conceptions erronées
des religions païennes que véhiculaient les récits mythiques et les cultes.
Séduisantes pour la foule par le « verbiage »
des poètes, elles favorisent la superstition et encourage l’immoralité.
S’opposant donc aux
poètes, les philosophes ont développé des critiques contre leurs mensonges,
leurs erreurs et leurs contradictions. Ils ont approfondi la connaissance de
Dieu, développé et défini des méthodes pour identifier dans les fables ce qui
pouvait approcher de la vérité. Les Juifs et les Chrétiens n’oublieront pas
leurs critiques. Mais les débats philosophiques ont aussi donné lieu à de
nombreuses écoles philosophiques, semant divisions et contradictoires.
Aux côtés des « théologies » des poètes et des
philosophes, se dresse en parallèle une troisième source religieuse qu’est la
Cité ou le législateur. La fidélité à l’égard des lois civiques et des
traditions est suffisamment forte pour attacher des âmes à une religion, même si
elles peuvent lui paraître insatisfaisantes et erronées. Enfin, n’oublions pas
une dernière source d’inspiration religieuse qu’est l’art au travers des
images, des sculptures, des bâtisses.
Si cette catégorisation
religieuse est en réalité fictive, comme tout essai de typologie, elle a le
mérite de montrer les différentes sources d’où peuvent naître et se développer
des pensées religieuses. Elle permet aussi de comprendre leur interdépendance
et leur incompatibilité. Elle montre enfin toute la complexité d’un monde
empreint d’une forte prégnance religieuse.
Conscients des erreurs et
des contradictions des religions de leur temps, des philosophes n’ont pas
hésité par amour des dieux et de la vérité à s’opposer aux fausses conceptions
religieuses qui, entachées de superstitions et de vulgarité, éloignaient les
âmes de la véritable piété. Ils ont ainsi pu démontrer qu’une véritable religion
ne pouvait ni devait être incompatible avec la raison. Ils n’ont donc pas
hésité à s’opposer à toutes les fausses idées et pensées religieuses, parfois
au mépris de leur confort et de leur vie. Leurs critiques ont certainement conduit
certains d’entre eux à de réels combats intérieurs, à des choix cornéliens,
entre l’amour des dieux et l’amour de la Cité.
De manière générale, les
philosophes antiques ont donc cherché à défendre la véritable piété. Ils ne la
conçoivent pas sans qu’elle soit associée à une véritable religion,
c’est-à-dire à une connaissance vraie de Dieu, conforme à l’idée de Dieu, que
l’homme peut saisir par la raison, à une moralité propre à élever les vertus de
l’individu, à des pratiques et des récits capables de faire développer dans
l’individu aussi bien la bonne connaissance que la bonne moralité. Toute autre
religion est alors vaine et dangereuse. Elle doit donc faire l’objet de
critiques et de condamnation. Telles sont les leçons à retenir, leçons
aujourd’hui bien oubliées de nos contemporains…
Notes et références
[2]
Xénophane de Colophon, Fragment XI.
[3]
Xénophane est un philosophe grec, né vers l’an 570 avant Jésus-Christ à
Colophon en Asie Mineure. Il est le chef de l’école éléatique, fondateur d’un
panthéisme religieux, où l’esprit et la matière ne forment qu’une seule chose,
une seule unité, Dieu.
[4]
Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne,
chap. I.
[5]
Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne,
chap. I.
[6]
Héraclite d’Éphèse, Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[7]
Diogène Laërce, Lettre à Ménécée, X, 123-124, dans Histoire de la philosophie
ancienne, Paul-Bernard Grenet, chap. IX.
[8]
M.Jordi Pià_Comella, Philosophie et religion dans le stoïcisme
impérial romain, étude de quelques cas : Cornutus, Perse, Epictète et
Marc-Aurèle, position d’une thèse de doctorat, Université VI-Sorbonne,
2011, www.paris-sorbonne.fr.
[9]
Zénon, De Providentia, 5, 6 dans Histoire de la philosophie ancienne,
Paul-Bernard Grenet, Chap. IX.
[10] Michel Meslin, L’Histoire
des religions dans Histoire des religions, tome II, encyclopédie
de la Pléiade, sous la direction d’Henri-Charles Puech, Gallimard, 1976.
[11]
Parmi les historiens latins et grecs, citons Cassius Sévère, Cornélis Népos,
Thallus, Léon de Pella, Diodore de Sicile, Varron. Eusèbe de Césarée a
développé la doctrine dans Préparation évangélique.
[12] Voir Pier Franco
Béatrice, Diodore de Sicile chez les Apologistes dans Les
Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de
Bernard Pouderon et Joseph Doré, Beauchesne, 1998.
[13] Nous connaissons
l’ouvrage de Varron par l’intermédiaire de Tertullien (Ad nationes), de Macrobe
et de Saint Augustin (La Cité de Dieu) qui apporte un
témoignage beaucoup plus riche et précis.
[14] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[15] Thomas Labeyre, Mythe
et allégorie : autour des imaginaires mythiques, compte rendu du
livre de Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et
les contestations judéo-chrétiennes, Études augustiniennes, 1976. Voir Préparation
Évangélique, Livre IV, Eusèbe de Césarée
[16] Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[17]
Varron dans La Cité de Dieu, Saint Augustin, livre VI, V, volume 1.
[18]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[19]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[20]
Thomas Labeyre, Mythe et allégorie : autour des imaginaires mythiques.
[21]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[22]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[23]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[24]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[25]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXXI, volume 1.
[26]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXXI, volume 1.
[27]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[28]
Tertullien, Ad Nationes, II, I, 8-11, édition Borleffs, dans La
« théologie tripartite de Varron, Essai de reconstitution et recherche des
sources, Jean Pépin, www.patristique.org.
[29]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[30]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[31]
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[32]
Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron,
Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.
[33]
Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron,
Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.
[34] Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron,
Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.
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