" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 5 mars 2016

Les philosophes antiques : critiques des religions païennes et recherche de la véritable religion

Depuis le XIXe siècle, les théories sur l’origine et l’évolution des religions abondent. Les revues actuelles les reprennent, les ressassant inexorablement, ne cessant de répéter qu’elles ne sont finalement qu’œuvres humaines, nées de l’imagination des hommes, purs produits de leur psychisme ou encore d’une société en quête d’identité et de cohésion. Ces théories sont naturellement, et à juste titre, contestables, scandaleuses, dangereuses, condamnables. Si certaines d’entres elles ne sont plus soutenues avec sérieux, en dépit de leur persistance dans l’opinion publique, d’autres demeurent redoutables.


Ces théories présentent de réels dangers pour les âmes qui, constatant la coexistence de multiples religions, peuvent légitimement se poser des questions sur leur véracité et même sur l’idée de la religion et donc de Dieu. Ces questions sont encore plus pressantes lorsqu’elles s’interrogent sur le christianisme. Le pluralisme religieux ne serait-il pas la preuve que tout cela n’est finalement qu’une fable ? L’image d’un œcuménisme absurde et naïf que montrent toutes les télévisions du monde entier ne fait qu’accentuer cette impression de fausseté. Comment pouvons-nous croire qu’une religion est vraie si elle se met au niveau des autres sans dénoncer leurs erreurs ni affirmer son authenticité ? Que pouvons-nous penser de ces images de prêtres, d’imams, de rabbins, de bouddhistes, priant ensemble, côte à côte, comme si chacun croyait en l’efficacité des prières de ses voisins ?

Pourtant, le pluralisme religieux a toujours subsisté. Les interrogations et les doutes qu’il peut faire naître ne sont pas non plus nouveaux. Dès les temps anciens, dès l’antiquité, les hommes ont cherché des explications et des réponses. Avant de décrire les différentes théories sur les religions, faisons d’abord un tour d’horizon des réponses qu’ont apportées les philosophes antiques, païens et chrétiens…

À la recherche philosophique de la vérité religieuse

Dans une société imprégnée de cultes, de dieux et de déesses, de récits religieux de tout genre, est-il possible de ne pas s’interroger sur leur véracité ? Aujourd’hui, nous les regardons comme des mythes, c’est-à-dire des fables, mais au temps antique, comment sont-ils perçus ? Comment la multiplicité des divinités est-elle vécue ? Comment la religion est-elle finalement perçue ? La vie de l’homme antique, est rythmée par des pratiques religieuses. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, les cultes abondent, les sectes pullulent, les doctrines foisonnent…

Dès le début de la philosophie grecque, dès Thalès et Anaximandre de Milet, les mythes d’Homère et d’Hésiode sont remis en question afin de fonder « la foi raisonnée des sages »[1]. Les philosophes grecs mènent une véritable offensive contre toutes les fables religieuses dégradantes et impies.

Contre Homère et Hésiode


Xénophane
Des philosophes n’acceptent pas les récits et les cultes religieux, notamment ceux des grands poètes que sont Homère et Hésiode. Ils s’opposent d‘abord aux récits religieux car ils sont indignes des dieux. Ils s’insurgent en effet sur les représentations des dieux au travers des récits. Les récits religieux leur sont insensés, incohérents, condamnables. « Ils ont attribué aux dieux tout ce qui, chez les mortels, est jugé comme l’opprobre et la honte, vols, adultères, tromperie réciproques »[2], souligne Xénophane de Colophon[3] aux environs du VIe siècle avant Jésus-Christ.

Toujours selon Xénophane, le polythéisme est même contraire à l’idée de Dieu, c’est-à-dire à l’idée de la perfection divine. Il refuse d’attribuer aux dieux aucune infériorité d’ordre ontologique. Il est vrai que l’unité divine qu’il professe aboutit à un panthéisme radical. Depuis les premiers philosophes, depuis Anaximandre (610-546), Xénophane et Héraclite (535-475), « le polythéisme est philosophiquement éliminé : il y a certes beaucoup de dieux, au sens grec où dieu est un nom commun des choses ; mais il n’y a qu’un seul Dieu, au sens où Dieu est le nom propre du principe suprême. »[4]

L’anthropomorphisme, c’est-à-dire le fait de représenter les dieux sous des formes et attitudes humaines, est particulièrement attaqué. « Le critère sur lequel repose toute la critique de l’anthropomorphisme, c’est : qu’est-ce qu’à propos, ou hors de propos, proportionné ou hors proportionné avec le sujet divin ? »[5] Selon les stoïciens, la véritable piété doit en effet se dispenser d’images des dieux qui leur donnent une image dégradante. Zénon, né vers 333 av. J.C., interdit toute représentation figurée des dieux, qui ne pouvaient qu’être indignes de dieux. Chrysippe, né vers 280 avant J.C., dénonce comme une puérilité impie la prétention de les décrire sous des traits humains.
Les cultes religieux font également l’objet de critiques à cause de leur absurdité. Héraclite dénonce par exemple l’indignité des cultes païens. Comment le fidèle peut-il se purifier en se souillant du sang des victimes ? Pourquoi adresse-t-il ses prières à des statues ?

Ainsi des philosophes s’attaquent aux représentations du divin et à l’efficacité des rites païens. Les Juifs et les Chrétiens rependront leurs critiques pour dénoncer les religions païennes de leur temps.

Pour une vraie connaissance de Dieu

Homère (1812)

Philippe-Laurent Roland

Musée du Louvre

(fr.wikipedia.org)
Comment pouvons-nous expliquer l’erreur de ceux qui adhèrent à de telles fables ? Le verdict des philosophes est clair : les poètes en sont la cause. Xénophane, Héraclite et bien d’autres condamnent en effet Homère et Hésiode qui par leur verbiage, attirent les foules et les égarent. Dans la République, Platon condamne sans appel ceux, qui par la poésie et l’art, les corrompent. Ce sont de mauvais imitateurs, des illusionnistes. Les hommes « font confiance à des aèdes de carrefour, et prennent comme maître la foule, car ils ne savent pas que la majorité est mauvaise, et qu’il n’y a de bon qu’une minorité. »[6] Sans faire diminuer la responsabilité des poètes, ils accusent aussi l’individu de manquer de raison et de sagesse. « Les ânes préfèrent la paille à l’or », nous dit encore Héraclite.

Par leurs critiques, les philosophes cherchent à détruire la mentalité mythologique, refusant de trouver le divin dans un passé imaginaire. Ils exigent surtout qu’on dise des dieux ce qui convient à Dieu. Tout en prêchant la religion, croyant sincèrement en des dieux, Épicure s’oppose à la vulgarité et à la superstition. « Assurément, il existe des dieux, - la connaissance que nous en avons est claire vision -, mais ces dieux ne sont pas tels que le vulgaire imagine. Car le vulgaire ne sait pas garder intacte la notion qu’il se forme des dieux. Et ce n’est pas celui qui nie les dieux du vulgaire qui est impie, mais celui qui associe à la notion de dieu les fausses opinions du vulgaire. »[7] Les philosophes veulent construire une foi raisonnée. Avec Socrate, la question de la vraie religion est posée.

Vérité et loyauté religieuse ?

La position des stoïciens est particulière mais probablement caractéristique. « Dès ses débuts, la pensée religieuse stoïcienne est marquée par une tension permanente entre la critique et la justification des pratiques religieuses. »[8] Ils hésitent entre leur conception d’un dieu rationnel et cosmique et la loyauté à la religion traditionnelle. Certains condamnent les pratiques religieuses au nom de la raison quand d’autres les justifient prétextant que la connaissance du divin la dépasse. Cependant, de manière générale, ils professent une religion toute intérieure, sans temple, fortement panthéiste, soumise à Dieu. « Je ne subis pas la volonté de Dieu, j’y adhère »[9]. Nous sommes donc bien loin de la religion romaine.

Les philosophes antiques ont donc proposé de nombreuses explications et justifications sur l’origine des récits et des pratiques religieuses de leur temps. Nous pouvons répartir les philosophes grecques en deux principales écoles.

L’explication allégorique

Pour les uns, les récits ne seraient qu’allégoriques, sans aucune réalité historique. Ils auraient pour but d’exprimer et de transmettre des vérités divines, morales ou physiques, insaisissables par d’autres moyens. Selon Héraclite, ce seraient des histoires qui manifesteraient sans jamais l’épuiser l’essence cachée du divin, « une sorte d’enveloppe populaire d’une vérité divine. »[10] La méthode analogique, en établissant des comparaisons, est une source de connaissances qui nous préserve des erreurs de l’anthropomorphisme. Tout le contenu du mythe n’est pas éliminé.

Les récits ont ensuite été vus comme une allégorie pleine d’enseignement philosophique ou moral. Ce serait en quelques sortes des leçons dont il faudrait extraire des idées. Telle était notamment la pensée de Platon. Les récits religieux d’Homère et d’Hésiode ne seraient donc que des discours poétiques, des fables riches d’instruction. Tel est le sens même du terme de « mythe ».

Cependant, l’idée que les récits religieux sont une voie d’accès au divin n’a pas disparu. Tout en les considérant comme des mythes, c’est-à-dire des vérités mises en parole, Aristote enseigne que la recherche de leurs origines reviendrait en fait à saisir l’essence divine. 

L’évhémérisme

Selon d’autres critiques[11], les récits seraient bien historiques, du moins dans leur fondement. Les dieux auraient été des personnes bien vivantes qui auraient été divinisées par la suite par admiration ou par crainte. Leur histoire aurait été ensuite enjolivée, embellie, exagérée. De manière classique, cette théorie est intitulé « évhémérisme » du nom d’Évhémère de Messène, auteur d’un roman semi-historique et semi-fantaisiste, l’Histoire sacrée (ou Institution sacrée), à la fin du IVe siècle ou au début du IIIème siècle avant Jésus-Christ. Zeus aurait ainsi été un ancien monarque de l’île de Panchée, Saturne, un roi de Rome, Athéna, une guerrière redoutable. Selon Thallus, Kronos le Titan, c’est-à-dire Saturne, avec Bélus, rois d’Assyrie, aurait guerroyé contre Zeus et plusieurs siècles avant Troie[12]. Évhémère explique que des hommes ont été divinisés soit à cause de leur bienveillance, soit par crainte.

L’évhémérisme ne doit pas être confondu avec une doctrine stoïcienne selon lequel des dieux auraient été des hommes avant d’être probablement divinisés au sens propre du terme. Les stoïciens distinguent en effet les dieux d’origines divine et humaine.


La « théologie tripartite » de Varron

Il n’est guère possible de parler des connaissances de l’antiquité sans évoquer Varron. Écrivain latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, il a composé une véritable encyclopédie dont un recueil de livres appelés Antiquités humaines et Antiquités divines. Les Antiquités divines[13] est une véritable source de renseignement sur la religion romaine.

Dans ses Antiquités divines, Varron répartit les différents cultes païens selon trois niveaux de représentation, suivant qu’ils sont accrédités par les poètes, les peuples ou les philosophes. Selon Saint Augustin, il répartit aussi les dieux selon une typologie analogue, à savoir les dieux mythiques, les dieux civils (ou nationaux) et les dieux physiques. Il distingue ainsi « trois genres de théologie ou science des dieux, qu’il nomme mythique, physique et civile […] On l’appelle mythique, ajoute-il, la théologie des poètes ; physique, celle des philosophes ; civil, celle du peuple. »[14]

Selon Eusèbe de Césarée, cette typologie n’est pas propre à Varron. Il nous rapporte aussi des Grecs une répartition tripartite des dieux équivalente :: « la première est la théologie mythique que les poètes inventent au gré de leur imagination ; ensuite vient la théologie physique ou spéculative, objet de la recherche des philosophes qui la raccordent à la précédente en la présentant comme le résultat d'une interprétation allégorique des mythes ; la troisième place appartient à la théologie politique, qui a force de loi dans chaque cité et s'impose rigoureusement au nom de la tradition. »[15] Dionysios, stoïcien et maître de Posidonius, répartit aussi les dieux en trois espèces selon notre mode de connaissance. Les premiers sont connus par l’observation. Ce sont des réalités cosmiques visibles. Les seconds sont invisibles. Enfin, la troisième espèce regroupe les mortels divinisés.

La qualité des différentes « théologies »


Revenons à Varron. Il définit la nature, voire la valeur, de ces différentes catégories religieuses. « La première, dit-il, admet beaucoup de faits contraires à la dignité et à la nature des immortels. »[16] Les dieux peints par les poètes sont véritablement des fables. Au service des hommes et sujets aux pires désordres, ils se caractérisent par leur immoralité. De telles représentations flétrissent la nature de Dieu. La théologie mythique est donc non seulement fausse mais aussi honteuse, indigne, peu édifiante. Cependant, elle a un pouvoir de séduction que rien ne peut remplacer. Varron précise que les poètes écrivent pour le plaisir.

La théologie des philosophes est l’ensemble des ouvrages où sont débattues la résidence, l’espèce et la nature des dieux, c’est-à-dire un ensemble d’idées abstraites, d’opinions et de disputes. Elle est dite physique car elle est extraite des considérations de la nature du monde. Elle est propre à inspirer la vertu mais elle n’est guère accessible à tous les hommes. Les philosophes ont écrit pour l’utilité.

La théologie civile correspond à « la science nécessaire à tous les citoyens des villes et surtout aux pontifes, science pratique qui règle quels dieux il faut honorer publiquement, à quels pieux devoirs, à quels sacrifice chacun est obligé. »[17] Elle est une religion essentiellement rituelle, choisie par chaque peuple selon son usage. Pour Varron, elle est respectable et efficace.

En suivant la pensée de Varron, nous pourrions croire que la théologie civile apparaît comme le trait d’union entre celles des poètes et des philosophes, empruntant à l’un ses charmes et à l’autre son utilité morale. « Les compositions des poètes sont au-dessous de la croyance des peuples et que l’enseignement des philosophes surpasse la portée du vulgaire. » [18] Selon Saint Augustin, elle est plutôt « un mélange de l’une et de l’autre que comme une théologie distincte » [19].

Comme l’indique surtout Eusèbe de Césarée, Varron s’attache à montrer que l’interprétation allégorique des théologies mythiques et civiles conduit à la théologie des philosophes. « L'interprétation allégorique fait partie intégrante de la théologie tripartite varronienne. En effet, si Varron récuse la théologie des poètes et celle de la cité dans leur présentation courante et superficielle, sans pourtant les condamner définitivement au bénéfice de la théologie naturelle, c'est qu'il pense que, pour qui sait en comprendre la nature profonde, ces deux premières théologies se ramènent à la troisième. »[20] Cependant, selon Saint Augustin, Varron donnerait la préférence à la théologie philosophique. Elle est pour lui la seule véritable. Mais elle entraîne des controverses entre les philosophes qui engendrent une multitude de sectes dissidentes.

La « théologie tripartite » de Scaevola

Selon Saint Augustin, un savant pontife, Scaevola, a aussi répartit les dieux en trois espèces selon qu’ils sont été introduits par les poètes, les philosophes et les chefs de la République. Contrairement à Varron, il n’hésite pas à les apprécier. « La première n’est que badinage, tissu de fictions poétiques indignes des dieux». Il rejette donc les dieux des poètes car « l’imagination des poètes les défigure tellement, ces dieux, qu’ils ne méritent pas d’être comparés à des hommes honnêtes » [21]. Les dieux des philosophes ne valent pas mieux : « la seconde ne convient pas aux États, parce qu’elle renferme beaucoup de choses superflues, quelques-unes même dont la connaissance peut être nuisible aux peuples »[22] si elle était connue par le peuple. Les philosophes professent que des dieux ont été des hommes défunts et que « les cités n’ont pas les vraies images des dieux ; que le vrai Dieu n’a ni sexe, ni âge, ni membre corporels »[23], comme le confirme Varron. « Il pense donc qu’il est plus avantageux aux États de se tromper en matière de religion »[24].. Ainsi Scaevola approuve les dieux nationaux au détriment des dieux des poètes et des philosophes.

Une position philosophique intenable

Temple de Jupiter (Rome)
Par sa « théologie tripartite », Scaevola tente donc de justifier les dieux civils tout en récusant ceux des poètes et des philosophes. La religion de la cité n’est pas redevable aux poètes et aux philosophes. Il montre aussi qu’il n’est guère possible de servir à la fois les dieux de la cité et ceux des philosophes, les théologies naturelle et civile étant incompatibles.

La position est différente chez Varron dont l’intention est de maintenir la religion romaine dans son ensemble, notamment par l’interprétation allégorique. Contrairement à Scaevola, il souligne la solidarité et l’interdépendance entre les trois « théologies » mythiques, civiles et philosophiques.

Mais comme l’a bien senti Saint Augustin, la pensée de Varron est plus complexe, voire dramatique. S’il semble tendre vers une religion épurée, ce qu’elle ne semble pas l’être, Varron reste fidèle à la théologie civile et demande de s’y soumettre telle qu’elle existe effectivement par fidélité à la religion romaine. « Varron lui-même qui, à mon grand regret, et non toutefois de son propre jugement, range les jeux de la scène parmi les choses divines, lorsqu’en plusieurs endroits de ses écrits il exhorte avec un certain accent de piété à honorer les dieux, Varron ne fait-il pas l’aveu qu’il est loin de suivre par inclination d’esprit les solennités dont il attribue l’institution à l’État ? Et il ne craint pas d’avouer que, s’il avait à constituer de nouveau la cité, les dieux et les noms des dieux qu’il voudrait consacrer, il est les chercherait plutôt dans les principes de l’ordre naturel. »[25] Il veut demeurer fidèle aux traditions. Nous retrouvons la position ambigüe et instable des stoïciens.

La position de Varron n’est guère éloignée de celle de Celse et de Porphyre, qui, pour protéger la religion romaine, dont ils veulent demeurer de bons et loyaux défenseurs, attaquent violemment le christianisme. Comme le dit Saint Augustin, il est d’« une rare sagacité » mais il « fait assez entendre qu’il ne lèvera point les voiles sur toutes les choses qu’il méprise et que le silence seul protège contre le mépris du vulgaire. »[26] Il y a ainsi un véritable désaccord entre l’attitude intérieure du croyant et la fidélité civique du païen. Varron en arrive même à vouloir laisser le peuple dans son ignorance, c’est-à-dire dans une conception médiocre de la religion.

Certes Varron ne récuse jamais ouvertement la théologie de la cité mais en voulant maintenir la distinction entre les deux théologies, celles du peuple et des philosophes, Varron condamne les dieux de la cité. « Je comprends sans peine comprend il explique cette théologie civile. Je comprends sans peine pourquoi il faut séparer la théologie fabuleuse ; c’est qu’elle est fausse, c’est qu’elle est honteuse, c’est qu’elle est indigne. Mai quoi ! Vouloir séparer la théologie naturelle de la civile, n’est-ce pas avouer que la civile mène à l’erreur. Si en effet elle est naturelle, que lui reproche-t-on pour l’exclure ? Si elle n’est pas naturelle, quels titres lui reconnaît-on pour l’admettre ? » [27] Comme le montrent aussi Tertullien, la théologie de Varron soulève d’inévitables questions. « Si les philosophes ont agencé par leurs conjectures la théologie physique, si les poètes ont extrait des fables la théologie mythique, si les peuples ont de leur propre mouvement projeté la théologie nationale, où donc faut-il placé la vérité ? »[28] La classification des dieux conduit à comparer et à opposer les différents types de religions.

La séparation des trois types de dieux est en outre factice. Certains sont propres au théâtre, d’autres à la cité et le reste au monde. Mais comment est-il possible de séparer le théâtre de la cité ? « Où est le théâtre sinon dans la cité ? Qui l’a institué, sinon la cité ? Et pourquoi l’a-t-elle institué, sinon pour les jeux scéniques ? »[29] Les théologies mythiques et civiles font donc corps. Les critiques que Varron porte sur la théologie des poètes peuvent-elles alors épargner celle de la cité ? « Et les dieux dont on rit au théâtre, ne sont-ils pas les mêmes qu’on adore dans le temple ; et les dieux à qui l’on consacre des jeux, sont-ils différents de ceux à qui on immole des victimes ? »[30] Et le théâtre comme le cité sont œuvres humaines alors que le monde est œuvre divine. C’est pourquoi Saint Augustin arrive naturellement à la conclusion qu’il est beaucoup plus simple de diviser les dieux en dieux naturels et en dieux institués par les hommes et « d’avouer que sur ces divinités d’institution humaine le langage des poètes n’est plus celui des prêtres » [31] Les distinctions que Varron opère sont difficilement tenables…

L’origine de la notion de Dieu

Vénus
Scaevola ou Varron ont dans leur « théologie tripartite » définit les différents introducteurs des religions, que sont les poètes, le peuple ou les autorités de la cité, et les philosophes. D’autres auteurs antiques ont aussi cherché à identifier les sources de connaissance des dieux, par exemple Dion Chrysostome. Il en distingue deux.

Dion Chrysostome définit comme source fondamentale l’idée même de Dieu, une idée inhérente à l’esprit humain. « La source vraiment première de nos croyances et représentations relatives à la divinité en est, disons-nous, la pensée innée chez tous les hommes ; elle provient de la réalité même et de la vérité, elle ne se constitue pas à l’aventure et au hasard ; mais, puissamment solide et immuable, elle a commencé à l’origine des temps, elle se maintient chez tous les peuples, elle est le bien commun et en quelques sorte public de l’espèce raisonnable. »[32] Elle est une connaissance rationnelle, œuvre de la réflexion.

La deuxième source, qu’il considère comme secondaire, nous apprendrait à connaître les dieux au moyen des traditions orales ou de documents écrits. Elle serait formée de notions acquises qui « survient dans les âmes par une intervention extérieure, au moyen de raisons, de récits et d’usages, dont les uns sont anonymes et oraux, mais les autres écrits sont dus à des auteurs parfaitement connus »[33] Elle est constituée d’exhortations offertes au libre-arbitre – tel est le fait des poètes – et des contraintes ou des impératifs – tel est le fait des législateurs. Mais exhortations ou contraintes, ces sources secondaires ne vaudraient rien sans la source fondamentale. Dion Chrysostome précise que « certains des poètes et des législateurs s’expriment de façon correcte, conforme à la vérité et aux premières notions, les autres s’égarent par quelques côtés. »[34] Une dernière source de connaissance religieuse serait d’origine artistique. Elle est tirée des œuvres des peintres, des sculpteurs et des statuaires.

Ainsi Dion Chrysostome distingue les connaissances religieuses selon leur origine : la raison, les poètes, la loi auxquels s’ajoute l’art. Cette répartition reprend presque celle de Scaevelo et de Varron. L’ajout de l’art est son originalité. Plutarque a aussi présenté une typologie équivalente.

Conclusions

La philosophie grecque a dès le départ soulevé la question de la véracité des religions. Croyant aux dieux, par piété même, les philosophes ont combattu les conceptions erronées des religions païennes que véhiculaient les récits mythiques et les cultes. Séduisantes pour la foule par le « verbiage » des poètes, elles favorisent la superstition et encourage l’immoralité.

S’opposant donc aux poètes, les philosophes ont développé des critiques contre leurs mensonges, leurs erreurs et leurs contradictions. Ils ont approfondi la connaissance de Dieu, développé et défini des méthodes pour identifier dans les fables ce qui pouvait approcher de la vérité. Les Juifs et les Chrétiens n’oublieront pas leurs critiques. Mais les débats philosophiques ont aussi donné lieu à de nombreuses écoles philosophiques, semant divisions et contradictoires.

Aux côtés des « théologies » des poètes et des philosophes, se dresse en parallèle une troisième source religieuse qu’est la Cité ou le législateur. La fidélité à l’égard des lois civiques et des traditions est suffisamment forte pour attacher des âmes à une religion, même si elles peuvent lui paraître insatisfaisantes et erronées. Enfin, n’oublions pas une dernière source d’inspiration religieuse qu’est l’art au travers des images, des sculptures, des bâtisses.

Si cette catégorisation religieuse est en réalité fictive, comme tout essai de typologie, elle a le mérite de montrer les différentes sources d’où peuvent naître et se développer des pensées religieuses. Elle permet aussi de comprendre leur interdépendance et leur incompatibilité. Elle montre enfin toute la complexité d’un monde empreint d’une forte prégnance religieuse.

Conscients des erreurs et des contradictions des religions de leur temps, des philosophes n’ont pas hésité par amour des dieux et de la vérité à s’opposer aux fausses conceptions religieuses qui, entachées de superstitions et de vulgarité, éloignaient les âmes de la véritable piété. Ils ont ainsi pu démontrer qu’une véritable religion ne pouvait ni devait être incompatible avec la raison. Ils n’ont donc pas hésité à s’opposer à toutes les fausses idées et pensées religieuses, parfois au mépris de leur confort et de leur vie. Leurs critiques ont certainement conduit certains d’entre eux à de réels combats intérieurs, à des choix cornéliens, entre l’amour des dieux et l’amour de la Cité.

De manière générale, les philosophes antiques ont donc cherché à défendre la véritable piété. Ils ne la conçoivent pas sans qu’elle soit associée à une véritable religion, c’est-à-dire à une connaissance vraie de Dieu, conforme à l’idée de Dieu, que l’homme peut saisir par la raison, à une moralité propre à élever les vertus de l’individu, à des pratiques et des récits capables de faire développer dans l’individu aussi bien la bonne connaissance que la bonne moralité. Toute autre religion est alors vaine et dangereuse. Elle doit donc faire l’objet de critiques et de condamnation. Telles sont les leçons à retenir, leçons aujourd’hui bien oubliées de nos contemporains…



Notes et références
[1]Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap. I, Beauchesne, 1960.
[2] Xénophane de Colophon, Fragment XI.
[3] Xénophane est un philosophe grec, né vers l’an 570 avant Jésus-Christ à Colophon en Asie Mineure. Il est le chef de l’école éléatique, fondateur d’un panthéisme religieux, où l’esprit et la matière ne forment qu’une seule chose, une seule unité, Dieu.
[4] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap. I.
[5] Paul-Bernard Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap. I.
[6] Héraclite d’Éphèse, Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet.
[7] Diogène Laërce, Lettre à Ménécée, X, 123-124, dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet, chap. IX.
[8] M.Jordi Pià_Comella, Philosophie et religion dans le stoïcisme impérial romain, étude de quelques cas : Cornutus, Perse, Epictète et Marc-Aurèle, position d’une thèse de doctorat, Université VI-Sorbonne, 2011, www.paris-sorbonne.fr.
[9] Zénon, De Providentia, 5, 6 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet, Chap. IX.
[10] Michel Meslin, L’Histoire des religions dans Histoire des religions, tome II, encyclopédie de la Pléiade, sous la direction d’Henri-Charles Puech, Gallimard, 1976.
[11] Parmi les historiens latins et grecs, citons Cassius Sévère, Cornélis Népos, Thallus, Léon de Pella, Diodore de Sicile, Varron. Eusèbe de Césarée a développé la doctrine dans Préparation évangélique.
[12] Voir Pier Franco Béatrice, Diodore de Sicile chez les Apologistes dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré, Beauchesne, 1998.
[13] Nous connaissons l’ouvrage de Varron par l’intermédiaire de Tertullien (Ad nationes), de Macrobe et de Saint Augustin (La Cité de Dieu) qui apporte un témoignage beaucoup plus riche et précis.
[14] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[15] Thomas Labeyre, Mythe et allégorie : autour des imaginaires mythiques, compte rendu du livre de Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Études augustiniennes, 1976. Voir Préparation Évangélique, Livre IV, Eusèbe de Césarée
[16] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[17] Varron dans La Cité de Dieu, Saint Augustin, livre VI, V, volume 1.
[18] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[19] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[20] Thomas Labeyre, Mythe et allégorie : autour des imaginaires mythiques.
[21] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[22] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[23] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[24] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXVII, volume 1.
[25] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXXI, volume 1.
[26] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, XXXI, volume 1.
[27] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[28] Tertullien, Ad Nationes, II, I, 8-11, édition Borleffs, dans La « théologie tripartite de Varron, Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin, www.patristique.org.
[29] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, V, volume 1.
[30] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[31] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre VI, VI, volume 1.
[32] Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron, Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.
[33] Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron, Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.
[34] Dion Chrysostome, Oratio, XII, dans La « théologie tripartite de Varron, Essai de reconstitution et recherche des sources, Jean Pépin.

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