" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 30 décembre 2015

Relativité et relativisme

La théorie de la relativité, qu’elle soit restreinte ou générale, illustre bien la nature de la science moderne et les dangers des interprétations de ses résultats, y compris pour notre foi et plus globalement pour l'accès à la vérité. On l'utilise souvent pour justifier des philosophies et des idéologies, parfois opposées. Mais au-delà d’une manipulation erronée caractéristique, elle révèle aussi la difficulté de son enseignement et de sa présentation.

La théorie de la relativité en faveur du relativisme ?

Selon une certaine opinion, la théorie de la relativité serait une preuve de la relativité des choses, c’est-à-dire un argument puissant en faveur du relativisme. Il n’existerait aucune vérité absolue, aucune connaissance absolue. Tout dépendrait d’un point de vue.

En reliant l’espace au temps, Einstein a tué Newton. L’idée d’un temps absolu sur laquelle repose la physique classique n’a pas résisté aux nouvelles théories. Pourtant, la physique de Newton ne s’est pas effondrée. Tout en étant fausse en soi, elle est encore enseignée et généralement appliquée. La science a en fait délimité le périmètre de validité de la théorie de Newton. La « vérité scientifique » connaît donc des limites selon le phénomène que le scientifique étudie. Elle est donc relative à l’objet de son étude.

En outre, dans les théories de la relativité restreinte et générale, tout est relatif au sens où tout se rapporte à un référentiel. Emportés par une certaine ivresse des mots, de beaux penseurs affirment alors que la vérité est relative à l’observateur, c’est-à-dire à l’homme. Les choses changent selon notre regard. Ainsi l’absolu n’existerait pas. Les vérités éternelles ne seraient que pures inventions comme l’idée d’un temps absolu. Les sceptiques et les matérialistes peuvent alors chanter victoire.

La théorie de la relativité en faveur de la primauté de la pensée pure dans la connaissance du vrai ?

Quelle que soit notre compréhension de la théorie de la relativité, les découvertes d’Einstein demeurent fabuleuses. Il est en effet surprenant qu’il a pu développer une telle théorie essentiellement au moyen d’expériences virtuelles. Les résultats expérimentaux viendront les valider a posteriori, parfois plusieurs années après leur présentation. La théorie de la relativité s’est en effet construite à partir de principes et d’un développement logique. Tout semble finalement provenir de sa pensée. Elle est souvent présentée comme une victoire de la pensée pure. En un mot, la science dite pure s’est montrée supérieure à la science expérimentale.

Plus tard, on verra en elles le produit d’une mathématique conceptuelle élevée, inaccessible aux communs des mortels. Comme l’a compris un biographe et ami d’Einstein, la théorie de relativité est formulée dans un certain langage particulier, un « langage logico-empirique »[1], c’est-à-dire dans un système de formules mathématiques avec des opérateurs qui peuvent être empiriquement mesurés. À un certain niveau, elle n’est compréhensible qu’au travers de concepts et d’un univers mathématiques très sophistiqués. Nous naviguons dans un monde de pensée loin de toute vision mécaniste en rapport avec notre expérience quotidienne. Les mathématiques sont ainsi seules capables d’atteindre une connaissance élevée du monde.

Cependant, lorsque nous réfléchissons à ces théories, nous arrivons vite à des résultats en apparence contradictoires, voire absurdes. Aux yeux de tout homme sensé, la dilatation du temps apparaît comme une aberration. « Si la Relativité pouvait avoir un sens pour les mathématiciens, elle contenait en revanche diverses absurdités pour ceux qui pensaient plus philosophiquement. »[2] Les notions simples comme le temps, l’espace, le mouvement perdent leur sens commun, ce qui peut nous désorienter et nous plonger dans la perplexité.

Pourtant, en dépit de ces absurdités, la théorie de la relativité est validée par l’expérience et utilisées de nos jours. Les succès qu’elle a emportés semblent donc confirmer la supériorité de la logique et des mathématiques purs contre le bon sens et la philosophie. Pourtant, la théorie n’a pas cessé d’interroger les philosophes.

La théorie de la relativité en faveur de l’idéalisme ?

Einstein n’utilise aucune analogie mécanique pour faire comprendre sa théorie. Il ne donne aucune description mécanique dans la contraction des longueurs ou la dilatation du temps. Ses théories ne peuvent que plaire à tous les courants de pensée qui s’opposent à la conception mécaniste du monde et au matérialisme.

La théorie de la relativité apparaît alors comme la victoire d’un certain idéalisme. Comme l’explique Einstein, notre connaissance du monde demeure fortement dépendante des concepts que nous développons. Et comme semble le montrer sa physique, les concepts peuvent ne pas s’appuyer sur le monde de l’observation. Pire encore. L’observation est elle-même source d’erreurs. En se détachant du sens commun, Einstein a fait avancer la connaissance de l’univers. Les idées seraient-elles donc sources de progrès ? Est-ce finalement une victoire de l’idéalisme ?

Réalisme ou subjectivisme ?

Selon une thèse récente, l’interprétation de la théorie de relativité se partage entre deux courants de pensée. Le premier courant est constitué par le positivisme logique que représente le Cercle de Vienne. Il voit dans la théorie le moyen d’approfondir davantage la connaissance des phénomènes, épurée d’anthropomorphisme et de métaphysique. La réalité serait ainsi saisie de manière plus objective, indépendante de notre conception du monde. Ce serait donc une théorie du réel extrêmement forte.

Le deuxième courant se réclame de la tradition kantiste de l’idéalisme critique. La relativité supprimerait toute objectivité. Il serait impossible de tirer de la connaissance des phénomènes à partir de leur expérience. L’empirisme serait voué à l’échec. Pourtant, nous pouvons constater l’incompatibilité radicale entre la relativité et le kantisme puisque l’un considère le temps relatif, différent selon le référentiel, alors que l’autre impose un temps absolu comme le suggérait Newton.

Impact dans le domaine religieux

Enfin, la théorie de la relativité n’a pas épargné le champ religieux. En remettant en question le sens commun, elle peut ébranler nos certitudes et modifier notre regard sur le monde et sur nous-mêmes. Par conséquent, elle peut remettre en cause nos convictions religieuses.

Est-elle alors facteur d’incrédulité ou porteur d’espoir ? Les avis divergent. Certains hommes religieux s’opposent aux théories d’Einstein car « elles étaient purement matérialistes »[3] quand d’autres ne les approuvent pas parce qu’elles sont fondées sur « l’idéalisme subjectif »[4]. Cependant, des philosophes louent la théorie de la relativité car elle ramène, selon eux, l’esprit dans la nature. « L’adoption du principe de relativité signifie que le facteur subjectif, - inséparable de la connaissance dans la véritable conception de celle-ci - doit entrer positivement à l’intérieur de la science physique. »[5] Il n’y aurait plus, selon le même auteur, de dispute pour savoir de l’esprit et de la science laquelle a la primauté sur l’autre. Certains théologiens feront même une analogie des différences entre la conception classique de l’espace et l’espace-temps avec les différences entre la vie mortelle et la vie éternelle. D’une même théorie peut-il résulter tant d’opinions contraires ?

La théorie de la relativité, objet de débats philosophiques

Finalement, les théories de la relativité ont conduit à de nombreux débats et interprétations philosophiques, politiques et religieux. Cela ne nous surprend guère. Toute nouvelle théorie, comme celle de la physique quantique, interroge les esprits, surtout lorsqu’elle remet en cause la conception classique du monde. Les uns s’en emparent pour appuyer leur philosophie quand d’autres la rejettent lorsqu’elle s’oppose à la leur.

Dans le cas des théories d’Einstein, les avis les plus contradictoires divergent. Ainsi on y voit comme une preuve de l’idéalisme contre le matérialisme, une confirmation de la dialectique matérialiste, un facteur d’incrédulité contre la religion traditionnelle ou un espoir de spiritualité. « Comme il n’est pas inhabituel lorsqu’apparaît une nouvelle théorie scientifique, le travail d’Einstein a souffert, de la part de chaque philosophe, de la tendance à l’interpréter en conformité avec son propre système métaphysique et à suggérer qu’il en résulte une grande reconnaissance de solidité pour les vues que ce philosophe soutenait auparavant. Ce ne peut être vrai dans tous les cas, et on peut espérer que ce n’est vrai dans aucun cas. Ce serait désespérant si un changement aussi fondamental que celui introduit par Einstein n’impliquait aucune nouveauté philosophique. »[6]

Les limites de notre compréhension ?

Selon Philippe Franck, la raison de ces interprétations divergentes proviendrait non du contenu de la théorie mais du langage dans laquelle la théorie est formulée, ses images et ses analogies. Elle ne réside donc pas dans la théorie elle-même mais dans sa présentation. On porterait essentiellement notre regard vers les mots et les images que les scientifiques utilisent pour faire comprendre une théorie bien difficile à saisir autrement. Le fait d’employer souvent l’expression « relatif à des objets » ferait par exemple croire que tout est relatif aux phénomènes. Les expériences virtuelles sont nécessaires pour saisir les difficultés de la physique classique, ce qui pourrait justifier l’idéalisme. Finalement, ce ne sont pas les théories d’Einstein qui seraient la source des divergences philosophiques que nous avons constatées mais la façon dont elles sont enseignées et interprétées.


Ainsi, selon Philippe Frank, les conclusions philosophiques sont erronées, absurdes, insensées car elles sont étrangères aux théories de la relativité. Il accuse en fait la philosophie elle-même d’en être responsable par son impuissance à les comprendre. C’est donc en s’éloignant de la philosophie que nous pourrions la comprendre et finalement accéder à la connaissance de l’Univers. La science serait donc le seul mode de connaissance véritable !

Laissons parler Einstein !

Mais que pense Einstein de ses découvertes ? Dans un de ses ouvrages, intitulé L’évolution des idées en physique, écrit en collaboration avec un autre scientifiquen, Infeld, il décrit l’histoire de la physique depuis Newton jusqu’aux théories modernes. Dans ce livre, « nous nous sommes efforcés de mettre en évidence les forces actives qui obligent la science à inventer des idées qui correspondent à la réalité de notre monde. »[7] Les auteurs tentent donc de montrer les moteurs de la connaissance scientifique. La principale source de développement serait la volonté de coller au mieux à la réalité, c’est-à-dire de « trouver la connexion entre le monde des idées et le monde des phénomènes ». Le monde réel demeure bien le fondement de la science. Une théorie perd sa justification lorsqu’elle s’éloigne du monde des phénomènes. C’est pourquoi Einstein a toujours manifesté une certaine désapprobation à l’égard de la physique quantique qui lui semblait contraire à ses convictions.

Une science capable d’objectivité et de réalisme

Nous connaissons tous l’expression d’Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés ». Elle aurait été exprimée lors d’une conférence scientifique au cours de laquelle Einstein s’oppose à une théorie de la physique quantique, selon laquelle il serait impossible à la science de décrire la position d’une particule et donc de prédire de manière certaine les futurs événements. Einstein croit en effet fortement que les lois physiques décrivent la réalité dans l’espace et le temps et qu'elles sont indépendantes de nous. Il est donc fortement objectif. La réalité ne dépend pas de nous, ne cessera-t-il de répéter. « [...] la théorie de la relativité, si souvent mal comprise, non seulement n'a pas supprimé l'absolu, mais encore elle a fait ressortir mieux que jamais combien la physique est liée à un monde extérieur absolu »[8].

Cependant, la théorie de la relativité semble montrer que le monde dépend du référentiel employé, c’est-à-dire du point de vue selon lequel nous l’observons. C’est en fait mal connaître la théorie de la relativité. La question ne porte pas sur la réalité mais sur sa connaissance. « Le problème fondamental de la pensée philosophique d'Einstein, autour duquel s'organisent ses propres analyses, est celui de la réalité du monde et de son intelligibilité, c'est-à-dire de la capacité de la pensée à le pénétrer, à s'en donner une représentation " vraie " (quoique provisoire), qui ne soit pas illusoire ou précaire. »[9] La théorie de la relativité oppose ainsi les tenants de l'essentialisme, où le monde est un et sa saisie une également, et le relativisme, où l’unicité du monde est plus que douteuse et sa connaissance nécessairement singulière.

La description d’une réalité indépendante de l’observateur

Revenons à la théorie de la relativité restreinte. Elle se fonde sur deux principes absolus. Selon le premier principe, les lois de la nature, que doivent décrivent les formules scientifiques, ne dépendent pas du référentiel dans lequel elles sont exprimées. Cela signifie qu’elles ne dépendent pas de l’observateur. Selon le second principe, la vitesse de la lumière est invariante. Elle est aussi indépendante du référentiel et donc de l’observateur. Le scientifique doit donc traduire la réalité indépendamment du point de vue de l’observateur.

La théorie d’Einstein est en fait très mal nommée comme le remarquent de nombreux commentateurs. Le problème de l’interprétation de sa théorie est donc lié au langage qui porte à confusion. « L’on peut même trouver qu’à ce point de vue le nom sous lequel la théorie est connue n’est pas très heureusement choisi. En effet, comme nous l’avons dit au début de ce chapitre, ce nom est susceptible de faire naître la croyance que, dans la nouvelle conception, l’existence du réel serait elle-même conçue comme étant relative à autre chose et notamment, bien entendu, à la conscience. »[10]

Description de la perception de la réalité et non la description de la réalité

Pourtant, n’avons-nous pas parlé de dilatation du temps et de contraction des longueurs ? Conclusions révoltantes pour un esprit sensé ! En fait, ces termes ne désignent pas des phénomènes ou dit autrement, ils ne sont pas réels. Ils correspondent à notre perception de la réalité, perception qui elle dépend évidement de l’observateur. Deux hommes, l’un sur le quai d’une gare ou l’autre assis dans un train à vive allure, n’ont pas la même perception de la réalité. La science doit donc être capable de décrire ces deux perceptions, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle est perçue par les deux observateurs. Les théories de la relativité décrivent finalement les liens entre des descriptions multiples d’une seule et même réalité. Nous revenons en fait à l’objectif de la science, qui n’est pas d’atteindre ou de formuler la vérité mais de décrire ce que nous percevons, directement ou au moyen d’instruments, de la réalité. Newton est un pythagoricien qui croyait que par les mathématiques nous pouvions connaître et faire connaître la vérité. Einstein a montré que ses concepts ne peuvent décrire toute la réalité.

Mais Einstein semble souligner le rôle essentiel de l’observateur dans la connaissance de la vérité. La théorie semble alors appuyer le subjectivisme. Or comme le remarque Russel, l’observateur dans les expériences de pensée d’Einstein n’est pas nécessairement un homme. Il peut être constitué d’instruments de mesure. Einstein cherche par ailleurs à définir des points de mesure au-delà des concepts. « L’hypothèse qui fonde la relativité est réaliste, c’est-à-dire que les points sur lesquels tous les observateurs sont d’accord quand ils enregistrent un phénomène donné, peuvent être regardés comme objectifs, et non comme une contribution des observateurs. »[11]

La science selon Einstein

« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. »[12] Les théories scientifiques doivent donc relier une vision de la réalité, exprimée sous forme de pensées, avec sa perception. Qu’importe donc les concepts s’ils sont compatibles avec nos impressions. Nous en déduisons donc qu’une théorie est valide si elle est efficace. Sa force ne réside pas dans sa véracité.

Einstein prône donc la libre création dans les sciences. Le moteur de la science réside dans cette capacité créatrice. C’est en créant et développant des concepts et des idées que la science progresse. La création du concept « temps », « masse », « champ » a conduit à avancer dans la voie de la connaissance du monde. Cependant, cette créativité n’est pas tirée du néant. Einstein a établi ces deux principes à partir des résultats d’expériences. Les contradictions auxquelles aboutissait la théorie de Newton confrontée aux nouvelles découvertes scientifiques ont conduit Einstein à développer ses idées. Einstein attendait aussi que des expériences valident ces théories. Ainsi, si elle résulte de la créativité du scientifique, une loi est fortement liée à l’observation et à l’expérience. Nous sommes loin de l’idée que la pensée pure est capable par elle-même d’élaborer une théorie efficace.

A la base de la théorie, une conception du monde

Une théorie est surtout fondée sur une foi en une conception du monde. Le scientifique élabore des concepts qui résultent d’une certaine vision. Elle est alors valide tant que cette foi subsiste. « Pour le physicien du commencement du XIXe siècle, la réalité de notre monde extérieur était constituée par des particules et des forces simples agissant entre elles et dépendant seulement de la distance. Il s’efforçait de garder aussi longtemps que possible la foi qu’il réussira à expliquer tous les événements de la nature par ces concepts fondamentaux de la réalité. » [13] Lorsqu’ils rencontrent des difficultés ou que les lois buttent sur des obstacles, les scientifiques ont tendance à la complexifier de façon à sauver les concepts sur lesquels elles s’appuient, c’est-à-dire à sauver sa foi, jusqu’au jour où une « imagination scientifique hardie » finit par découvrir d’autres idées plus performantes et par ébranler les convictions. Nous voyons ainsi l’interdépendance entre les théories et les expériences. Nous sommes loin d’un monde scientifique perdu dans un univers de pensées déconnectées du monde réel.

Encore un problème de présentation, d’explication ?

Cependant, certaines expressions d’Einstein[14] nous semblent bien maladroites. Ainsi de manière réaliste, il définit que le but de la science est de décrire la réalité en la reliant avec la réalité sensible. De manière positiviste, il voit la science comme capable de décrire avec certitude les phénomènes. Puis de manière idéaliste, il nous présente « la réalité créée par la physique moderne » comme éloignée de « la réalité du début de la science ». Il ne parle pas en fait de la réalité en soi mais de l’image de la réalité. La science décrit la réalité. Elle ne la crée pas. Voyons un autre exemple. L’expression « relativité des objets », expression courante dans la théorie, est en fait la relativité de notre perception des objets ou de leurs descriptions. Néanmoins, Einstein aurait nettement affirmé la réalité de la dilatation du temps et de la contraction des longueurs, ce qui a soulevé une vive réticence de la part de certains scientifiques, considérant cette position comme incompatible aux concepts de la relativité.

Observer et créer pour comprendre un monde harmonieux indépendant de nous

Dans la conclusion de son ouvrage, Einstein donne sa vision de la science. « A l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de la réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension.»[15]

Einstein est bien loin de tout idéalisme. Il reconnaît en l’homme la capacité créative de créer des lois à partir de l’observation pour mieux comprendre des faits bien réels, indépendants de nous. Cette capacité s’appuie sur la croyance en « l’harmonie interne de notre monde », c’est-à-dire sur l’ordre qui règne dans la nature. La science a alors pour objectif de décrire cet ordre à partir de concepts qui peuvent évoluer. Il était ainsi convaincu que l’homme pouvait définir une seule loi générale capable de contenir toutes les autres lois scientifiques. Einstein est bien un positiviste.

Enfin, comme le suggère Einstein, une loi dépend d’une vision de la nature. Elle est définie de manière à suivre logiquement « notre concept de la réalité ». Nous l’avons vu dans le cadre de la mécanique classique de Newton, même si nous oublions son fondement philosophique. C’est en remettant en cause ce fondement qu’Einstein a fondé une nouvelle physique. Contrairement à ce qu’affirme Philipe Franck, accusant la philosophie d’être responsable des erreurs d’interprétation de la théorie de la relativité, la philosophie est le fondement même d’une théorie. Sans « croyance », il n’y pas de science. Or qu’est-ce que cette croyance ?

Incompatibilité de conception de la réalité

D’où viennent alors les erreurs d’interprétation ? Philippe Franck le dit lui-même : de la forme dans lesquelles est décrite et enseignée la théorie. Compte tenu de sa complexité, nous préférons parfois nous contenter de la théorie telle qu’elle est vulgarisée ou connue. Nous cherchons alors à la comprendre en nous raccrochant à des mots simples, à des images et à des modèles accessibles. Or ces mots, ces images, ces modèles nous renvoient à une vision du monde. Le propre du vulgarisateur est même de rendre une théorie compréhensible selon la vision commune, c’est-à-dire de l’adapter afin qu’elle s’y insère. Une interprétation scientifique peut donc s’égarer quand cette vision ne correspond pas à celle de la théorie. Le manque de précision des termes employés par l’auteur lui-même ou par les intermédiaires (traducteur, enseignant, journaliste, vulgarisateur) peut favoriser ces erreurs et les encourager.


Enfin, il ne faut pas non plus négliger la personnalité d’Einstein. Ses idées ne sont pas très claires. Parfois, elles se contredisent. Il prône ainsi la liberté créatrice du scientifique tout en dénonçant celle des novateurs de la physique quantique quand ces derniers viennent contredire sa conception de la science ou du monde. Ses positions sur la physique quantique peuvent en effet surprendre. Il décrit les lois comme étant purement inventions humaines mais les refusent quant elles ne sont pas vérifiées par l’observation ou quand elles s’opposent à ses idées. Parfois, il limite cette créativité. Cela ne consisterait finalement qu’à chercher avec ardeur ce qui est caché dans la nature. En parlant du XVIII et XIXe siècle, « les savants de ce temps pour la plupart convaincus que les lois ou les concepts fondamentaux de la physique n’étaient pas, au point de vue logique, de libres inventions de l’esprit humain, mais qu’ils étaient plutôt déduits de l’expérience par abstraction – c’est-à-dire par un processus logique. Ce fut la théorie de la Relativité généralisée qui montre d’une manière convaincante l’inexactitude de cette vue. »[16] Cette vision des choses est bien éloignée de la vérité historique. Newton n’a-t-il pas innové de la même manière qu’Einstein ? « La vision relativiste venait donc se substituer à la vision newtonienne du monde. »[17]

Au début de toute théorie, une philosophie ?

La théorie de la relativité a commencé par des questions d’ordre philosophique « parce que les problèmes physiques qu’il se posait demandaient une analyse logique de certains concepts »[18]. Einstein a remis en question les concepts que Newton a lui-même créés. Selon Michel Paty, «la démarche d’Einstein (comme attitude et comme pensée) est de nature profondément philosophique » [19]. Plus précisément, « le travail scientifique ne commence pas par l’énoncé d’un problème philosophique, mais qu’au contraire les questions scientifiques, par leur contenu, peuvent révéler leur portée philosophique. » [20]. Il est donc inévitable que sa théorie aboutit à des interprétations philosophiques. Elle a donné lieu à des interprétations empiristes, rationalistes, réalistes ou constructivistes. On y a associé Mach, Reichenbach, Kant, Spinoza et bien d’autres penseurs.

La position d’Einstein en matière philosophique est cependant floue. D’abord positiviste, Einstein s’en est progressivement éloigné au point de provoquer une controverse. Cette évolution a été si frappante qu’on a émis l’idée de deux Einstein. Ses positions parfois contradictoires sont mieux compréhensibles quand nous connaissons sa personnalité. N’oublions pas qu’il est un scientifique isolé, peu respectueux des normes, qui a une très grande idée de ses capacités intellectuelles, cherchant plutôt à se valoriser au détriment des autres. N’oublions pas non plus sa forte médiatisation et sa célébrité. Une meilleure connaissance de son auteur permet de comprendre sa philosophie.

Conclusion

La théorie de la relativité est une théorie complexe, ingénieuse et difficile. Comme toute théorie, elle est censée décrire une réalité selon une vision du monde, c’est-à-dire selon des concepts et des idées philosophiques. Elle n’a pas pour vocation de dire ce qu’est la vérité mais de valider une conception du monde en s’appuyant sur des faits mesurables. Elle n’a pas pour vocation d’être la vérité. Sa force réside dans son efficacité à confirmer des concepts et à rendre compte de l’observation de la réalité. 

L’erreur ou la faute la plus fréquente est de présenter comme étant une vérité une théorie scientifique indépendamment de la pensée philosophique ou de l’idéologie qui l’ont fait naître, de l’enseigner sans définir les concepts qu’elle utilise ou en les acceptant comme étant vrais, ou encore de présenter la conception de la réalité sur laquelle s’appuie la théorie comme étant la réalité elle-même. Ainsi quand une théorie scientifique semble s’opposer à notre foi, la raison n'en vient pas de la science en elle-même mais de ses origines (concept, vision du monde, personnalité de l’auteur), de son enseignement, de son interprétation. La meilleure défense de la foi consiste donc souvent à les connaître, à en déceler les erreurs et à les présenter…



Notes et références
[1] Philippe Franck, Einstein, sa vie, son temps, XI, Flammarion, 1991.
[2] Philippe Franck, Einstein, sa vie, son temps, VII.
[3] Carinal O’Connell, cardinal de Boston, cité dans Einstein, sa vie, son temps, XI, Philippe Franck.
[4] O’Rahilly, philosophe irlandais, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, XI.

[5] Philosophe anglais Wildon Carr, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, XI.
[6] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité, article paru dans Britannica, 13ème édition, 1926, trad. par Philippe Matherat (Mars 2007, révisé en déc. 2014) d’après l’article original accessible à : http://www.britannica.com/ Ce texte français est accessible à http://matherat.net/publications/Russell/cons-phil.pdf.
[7] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, traduit par M.Solovine, Préface, Flammarion, 1983.
[8] M. Planck, Initiations à la physique, Paris, Flammarion, collection Champs cité dans Origines et fondements philosophiques de la relativité : les conceptions de Mach, Galilée et Einstein, Jacques Montminy, Philosophiques, vol. 22, n° 1, 1995, www.erudit.org.
[9] Michel Paty, Einstein, éditions Les Belles Lettres, 1997.
[10] Meyerson, La déduction relativiste, 1925.
[11] Bertrand A. W. Russel, Conséquences philosophiques de la relativité.
[12] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[13] A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[14] Cette imprécision peut aussi provenir de la traduction ou de l’enseignement.
[15]A. Einstein, L. Infeld, L’Évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, 4.
[16] Einstein dans une conférence organisée par Herbert Spencer dans l’été de 1933, cité dans Einstein, sa vie, son temps, Philippe Franck, IX.
[17] Hervé Barreau, Les théories philosophiques de la connaissance face à la relativité d'Einstein dans Communications, L'espace perdu et le temps retrouvé, 41, 1985, www.erudit.com.
[18] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[19] Michel Paty, Einstein philosophe cité dans Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences, Angèle Kremer-Marietti.
[20] Angèle Kremer-Marietti. Michel Paty, Einstein et la philosophie des sciences.

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