" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 18 juillet 2020

La Morale et l'Évangile (6) : le sermon sur la montagne (3), la charte du chrétien

Les Béatitudes, Édouard Didron,  
peinture sur vitrail
Église Saint Thomas  d'Aquin,  Paris


Notre société est bien étrange. Alors qu’elle ne cesse proclamer haut et fort la liberté, elle ne cesse d’enfermer les esprits dans un totalitarisme de la pensée. Elle n’apprécie guère en effet que nous portions un regard critique sur l’homosexualité ou sur les pratiques homosexuelles. Il n’est pas bon non plus de remettre en cause l’avortement ou l’euthanasie. C’est ainsi qu’une forme de pensée s’installe partout et se répand une nouvelle mode de vie. Tout ce qui rappelle alors une autre pensée, une autre manière de vivre est condamné sans appel ni discussion. Comme le présent ne suffit pas, le passé est aussi objet de procès infamants. C’est ainsi qu’une minorité agissante impose une morale à toute une population sans qu’elle ne réagisse, ni ne comprenne ce qu’il se passe. Elle suit passivement, dans un silence insupportable, comme si elle était anesthésiée.

Malheur alors à celui qui ose braver ce totalitarisme ! Il est rapidement accusé d’intolérance ou d’obscurantisme. Des injures pleuvent sur lui. Il n’y a pas droit à la tolérance tant prônée dans les discours. Il est voué à l’ignominie, à l’exécration populaire, à l’engeance des bien-pensants. S’il est écouté, c’est pour mieux ridiculiser un monde qui n’est plus. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui préfèrent quitter l’ancien monde pour éviter l’exclusion sociale et le rejet. Le terme de différenciation sociale prend alors tout son sens. Il s’agit d’éloigner des hommes et des femmes qui refusent le mode de vie ainsi imposé. Ils sont alors présentés comme des anticonformistes, des intolérants ou d’odieux séparatistes.

Il faut donc suivre le courant de peur d’être abandonné sur les rives. Mais où nous emporte-t-il ? Où allons-nous avec une telle frénésie ? « Un aveugle peut-il conduire un autre aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans la fosse ? » (Luc, VI, 39) Car là réside la véritable question. Où nous mène-t-il ce mouvement insensé et si furieux ? Pouvons-nous même nous poser cette question tant le courant nous emporte et nous désarme ? La route ainsi tracée, à laquelle nos contemporains sont forcés de suivre, route obscure et sinueuse, est–elle celui de leur bonheur ? Or, elle les éloigne de la voie que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a montrée sur le Mont des Béatitudes …

Comme la foule attentive à ses paroles admirables, nous écoutons encore posément le « sermon sur la montagne ». Son exorde est significatif. Les malédictions que nous trouvons dans l’Évangile selon Saint Luc nous éclairent aussi en nous précisant, par antithèses, le sens réel des béatitudes. Le chemin est clairement tracé, droite et sans fioriture. Pas de doute. Nous voyons clairement son terme. Au bout de ce chemin, il y a en effet un jugement. Notre vie prend alors tout son sens. Le jugement ne s’appuie pas sur des émotions ou des sentiments. Le jugement est celui de Dieu, qui sonde les âmes et les cœurs. Ici-bas, selon la vie que nous avons menée, nous serons bienheureux ou malheureux dans l’au-delà.

« Bienheureux les pauvres d’esprit parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » (Matthieu, V, 3).

 Heureux ceux qui ont un cœur pauvre, Maurice  Denis, 
 Huile sur  carton marouflé sur panneau de bois
Musée de Limoges

La première béatitude traite des « pauvres d’esprit ». Ce ne sont pas les pauvres en tant que tels. L’expression la plus exacte serait plutôt les « pauvres en esprit ». Comme nous l’apprend Saint Augustin, le terme d’« esprit » dans ce sens évoque l’orgueil. Nous retrouvons ce sens dans l’expression plus connue d’« esprit fort ». Il évoque le souffle qui fait gonfler l’orgueil, enfle l’esprit, notamment par la science. Les riches en esprit, ce sont les orgueilleux, les présomptueux, les vaniteux, ceux qui trouvent en eux leur propre et seule richesse. Contrairement à certains commentaires ou dictionnaires, plus enclins à ridiculiser le christianisme que de le comprendre, ce ne sont pas des esprits faibles ou ignorants, des pauvres en intelligence. Ce ne sont pas non plus les pauvres de cœur, les pauvres en spiritualité.

Les « pauvres d’esprit » désignent ceux qui se détachent volontairement de soi et des biens de ce monde, sans orgueil ni vanité, qu’ils soient riches ou pauvres. Ils peuvent en effet détenir quelques richesses mais ils vivent comme s’ils étaient pauvres, et n’en recherchant pas. La béatitude nous renvoie alors à l’Ecclésiastique. « Heureux le riche qui a été trouvé intègre et ne s’est pas égaré après la richesse. »(Ecclésiastique, XXXI, 8) Le « pauvre d’esprit » ne se laisse pas détourner de son chemin par les nombreux biens qu’il possède. Les « pauvres d’esprit » caractérisent aussi le pauvre qui se résigne à son état de pauvreté ou qui l’aime.

Leur richesse est en fait ailleurs, loin des choses de ce monde. Le véritable trésor réside là où il ne peut être ni attaqué par la rouille ou le temps, ni être volé ou détruit. Les « pauvres d’esprit » recherchent finalement Dieu et s’appuient sur Lui. Ils tournent vers Lui leur regard et leur espérance.

La première béatitude s’oppose alors à ceux qui veulent posséder le monde, accumuler leurs biens et accroître leur richesse, voyant dans ces choses le but de leur existence. Ils savent tout et ne craignent rien. Ils se suffisent donc à eux-mêmes et sont persuadés de leur gloire ici-bas. C’est pourquoi ils ne craignent pas Dieu contrairement aux « pauvres d’esprit » qui, connaissant leur misère et la grandeur de Dieu, ne se gonflent pas ni ne s’exaltent. En effet, la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse nous dit encore la Sainte Écriture. Les « riches d’esprit » n’ont pas non plus faim de Dieu…

Cependant, le riche sait ce qu’il peut perdre. Sans-doute, sa richesse résulte de son travail et de nombreux sacrifices. Il en connaît certainement le prix. Mais, devenu riche, ne connaissant finalement plus les épreuves et les manques, il peut néanmoins vouloir encore plus. La convoitise ou la cupidité peuvent alors prendre le riche dans ses filets. Et fort de ses succès, il peut rapporter sa fortune à ses seules forces et retirer de cette fierté une gloire quasi-divine. L’orgueil se nourrit de ses richesses éphémères…

Le pauvre par nécessité peut aussi vouloir amasser les biens de ce monde s’il en avait les moyens ou si les circonstances ne l’avaient pas détourné des richesses. Il peut aussi être enflé d’orgueil et voir en lui la source de toute chose. Mais au contact de la misère, le pauvre peut aussi être plus proche de l’essentiel. Plus léger, son regard peut plus facilement s’élever vers les cieux et se tourner vers Dieu. Comme nous le rappelle Saint Ambroise, « il peut y avoir de bons et de méchants pauvre. »[1]

La béatitude ne traite pas des pauvres par nécessité mais des « pauvres en esprit », c’est-à-dire des pauvres par volonté. C’est pourquoi ils peuvent être l’objet d’un jugement. Saint Jean Chrysostome arrive à la même conclusion. « Qui sont les pauvres d’esprit ? Les humbles, ceux dont le cœur est contrit. […] Il y a des pauvres qui le sont involontairement et par nécessité : ce n’est pas de ceux-là qu’il parle, vue qu’ils ne méritent aucun éloge : sa première béatitude est pour ceux qui s’humilient et s’abaissent de leur propre mouvement et par un libre choix. »[2] Librement pauvre…

Le royaume de Dieu appartient donc aux « pauvres d’esprit ». Détournés des biens de ce monde, ils peuvent en effet détenir les richesses célestes. Elles leur appartiennent déjà puisque leur cœur y est déjà entré. Finalement, le bonheur ne réside pas dans les biens terrestres ou dans l’abondance. Il ne s’appuie pas non plus sur soi-même, sa science et son intelligence.

Nous comprenons alors la malédiction que nous rapporte Saint Luc. « Malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation ! »(Luc, VI, 24) Saint Luc ne condamne pas le riche en soi. Le second membre du verset indique en fait le motif de la condamnation. Le riche qui prétend obtenir son bonheur en amassant fortune, y puisant ainsi son unique consolation est en fait un malheureux car il ignorera les aspirations les plus hautes, celles du Royaume de Dieu.

Deux leçons pour mieux entendre

Pour bien préciser la pensée de Notre Seigneur Jésus-Christ, reprenons l’épisode du jeune homme riche. Ce dernier Lui demande ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. Notre Seigneur Jésus-Christ lui répond par l’observance des dix commandements. L’homme lui répond que depuis sa jeunesse, il les suit. Alors, « une chose te manque encore : vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens avec moi, et suis-moi. » (Luc, XVIII, 22) L’homme devient alors triste. Saint Luc nous donne la raison : « parce qu’il était fort riche. » (Luc, XVIII, 23) Notre Seigneur Jésus-Christ nous donne alors une leçon : « qu’il est difficile à ceux qui possèdent la richesse d’entrer dans le royaume de Dieu ! »(Luc, XVIII, 25) Les apôtres sont alors soucieux tant il leur paraît impossible de suivre son enseignement. Et c’est alors que leur Maître leur répond : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. »(Luc, XVIII, 28) Là réside la véritable consolation.

Écoutons maintenant la parabole de Lazare et du mauvais riche, que rapporte aussi Saint Luc. Un pauvre, nommé Lazare, est un misérable. Il vit au pied d’un homme riche qui ignore les malheurs. Celui-ci ne porte aucun regard sur le malheureux, couvert d’ulcères. Puis vient le jour de leur mort. Le pauvre rejoint le lieu des justes alors que le riche se retrouve parmi les réprouvés dans les tourments. Un abîme les sépare désormais. Il les séparait déjà sur cette terre. Résigné d’être abandonné à son sort, n’espérant aucun adoucissement de la part du pauvre, le riche demande que Lazare retourne sur terre pour avertir les siens de changer de vie pour ne pas encourir les mêmes châtiments. Mais cette demande lui est refusée. Ils ont déjà les paroles de Dieu et celles-ci suffisent pour qu’ils révisent leur existence.

La parabole ne condamne pas le riche et n’exhorte pas le pauvre. Il s’agit plutôt de juger des rapports que l’homme entretient avec la richesse ou la pauvreté, finalement avec les biens de ce monde, puis du riche à l’égard du pauvre. Le mauvais riche s’est consolé de ses richesses, ignorant la misère auprès de lui. « Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant la vie, et que Lazare a eu de même ses maux » (Luc, XVI, 24).

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre. » (Matthieu, V, 4)

Beati Mites, Maurice Denis
Église Saint-Louis de  Vincenne
s

La seconde béatitude concerne la vertu de douceur. Elle s’oppose à toute forme d’irritation et d’emportement, et plus globalement à la méchanceté. Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande de surmonter ses troubles, de ne pas se laisser emporter par la colère ou de se quereller mais également, si la colère éclate malgré tout, de la maîtriser et de l’apaiser.

Saint Augustin voit le doux comme celui qui ne s’emporte pas lorsqu’il est témoin ou victime d’une injustice, d’une ignorance ou d’une incompréhension. Il songe certainement à nos réactions lorsque nous y sommes sujets. C’est en raison des injustices de ce monde, de notre ignorance ou de notre incompréhension que parfois nous nous mettons en effet en colère. Nous n’acceptons guère d’être mis ainsi en faiblesse. Finalement, derrière ces mouvements d’humeur, se cachent l’orgueil et la vanité. C’est pourquoi, se considérant tel qu’il est, le doux accepte son sort et ne cherche aucunement à se révolter contre toute forme d’injustice ou à critiquer toute erreur. Cependant, cela ne signifie pas qu’il doit accepter ce qui est condamnable et ne pas s’irriter devant des fautes et des crimes. Il peut en effet s’indigner sans que l’indignation ne déclenche en lui une terrible tempête. Il y a de sainte colère…

Comme Saint Thomas d’Aquin nous le fait remarquer, il n’y a pas de douceur sans pauvreté d’esprit. Si l’homme n’est attaché à aucun bien de ce monde, s’il est humble, il ne peut être contrarié ou troublé d’un manque quelconque.

Enfin, s’il supporte ce qu’il lui arrive, le doux est à même d’accepter la volonté divine, de reposer son sort sur la Providence. Puisque Dieu Lui a tout donné, Il peut aussi tout lui reprendre. La confiance en Dieu lui procure douceur, patience et calme. Selon Saint Augustin, le doux est alors plus propre à la piété puisqu’il accepte la volonté divine.

Le doux s’oppose ainsi aux violents et aux colériques, à tous ceux qui s’emportent devant tout ce qui les contredit ou ne les satisfont pas, ou encore à ceux qui refusent le plan divin mais aussi à tous ceux qui sont doux par nécessité, préférant la fausse paix de peur d’être tourmenté. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir. Ils s’enferment dans leur silence et leur indifférence. La douceur n’est alors qu’un paravent de la peur, voire de la lâcheté. Le bonheur n’est donc pas dans la violence, la vengeance ou la méchanceté, encore moins dans le silence de l’hypocrisie et de la fausseté.

 « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » (Matthieu, V, 5)

Heureux ceux qui pleurent, Maurice Denis
Musée de Maurice Denis

Ceux qui pleurent sont ceux qui compatissent à la misère qu’ils rencontrent et n’hésitent pas à ouvrir leur cœur aux malheurs des autres. Ils peuvent aussi pleurer des péchés commis par les autres. Ils savent en effet ce qui est bien et ce qui est mal. Mais ils pleurent aussi sur leur propre misère, sur leurs propres fautes et péchés. Ils savent le prix de ce qu’ils ont perdu et dans quels maux ils se sont perdus. Leurs larmes proviennent aussi d’une âme consciente de la réalité et révèlent parfois le combat intérieur qu’elle mène. Ce sont des larmes de contrition, nécessaires au pardon. Car nous nous purifions nos péchés de nos pleurs. Nous refusons l’état dans lequel nous sommes tombés comme nous refusons d’être si loin du ciel. Nous pouvons enfin voir dans ces larmes celles d’un exilé loin de sa patrie. Nous sommes en effet en quête du ciel et nous nous satisfont pas de ce monde dans lequel nous vivons…

Nul ne pleure s’il ne connaît pas la valeur du bien qu’il a perdu. Un homme ne pleure pas sur un mort si celui-ci n’est rien pour lui. Les pleurs peuvent en effet évoquer le deuil, c’est-à-dire l’attachement à un être cher. Il ne pleure pas non plus s’il ne s’accuse pas des fautes qu’il a commises. Honteux de pleurer, un homme peut garder ses larmes et cacher sa tristesse. Les pleurs lui apparaissent comme un signe de faiblesse qu’il ne peut supporter. C’est un coup porté sur son orgueil. La tristesse et les larmes s’opposent aussi aux plaisirs et à leur jouissance. Celui qui s’y complaît ne peut guère pleurer. Insouciant, il ne voit pas dans quel malheur il se trouve. Il est comme le mauvais riche qui savoure sa vie de plaisir sans savoir que plus tard, il goûtera à une douleur sans fin. Un jour, il devra tout quitter. « Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes. »(Luc, VI, 25) Finalement, celui qui ne sait pas où résident le mal et le véritable bien ne peut être celui qui pleure… Le bonheur ne réside donc pas dans la complaisance de ses péchés, dans la volupté ou encore dans la jouissance d’un plaisir.

« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés » (Matthieu, V, 6)

Comprenons bien le véritable sens de la « justice » tel que le mot est employé dans ce verset. Dans la béatitude transcrite par Saint Luc, ce terme y est absent. « Heureux ceux qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés ! » (Luc, VI, 21) et nous renvoie à la deuxième malédiction : « Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! » (Luc, VI, 25). La faim que dénonce la béatitude serait-elle alors celle de la convoitise ou de l’avarice comme le pense Saint Jean Chrysostome ? La malédiction semble s’adresser à tous ceux qui veulent s’enrichir, ne se contentant pas de ce qu’ils possèdent, allant même dépouiller ceux qui ont des biens.

Dans la Sainte Écriture, le terme de « justice » nous renvoie plutôt à une scène de l’Évangile au cours de laquelle un docteur de la Loi demande à Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. Dans ce contexte, le terme de « justice » désigne plutôt la conformité de l’homme à l’observance de la Loi. Or l’amour de Dieu et l’amour du prochain résument à eux-seuls les préceptes de la Loi [3]. C’est donc en fonction de ce mouvement du cœur vers Dieu et vers son prochain que se mesure la justification. La béatitude s’adresse donc à ceux qui ont faim et soif de la sainteté. Celui qui a faim et soif cherche en effet à apaiser ce manque qui est en lui. Le mouvement pour répondre à ces besoins profonds, c’est-à-dire le désir de sainteté, est ainsi mis en exergue. C’est ce désir qui le pousse à agir. La béatitude s’oppose donc à ceux qui ne veulent point s’élancer auprès de Dieu et se satisfont de leur vie si éloignée du ciel. Lorsque viendra le jugement, ces rassasiés souffriront d’un manque terrible, celle de Dieu. Leur faim et leur soif seront sans fin…

Pour Saint Augustin, le terme de « justice » nous renvoie vers l’ordre intérieur ou encore l’harmonie au sein de l’âme, que trouble le péché. Ceux qui ont faim et soif cherchent à répondre à une faim et à une soif spirituelles. La béatitude s’oppose ainsi à tous ceux qui ne se soucient pas de leur âme et ne songe qu’à leur confort matériel et à la tranquillité qu’il apporte.

Saint Thomas prend aussi en compte un sens devenu plus classique de la « justice », celui que nous retrouvons généralement dans les commentaires actuels, qui insistent davantage sur la vertu qui règle les rapports entre les hommes. La faim et la soif désignent alors la volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû. La béatitude s’adresse alors à des âmes courageuses qui vont au-delà de la loi sociale ou politique. Elle nous renvoie à une loi qui est supérieure à notre volonté et à laquelle nous devons nous soumettre, la loi de Dieu. Ceux qui ont faim et soif de la justice s’opposent ainsi à ceux qui oppriment et violent la loi supérieure comme à tous les indifférents et les lâches qui acceptent l’injustice.

Quand elle nous parle de faim, la béatitude nous renvoie à des paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ : « je suis le pain de vie : celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croira en moi n’aura jamais soif. » (Jean, VI, 35) Il est possible d’aller vers Notre Seigneur Jésus-Christ en croyant en Lui. La vie spirituelle se nourrit d’abord de foi. Mais ses auditeurs sont consternés en écoutant ses paroles. « Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jean, VI, 47), leur répète-t-Il. « Je suis le pain de vie qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, livrée pour le salut du monde. » (Jean, VI, 52) Le peuple hébreu a reçu du ciel la manne qui a pu le nourrir lors de l’exode sans pourtant leur donner la vie éternelle. Une nouvelle nourriture est donnée au peuple de Dieu, la chair même de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle donne désormais la vie éternelle. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle […] Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. » (Jean, VI, 55) La vie éternelle passe donc par la foi. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. » (Jean, VI, 56). La nourriture céleste n’incorpore pas seulement la chair en celle de celui qui mange mais ce dernier lui-même est incorporé en Celui qui est mangé. Leur union est alors gage de vie éternelle…

Quand elle nous parle de soif, la béatitude nous rapproche d’une autre scène de l’Évangile, celle de la Samaritaine au pied du puits de Jacob. Fatigué par la route, Notre Seigneur Jésus-Christ s’arrête à Sichar auprès de ce puits. Il s’y repose seul quand une femme de la Samarie vient pour y puiser de l’eau. Il lui demande alors de lui donner à boire. La voyant étonnée de voir ce Juif s’adresser à elle, Notre Seigneur Jésus-Christ lui répond : « si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : donnez-moi à boire, vous-même lui en auriez demandé, et il vous aurait donné de l’eau vive. »(Jean, IV, 10) Et à son étonnement, Il rajoute : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. »(Jean, IV, 13)

« Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde » (Matthieu, V, 7)

Les miséricordieux sont ceux qui portent secours à ceux qui se trouvent dans la misère. Comme le Bon Samaritain, ils osent porter leur regard sur ceux qu’ils croisent, errant et rampant au bas-côté de leur chemin. Cela demande parfois du courage. Cela exige aussi le pardon. Le miséricordieux pardonne en effet aux torts qu’il lui a été fait ou qui a été portés contre le prochain. Il ne s’agit donc plus de justice, de rendre à quelqu’un ce qui lui dû, ou de relation que nous voulons entretenir avec Dieu. Dans le « sermon sur la montagne », Notre Seigneur Jésus-Christ revient sur la nécessité de pardonner. « Car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi [les vôtres]. Mais si vous ne pardonnerez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. » (Matthieu, VI, 14-15) La mesure de notre pardon commande en quelques sortes celle de Dieu.

Nombreux sont les témoignages de la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ. Une femme connue pour ses désordres se prosterne à ses pieds, qu’elle arrose de ses larmes, essuie de ses cheveux, couvre de ses baisers et oint de parfum. La pécheresse est pardonnée à la mesure de l’amour qu’elle manifeste. Sur la Croix, au moment même où sa douleur est extrême, Notre Seigneur Jésus-Christ demande le pardon à ses bourreaux. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »(Luc, XXIII, 34)

« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu » (Matthieu, V, 8)

Pour être purifié, les Juifs doivent suivre un rituel particulier à base d’ablution. Nul ne peut s’approcher du sacrifice s’il a été souillé par le contact d’une chose impure. Notre Seigneur Jésus-Christ ne parle pas de cette pureté légale. Ses paroles portent sur la pureté de cœur, c’est-à-dire sur la conscience, une conscience pure, simple et de bonnes intentions, sans péché ni reproche.

Notre Seigneur Jésus-Christ nous enseigne ce qu’est la véritable pureté. Des pharisiens sont scandalisés de voir « quelque uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. »(Marc, VII, 2) Les Juifs observent en effet plusieurs observances pour purifier ce qu’ils touchent [4]. Ils évitent aussi le contact avec les choses considérées comme impures. Ils évitent le contact avec les païens pour ne point contracter de souillure. « Rien de ce qui est hors de l’homme, et qui entre dans l’homme ne peut le souiller ; mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille de l’homme. »(Marc, VII, 15) Notre Seigneur Jésus-Christ explique davantage à ses disciples le sens de ses paroles. « C’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les pensées mauvaises, les adultères, les fornications, les homicides, les vols, l’avarice, les méchancetés, la fraude, les impudicités, l’œil malin, la calomnie, l’orgueil, la folie. Toutes ces choses mauvaises sortent du dedans et souillent l’homme. » (Marc, VII, 21-23) Les choses qu’Il vient d’énumérer sont mauvaises mais elles naissent d’abord ainsi de l’intérieur de l’homme. Avant qu’elles ne se réalisent, le cœur a déjà perdu sa pureté. Prenons le cas de l’adultère. Elle est condamnée par la Loi. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ va plus loin. « Et moi, je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis l’adultère dans son cœur. »(Matthieu, V, 28)

 « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu » (Matthieu, V, 9).

Les pacifiques ne sont pas seulement ceux qui aiment la paix mais aussi ceux qui l’apportent et travaillent à la faire régner. Ils rétablissent la concorde entre les hommes séparés. « Jésus-Christ par ces paroles, non seulement nous défend les discussions et les haines ; ils exigent quelque chose de plus, il veut que nous travaillions à réconcilier entre eux ceux qui sont divisés. »[5] Cela n’est possible que si en eux-mêmes, il n’y ait ni contradiction ni division. L’âme est déjà en ordre, jouissant d’une paix avant tout intérieure.

La béatitude s’oppose donc à une certaine conception de la force et plus spécialement aux Juifs qui voient dans la guerre et la révolte les moyens de restaurer le royaume d’Israël. Quand l’un de ses disciples sort son épée pour Le protéger lors de son arrestation, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande de la remettre dans son fourreau. « Car tous ceux qui se serviront de son épée, périront par l’épée. »(Matthieu, XXXI, 52)

« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux » (Matthieu, V, 10).

La dernière béatitude s’adresse aux persécutés, à ceux qui acceptent de souffrir pour la justice, c’est-à-dire pour obtenir la vie éternelle, et par conséquent pour aimer Dieu et leur prochain. Notre Seigneur Jésus-Christ avertit la foule attentive à ses paroles qu’effectivement, ses fidèles devront supporter peine et souffrance en voulant suivre le chemin de Dieu et pratiquer toutes les vertus qu’Il demande. Pour cela, ils doivent renoncer à la paix et à la tranquillité que le monde leur donne. Leur âme est suffisamment forte, patiente et confiante pour supporter la calomnie et la violence, être soi-même l’objet d’injustice. Leur amour de la justice est ainsi éprouvé. Certes, nombreux sont ceux qui ont été persécutés, mais ont-ils fait de ces persécutions injustes, illégitimes, illégales, leur bonheur ?

Remarquons que les persécuteurs s’opposent aux pauvres d’esprit, aux doux, aux miséricordieux, à ceux qui ont faim et soif de justice, aux pacifiques. Pourtant, il est nécessaire de supporter leurs mauvaises œuvres. Notre Seigneur Jésus-Christ le dit encore : « aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent » (Matthieu, V, 44).

Leur peine n’est pas simplement physique. Elle peut être calomnie, médisance, insulte et injure. « Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, vous repousseront de leur société, vous chargeront d’opprobres, et rejetteront votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. »(Luc, VI, 22) Nous retrouvons aussi ce verset dans le texte de Saint Matthieu. Notons que dans cette béatitude, la cause de la persécution n’est pas la justice mais le Fils de l’homme. Mais quelle différence ? Puisque c’est par Lui que nous obtenons la vie éternelle

Deux autres principes

Après avoir proclamé les béatitudes, Notre Seigneur Jésus-Christ énonce deux autres principes moraux, qu’Il applique ensuite à des cas particuliers.

Le premier principe concerne la continuité de la Loi morale que Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu abolir. Les dix commandements restent encore valables. Cependant, Il est venu les parfaire. D’abord, Il a purifié et élevé l’interprétation qui en a été donnée par les docteurs de la loi et les pharisiens, une interprétation trop superficielle et serviles. Puis, Il a étendu leur observance à l’ensemble de l’humanité, supprimant ainsi exclusivité et particularisme juif. Enfin, Il a rappelé avec insistance la primauté du commandement de l’amour de Dieu et du prochain.

Le second principe concerne l’observation pratique de la Loi. Les œuvres que nous devons réaliser doivent être faites pour Dieu seul et non par vaine recherche de la gloire humaine. Notre Seigneur Jésus-Christ applique ce principe à l’aumône, à la prière et au jeûne. Il en vient alors à préciser la nécessité du détachement des biens terrestres, de la pureté d’intention, de la confiance en Dieu et dans la prière, et enfin de la charité. Finalement, conclut-Il, « tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux » (Matthieu, VII, 12).

Les difficultés intérieures et extérieures

Devant la foule assise, Notre Seigneur Jésus-Christ trace le chemin à suivre pour obtenir la vie éternelle. À ses auditeurs, Il ne cache pas les difficultés de la route, ni les peines ni les souffrances qu’ils devront endurer pour aller jusqu’au bout. Ce n’est pas un chemin de plaisir et de tout repos. Pour le suivre jusqu’à son terme, il faut s’imposer de nombreux sacrifices et renoncer à beaucoup de choses. Or, l’homme préfère suivre la large route des plaisirs et s’éloigner de tout sentier austère. « Quelle est étroite la porte, qu’elle est resserrée la voie qui conduit à la vie, et qu’il en est peu qui la trouvent ! » (Matthieu, VII, 14) La parabole de la semence [6] revient aussi sur les difficultés qui empêchent la vie éternelle de naître et de croître. Il faut se renoncer…

Notre Seigneur Jésus-Christ présente aussi un danger bien réel, celui des « faux prophètes », dévoués et doux en apparence, et en réalité ils déforment son enseignement, causant alors la perte de nombreux brebis. Mais il est possible de les démasquer en jugeant les fruits de leurs œuvres. « Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. » (Matthieu, VI, 20) Les professions de foi et les miracles qu’ils pourraient faire ne sont pas suffisants. Le jugement doit uniquement porter sur des actes de réalisation pratique de la volonté divine

Conclusions

« Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux [celui-là entrera dans le royaume des cieux]. »(Matthieu, V, 21) La prière essentielle du chrétien rappelle cette exigence : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Il n’y a pas d’autres voies pour obtenir la vie éternelle. Celui qui connaît les cœurs ne se satisfait pas des actes purement extérieurs. Il sonde les consciences…

Pour que nous tendions efficacement notre âme vers Dieu, le « sermon sur la montagne » nous livre la disposition d’esprit qui doit être le nôtre. Les vertus associées aux béatitudes nous ouvrent le chemin vers le ciel. Comme la Loi, elles se réduisent à deux commandements principaux : l’amour de Dieu et du prochain. Le « sermon sur la montagne » nous indique aussi les routes à ne pas prendre, les œuvres à ne pas réaliser, les intentions à repousser. Les difficultés sont grandes. Il s’agit avant tout de se renoncer pour être tout à Dieu. La porte est donc étroite pour parvenir au bonheur éternel…

Nous sommes donc prévenus. Le bonheur ne réside pas dans la richesse des biens terrestres, dans la tranquillité et le confort, dans les honneurs et la bonne réputation, dans la violence et la domination, dans le bien-être et les loisirs, ou encore dans le travail. Malheurs à ceux qui sont guidés par l’ambition, la convoitise, la cupidité. Aux béatitudes sont associées des malédictions. Ne soyons pas dupes. Celles-ci ne s’adressent pas uniquement à ceux qui manifestent les maux que dénonce Notre Seigneur Jésus-Christ et œuvrent pour le mal. La vie éternelle s’obtient, non par nécessité ou par hasard, mais de manière volontaire et consciente. Un mouvement réel et entier, nous tendant vers Dieu, doit exister en nous et perdurer jusqu’à son terme. N’oublions jamais cet avertissement clair et fort : « qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi disperse. »(Matthieu, XII, 30)

« Heureux […] ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ! » (Luc, XI, 28)

 

 


Notes et références

[1] Saint Ambroise, Traité sur l’Évangile de Saint Luc, Tome I, Livre V.

[2] Saint Jean Chrysostome, Commentaire des Béatitudes, 15e homélie, prononcée à Antioche, édition Martin Vandal et jesusmarie.com, 2001.

[3] Voir Émeraude, juin 2020, article « La morale  et l'Évangile (1) : Le Bon Samaritain ».

[4] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale  juive  au temps de  Notre Seigneur Jésus-Christ (2) :  la préservation de la pureté au risque de se perdre ».

[5] Saint Jean Chrysostome, Commentaire de l’Évangile selon Saint Mathieu, Tome VII, XVIe Homélie, 4, œuvres complètes traduites sous la direction de M. Jeannin, éditeurs Guérin &Cie, 1865.

[6] Voir Émeraude, juin 2020, article « La Morale et l'Évangile (3) : un choix décisif ... ».


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