" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 8 avril 2015

La pensée religieuse juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ

Le christianisme trahit-il la religion juive comme le prétend Porphyre ? Selon son discours, les chrétiens seraient devenus infidèles à la foi de leur père. Ils se seraient séparés de leurs traditions et de leur culture pour adhérer à une croyance nouvelle. Le philosophe païen veut ainsi discréditer la religion chrétienne en un temps où l’infidélité et la nouveauté sont condamnables aux yeux des païens. Et dans une direction opposée, Voltaire dans les Mémoires de Meslier ou les nazis dans leur christianisme positif attaquent la doctrine et la morale chrétiennes comme fortement imprégnée de judaïsme qu’ils considèrent comme sources d’erreurs et d’absurdités. Ainsi veulent-ils attaquer le christianisme en la rattachant à une religion si peu appréciée en leur temps. Selon les saisons et les humeurs, les critiques insistent donc sur l’infidélité ou la fidélité du christianisme à l’égard du judaïsme. Afin d’y voir plus clair, nous proposons de revenir aux temps de Notre Seigneur Jésus-Christ et de mieux connaître la pensée religieuse juive.

Rappel du contexte

Le mois dernier, nous avons décrit l’environnement politique et social du peuple juif. Nous avons rencontré un peuple complexe, profondément divisé et troublé. Des signes montrent une certaine tension en Palestine. Des juifs se montrent particulièrement intransigeants à l’égard de leur religion et de leur culture. L’occupation romaine est en outre très mal perçue. Les maladresses du préfet romain Ponce Pilate ne font qu’accentuer leurs ressentiments des juifs à l’égard des païens. Les Zélotes forment un parti qui encourage la rébellion alors que les Hérodiens mènent une politique de collaboration avec les occupants romains…Les Romains n’apprécient guère non plus ce peuple dont les pratiques religieuses et l’intransigeance les répugnent ou les déconcertent. De nombreuses tentatives d’hellénisation de la société ont échoué devant la résistance du peuple juif. Soucieux de maintenir le calme dans cette région stratégique et turbulente, les empereurs tolèrent la religion juive et évitent toute occasion d’énervement.

Fiers d’une histoire parfois glorieuse, les Juifs n’oublient guère leur indépendance si chèrement acquise au temps des Macchabées. Certains d’entre eux songent encore aux erreurs que les rois asmonéens ont commises par leurs innovations et leurs faiblesses. Le règne du cruel et impie Hérode n’est pas non plus oublié. Le royaume de Judée hante encore les esprits.

La religion juive est aussi divisée entre « conservateurs » que représentent les Sadducéens et les « libéraux » que sont les Pharisiens, plus écoutés du peuple. Mais les termes si usuels aujourd'hui ne doivent pas nous tromper. Si les premiers veulent demeurer fidèles à la Loi de Moïse uniquement, les seconds privilégient l’obéissance à la Tradition, c'est-à-dire à l’application des nombreuses prescriptions que les scribes ont élaborées au cours du temps. La foi juive se fixe-t-elle dans une histoire qui s’achève par l’exil à Babylone ou se poursuit-elle par le long et silencieux travail des docteurs de la Loi ?

Depuis l’exil et en dépit de la reconstruction du Temple, le rôle des prêtres a profondément décliné au profit des scribes, plus proches de la population et  porteurs de l’enseignement de la religion juive et de sa culture. Les Pharisiens, en majorité scribes, forment un parti puissant. Un autre groupe, celui des Esséniens, s’attache davantage à préserver la pureté légale. Délaissant le Temple, ils sont en quête d’un culte plus spirituel.

Jérusalem et le Temple d'Hérode
N’oublions pas enfin les Juifs de la Diaspora, disséminés et regroupés autour des synagogues, probablement plus ouverts aux idées philosophiques et à la réflexion, plus soucieux de prosélytisme. Les « craignant Dieu » sont nombreux mais hésitent à embrasser la foi juive. N’oublions pas enfin ces populations qui adhèrent à une religion juive hétérodoxe, comme les Samaritains si détestés par les Juifs. 


Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la situation sociale et politique paraît donc bien complexe et déconcertante. La pensée religieuse est-elle aussi difficile à cerner, aussi confuse ? Comment les Juifs de l’époque vivent-ils leur religion ? Telles sont les questions que nous allons désormais traiter.

Un Dieu un, tout-puissant, Dieu de justice et de miséricorde

En dépit de la multiplicité des courants religieux, tout juif professe de manière unanime la foi en un seul Dieu, créateur et maître de l’Univers. Il est le seul peuple à embrasser le monothéisme. Spécificité unique dans un monde où domine le paganisme ! « C’est le point invulnérable du judaïsme, sur lequel l’union existe, absolue, entre tous les partis. »[1] Son credo est formulé dans une prière, connue sous le nom de « séma ». Elle regroupe trois prières de l’Ancien Testament. Elle professe un Dieu unique qu’il doit servir et ne servir que Lui.

Le Temple tel qu'il a été imaginé en 1966
« Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. Et ces paroles que moi je te prescrits aujourd'hui seront dans ton cœur. Tu les raconteras aussi à tes enfants, et tu les méditeras, assis en ta maison, et marchant dans le chemin, dormant et te levant. » (Deut., VI, 4-7).

« Si donc vous obéissez à mes commandements, que moi je vous prescris aujourd'hui, d’aimer le Seigneur votre Dieu, et de le servir en tout votre cœur et en toute votre âme, […] » (Deut., XI, 13).

« Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai retirés de la terre d’Égypte afin que je fusse votre Dieu. » (Nombre, XV, 37-41).

Le Dieu que le Juif professe est un Dieu tout puissant qui agit dans l’histoire des hommes, guide les peuples et gouverne les temps. Il est aussi juste et miséricordieux. Dieu pratique en effet une justice absolue et redoutable à l’égard de tous les hommes comme un juge intègre et infaillible, aimant les bons et haïssant les impies. Il se montre aussi patient envers le pécheur, accueillant pour le pénitent et l’indulgent. Le Juif voit Dieu unissant en Lui la justice et la miséricorde. Les rabbins voient ces deux attributs sous les noms particuliers de Dieu : Dieu de justice dans le nom de Yahweh et le Dieu de la miséricorde dans celui d’Élohim.

Le Dieu d’Abraham et de Moïse

Le Juif professe cette unicité divine à titre spécial puisqu'il se proclame comme le « gardien officiel, le représentant officiel et le Hérault qualifié du monothéisme »[2], d’où une certaine fierté légitime. Il est le peuple élu de Dieu. Il a reçu sa profession de foi de Dieu Lui-même et non d’un raisonnement ou d’une démarche spéculative. Sa croyance est donc fondamentalement liée à cette élection divine : « Dieu a voulu choisir un peuple et le préparer par une longue et lente sélection et éducation, afin de le constituer le digne dépositaire de la révélation, du monothéisme moral et de la loi de sainteté »[3]. Avec un certain anachronisme, nous pourrions dire que la religion juive est nationale.

Le peuple juif est le peuple de l’Alliance. Il adore le Dieu d’Abraham et de Moïse. Si le peuple est fidèle à Dieu et pratique les commandements qu’Il lui a donnés, Dieu lui prodiguera de nombreuses faveurs et le protégera. Il se multipliera comme les étoiles du ciel et ses ennemis seront écrasés. Dieu réside même au milieu de son peuple dans le Temple de Jérusalem. Le Temple est réellement au centre de la foi juive.

Conscients de l’élection divine du peuple juif, les docteurs de la loi ont tendance à souligner les mérites d’Israël et à oublier ou méconnaître la portée universaliste des promesses faites aux Patriarches. Ils ont aussi pris l’habitude de confondre la cause de Dieu avec les intérêts du royaume de Judée

Puisqu'ils sont conscients d’être membres du peuple élu, les Juifs invoquent Dieu comme un père. Cependant, l’expression « Père » est relativement rare. Ils s’intitulent aussi « fils de Dieu ». Des relations intimes unissent donc le Juif au Dieu. Mais ils craignent toujours de Le nommer. Des lèvres impures ou profanes peuvent-elles prononcer ce qu’il y a de plus sacré ? Il remplace son nom par l’un de ses attributs ou qualificatifs qui le désignent. 

La croyance générale aux anges et aux démons

Tobie et l'ange (Filippino Lippi)
Les Sadducéens mis à part, les Juifs croient à l’existence et à l’activité des anges et des démons. Contrairement aux païens, ils ne sont pas considérés comme des émanations de deux principes bons et mauvais et ne font pas l’objet d’adoration. Ils tiennent leur existence de Dieu seul et exercent leurs activités sous sa dépendance. Dieu est créateur de toutes choses.

Les démons sont considérés comme des anges déchus qui ont perdu par leur faute la qualité d’être spirituels agréables à Dieu. Ils s’appliquent à nuire à l’homme en leur causant des dommages spirituels et corporels. Ils inspirent les impies et les païens, auxquels ils enseignent les pratiques idolâtriques, les maléfices et les sortilèges. Satan est leur chef. Pour les éviter, le Juif doit invoquer le secours des bons anges et recourir aux conjurations et exorcismes.

Les doctrines juives sur les anges et les démons ont surtout été développées lors de l’exil. Selon une thèse, elles viendraient des païens perses qui auraient influencé les scribes au cours de leur séjour à Babylone. Mais cette thèse est difficilement tenable compte tenu des différences fondamentales qui séparent les doctrines juives et perses. En outre, elles sont antérieures au temps de l’exil. Il serait donc plus judicieux d’y voir un approfondissement de la foi et de la doctrine en réaction au paganisme. « Le judaïsme n’avait pas précisément emprunté des doctrines étrangères, mais avait été plutôt excité et stimulé à développer ses propres germes doctrinaux. » [4]

Une croyance confuse en la résurrection des corps

La croyance en la résurrection des corps n’est pas unanime. 

Les Sadducéens, qui nient l’existence des anges et des esprits, ne croient pas non plus en l’immortalité de l’âme : l’âme ne survivrait pas à la mort du corps. Ils ne peuvent donc croire en une rétribution dans la vie future. La croyance en la résurrection des corps s’appuie surtout sur les derniers livres de la Sainte Bible, livres que les Sadducéens ne reconnaissent pas comme canoniques, et sur la tradition qu’ils rejettent également. Isaïe le proclame pourtant dans son cantique sur la délivrance du peuple de Juda. « Ils vivront vos morts ; ceux qui m’ont été tués ressusciteront ; réveillez-vous, et chantez des louanges, vous qui habitez dans la poussière… » (Is. XXVI, 19). Dans ses malheurs, Job aussi se console par l’espérance de la résurrection. « Car je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’au dernier jour je ressusciterai de la terre ; et que de nouveau je serai environné de ma peau, et que dans ma chair  je verrai mon Dieu. Je dois le voir moi-même, et non un autre, et mes yeux doivent le contempler : c’est là mon espérance ; elle repose dans mon sein. » (Job, XIX, 25-27). Ont-ils peur de voir se répandre les croyances païennes si favorables à l’existence des esprits ?

La résurrection de la chair (Signorelli à Orvieto)
Les Pharisiens admettent la survivance des âmes et la rétribution future. C’est parce qu’Ils croient au jugement de Dieu et du monde à venir qu’ils admettent la résurrection des corps. Chacun doit rendre compte à Dieu de ses actes. Le monde de l’au-delà, objet de tant de promesses divines, sera inauguré par la résurrection des corps. L’homme juste verra alors Dieu. « Celui qui acquiert les paroles de la Loi, acquiert la vie du monde à venir. »[5] Il sera admis à contempler la face de Dieu et à habiter dans la demeure de Dieu. « Ceux qui quittent la vie suivant la loi naturelle et remboursent à Dieu le prêt qu’ils ont reçu … obtiennent une gloire immortelle… Leurs âmes, restées pures et obéissantes, reçoivent pour séjour le lieu le plus saint du ciel, d’où, d’après les siècles révolus, ils reviennent habiter des corps exempts de souillures. Ceux, au contraire, dont les mains insensées se sont tournées contre eux-mêmes, le plus sombre enfer reçoit leurs âmes. »[6]

Les Esséniens reconnaissent les récompenses et les châtiments outre-tombes ainsi que la rétribution définitive et éternelle mais ils refusent l’idée de toute résurrection des corps. Seule l’âme, délivrée de sa prison, peut y participer. Par ailleurs, seule l’âme du Juste sera délivrée du corps.

De manière générale, le Juif croit en la survivance des âmes après la mort. Elles descendent au schéol, séjour des morts dans les profondeurs de la terre. Elles seraient dans un état amoindri, léthargiques.

Quelle est la destinée des âmes ? L’idée de jugement n’est pas très précise. L’idée d’une rétribution individuelle après la mort s’impose progressivement depuis le retour d’exil. L’idée d’une résurrection des corps s’affirme aussi surtout depuis la révolte des Macchabées. Les livres apocryphes juifs traitent de plus en plus de ce sujet. La croyance en un double jugement, immédiatement après la mort et au jour du jugement dernier, est aussi de plus en plus partagée par les Juifs à l'approche de l’ère chrétienne.

La piété juive

La pitié tient une grande place dans la vie quotidienne du Juif. De nombreux écrits rabbiniques définissent les nombreuses modalités de la prière touchant la forme, le temps, le mode ou les conditions.

Le Juif devait prier plusieurs fois par jour en récitant notamment le « séma » ou encore une autre formule intitulé « semoné ‘esré », dix-huit bénédictions où s’expriment les sentiments d’adoration, d’humilité et d’espérance envers le Dieu du peuple juif. « Bénissez Elohim », tel est le commencement de la formule que récite l’archisynagogue. Ces bénédictions sont presque toutes issues des Psaumes et des Prophètes. Tout homme libre doit réciter la « séma » deux fois par jour, le matin et le soir. Les femmes, les enfants et les esclaves n’y sont pas tenus. Tout juif doit réciter le « semoné ‘esré » trois fois par jour. 

La piété juive ne se résume pas en ses prières officielles. Les prières privées sont aussi très pratiquées. Le Juif croit profondément en l’efficacité de ses supplications et en la puissance de ses prières.

Le jeûne est aussi très suivi pour s’humilier devant Dieu, expier des fautes ou encore pour obtenir du ciel secours et faveurs. Les Pharisiens jeûnent deux fois la semaine, le mardi et le jeudi.

Les œuvres de charité et de miséricorde sont également recherchées. La pratique des bonnes œuvres envers les Juifs relève d’une obligation morale à laquelle nul ne peut se soustraire, pas même le pauvre. En se montrant aussi miséricordieux que Dieu, le Juif espère obtenir la rémission de ses fautes et s’assurer du bonheur dans le monde à venir. Selon Siméon le Juste[7], « le monde repose sur trois choses : la Torah, le culte et l’exercice de la charité ».

La vie juive est ainsi authentiquement religieuse au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ : culte public, sacrifices, prières privées, respect du sabbat, fêtes, jeûnes, œuvres de miséricorde… Les docteurs de la Loi insistent fortement sur les dispositions morales que le Juif doit requérir pour accomplir ces pratiques. La piété est profonde et authentique.




Références

[1] Abbé Lusseau et abbé Coulomb, Manuel d’études bibliques, tome IV, chapitre VII, §II, Téqui, 1938.
[2] Tricot, Le Monde juif au temps de Notre Seigneur, chapitre XIX, III, 1 dans Initiation biblique, sous la direction d’A. Robert et A. Tricot, Desclée et cie, 1938.
[3] R. P. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, tome I, 1935, cité dans Initiation biblique.
[4] Voir Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne, chapitre I, librairie Lecoffre, 1909.
[5] Hillel, Aboth, II, 7.
[6] Flavius Joseph, Guerre des Juifs, III, 8, 5.
[7] Siméon le Juste, Pirqé Aboth, traité du IIIe siècle avant Jésus-Christ.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire