La
théorie de la relativité, qu’elle soit restreinte ou générale, illustre bien la
nature de la science moderne et les dangers des interprétations de ses résultats, y compris
pour notre foi et plus globalement pour l'accès à la vérité. On l'utilise souvent pour justifier des philosophies et des idéologies, parfois
opposées. Mais au-delà d’une manipulation erronée caractéristique, elle révèle
aussi la difficulté de son enseignement et de sa présentation.
Selon une certaine opinion, la théorie de la relativité serait une preuve de la
relativité des choses, c’est-à-dire un argument puissant en faveur du
relativisme. Il n’existerait aucune vérité absolue, aucune connaissance
absolue. Tout dépendrait d’un point de vue.
En
reliant l’espace au temps, Einstein a tué Newton. L’idée d’un temps absolu sur
laquelle repose la physique classique n’a pas résisté aux nouvelles théories.
Pourtant, la physique de Newton ne s’est pas effondrée. Tout en étant fausse en
soi, elle est encore enseignée et généralement appliquée. La science a en fait délimité
le périmètre de validité de la théorie de Newton. La « vérité scientifique » connaît donc des limites selon le
phénomène que le scientifique étudie. Elle est donc relative à l’objet de son
étude.
En
outre, dans les théories de la relativité restreinte et générale, tout est
relatif au sens où tout se rapporte à un référentiel. Emportés par une certaine
ivresse des mots, de beaux penseurs affirment alors que la vérité est relative
à l’observateur, c’est-à-dire à l’homme. Les choses changent selon notre regard.
Ainsi l’absolu n’existerait pas. Les vérités éternelles ne seraient que pures
inventions comme l’idée d’un temps absolu. Les sceptiques et les matérialistes
peuvent alors chanter victoire.
La
théorie de la relativité en faveur de la primauté de la pensée pure dans
la connaissance du vrai ?
Quelle
que soit notre compréhension de la théorie de la relativité, les découvertes
d’Einstein demeurent fabuleuses. Il est en effet surprenant qu’il a pu
développer une telle théorie essentiellement au moyen d’expériences virtuelles.
Les résultats expérimentaux viendront les valider a posteriori, parfois
plusieurs années après leur présentation. La théorie de la relativité s’est en
effet construite à partir de principes et d’un développement logique. Tout
semble finalement provenir de sa pensée. Elle est souvent présentée comme une
victoire de la pensée pure. En un mot, la science dite pure s’est montrée
supérieure à la science expérimentale.
Plus
tard, on verra en elles le produit d’une mathématique conceptuelle élevée,
inaccessible aux communs des mortels. Comme l’a compris un biographe et ami
d’Einstein, la théorie de relativité est formulée dans un certain langage
particulier, un « langage
logico-empirique »[1],
c’est-à-dire dans un système de formules mathématiques avec des opérateurs qui
peuvent être empiriquement mesurés. À un certain niveau, elle n’est
compréhensible qu’au travers de concepts et d’un univers mathématiques très
sophistiqués. Nous naviguons dans un monde de pensée loin de toute vision
mécaniste en rapport avec notre expérience quotidienne. Les mathématiques sont ainsi
seules capables d’atteindre une connaissance élevée du monde.
Cependant,
lorsque nous réfléchissons à ces théories, nous arrivons vite à des résultats
en apparence contradictoires, voire absurdes. Aux yeux de tout homme sensé, la
dilatation du temps apparaît comme une aberration. « Si la Relativité pouvait avoir un sens pour les mathématiciens, elle
contenait en revanche diverses absurdités pour ceux qui pensaient plus
philosophiquement. »[2] Les
notions simples comme le temps, l’espace, le mouvement perdent leur sens
commun, ce qui peut nous désorienter et nous plonger dans la perplexité.
Pourtant,
en dépit de ces absurdités, la théorie de la relativité est validée par
l’expérience et utilisées de nos jours. Les succès qu’elle a emportés semblent donc confirmer la supériorité de la logique et des
mathématiques purs contre le bon sens et la philosophie. Pourtant, la théorie
n’a pas cessé d’interroger les philosophes.
La
théorie de la relativité en faveur de l’idéalisme ?
Einstein
n’utilise aucune analogie mécanique pour faire comprendre sa théorie. Il ne
donne aucune description mécanique dans la contraction des longueurs ou la
dilatation du temps. Ses théories ne peuvent que plaire à tous les courants de
pensée qui s’opposent à la conception mécaniste du monde et au matérialisme.
La théorie
de la relativité apparaît alors comme la victoire d’un certain idéalisme. Comme
l’explique Einstein, notre connaissance du monde demeure fortement dépendante
des concepts que nous développons. Et comme semble le montrer sa physique, les
concepts peuvent ne pas s’appuyer sur le monde de l’observation. Pire encore. L’observation
est elle-même source d’erreurs. En se détachant du sens commun, Einstein a fait
avancer la connaissance de l’univers. Les idées seraient-elles donc sources de
progrès ? Est-ce finalement une victoire de l’idéalisme ?
Réalisme
ou subjectivisme ?
Selon
une thèse récente, l’interprétation de la théorie de relativité se partage
entre deux courants de pensée. Le premier courant est constitué par le
positivisme logique que représente le Cercle de Vienne. Il voit dans la théorie
le moyen d’approfondir davantage la connaissance des phénomènes, épurée
d’anthropomorphisme et de métaphysique. La réalité serait ainsi saisie de
manière plus objective, indépendante de notre conception du monde. Ce serait
donc une théorie du réel extrêmement forte.
Le
deuxième courant se réclame de la tradition kantiste de l’idéalisme critique.
La relativité supprimerait toute objectivité. Il serait impossible de tirer de la connaissance des phénomènes à partir de leur expérience. L’empirisme
serait voué à l’échec. Pourtant, nous pouvons constater l’incompatibilité radicale
entre la relativité et le kantisme puisque l’un considère le temps relatif,
différent selon le référentiel, alors que l’autre impose un temps absolu comme
le suggérait Newton.
Impact
dans le domaine religieux
Enfin,
la théorie de la relativité n’a pas épargné le champ religieux. En remettant en
question le sens commun, elle peut ébranler nos certitudes et modifier notre
regard sur le monde et sur nous-mêmes. Par conséquent, elle peut remettre en
cause nos convictions religieuses.
Est-elle
alors facteur d’incrédulité ou porteur d’espoir ? Les avis divergent. Certains
hommes religieux s’opposent aux théories d’Einstein car « elles étaient purement matérialistes »[3] quand
d’autres ne les approuvent pas parce qu’elles sont fondées sur « l’idéalisme subjectif »[4]. Cependant,
des philosophes louent la théorie de la relativité car elle ramène, selon eux,
l’esprit dans la nature. « L’adoption
du principe de relativité signifie que le facteur subjectif, - inséparable de
la connaissance dans la véritable conception de celle-ci - doit entrer
positivement à l’intérieur de la science physique. »[5] Il n’y
aurait plus, selon le même auteur, de dispute pour savoir de l’esprit et de la
science laquelle a la primauté sur l’autre. Certains théologiens feront même une
analogie des différences entre la conception classique de l’espace et
l’espace-temps avec les différences
entre la vie mortelle et la vie éternelle. D’une même théorie peut-il résulter
tant d’opinions contraires ?
La
théorie de la relativité, objet de débats philosophiques
Finalement,
les théories de la relativité ont conduit à de nombreux débats et
interprétations philosophiques, politiques et religieux. Cela ne nous surprend
guère. Toute nouvelle théorie, comme celle de la physique quantique, interroge
les esprits, surtout lorsqu’elle remet en cause la conception classique du
monde. Les uns s’en emparent pour appuyer leur philosophie quand d’autres la
rejettent lorsqu’elle s’oppose à la leur.
Dans
le cas des théories d’Einstein, les avis les plus contradictoires divergent.
Ainsi on y voit comme une preuve de l’idéalisme contre le matérialisme, une
confirmation de la dialectique matérialiste, un facteur d’incrédulité contre la
religion traditionnelle ou un espoir de spiritualité. « Comme il n’est pas inhabituel
lorsqu’apparaît une nouvelle théorie scientifique, le travail d’Einstein a
souffert, de la part de chaque philosophe, de la tendance à l’interpréter en
conformité avec son propre système métaphysique et à suggérer qu’il en résulte
une grande reconnaissance de solidité pour les vues que ce philosophe soutenait
auparavant. Ce ne peut être vrai dans tous les cas, et on peut espérer que ce
n’est vrai dans aucun cas. Ce serait désespérant si un changement aussi
fondamental que celui introduit par Einstein n’impliquait aucune nouveauté
philosophique. »[6]
Les
limites de notre compréhension ?
Selon
Philippe Franck, la raison de ces interprétations divergentes proviendrait non du contenu
de la théorie mais du langage dans laquelle la théorie est formulée, ses images
et ses analogies. Elle ne réside donc pas dans la théorie elle-même mais dans
sa présentation. On porterait essentiellement notre regard vers les mots et les
images que les scientifiques utilisent pour faire comprendre une théorie bien
difficile à saisir autrement. Le fait d’employer souvent l’expression « relatif à des objets » ferait par
exemple croire que tout est relatif aux phénomènes. Les expériences virtuelles
sont nécessaires pour saisir les difficultés de la physique classique, ce qui
pourrait justifier l’idéalisme. Finalement, ce ne sont pas les théories
d’Einstein qui seraient la source des divergences philosophiques que nous avons
constatées mais la façon dont elles sont enseignées et interprétées.
Ainsi,
selon Philippe Frank, les conclusions philosophiques sont erronées, absurdes,
insensées car elles sont étrangères aux théories de la relativité. Il accuse en
fait la philosophie elle-même d’en être responsable par son impuissance à les comprendre. C’est donc en s’éloignant de la
philosophie que nous pourrions la comprendre et finalement accéder à la
connaissance de l’Univers. La science serait donc le seul mode de connaissance
véritable !
Laissons
parler Einstein !
Mais
que pense Einstein de ses découvertes ? Dans un de ses ouvrages, intitulé L’évolution
des idées en physique, écrit en collaboration avec un autre
scientifiquen, Infeld, il décrit l’histoire de la physique depuis Newton
jusqu’aux théories modernes. Dans ce livre, « nous nous sommes efforcés de mettre en évidence les forces actives qui
obligent la science à inventer des idées qui correspondent à la réalité de
notre monde. »[7] Les
auteurs tentent donc de montrer les moteurs de la connaissance scientifique. La
principale source de développement serait la volonté de coller au mieux à la
réalité, c’est-à-dire de « trouver
la connexion entre le monde des idées et le monde des phénomènes ». Le
monde réel demeure bien le fondement de la science. Une théorie perd sa
justification lorsqu’elle s’éloigne du monde des phénomènes. C’est pourquoi
Einstein a toujours manifesté une certaine désapprobation à l’égard de la
physique quantique qui lui semblait contraire à ses convictions.
Une
science capable d’objectivité et de réalisme
Nous
connaissons tous l’expression d’Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés ». Elle aurait été exprimée lors
d’une conférence scientifique au cours de laquelle Einstein s’oppose à une
théorie de la physique quantique, selon laquelle il serait impossible à la
science de décrire la position d’une particule et donc de prédire de manière
certaine les futurs événements. Einstein croit en effet fortement que les lois
physiques décrivent la réalité dans l’espace et le temps et qu'elles sont indépendantes de nous. Il est donc fortement objectif. La réalité ne dépend pas de nous, ne
cessera-t-il de répéter. « [...] la
théorie de la relativité, si souvent mal comprise, non seulement n'a pas
supprimé l'absolu, mais encore elle a fait ressortir mieux que jamais combien
la physique est liée à un monde extérieur absolu »[8].
Cependant,
la théorie de la relativité semble montrer que le monde dépend du référentiel employé,
c’est-à-dire du point de vue selon lequel nous l’observons. C’est en fait mal
connaître la théorie de la relativité. La question ne porte pas sur la réalité
mais sur sa connaissance. « Le
problème fondamental de la pensée philosophique d'Einstein, autour duquel
s'organisent ses propres analyses, est celui de la réalité du monde et de son
intelligibilité, c'est-à-dire de la capacité de la pensée à le pénétrer, à s'en
donner une représentation " vraie " (quoique provisoire), qui ne soit
pas illusoire ou précaire. »[9] La
théorie de la relativité oppose ainsi les tenants de l'essentialisme, où le
monde est un et sa saisie une également, et le relativisme, où l’unicité du monde
est plus que douteuse et sa connaissance nécessairement singulière.
La
description d’une réalité indépendante de l’observateur
Revenons
à la théorie de la relativité restreinte. Elle se fonde sur deux principes
absolus. Selon le premier principe, les lois de la nature, que doivent
décrivent les formules scientifiques, ne dépendent pas du référentiel dans
lequel elles sont exprimées. Cela signifie qu’elles ne dépendent pas de l’observateur.
Selon le second principe, la vitesse de la lumière est invariante. Elle est
aussi indépendante du référentiel et donc de l’observateur. Le scientifique
doit donc traduire la réalité indépendamment du point de vue de l’observateur.
La
théorie d’Einstein est en fait très mal nommée comme le remarquent de nombreux
commentateurs. Le problème de l’interprétation de sa théorie est donc lié au
langage qui porte à confusion. « L’on
peut même trouver qu’à ce point de vue le nom sous lequel la théorie est connue
n’est pas très heureusement choisi. En effet, comme nous l’avons dit au début
de ce chapitre, ce nom est susceptible de faire naître la croyance que, dans la
nouvelle conception, l’existence du réel serait elle-même conçue comme étant
relative à autre chose et notamment, bien entendu, à la conscience. »[10]
Description
de la perception de la réalité et non la description de la réalité
Pourtant,
n’avons-nous pas parlé de dilatation du temps et de contraction des longueurs ?
Conclusions révoltantes pour un esprit sensé ! En fait, ces termes ne
désignent pas des phénomènes ou dit autrement, ils ne sont pas réels. Ils
correspondent à notre perception de la réalité, perception qui elle dépend
évidement de l’observateur. Deux hommes, l’un sur le quai d’une gare ou l’autre
assis dans un train à vive allure, n’ont pas la même perception de la réalité.
La science doit donc être capable de décrire ces deux perceptions, c’est-à-dire
la réalité telle qu’elle est perçue par les deux observateurs. Les théories de
la relativité décrivent finalement les liens entre des descriptions multiples d’une
seule et même réalité. Nous revenons en fait à l’objectif de la science, qui
n’est pas d’atteindre ou de formuler la vérité mais de décrire ce que nous
percevons, directement ou au moyen d’instruments, de la réalité. Newton est un
pythagoricien qui croyait que par les mathématiques nous pouvions connaître et
faire connaître la vérité. Einstein a montré que ses concepts ne peuvent
décrire toute la réalité.
Mais
Einstein semble souligner le rôle essentiel de l’observateur dans la connaissance
de la vérité. La théorie semble alors appuyer le subjectivisme. Or comme le
remarque Russel, l’observateur dans les expériences de pensée d’Einstein n’est
pas nécessairement un homme. Il peut être constitué d’instruments de mesure.
Einstein cherche par ailleurs à définir des points de mesure au-delà des
concepts. « L’hypothèse qui fonde la
relativité est réaliste, c’est-à-dire que les points sur lesquels tous les
observateurs sont d’accord quand ils enregistrent un phénomène donné, peuvent
être regardés comme objectifs, et non comme une contribution des
observateurs. »[11]
La
science selon Einstein
« La science n’est pas une collection de
lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de
l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les
théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la
rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions
mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment
un tel lien. »[12] Les
théories scientifiques doivent donc relier une vision de la réalité, exprimée sous
forme de pensées, avec sa perception. Qu’importe donc les concepts s’ils sont
compatibles avec nos impressions. Nous en déduisons donc qu’une théorie est
valide si elle est efficace. Sa force ne réside pas dans sa véracité.
Einstein
prône donc la libre création dans les sciences. Le moteur de la science réside
dans cette capacité créatrice. C’est en créant et développant des concepts et
des idées que la science progresse. La création du concept « temps », « masse », « champ » a conduit à avancer dans la
voie de la connaissance du monde. Cependant, cette créativité n’est pas tirée
du néant. Einstein a établi ces deux principes à partir des résultats
d’expériences. Les contradictions auxquelles aboutissait la théorie de Newton confrontée
aux nouvelles découvertes scientifiques ont conduit Einstein à développer ses
idées. Einstein attendait aussi que des expériences valident ces théories.
Ainsi, si elle résulte de la créativité du scientifique, une loi est fortement
liée à l’observation et à l’expérience. Nous sommes loin de l’idée que la pensée
pure est capable par elle-même d’élaborer une théorie efficace.
A
la base de la théorie, une conception du monde
Une
théorie est surtout fondée sur une foi en une conception du monde. Le
scientifique élabore des concepts qui résultent d’une certaine vision. Elle est alors valide tant que cette foi subsiste. « Pour le physicien du commencement du XIXe siècle, la réalité de notre
monde extérieur était constituée par des particules et des forces simples
agissant entre elles et dépendant seulement de la distance. Il s’efforçait de
garder aussi longtemps que possible la foi qu’il réussira à expliquer tous les
événements de la nature par ces concepts fondamentaux de la réalité. » [13]
Lorsqu’ils rencontrent des difficultés ou que les lois buttent sur des
obstacles, les scientifiques ont tendance à la complexifier de façon à sauver
les concepts sur lesquels elles s’appuient, c’est-à-dire à sauver sa foi, jusqu’au
jour où une « imagination
scientifique hardie » finit par découvrir d’autres idées plus
performantes et par ébranler les convictions. Nous voyons ainsi
l’interdépendance entre les théories et les expériences. Nous sommes loin d’un
monde scientifique perdu dans un univers de pensées déconnectées du monde réel.
Encore
un problème de présentation, d’explication ?
Cependant,
certaines expressions d’Einstein[14] nous
semblent bien maladroites. Ainsi de manière réaliste, il définit que le but de
la science est de décrire la réalité en la reliant avec la réalité sensible. De
manière positiviste, il voit la science comme capable de décrire avec certitude
les phénomènes. Puis de manière idéaliste, il nous présente « la réalité créée par la physique
moderne » comme éloignée de « la
réalité du début de la science ». Il ne parle pas en fait de la
réalité en soi mais de l’image de la réalité. La science décrit la réalité.
Elle ne la crée pas. Voyons un autre exemple. L’expression « relativité des objets », expression
courante dans la théorie, est en fait la relativité de notre perception
des objets ou de leurs descriptions. Néanmoins, Einstein aurait nettement affirmé la
réalité de la dilatation du temps et de la contraction des longueurs, ce qui a
soulevé une vive réticence de la part de certains scientifiques, considérant
cette position comme incompatible aux concepts de la relativité.
Observer
et créer pour comprendre un monde harmonieux indépendant de nous
Dans
la conclusion de son ouvrage, Einstein donne sa vision de la science. « A l’aide des théories physiques nous
cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés,
d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous
désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de la
réalité. Sans la croyance qu’il est
possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la
croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait y avoir de
science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute
création scientifique. A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique
entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous
reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme
en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui
s’opposent à notre compréhension.»[15]
Einstein
est bien loin de tout idéalisme. Il reconnaît en l’homme la capacité créative
de créer des lois à partir de l’observation pour mieux comprendre des faits
bien réels, indépendants de nous. Cette capacité s’appuie sur la croyance en
« l’harmonie interne de notre monde »,
c’est-à-dire sur l’ordre qui règne dans la nature. La science a alors pour
objectif de décrire cet ordre à partir de concepts qui peuvent évoluer. Il
était ainsi convaincu que l’homme pouvait définir une seule loi générale
capable de contenir toutes les autres lois scientifiques. Einstein est bien un
positiviste.
Enfin,
comme le suggère Einstein, une loi dépend d’une vision de la nature. Elle est
définie de manière à suivre logiquement « notre concept de la réalité ». Nous l’avons vu dans le cadre
de la mécanique classique de Newton, même si nous oublions son fondement
philosophique. C’est en remettant en cause ce fondement qu’Einstein a fondé une nouvelle
physique. Contrairement à ce qu’affirme Philipe Franck, accusant la philosophie
d’être responsable des erreurs d’interprétation de la théorie de la relativité,
la philosophie est le fondement même d’une théorie. Sans « croyance », il n’y pas de science.
Or qu’est-ce que cette croyance ?
D’où
viennent alors les erreurs d’interprétation ? Philippe Franck le dit
lui-même : de la forme dans lesquelles est décrite et enseignée la théorie.
Compte tenu de sa complexité, nous préférons parfois nous contenter de la
théorie telle qu’elle est vulgarisée ou connue. Nous cherchons alors à la comprendre
en nous raccrochant à des mots simples, à des images et à des modèles
accessibles. Or ces mots, ces images, ces modèles nous renvoient à une vision du
monde. Le propre du vulgarisateur est même de rendre une théorie compréhensible
selon la vision commune, c’est-à-dire de l’adapter afin qu’elle s’y insère. Une
interprétation scientifique peut donc s’égarer quand cette vision ne
correspond pas à celle de la théorie. Le manque de précision des termes
employés par l’auteur lui-même ou par les intermédiaires (traducteur,
enseignant, journaliste, vulgarisateur) peut favoriser ces erreurs et les
encourager.
Enfin,
il ne faut pas non plus négliger la personnalité d’Einstein. Ses idées ne sont
pas très claires. Parfois, elles se contredisent. Il prône ainsi la liberté
créatrice du scientifique tout en dénonçant celle des novateurs de la physique
quantique quand ces derniers viennent contredire sa conception de la science ou
du monde. Ses positions sur la physique quantique peuvent en effet surprendre. Il
décrit les lois comme étant purement inventions humaines mais les refusent
quant elles ne sont pas vérifiées par l’observation ou quand elles s’opposent à
ses idées. Parfois, il limite cette créativité. Cela ne consisterait finalement
qu’à chercher avec ardeur ce qui est caché dans la nature. En parlant du XVIII
et XIXe siècle, « les savants de ce temps
pour la plupart convaincus que les lois ou les concepts fondamentaux de la
physique n’étaient pas, au point de vue logique, de libres inventions de
l’esprit humain, mais qu’ils étaient plutôt déduits de l’expérience par
abstraction – c’est-à-dire par un processus logique. Ce fut la théorie de la Relativité
généralisée qui montre d’une manière convaincante l’inexactitude de cette vue. »[16] Cette
vision des choses est bien éloignée de la vérité historique. Newton n’a-t-il
pas innové de la même manière qu’Einstein ? « La vision relativiste venait donc se substituer à la vision newtonienne
du monde. »[17]
Au
début de toute théorie, une philosophie ?
La
théorie de la relativité a commencé par des questions d’ordre philosophique « parce que les problèmes physiques qu’il se posait
demandaient une analyse logique de certains concepts »[18].
Einstein a remis en question les concepts que Newton a lui-même créés. Selon
Michel Paty, «la démarche d’Einstein
(comme attitude et comme pensée) est de nature profondément philosophique » [19]. Plus
précisément, « le travail
scientifique ne commence pas par l’énoncé d’un problème philosophique, mais
qu’au contraire les questions scientifiques, par leur contenu, peuvent révéler
leur portée philosophique. » [20]. Il est
donc inévitable que sa théorie aboutit à des interprétations philosophiques. Elle
a donné lieu à des interprétations empiristes, rationalistes, réalistes ou
constructivistes. On y a associé Mach, Reichenbach, Kant, Spinoza et bien
d’autres penseurs.
La
position d’Einstein en matière philosophique est cependant floue. D’abord
positiviste, Einstein s’en est progressivement éloigné au point de provoquer
une controverse. Cette évolution a été si frappante qu’on a émis l’idée de deux
Einstein. Ses positions parfois contradictoires sont mieux
compréhensibles quand nous connaissons sa personnalité. N’oublions pas qu’il
est un scientifique isolé, peu respectueux des normes, qui a une très grande
idée de ses capacités intellectuelles, cherchant plutôt à se valoriser au
détriment des autres. N’oublions pas non plus sa forte médiatisation et sa
célébrité. Une meilleure connaissance de son auteur permet de comprendre sa
philosophie.
Conclusion
La
théorie de la relativité est une théorie complexe, ingénieuse et difficile.
Comme toute théorie, elle est censée décrire une réalité selon une vision du
monde, c’est-à-dire selon des concepts et des idées philosophiques. Elle n’a
pas pour vocation de dire ce qu’est la vérité mais de valider une conception du
monde en s’appuyant sur des faits mesurables. Elle n’a pas pour vocation
d’être la vérité. Sa force réside dans son efficacité à confirmer des concepts
et à rendre compte de l’observation de la réalité.
L’erreur ou la faute la plus
fréquente est de présenter comme étant une vérité une théorie scientifique
indépendamment de la pensée philosophique ou de l’idéologie qui l’ont fait
naître, de l’enseigner sans définir les concepts qu’elle utilise ou en les
acceptant comme étant vrais, ou encore de présenter la conception de la réalité
sur laquelle s’appuie la théorie comme étant la réalité elle-même. Ainsi quand
une théorie scientifique semble s’opposer à notre foi, la raison n'en vient pas
de la science en elle-même mais de ses origines (concept, vision du monde,
personnalité de l’auteur), de son enseignement, de son interprétation. La
meilleure défense de la foi consiste donc souvent à les connaître, à en déceler les
erreurs et à les présenter…
Notes et références
[1] Philippe Franck, Einstein, sa vie, son temps, XI, Flammarion, 1991.
[2] Philippe Franck, Einstein, sa vie, son temps, VII.
[3] Carinal O’Connell, cardinal de Boston, cité dans Einstein, sa vie, son temps, XI, Philippe Franck.
[4] O’Rahilly, philosophe irlandais, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, XI.
[5] Philosophe anglais Wildon Carr, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, XI.
[6] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité, article paru dans Britannica, 13ème édition, 1926, trad. par Philippe Matherat (Mars 2007, révisé en déc. 2014) d’après l’article original accessible à : http://www.britannica.com/ Ce texte français est accessible à http://matherat.net/publications/Russell/cons-phil.pdf.
[7] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, traduit par M.Solovine, Préface, Flammarion, 1983.
[8] M. Planck, Initiations à la physique, Paris, Flammarion, collection Champs cité dans Origines et fondements philosophiques de la relativité : les conceptions de Mach, Galilée et Einstein, Jacques Montminy, Philosophiques, vol. 22, n° 1, 1995, www.erudit.org.
[9] Michel Paty, Einstein, éditions Les Belles Lettres, 1997.
[10] Meyerson, La déduction relativiste, 1925.
[11] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité.
[12] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[13] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[14] Cette imprécision peut aussi provenir de la traduction ou de l’enseignement.
[15]A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[16] Einstein dans une conférence organisée par Herbert Spencer dans l’été de 1933, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, IX.
[17] Hervé Barreau, Les théories philosophiques de la connaissance face à la relativité d'Einstein dans Communications, L'espace perdu et le temps retrouvé, 41, 1985, www.erudit.com.
[18] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[19] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[20] Angèle Kremer-Marietti. Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences.
[6] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité, article paru dans Britannica, 13ème édition, 1926, trad. par Philippe Matherat (Mars 2007, révisé en déc. 2014) d’après l’article original accessible à : http://www.britannica.com/ Ce texte français est accessible à http://matherat.net/publications/Russell/cons-phil.pdf.
[7] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, traduit par M.Solovine, Préface, Flammarion, 1983.
[8] M. Planck, Initiations à la physique, Paris, Flammarion, collection Champs cité dans Origines et fondements philosophiques de la relativité : les conceptions de Mach, Galilée et Einstein, Jacques Montminy, Philosophiques, vol. 22, n° 1, 1995, www.erudit.org.
[9] Michel Paty, Einstein, éditions Les Belles Lettres, 1997.
[10] Meyerson, La déduction relativiste, 1925.
[11] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité.
[12] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[13] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[14] Cette imprécision peut aussi provenir de la traduction ou de l’enseignement.
[15]A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[16] Einstein dans une conférence organisée par Herbert Spencer dans l’été de 1933, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, IX.
[17] Hervé Barreau, Les théories philosophiques de la connaissance face à la relativité d'Einstein dans Communications, L'espace perdu et le temps retrouvé, 41, 1985, www.erudit.com.
[18] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[19] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[20] Angèle Kremer-Marietti. Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences.
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