" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 27 avril 2015

L'idée du temps, l'abstraction devenue réalité

La notion du temps est primordiale dans la pensée contemporaine. Elle a bien changé depuis les philosophes grecques et médiévaux. Les changements dont elle a fait l’objet ont une grande importance dans les erreurs que nous connaissons.
La notion du temps dans la pensée moderne
Selon Aristote, le temps est la réalité étroitement unie au changement et continue comme lui. Sa mesure est la mesure du changement selon le rapport d’antériorité et de postériorité. La mesure n’est donc pas autonome comme le concevra aussi Saint Augustin. Pour qu’il y ait mesure il faut un esprit qui mesure. Aristote en conclut que pour qu’il y ait temps, il faut un esprit qui prend conscience du déroulement inclus dans le changement. L’esprit doit pouvoir lier les instants entre eux, entre les instants passés, présents et à venir. Ainsi doit-il être doté de mémoire et d’imagination. Le temps n’existe donc que dans l’âme ou l’esprit qui nombre, mémorise, imagine. Ainsi il n’y a pas de temps s’il n’y a pas d’être humain. Le temps est donc un objet de raison fondé sur le réel. Il est dégagé du réel par abstraction. Il permet de structurer sa pensée, de comprendre le monde, de se comprendre.
Newton introduit la notion du temps dans l’explication du monde physique. Il définit le temps comme une variable absolue de la physique, capable d’expliquer le mouvement. Depuis, le temps est un paramètre indispensable à toute vision moderne du monde. Cette variable mathématique peut aussi représenter le « temps instantané ». Galilée l’avait aussi introduit dans sa théorie de la dynamique.
Le temps a ensuite intégré d’autres domaines scientifiques. Dans la thermodynamique, il est par exemple utilisé pour traduire la dégradation de l’énergie.
Au début du XXe siècle, la notion du temps accomplit sa révolution. Devant de multiples contradictions, les scientifiques finissent par le définir comme une variable relative. Le temps est décrit comme une dimension de l’espace. La science a introduit la notion complexe de l’espace-temps.
Le temps est aussi intégré dans l’explication de la nature au moyen de l’évolutionnisme. Ce dernier affirme la lente progression des espèces vivantes au cours du temps, à sens unique, selon des lois ou des contraintes qui diffèrent selon les tenants de cette idéologie. Le temps devient en quelque sorte acteurs de la nature. Selon certaines théories, il est même créateur.
L’étude de l’histoire n’est pas étrangère à ces évolutions de la notion du temps. L’homme a pris conscience de la progression historique. Autrefois, l’histoire consistait à transmettre un récit du passé fixé définitivement. Depuis le XVIIIe siècle au moins, les historiens cherchent surtout à donner du sens à l’histoire. Elle n’est plus considérée comme une succession chronologique de faits successifs mais une marche logique d’événements dans le temps vers un avenir inconnu selon un mouvement inéluctable.
Le temps a donc acquis un rôle moteur dans l’histoire. Ce rôle est encore plus perceptible avec l’idée du progrès universel, très ancrée dans la conscience moderne. Elle ouvre à l’humanité des perspectives infinies. La littérature et des idéologies développent en effet cette idée que l’homme marche selon un processus continu de progrès. Elle constitue parfois le centre des combats d’idées. Les débats portent sur les facteurs et les obstacles de cette marche prometteuse. Le christianisme est alors décrit comme un des obstacles.

Au niveau religieux, nous voyons également grandir l’importance du temps. L’évolutionnisme a aussi atteint la religion. L’hégélianisme a influencé des penseurs chrétiens. S’il voit encore une permanence dans le changement, Hanarck explique les erreurs religieuses dans les tentatives de fixer la religion. Loisy va encore plus loin. Le développement est la religion elle-même.
Le temps comme explication du monde entre aussi dans les nouvelles philosophies. Après Kant, Hegel l’intègre au centre de sa pensée. Que serait la dialectique sans le temps ? L’histoire est l’évolution dialectique de la pensée. Le matérialisme l’interprète comme l’évolution de la matière. Il n’est qu’une forme de l’évolutionnisme. Le marxisme est une sorte de dialectique hégélienne dans le monde de la matière. Il est très étrange de voir les matérialistes s’emparer de la notion du temps comme explication du monde quand le temps n’est finalement possible que dans l’âme, dans l’esprit qui mesure.
Nous revenons ainsi à Aristote mais aussi à Saint Augustin. Le temps n’est que dans l’esprit qui mesure. Il n’y a du passé, du présent et du futur que dans l’homme par ses souvenirs, son attention et ses attentes. Le temps ne traduit que notre perception du changement qui affecte notre monde. Le temps n’a donc pas de réalité en soi. « Le temps, au sens propre du mot, suppose une conscience capable d’opérer la synthèse du changement, en conservant le résultat de ses expériences passées, grâce à la mémoire reconnaissant le passé comme tel, c’est-à-dire comme histoire perçue. En dehors d’une telle conscience il n’y a pas le temps, mais la durée changeante de l’histoire vécue. »[1]
L’illusion du temps
La pensée moderne a donné de la vie au temps. Sa notion du temps est imprégnée d'un certain anthropomorphisme. Mais c’est parce que l’homme perçoit les causes des événements et prévoit leurs conséquences qu’il peut donner du sens à l’histoire. Ce n’est pas le temps qui porte le sens mais l’esprit qui pense sur les faits passés, présents et à venir. Le temps n’est donc pas créateur. Il n’est qu’un moyen pour l’homme de repérer les événements et de les relier entre eux comme l’espace lui permet de repérer les objets et de les distinguer.
Sans aller jusqu’au kantisme, nous pouvons dire qu’une partie de nos réflexions ne peuvent pas être intemporelles. Car le monde et nous-mêmes sommes temporels. La temporalité a parfois été oubliée dans certaines philosophies plus préoccupées de l’être et de ce qui dure au-delà des changements. La scolastique n’a parfois pas évité cet écueil, les philosophes des Lumières non plus. Dans leurs pensées, l’homme était devenu un être abstrait, sans épaisseur, parfaitement intemporel. Les nouvelles pensées ont bousculé cette idée. Elles ont privilégié le changement au détriment de l’être. L’hégélianisme en est un parfait exemple. Dans sa philosophie, que devient l’être ? L’évolutionnisme ignore parfaitement l’être.

L’esprit moderne voit désormais l’univers comme le résultat d’une évolution homogène. Dans cet espace, il voit le temps comme une réalité créatrice et l’homme comme se réalisant progressivement. Il s’oppose à l’idée de l’essence des choses, qui était si précieuse aux yeux des philosophes anciens. Hier, la pensée était plutôt tournée vers ce que sont les choses en elles-mêmes au-delà de leurs changements dits accidentels. Elle était persuadée que derrière le mouvement incessant du monde existait une permanence. Aujourd’hui, la vision du monde est radicalement différente. La réalité en soi sous-jacente au temps et aux choses qui passent a perdu tout sens, toute visibilité.

L’existentialisme a paru être un remède à ces théories irréalistes. Il est parvenu à replacer l’existence concrète au centre des discussions et ainsi relativiser les affirmations idéalistes. Mais à force de privilégier l’existence au détriment de la raison, il a fini par reléguer la raison elle-même. Certes la réalité a repris de ses droits mais c’est toujours une réalité en mouvement, une réalité vivante, qui évacue encore l’idée de la permanence, l’idée de l’être
Comment pouvons-nous alors parler de Dieu et de l’éternité, de vérités éternelles et de notre salut dans une telle conception du monde ? Le réel qui au centre du christianisme est devenu presque inaccessible, difficilement connaissable. Le kantisme est peut-être la théorie qui reflète le mieux ce nouvel état d’esprit. Avec ses hypothèses, Kant peut démontrer que Dieu est inconnaissable. Sa démonstration est probablement exacte mais les hypothèses sont-elles vraisemblables ? Dieu peut-il être perçu dans une vision du monde où l’idée de l’être est évacuée ?
Comment la philosophie peut-elle subsister également dans cette conception moderne du monde qui privilégie davantage les sciences physiques, les sciences de la nature et de l’homme, la psychologie, la sociologie. La métaphysique a été reléguée aux oubliettes de l’histoire. N’est-ce pas le signe d’une crise de l’intelligence devenue incapable de comprendre le réel ?
Le paradoxe du monde moderne
D’où vient ce nouveau rôle attribué au temps ? Que reflète-t-il ? Il ne s’agit pas de se perdre dans un débat toujours ouvert et jamais clôturé mais de comprendre cette histoire qui a abouti à un profond drame humain. Est-ce une réaction aux philosophes dits décadents d’un Moyen-âge finissant ?
Le temps n’est que dans notre esprit. Il n’a de sens que dans l’esprit qui mesure. S’il reflète une réalité et tient son origine d’une réalité changeante et en mouvement, il n’est pas une réalité. En lui donnant un rôle dominant à l’explication de la pensée et du monde, l’homme moderne a pris une fiction pour la réalité. Le sens qu’il a donné aux choses est devenu à ses yeux réels. Les explications du monde qu’il a forgées sont considérées comme réelles. La vision du monde qu’il s’est fabriquée est devenue à ses yeux le monde réel. En un mot, l’abstraction a pris la place de la réalité.
Nous sommes face à un paradoxe extraordinaire. Les scolastiques dits décadents sont accusés de se perdre dans des objets abstraits au lieu de penser le réel et voilà que l’esprit moderne retourne au même point. Quelle évolution !
La pensée moderne croit finalement que les phénomènes se mesurent en fonction du temps. Or, comme l’a confirmé notamment la science moderne, le temps se mesure en fait en fonction des phénomènes. Nous retrouvons la notion d’Aristote et de Saint Augustin. Le temps est bien le reflet de la réalité et non le contraire. « Le temps se définit et se détermine par les phénomènes (et les objets) de la nature, alors qu’on a longtemps cru l’inverse, c’est-à-dire que les phénomènes et les objets du monde nous seraient donnés dans le temps, ou selon le temps, c’est-à-dire que le temps serait leur réceptacle. »[2] Le kantisme est donc une théorie obsolète. Le scientifique poursuit sa pensée : « le temps nous vient de notre expérience. » Et enfin, il conclut que « ce que nous nommons le temps, c’est l’expérience d’un présent que nous relions à la mémoire du passé et, et que nous associons à des anticipations possibles. »[2] Nous sommes proches de la pensée de Saint Augustin. « Le temps est la persistance des situations et des états (comprenant l’état de conscience), en raison des stabilités ou de continuités au moins apparentes. »[2]
Nous préférons parler de réalité que d’expérience. En effet, en parlant d’expérience, nous restreignons la notion du temps à la conscience du temps. Le terme d’expérience pourrait en effet faire croire à une notion individualisée du temps. Il y aurait autant de temps que d’individus. Mais il existe une autre notion, celle d’Aristote, encore valable. Le temps est aussi un être de raison. Ainsi est-il possible de vivre ensemble dans un même temps. Sans cela, il serait impossible d’avoir une mesure de temps universelle. 

Il est donc étrange de vouloir expliquer le monde avec le temps alors que le temps s’explique par le monde. Inversion radicale de la pensée…









Référence
[1] Jean-Marie Aubert, Philosophie de la Nature, Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Beauchesne, 1965, chapitre VI, IV, 2, b, 1.
[2] Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001, 

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