Le théologien Bultmann a
probablement eu une grande influence sur la pensée chrétienne du XXe siècle, y
compris chez certains théologiens catholiques. Sans être si radicaux dans son
rejet du « Jésus historique »,
ses disciples ont développé sa pensée et l’ont diffusée. Aujourd’hui, des
discours en sont fortement imprégnés. S’il est important de la déceler et de la
rejeter, faut-il surtout la réfuter et la dénoncer. Pour nous aider dans cette
tâche, nous disposons de quelques textes et ouvrages, bien rares il est vrai.
Comme nous l’avons évoqué
dans l’article précédent[1],
Bultmann a cherché à introduire l’essentialisme d’Heidegger dans la théologie et
l’exégèse,ou plus globalement dans le christianisme. Un de nos axes d’attaque pourrait
alors consister à réfuter cette philosophie. Pour cela, faut-il mieux la
connaître. Dans cet article, nous allons plutôt nous en désintéresser partiellement
pour nous attacher davantage aux idées de Bultmann.
Indifférentisme historique
La pensée de Bultmann
s’appuie sur une idée forte : on doit s’abstraire de la réalité historique
de Notre Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire ne pas prendre en considération
sa dimension historique, sa personnalité, ses prodiges. Pour se justifier, il s’appuie
sur les échecs des méthodes critico-historiques. Bultmann prétend en effet qu’en
dépit de leurs efforts, nous ne savons presque rien sur le « Jésus de l’histoire ». Nous ne connaissons qu’avec certitude que
l’existence de Notre Seigneur Jésus-Christ, sa mort et sa résurrection. Or la
situation a changé depuis ses affirmations au point que ses disciples ont
rejeté l’indifférentisme historique de Bultmann.
Bultmann hérite en fait
d’une certaine pensée historique du XIXe siècle. A cette époque, des
commentateurs du Nouveau Testament croient qu’avec l’essor de nouvelles
méthodes historico-critiques appliquées aux textes sacrés, ils seraient
capables d’accéder à la réalité historique qui se cacherait derrière le récit
évangélique, sous-entendu qu’il était déformé au cours du temps par différentes
influences. Nous sommes en effet à une époque du positivisme et du
rationalisme, où on croit au pouvoir absolu de la raison, y compris en histoire.
Il serait possible d’appliquer à l’histoire des règles aussi rigoureuses que
celles en vigueur en chimie ou en physique. Ainsi veut-on fonder une science de l'histoire. Par le mot « science »,
on veut évidemment faire donner aux connaissances historiques un poids égal à
celles des véritables sciences. Forts de cette prétention, on commente les Évangiles
en employant les règles historico-critiques. Notre Seigneur Jésus-Christ se
réduit alors à une figure historique.
Mais cette entreprise se
révèle être un échec. Devant l’impossibilité de parvenir à une connaissance
objective des événements historiques, on en vient à s’en désintéresser pour ne
s’occuper que de ce qui est accessible. « Il n’y a pas à poser la question de son origine historique (du Christ),
mais sa véritable signification commence seulement à apparaître si précisément
l’on ne se préoccupe plus de pareilles questions. »[2]
Constatant les limites d’une histoire scientifique, Bultmann déclare finalement
qu’on ne peut presque rien savoir sur le « Jésus historique ». Nous ne pouvons saisir que ce que
croyaient les premiers chrétiens.
A la recherche de la foi
pure
Son indifférentisme
historique s’explique aussi par une conception particulière de la foi. Pour
Bultmann, elle ne devrait pas dépendre de nos connaissances historiques, ou dit
autrement, de notre ignorance ou de nos incertitudes. Il veut construire une
théologie indépendante des méthodes historico-critiques, de notre savoir ou
non-savoir historique, ce qui garantirait la validité du christianisme. Il est à
la recherche de la « foi pure ».
Certes, pour Bultmann, il
serait possible d’atteindre des faits historiques certains sur Notre Seigneur
Jésus-Christ mais cette certitude historique serait dangereuse car elle
justifierait notre foi. Or la foi ne se reposerait que sur Dieu seule. Il recherche en effet une foi pure, authentique, épurée de toute justification. On ne devrait
pas rechercher des raisons de croire. Il considère en outre que ces faits
historiques sont inutiles. Le kérygme apostolique suffirait.
Mais une conception de la foi erronée
Or Notre Seigneur
Jésus-Christ nous interpelle par son enseignement que nous transmet l’Église. Les
apôtres nous interpellent aussi. Leurs discours s’appuient sur Lui et nous renvoient à son enseignement, à sa personnalité, à ses
prodiges, à des faits concrets, à des faits historiques. S’ils ont évoqué
si fortement des événements historiques et la
personnalité de Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est parce qu’ils sont
inévitables dans la justification de notre foi.
Le Christ crucifié et
ressuscité est enfin incompréhensible sans Notre Seigneur Jésus-Christ saisi
dans sa dimension historique. Or pour Bultmann, le « Jésus de la foi » porterait en lui ce qui serait nécessaire pour le
rendre intelligible. La question porte donc sur l’intelligibilité de l’objet de
notre foi. Il ne s’agit pas alors de nous interroger sur les raisons de croire
mais sur le sens de la foi. Bultmann tend à confondre ces deux
questions. Il ne s’agit pas simplement de croire pour comprendre mais aussi de comprendre
pour croire comme Saint Augustin nous le rappelle. Sans être confondues, ces
deux actions sont inséparables. La foi vient de Dieu seul mais nous sommes des
êtres de raison qui ont besoin de comprendre. C’est même une exigence de notre
foi. Nous devons justifier notre foi. Or la foi se justifie par des faits
concrets, des paroles, un témoignage d’événements réels, historiques. En les
supprimant, que devient la foi si ce n’est une pensée abstraite, emplie de nos
propres espérances et non de la connaissance de la volonté de Dieu ? La
volonté divine s’exprime en particulier dans notre présent mais aussi dans une
histoire que nous ne pouvons pas ignorer.
Un « was » et
une « dass » inséparables
« Assurément la Bible est un document
historique et nous devons l’interpréter avec les méthodes propres à la
recherche historique. (…) Mais quel est notre effectif et véritable intérêt?
(…) Pour ma part, je pense que notre intérêt doit véritablement être celui
d’écouter ce que la Bible a à nous dire pour notre temps présent, d’entendre ce
qui, pour notre vie et pour notre âme est vérité. » Ce qui compte pour
Bultmann, c’est le sens profond du fait divin qui permet à la Parole de Dieu de nous toucher dans notre vie présente. Ainsi distingue-t-il l’enseignement du fait d’enseigner, le
« was » du « dass ».
Mais si nous ignorons
celui qui enseigne et ce qu’il enseigne, que devient le « dass » ? Si le contenu d’un
discours est sans importance, relégué aux oubliettes de l’histoire, que devient
l’événement même du discours ? Pour Bultmann, il reste la pure gratuité de
l’événement de la Parole de Dieu. La personne concrète de Notre Seigneur
Jésus-Christ s’évanouit derrière la transcendance de la Parole divine.
Selon ce principe, il ne
faudrait pas s’attacher aux circonstances de la Révélation, à l’objet même de
la Révélation mais à la seule Révélation en soi, sur le fait seul que Dieu
s’est révélé. Certes, la Révélation est en soi extraordinaire mais l’objet même
de la Révélation demeure essentiel. Il ne s’agit pas de croire seulement que
Dieu est intervenu dans l’histoire des hommes mais surtout de connaître sa
volonté qui s’exprime dans la Révélation. Or cette connaissance passe par celle
de Notre Seigneur Jésus-Christ car c’est par Lui que nous pouvons saisir Dieu
le Père. Cette certitude est la base de notre foi. Nous ne croyons pas parce
que Dieu s’est révélé mais parce que Dieu nous a dit de croire ce qu’Il a
enseigné, notamment par son Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe fait
chair. Sans le « was », le « dass » n’a plus aucun sens…
Une pensée qui refuse tout
présupposé autre que le sien
Pour Bultmann, Dieu est en
fait inconnaissable, incommunicable. Il ne peut communiquer avec l’homme. Selon
son vocabulaire, Dieu est non-mondain – Il n’est pas du monde - quand la parole
est mondaine – elle est du monde. Dieu est dans le ciel, et nous, nous sommes
sur la terre. C’est alors le rôle du mythe de rendre mondain ce qui est
non-mondain. « On peut dire que les
mythes donnent à la réalité transcendante une objectivité immanente à ce monde.
Ils attribuent une objectivité mondaine à ce qui est non-mondain. »[3]
Ainsi Bultmann nous demande de dépasser le mythe pour parvenir à la Parole de
Dieu. Finalement, nous arrivons à un des principes sur lequel Bultmann fonde
véritablement son interprétation de la Sainte Écriture.
Or, n’a-t-il pas prétendu
que la véritable interprétation nécessite de se dégager de tout « dogme » ou « pré-supposé » ? Il refuse par
exemple les « pré-supposés »
de l’Église, c’est-à-dire les dogmes et son enseignement, mais il accepte ses propres
certitudes, ses propres dogmes. Pourquoi devrions-nous rejeter les uns et
accepter les autres ? Sur quels critères ? Sa parole est-elle plus
importante que celle de l’Église ?
Il est en fait irréaliste
et faux de croire qu’il est possible d’interpréter la Saint Écriture sans
« pré-supposé » ! Quoique
nous fassions, ils existent. Notre lecture n’est pas celle d’un nouveau-né. L’essentiel
n’est donc pas de vouloir rejeter les soit-disant présupposés, comme si cela était possible, mais
de se reposer sur les « pré-supposés »
même sur lesquels se fonde la Sainte Écriture. Il faut se remettre dans
l’esprit de la Sainte Écriture pour la lire correctement. Or les Ancien et
Nouveau Testaments s’appuient sur l’idée que Dieu est capable de se manifester réellement
et concrètement aux hommes et de communiquer avec eux. S'Il n’est évidemment
pas de ce monde au sens où Il est distinct du monde, Dieu n’est pas étranger au
monde.
Une interprétation
insensée
Selon Bultmann, le mythe
appartient au langage de la religion. Mais, dit-il, ce langage nous est devenu
incompréhensible. Les représentations qui portent le message biblique ne sont plus
compatibles avec nos propres représentations, notamment à cause des progrès
scientifiques. Des disciples de Bultmann insisteront sur cette incompatibilité.
Nous la retrouvons aussi dans certains discours catholiques. Par conséquent,
Bultmann nous demande de supprimer cette représentation pour atteindre la
Parole de Dieu afin que cette Parole agisse encore dans notre actualité.
Or le problème que Bultmann
et bien d’autres évoquent ne concerne pas le message en lui-même mais la
relation qui existe entre le message et son support, entre le signifié et le
mode du signifié. Devant ce constat, Bultmann demande de supprimer le
mode. Il voit en effet dans la suppression de la représentation le moyen
d’accéder au signifié, à un signifié « vivant ».
Mais que devient alors l’interprétation puisque sa raison d’être réside dans
l’existence du message et du support et dans leurs relations ?
Prenons un exemple.
Bultmann considère que dans la Sainte Bible, l’au-delà est vu comme un ici-bas,
c’est-à-dire que la transcendance de Dieu est pensée comme un éloignement
spatial. On parle de descente en enfer comme d’élévation au ciel. Or cette
conception ne serait plus acceptable selon nos connaissances scientifiques. Mais comment les auteurs sacrés comprennent-ils ces
expressions ? Croient-ils vraiment à un « éloignement spatial » ? Ils les comprennent évidemment au
sens métaphorique. Quand l’auteur sacré parle du bras de Dieu, ils savent bien
que Dieu n’a pas de bras. Dieu leur a bien défendu de Le représenter sous forme
humaine. Ils ne sont pas dupes du langage qu’ils utilisent. L’Église a aussi
toujours eu conscience de cette représentation métaphorique. Les Pères de
l’Église ont toujours interprété la Sainte Écriture en prenant en compte l’anthropomorphisme du langage biblique dans
un sens métaphorique. La Sainte Écriture s’oppose aux païens qui adorent les
statues et dénonce leurs croyances anthropomorphiques. Il est donc faux de
croire que nos progrès scientifiques ont rendu incompréhensible la
représentation biblique de Dieu ; ils rendent plutôt caduques une lecture naïve de
la Sainte Écriture qu’ont toujours dénoncée les défenseurs de la foi. Mais
pourquoi ce langage métaphorique est-il utilisé ?
L’importance du mode du
signifié pour atteindre le signifié
Il est en effet impossible
à l’homme de comprendre la Parole de Dieu sans représentation imagée. L’image est
parfois le seul support qui nous permet d’accéder à de hautes vérités et à une réalité
supérieure. Le ciel ou les lieux souterrains évoquent autre chose qu’une étendue spatiale. Ils évoquent
la liberté ou les ténèbres, la clarté ou l’obscurité, l’espérance ou la peur.
Les images évoquent en nous ce qui est finalement inaccessible directement par les mots. Les sens extérieurs sont impuissants à nous donner le sens profond des paroles divines. Ce qui est recherché n’est pas de l’ordre rationnel ou sensible mais plutôt psychologique, intérieur. Ce mode de "connaissance" n’est pas
rare. Il est en particulier le fondement même de la poésie qui use de tous les
moyens du langage pour faire naître des sentiments et des sensations afin que nous accèdions à une réalité inaccessible autrement.
Par l’intermédiaire
d’images et de représentations, l’homme peut alors atteindre des concepts élevés.
Rappelons-nous Einstein qui voyait dans les sciences le moyen de relier notre
conception du monde avec ce que nous observons. Les mathématiques n’échappent
pas à cette règle. Nous comprenons les concepts mathématiques les plus
abstraits en les raccrochant par exemple à des représentations géométriques.
Finalement, l’homme ne vit pas dans l’abstraction pure. Il emploie toutes les
richesses de son langage pour exprimer au mieux sa pensée et pour atteindre l’esprit
de son interlocuteur. Le signifié est donc inséparable de son mode.
Dans le paganisme, les mythes sont un mode
d’expression suffisamment riche et fort pour traduire la pensée de l’homme. Ils emploient des images archétypées
qui évoquent en chacun de nous des concepts. « Le mythe est la manifestation des archétypes et l’expression de
l’inconscient collectif, symbole des processus intérieurs. »[4]
Mais la Sainte Écriture n’imite-elle pas aussi ce mode d’expression pour
traduire une expérience de la foi ? N’évoque-t-elle pas une pensée
religieuse d’une communauté et non une réalité historique ? ..
Le rejet de la spécificité
de la Sainte Écriture
Il y a une différence fondamentale -et c'est le point essentiel - entre les mythes et les
récits de la Sainte Écriture, notamment les récits évangéliques : la
Sainte Écriture est un témoignage des actions et des manifestations de Dieu dans l'histoire des hommes.
Elle est alors une œuvre d’enseignement sur la connaissance de la volonté de
Dieu.
Or Bultmann rejette la
dimension historique de la Sainte Écriture. Ces récits n’ont d’intérêt que dans
notre actualité, c’est-à-dire dans les relations qu’ils entretiennent avec le
présent, ou plutôt, soyons plus précis, dans une lecture biblique rapportée à
la vie présente. En y évacuant toute historicité, il est alors évident que les
récits évangéliques deviennent un mythe. Pour Bultmann, « le mythe ne renverrait donc pas à une
réalité historique, à un événement mais dévoilerait la structure existentielle
actuelle de l’homme expliquée comme conséquence de ce qui est dit virtuellement
et fictivement dans le mythe. »[5]
Ils ne renvoient pas à un évènement ou à une réalité historique mais à
l’existence humaine. Il y a finalement rupture entre ce qui relève de
l’histoire et de l’ontologie.
Ainsi enlever dans le récit
évangélique toute dimension historique revient à nier la spécificité du
christianisme par rapport au paganisme.
Un regard purement centré
sur l’homme
Prenons l’exemple de la
chute d’Adam. Ne parlons pas du mode de représentation utilisée mais de ce
qu’elle peut signifier. Certes sa représentation ne peut qu’être approximative
puisque l’auteur l’écrit dans un monde abîmé par le péché alors que le récit se
déroule dans un monde sans péché. Le cadre dans laquelle il écrit influence
nécessairement son écrit, même s’il écrit sous l’influence du Saint Esprit.
Rappelons qu’il reste libre de sa plume tout en exprimant uniquement ce que
Dieu veut révéler par son intermédiaire.
Cette histoire, renvoie-t-elle
à un événement historique ou n’est-elle que la compréhension de l’homme de sa
situation existentielle d’aujourd’hui ? Devons-nous l’interpréter selon
l’enseignement de l’Église ou selon l’interprétation existentielle de
Bultmann ? Mais au-delà de ces questions, posons-nous en fait la véritable
question. La chute d’Adam s’est-elle produite ou non ? Est-elle réelle ou
symbolique ? Est-elle véridique ou inventée ? Car au-delà du mode ou
du genre littéraire employé – poésie, histoire, ... – la véritable et seule question
qui nous intéresse porte sur la réalité à laquelle ce mode nous rend accessible. Pour
Bultmann, rejetant toute dimension historique, le récit de la chute d’Adam ne
représente qu’une parole pour calmer l’angoisse de l’homme par laquelle il
prend conscience de son néant d’où il provient. C’est donc une parole poétique
censée exprimer une situation actuelle d’homme pécheur et aussi censée l’apaiser.
Son interprétation soulève
une question. D’où vient cette situation d’homme pécheur ? Rien ne
provient sans cause. Or la Sainte Écriture nous décrit la cause historique.
Elle nous éclaire alors sur l’œuvre de la Rédemption. Si nous renions cette
dimension historique, comment pouvons-nous la comprendre ? Selon
l’enseignement de l’Église, nos péchés nous renvoient à la désobéissance
d’Adam. C’est une lecture du récit d’Adam qui n’exclut pas sa dimension
historique. Mais Bultmann ne songe pas à cette lecture. Il justifie l’origine
du récit par un besoin purement existentiel de l’homme. La Sainte Écriture ne
serait qu’un refoulement de la conscience humaine ou qu’une méthode
thérapeutique pour calmer ses angoisses ! Avec un tel regard centré
finalement sur soi-même, que devient la Sainte Écriture ?
Nous commençons en fait à
comprendre la pensée de Bultmann : la Sainte Écriture aurait pour but de donner
des réponses aux questions existentielles de l’homme afin qu’il puisse supporter
son existence, sous-entendu qu’elle est insupportable, issue du néant, vide de
sens. Son origine est finalement purement humaine, censée répondre à des
besoins purement humains. La Sainte Écriture n’est finalement qu’un remède à
une profonde angoisse ! Dieu en est
cruellement absent.
En outre, le remède
est pire que le mal puisque l'interprétation de Bultmann n’explique rien. Le récit ne traduirait ou n’exprimerait qu’une situation sans apporter de réponse.
Or c’est l’absence de réponse qui explique en partie le mal et l’angoisse. Nous
arrivons donc à une contradiction. S’il est lu selon l’interprétation
de Bultmann, le récit de la chute d’Adam accroit notre angoisse alors
qu’il est censé l’apaiser.
Une telle interprétation
de la Sainte Écriture est donc dangereuse et absurde car elle ne permet pas de
répondre aux questions essentielles que nous nous posons dans notre monde
d’aujourd’hui. L’interprétation existentiale trouve en fait les réponses en
nous-mêmes. C’est croire finalement que tout se résume en nous, c’est-à-dire en
rien. Si Dieu est incommunicable, nous sommes finalement réduits à ne regarder
que notre nombril. Une telle interprétation nous tourne finalement vers
l’absurdisme et le nihilisme, vers le néant…
Trouver Dieu là ou Il est
absent ?!
Poursuivons encore plus
profondément notre étude de la pensée de Bultmann, qui nous rapproche lentement
vers la philosophie d’Heidegger.
Comme nous l’avons évoqué
au début de notre article, Bultmann refuse la dimension historique des récits
évangéliques car en la reconnaissant, nous appuierons notre foi sur des
faits concrets et non sur Dieu Lui-même. En clair, ce que nous rechercherions
dans les faits historiques, ce serait une sécurité terrestre. « Dans le monde, Dieu et son action, en effet,
ne sont et ne peuvent absolument pas être manifestes aux yeux des hommes qui
recherchent une sécurité terrestre. Nous pourrions dire que la Parole de Dieu
interpelle l’homme dans son insécurité et l’appelle à la liberté, car, dans son
aspiration à la sécurité, l’homme perd sa liberté. »[6]
Bultmann refuse cette « sécurité
terrestre ». Il rejette donc toute représentation objectivante de
Dieu. Notre foi ne doit s’appuyer que sur notre existence, là où se rencontre
la Parole de Dieu. Or Bultmann est convaincu que Dieu lui est inaccessible.
Nous arrivons ainsi à un nouveau
paradoxe, sans-doute le plus important. Dieu est tellement transcendant qu’Il
ne peut être accessible que dans l’angoisse de son absence ! Selon
Bultmann, c’est en se recherchant qu’on recherche Dieu. Mais plus on le
recherche, plus on constate son absence ! Car rappelons-nous, Dieu ne peut
être accessible dans aucune représentation objectivante. C’est pourquoi,
dit-il, toute théorie de l’existence humaine, comme celle de Heidegger, ne
prend pas en compte la relation entre Dieu et l’homme. Dieu est ailleurs, hors
de nous-mêmes. « Je sais que je ne
puis trouver Dieu tant que je porte mon regard sur ou en moi. » [7]
Pourtant, il faut saisir son existence personnelle pour connaître ses relations
avec Dieu, et pour cela, il demande qu’on se détourne de soi car « ma relation personnelle avec Dieu ne peut
être établie que par Dieu […] qui me rencontre dans sa Parole » Pour
rechercher Dieu, on doit se rechercher faisant alors croître l’angoisse de son absence afin de s’expulser de soi vers Dieu !
Quel raisonnement
sophistiqué ! Il ne parvient pas cependant à masquer les contradictions
d’une pensée incohérente. « Avouons
le, une telle dialectique donne le tournis, l’intelligence perd ses marques.
Ivre de ses propres contradictions, elle est prête à affirmer tout et son
contraire dans une pure démarche sophistique. Elle est prête à se mettre en
guerre pour justifier n’importe quelle position de la démythologisation.
L’effort de Bultmann pour fonder
rationnellement une interprétation existentiale est-elle un réel effort de
l’intelligence ou une lourde machinerie intellectuelle qui se donne pour seul
but d’impressionner afin de faire passer en force deux a priori sans fondement
: le Nouveau Testament s’exprime à l’aide d’une mythologie d’inspiration
gnostique et l’homme moderne, façonné par la science, ne peut plus recevoir
cette mythologie. »[8]
Confusion entre foi et
confiance
Bultmann s’extrait alors de
ses contradictions en s’appuyant sur la philosophie d’Heidegger, sur ses
notions d’Être et de Néant. L’angoisse y occupe une place centrale. Elle
correspond probablement à la foi bultmannienne. « La foi est le renoncement à la sécurité ». « Il ne reste rien comme appui à
l’angoisse. » Or la foi nous libèrerait de l’angoisse qui tarauderait le cœur
de l’homme.
Essayons encore de résumer la
pensée de Bultmann. Pour saisir nos relations avec Dieu, nous devons nous
tourner vers notre existence. Mais quand nous menons l’expérience, nos
relations avec Dieu s’évanouissent, nous laissant dans l’angoisse et l’insécurité.
Alors nous devons nous expulser de nous-mêmes vers Dieu. Telle serait la foi pure
qui procurerait sécurité et liberté.
Mais Bultmann ne commet-il
pas une regrettable confusion à cause d’une mauvaise conception de la
foi ? La « foi pure, authentique » est pour lui une foi
qui ne s’appuie sur aucune connaissance historique, une foi sans motif, sans
preuve, qui peut être détachée de toute vérité historique. Sa « foi pure » est en réalité ce que
nous appelons la confiance en Dieu, une confiance censée apaiser les angoisses
de l’homme. Certes la foi apporte confiance en Dieu mais elle n’est pas
confiance.
La foi est une
adhésion de l’intelligence à des vérités révélées qui nous ont été transmises.
Elle nous renvoie donc à des témoignages présents et anciens. Certes ils ne
sont pas la source de notre foi mais notre foi s’appuie sur des témoignages
sans lesquels finalement la foi serait vide ou plutôt emplie de nous-mêmes. « La nature a horreur du vide »,
selon l’adage. Et ces témoignages nous renvoient inévitablement à un contexte
historique que nous ne pouvons pas ignorer. En un mot, sans sa dimension
historique, Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait qu’un être idéalisé, sans
chair ni personnalité, une idée malléable, sans consistance ni réalité, une
figure mythique parmi tant d’autres. Ainsi en voulant démythologiser les récits
évangéliques, Bultmann Le réduit à un être mythique !
Conclusion
La pensée de Bultmann
s’est répandue dans l’opinion, y compris dans les communautés chrétiennes.
Extrêmement dangereuse, elle est certainement une des causes qui éloignent bien
des âmes de Dieu et de la vérité. « La
méfiance envers ces images de Jésus s'est amplifiée, et par suite, la figure-même
de Jésus s'est encore davantage éloignée de nous. Toutes ces tentatives ont
cependant laissé derrière elles, comme dénominateur commun, l'impression que
nous avons bien peu de connaissances certaines sur Jésus, et que c'est
seulement tardivement que la foi en sa divinité a façonné son image. En même
temps, cette impression a pénétré profondément dans la conscience commune de la
chrétienté. Une telle situation est dramatique pour la foi, car elle rend
incertain son authentique point de référence: l'amitié intime avec Jésus, dont
tout dépend, menace de se diluer dans le vide. »[9]
Bultmann recherche une
interprétation de la Sainte Écriture selon des présupposés infondés[10]
et selon des principes erronés. Elle conduit à construire un « Jésus » selon des besoins
existentiels. Il tente en fait d’introduire dans le christianisme la
philosophie existentialiste mais aboutit vite à des contradictions qu’il tente
de résoudre par des raisonnements sophistiqués. En détachant la foi des
connaissances historiques, il construit un « Jésus » mythique. C’est justement en dissociant le « Jésus de l’histoire » du « Jésus de la foi » que l’homme finit
par construire un mythe. C’est le résultat de la démythologisation de Bultmann
et de ses disciples plus ou moins radicaux. Quelle plus belle preuve de leurs
erreurs !...
Enfin, rappelons que la Sainte
Écriture est un témoignage historique qui élève notre regard vers une réalité
qui ne dépend pas de nous et de notre imagination. Par leur mode de
représentation, les évangélistes nous renvoient à une réalité historique,
certes parfois mystérieuse mais accessible par l’enseignement de l’Église. Et
ce témoignage historique nous permet d’affirmer que Notre Seigneur Jésus-Christ
n’est pas un mythe. Voilà l’abîme qui sépare le christianisme du mythe…
« Je retiens que réellement ce Jésus - celui
des Évangiles - est une figure historiquement solide et convaincante. Ce n'est
que s'il s'est vraiment passé quelque chose d'extraordinaire, si la figure et
les paroles de Jésus dépassaient toutes les espérances et les attentes de
l'époque, que l'on peut expliquer sa Crucifixion, et ses effets. »[11]
Notes et références
[1] Voir Émeraude, décembre 2015, « Bultmann et la démythologisation ».
[2] Bultmann, Kerygma und Mythos, dans René Marlé, Bultmann et l’interprétation du Nouveau Testament, coll. Théologie Aubier, n°33, 1956, cité dans La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2), ThéotimedeSavoie, https://francoisdesales.wordpress.com, 2 juin 2013.
[3] R. Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1968 dans La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2), ThéotimedeSavoie.
[4] Jung dans Jean-Paul II, Doc. Catho., 7 oct. 1979, N° 1771, p810, note 4.
[5] ThéotimedeSavoie, La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2).
[6] R. Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, dans ThéotimedeSavoie, La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2).
[7] R. Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, dans ThéotimedeSavoie, La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2).
[8] ThéotimedeSavoie, La Méthode de Rudolphe Bultmanne (2).
[9] Benoit XVI, Jésus de Nazareth.
[10] Parmi ces présupposés, l’idée que Jésus n’a jamais eu conscience d’être le Messie ou encore l’idée que « Jésus » a développé par la prédication. Il considère en effet que Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas le prédicateur de la Parole de Dieu mais le contenu de la prédication de l’Église. En un mot, il a été construit par les communautés chrétiennes. Bultmann défend ces idées sans fondement sérieux selon le théologien protestant Pierre Bonnard, La Théologie du nouveau Testament selon R. Bultmann dans Revue de théologie et de philosophie, 1951.
[11] Benoit XVI, Jésus de Nazareth.
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