" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 6 juin 2020

La morale juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (6) : grandeur d'âme mais risque d'enfermement

Peinture murale, III siècle
Synagogue Duras-Europos (Syrie)
La morale d’un peuple se décrit à partir de son enseignement et de ceux qui en sont les maîtres. Elle se dévoile aussi hors des leçons et des manuels, hors des salles où elle est enseignée. Elle se manifeste dans la vie quotidienne, dans l’intimité comme dans les rues, au sein de la famille, au travail ou encore au travers de l’art, de la culture, et de toutes sortes d’activité. Elle s’exprime aussi au travers de personnalités exceptionnelles, qui en incarnent certains aspects, des modèles qui ne sont guère imitables, mais qui ranime la ferveur et le zèle. Chaque peuple a ses héros et ses saints…

La morale d’un peuple peut aussi être saisie par le regard des autres, par ceux qui en sont les témoins. Ce témoignage est comme un miroir de la réalité. Cependant, le reflet qu’il présente est plus ou moins déformé en raison de la morale même de ces témoins, de leurs connaissances et de ses funestes idées préconçues. Pourtant, la déformation est instructive en elle-même. Elle distingue, sépare, accentue les différences, ce qui les rend ainsi plus visibles. Elle traduit aussi les relations qui peuvent exister entre l’observé et l’observateur. Enfin, ce regard de l’autre, un regard d’interrogation, d’admiration, de mépris ou d’ignorance ne laisse pas indifférent le peuple qui en est l’objet. Il génère alors des réactions de sa part. Il éclaire, se défend, résiste et mène des contre-attaques. C’est ainsi que s’élaborent des écrits apologétiques, apportant alors une nouvelle connaissance, voire un approfondissement, de sa doctrine morale. Enfin, de manière générale, nous connaissons le regard de l’autre au travers de ces écrits.

Le regard du païen sur les Juifs au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit par leur ouvrage, soit par les traités apologétiques juifs, contribue donc à mieux connaître la morale juive et donc à mieux saisir la terre d’où sortira la morale chrétienne. Tel est le sujet de notre article…

Les sources de connaissances

Nous pouvons connaître les critiques des païens à l’égard des Juifs de trois manières. D’abord, les païens eux-mêmes les ont mentionnées directement ou de manière implicite dans leurs récits historiques. La conquête de la Judée par les troupes romaines, la révolte des Juifs ou les travaux menés par les empereurs pour reconstruire Jérusalem sont ainsi l’occasion de parler du peuple juif et de sa vie. La principale source d’informations vient des Juifs eux-mêmes qui répondent aux critiques et aux calomnies tels le Contre Apion de Flavius Joseph et Hypothetica de Philon. Enfin, ces écrits comme ceux des païens ont parfois disparu. Nous les rencontrons en fait dans des ouvrages chrétiens qui les utilisent dans un cadre apologétique ou historique.

Quelques témoignages historiques

Tacite  (56-120)
Dans son récit de la conquête de la Judée par les légions romaines commandées par Titus [1]l’historien Tacite décrit quelques traits de la morale des Juifs, qu’il oppose à le sienne en raison de leur religion. « Là est profane tout ce qui chez nous nous est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable. »[2] Il est par exemple surpris qu’« il est défendu de tuer aucun nouveau-né »[3]. Comme nous l’avons énoncé dans un précédent article [4], les Romains pratiquent en effet l’avortement et l’exposition ou l’abandon des nouveau-nés, ce qui entraîne parfois leur mort. Ainsi, ce qui étonne Tacite est leur spécificité ou dit autrement leur particularismeCe n’est pas un peuple comme un autre. Il se différencie des autres par sa religion, son culte et par sa vie morale. Tacite note que leur esprit particulier fortifie leur puissance.

Le particularisme juif se manifeste aussi par l’absence de toute relation et de tout contact avec les non-Juifs, par le mépris qu’ils portent à leur égard, ou selon notre langage moderne, par leur fort communautarisme : « avec leurs frères, fidélité à toute épreuve, pitié toujours secourable ; contre le reste des hommes, haine et hostilité. »[5] Tacite voit dans ce cloisonnement le voile qui cache la perversité des juifs. S’ils s’abstiennent de toute femme étrangère, « tout est permis entre eux. »[6] Ils les accusent d’être une « nation de licence de mœurs effrénées »[7] et de pratiques diffamantes. Ces critiques manifestent clairement une profonde ignorance de leur religion et de leurs mœurs. Nombreux sont les païens qui accusent les Juifs de vouloir vivre séparés des autres, de refuser obstinément de suivre les cultes de la cité et le culte impérial, de reprocher leurs sombres pratiques rituelles, la perversité de leurs mœurs, l’infamie de leurs origines, etc.

En matière de morale, la principale critique touche en fait leur absence de bienveillance à l’égard des non-Juifs, c’est-à-dire leur « exclusivisme, misanthropie, misoxénie »[8]. Elle culmine dans une accusation grave : « la haine contre les étrangers ». Les Juifs sont en effet considérés comme des ennemis du genre humain. De cette critique naissent alors une série d’accusations contre leurs mœurs : débauche, inceste, etc.

L’accusation de misanthropie et de misoxénie

La misanthropie provient d’un mot grec « misanthrôpia », formé de « miséo » et d’« anthropos », qui signifient respectivement « je hais » et « homme ». Un autre terme lui est proche, celui d’« apanthropos ». Il désigne celui « qui se détourne des autres hommes ». Le terme de « misoxénie » est une accusation encore plus claire. Il provient de « misoxenos », et plus précisément de « misein », qui signifie « haïr ». Il est possible de le traduire par « haine aux étrangers » ou encore dans un sens moins dur « inhospitalier ». Littéralement, le misanthrope désigne donc « celui qui hait les hommes ».

Dans la Grèce antique, le terme est surtout en usage dans le théâtre grec et plus précisément dans la comédie. Au temps de Platon, le misanthrope est un type de personnage caractéristique, « dépeint comme méfiants vis-à-vis de leur semblable, perçus comme pervertis et intrinsèquement mauvais, ainsi que vis-à-vis des lois de la cité, considérées comme artificielles et contraires aux lois de la nature »[10]. Il personnifie en fait un type d’homme détestable. Cnémon en est le modèle. Il est le personnage central d’une pièce de Ménandre, intitulé le Misanthrope. L’auteur le décrit comme « un homme plein d’aversion pour la société des hommes, bourru avec tout le monde et n’aimant pas la foule »[11]. Timon est une autre personnification de la misanthropie. Plutarque (v. 46-v. 125), penseur majeur de la Rome antique, raconte sa vie[12] et  le décrit comme haïssant les hommes. Timon la caractérise lui-même comme « la brusquerie, la dureté, la colère, la sauvagerie »[13].

La bienveillance, une notion essentielle pour la sagesse antique

Le misanthrope s’oppose donc au philanthrope, à « celui qui aime les hommes ». Or, la  bienveillance, le soin apporté aux hommes, l’affection mutuelle ou encore l’amitié sont des principes chers à la sagesse antique telle qu’elle est définie par la plupart des philosophes de l’antiquité. Socrate se dit « citoyen du monde ». Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote fait de l’amitié une nécessité naturelle ou encore un sentiment indispensable à la vie heureuse. Elle manifeste la parenté naturelle entre les hommes ou encore un caractère naturelle de l’homme. L’épicurisme est aussi entièrement habité par l’idée d’amitié. Si dans sa recherche d’équilibre, le stoïcisme évite l’attachement à un autre, il la considère néanmoins comme un bien qui permet à l’homme de vivre selon sa raison. Dans toutes ces philosophies morales, l’amitié ou la bienveillance à l’égard des hommes appartiennent aux lois naturelles, à la condition humaine, à son humanité. L’homme est un être sociable donc animé naturellement de bienveillance à l’égard de l’autre.

La bienveillance envers les hommes est donc une valeur essentielle pour le sage selon les philosophies morales grecques. Si pour certaine, elle est indispensable pour connaître le bonheur, tous la présente comme un bien y contribuant, un bien sans lequel le monde serait nécessairement corrompu.

La bienveillance, une notion chère pour Cicéron

Le stoïcien romain Cicéron (106-43) reprend ce que les philosophes pensent de l’amitié entre les hommes. « Par cela même qu’il est homme, un homme ne doit pas être étranger pour un homme. »[14] Il justifie d’abord la bienveillance par l’appartenance de l’homme à un même monde, tenu par une même loi, à une même communauté, à une même société vivante qu’une sympathie doit nécessairement lier. En outre, l’intérêt du particulier doit s’effacer devant celui de la communauté. L’amour universel prime sur l’amour individuel. Rompre les liens entre les hommes revient à vivre égoïstement, à les dissoudre. Enfin, les liens qui unissent les hommes ont été établis par les dieux. L’absence de sympathie avec l’autrui, y compris avec l’étranger, devient alors une impiété. Cicéron est alors convaincu que la bienveillance entre les hommes est une nécessité dans l’ordre de la nature. « Il nous faut honorer, conserver et maintenir intacte cette union, cette société commune à tout le genre humain. Si nous sommes disposés à dépouiller et à léser autrui à notre profit, la société du genre humain, doit nécessairement se corrompre. »[15] Or la morale qu’il enseigne est partagée par les Romains, c’est-à-dire par ceux qui sont les maîtres de l’Empire et notamment de la Judée...

Cependant, n’oublions pas que les Romains ont une conception limitée de la société du genre humain. Comme nous l’avons déjà constaté dans un précédent article[16], l’esclave, voire l’affranchi, l’enfant avant son adoption, etc. ne relèvent pas toujours de l’humanité. Certes, Sénèque demande de traiter les esclaves avec humanité et dignité, les considérant comme des frères, mais nous savons aussi combien il est aussi contradictoire dans ses propos, des propos souvent intéressés. Les philosophes eux-mêmes limitent la pratique des vertus aux élites, laissant à la plèbe l’obéissance aux lois.

Nous pouvons ainsi saisir la gravité de l’accusation que porte le terme de « misanthropie » quand elle émane d’un Romain. Les Juifs sont accusés de ne pas participer à la vie de la société et de l’Empire, qui incarne non seulement la civilisation mais l’humanité elle-même, et finalement de porter atteinte à l’ordre naturel. Par conséquent, selon la morale dominante, leur attitude témoigne d’un vice très grave qui remet en cause le genre humain et contribue à sa corruption. En se coupant volontairement des autres, toujours selon la morale romaine, les Juifs ne participent pas aux biens de l’humanité et refusent d’y contribuer. En outre, par une telle attitude, les Juifs s’opposent à ce que les Romains considèrent comme une loi naturelle et divine. Par conséquent, ils les traitent d’inhumains et d’impies.

Une vue anthropologique

Hécatée d’Abdère est souvent cité comme étant le premier à reprocher aux Juifs leur misanthropie. Il est même considéré comme « le plus ancien témoignage littéraire autre qu’allusif du contact entre les Grecs et les Juifs. »[17] Hécatée est un philosophe, grammairien et historien grec, contemporain de Ptolémée 1er selon Flavius Joseph et Diodore de Sicile, au IV et IIIe siècle. Nous le connaissons surtout à partir de l’historien Diodore de Sicile.

Hécatée présente le peuple juif sans-doute dans un traité ethnographique sur l’Égypte, intitulé les Aigyptiaka, daté d’avant 315 avant Jésus-Christ. Selon cet ouvrage, Moïse « établit des sacrifices différents de ceux des autres peuples, comme est différent tout leur genre de vie : en effet, à cause de leur expulsion, il introduisit une sorte de mode de vie misanthrope et inhospitalier. »[18] Sa critique ne semble pas être négative à l’égard des Juifs. Bien au contraire, il compare Moïse comme un chef sage et vaillant, législateur et bâtisseur de cité. De même, il loue les lois juives. C’est plutôt un constat. Les mœurs des Juifs sont différentes de celles des autres nations. Hécatée semble en fait décrire le genre de vie des Juifs alexandrins. « En restant fidèles aux lois mosaïques, les Juifs s’excluaient par conséquent de la vie sociale et politique de la « polis », du moins dans une certaine mesure. Aux yeux des Grecs, ils se comportaient en quelques sortes comme des misanthropes. »[19] Ils vivent à l’égard des autres peuples en refusant de participer aux activités religieuses et sociales de la citée.

Hécatée reproche sans-doute aux Juifs « une excessive clôture sur eux-mêmes et d’une méfiance vis-à-vis des autres hommes qui les empêchent de tisser des liens de convivialité avec ceux-ci. »[20] Comme le montre la thèse de Katell Berthelot [21], il manifeste moins de l’hostilité que de l’incompréhension. Pourquoi ne vivent-ils pas selon les mœurs de leur temps ?

Un particularisme fortement condamné

Dans son ouvrage apologétique intitulé Contre Apion, Flavius Joseph nous rapporte une accusation d’un grammairien égyptien de la première moitié du Ier siècle, Apion : les Juifs feraient un serment de haine contre les Grecs. Ils jureraient en invoquant Dieu « de ne montrer de bienveillance envers aucun étranger, mais surtout envers les Grecs. »[22] Apion les décrit formant une sorte de confrérie dangereuse pour la cité.

Le même Flavius Joseph nous rapporte d’autres témoignages d’accusation de même nature. Selon Lysimaque, écrivain sans-doute d’Alexandrie aux environs du IIe siècle avant Jésus-Christ, « un certain Moïse […] leur prescrivit de n’avoir de bienveillance pour aucun homme »[23] L’historien égyptien Manéthon décrit le peuple juif comme une bande de lépreux impurs qui souillent l’Égypte dans une Histoire de l’Égypte, écrite entre 283 et 247. Enfin, nous pouvons citer le rhéteur grec et stoïcien Apollonius Molon, maître de Cicéron et de César.

Comme le soulignent généralement les commentateurs, le peuple juif est le seul à être accusé de « misanthropie ». Si au début, avec Hécatée, leur particularisme accentué ou leur séparatisme ne semblent être que des caractères observés, ils deviennent au siècle suivant une grave accusation, sans-doute « influencée par l’éthique humaniste stoïcienne »[24], morale alors dominante. Le genre de vie des Juifs apparaît ainsi comme opposé à la morale hellénique, au modèle alors accepté par tous.

Le caractère de particularisme allant jusqu’au séparatisme s’affirme donc comme un des traits dominants du Juif tel qu’il est perçu par les païens.

Une spécificité revendiquée par les Juifs eux-mêmes

Ce genre de vie est assumé par les Juifs eux-mêmes comme nous le révèle un document rédigé par un Juif grec d’Alexandrie, l’auteur de la Lettre d’Aristée [25], au IIe siècle avant Jésus-Christ. Ce texte justifie en effet la manière de vivre des Juifs, et surtout leur volonté de se séparer du paganisme et de vivre distinctement de leurs contemporains. Ils vivent séparés des païens pour garder leur pureté morale et éviter de contracter leurs vices. La Loi et les règles qu’elle définit sont considérées comme une protection contre l’impureté et la souillure que peut conduire le contact avec un non-Juif.

Notons que si elle n’évoque aucune accusation des païens sur le mode de vie des Juifs, le particularisme juif y apparaît rapidement comme un sujet principal. Il est en effet l’objet de la seule question retenue par l’auteur posée au grand prêtre de Jérusalem. La préoccupation de l’auteur nous paraît évidente. Il tente de répondre à la principale interrogation des païens d’Alexandrie.

Une spécificité qui ne relève pas d’un mépris

Dans les ouvrages de Flavius Joseph et de Philon d’Alexandrie, l’accusation est plus nette. Les accusateurs sont même identifiés. Ils répondent donc à leurs attaques. Les Juifs ne montrent aucune hostilité envers l’empire. Ils en sont même des défenseurs. Ils soulignent en effet la loyauté et la fidélité du peuple juif à l’égard des empereurs. C’est pourquoi il fait l’objet de l’estime et de la bienveillance des rois et des empereurs en raison des services qu’il leur a apportés. « La sage opinion de tous les empereurs sur les Juifs résidant à Alexandrie est notoire. »[26] En effet, nul ne peut ignorer les privilèges qu’ils ont reçu des empereurs pour les récompenser. Le libre exercice de leur culte en est un exemple flagrant. Il se distingue même des autres peuples par la véracité et la solidité de leur fidélité. « Alors que tous les rois de la terre avaient été subjugués par les Romains, seuls nos rois, pour leur fidélité, furent conservés par eux comme alliés et amis. »[27] Notons que ces mêmes privilèges accentuent du même coup leur particularisme religieux et social

Flavius Joseph rapporte de nombreuses critiques à l’égard des observances en matière alimentaire et de la circoncision. Ce n’est pas non plus un hasard si la Lettre d’Aristée y insiste sur ces règles et les justifie. Flavius Joseph répond donc à ces accusations et de manière générale à tous les reproches portés contre la Loi et mieux encore contre le législateur, c’est-à-dire Moïse, considéré comme imposteur. « Dans toutes ces conjectures, il fut le meilleur des chefs, le plus avisé des conseillers et il administra toutes choses avec la plus grande conscience. »[28] Il loue son dévouement, ses compétences et ses actions.

Moïse, un des meilleurs législateurs

Cependant, à force de défendre les qualités et les vertus de Moïse, le rôle de Dieu et ses œuvres sont fortement amoindris. « Il pensa avec vraisemblance que Dieu le guidait et le conseillait. Après s’être persuadé le premier que la volonté divine inspirait tous ses actes et toutes ses pensées, il crut qu’il fallait avant tout faire partager cette opinion au peuple. »[29] Or, comme l’a remarqué avec justesse Tacite, la cause des particularismes juifs réside dans la religion, et, soyons plus précis, dans leur conception de la divinité. Flavius Joseph évite sans-doute d’évoquer directement ce sujet. Néanmoins, il ne l’oubliera pas. Dans un premier temps, il porte plutôt son argumentation sur Moïse en tant que législateur à comparaison des sages antiques. En effet, il en vient à le comparer avec les autres législateurs.

La force de la Loi

Contrairement aux accusations, les Juifs ne sont pas impies. Bien au contraire, Moïse a établi la Loi sur la religion dont la sagesse et la beauté ont été attestées par des philosophes comme Pythagore, Anaxagore et Platon. C’est ainsi que la piété qui n’est pas seulement « un élément de la vertu mais de toutes les autres vertus »[30] Ainsi, la Loi est profondément religieuse. « Car toutes nos actions, nos préoccupations et nos discours se rattachent à notre piété vers Dieu. »[31]

Or, contrairement aux philosophes, Moïse a étendu la conception religieuse et donc la législation à l’ensemble de son peuple. Flavius Joseph souligne ainsi la faiblesse de la philosophie morale des païens qu’il explique par l’absence de conviction et qui conduit à leur inefficacité. Les philosophes n’ont pas voulu éclairer leur peuple, préférant s’adresser à un petit nombre. Comme nous l’avons constaté[32], leur système moral ne s’applique qu’à une aristocratie et n’a pour vocation de toucher l’ensemble de la population, laissant la grande majorité soumises aux lois sociales et politiques.

En outre, la Loi répond à tous les besoins. Moïse « n’a point laissé, pas même le moindre détail à l’initiative et à la fantaisie des assujettis »[33]. Toute la vie quotidienne est ainsi réglée.

Une vie morale efficace

L’autre différence essentielle est l’enseignement de la Loi. Moïse se différencie en effet par la qualité, la complétude et la pédagogie de l’enseignement de la morale. Celui-ci ne se borne pas à des préceptes qu’on enseigne comme l’ont fait les Athéniens et presque tous les autres Grecs. Il n’a pas en effet oublié de l’enseigner par la pratique des mœurs. Il a donc réuni le précepte et l’application.


En outre, pour éviter que les règles soient ignorées, elles sont enseignées dès le plus jeune âge et proclamées de manière hebdomadaire. Telle est la force de l’enseignement de la Loi prévu par le législateur. C’est ainsi que tous les Juifs la connaissent. « Chez nous, qu’on demande les lois au premier venu, il les dira toutes plus facilement que son propre nom. »[34] Or, par ce constat, Flavius Joseph reproche la grande ignorance chez les païens, y compris celle des hautes autorités.

Un tel enseignement de la Loi, qui la grave dans l’âme de tout Juif, est la cause de l’unité et de l’identité religieuse du peuple juif et donc de la concorde en son sein. Cela explique aussi l’unité morale de ce peuple.

La Loi est aussi très suivie parce que les Juifs y sont fortement attachés. Elle repose enfin sur le respect de la tradition. « Nous pensons que la seule sagesse et la seule vertu est de ne commettre absolument aucune action, de n’avoir aucune pensée contraire aux lois instituées à l’origine. »[35] L’observance de la Loi s’explique aussi par son origine divine. Les Juifs sont convaincus qu’elle a été instituée par Dieu. Une désobéissance implique donc une impiété. C’est pourquoi à l’origine, les prêtres ont été chargés de surveillance son application, de condamner et de châtier tout contrevenant. 

La défense de Philon d‘Alexandrie

Philon est un philosophe Juif hellénisé de la ville d’Alexandrie. Il est fidèle à la Loi juive tout en étant connaisseur de la culture et de la philosophie grecque. Il a rédigé de nombreux ouvrages exégétiques, philosophiques, apologétiques. Il est aussi sans-doute l’exemple du Juif intégré à la communauté intellectuelle de l’empire.

Philon n’ignore pas les accusations adressées aux Juifs. Il est surtout témoin d’un contexte hostile à leur égard. Les tensions entre la communauté juive et les Égyptiens sont en effet tendus à son époque au point que les droits contre les Juifs ont été restreints. C’est pourquoi il se rend à Rome pour les défendre.

Plus efficace que Flavius Joseph, Philon retourne les accusations portées contre les Juifs contre les accusateurs. C’est en effet lui le Juif qui accuse les païens d’inhumanité. Il prend notamment l’exemple de l’exposition des enfants, l’infanticide chez les Grecs [36], les règles des châtiments pratiqués par les Romains qui n’épargnent pas les proches des coupables, le manque d’hospitalité des Égyptiens qui méprisent les étrangers, … Aux parents qui tuent les nouveau-nés, il les traite d’ « ennemis acharnés de tout le genre humain »[37]. « Qui aborderez-vous avec bienveillance, vous les assassins de vos propres enfants, vous qui, dans la mesure où cela dépend de vous, […] vous qui bouleversez les lois de la nature, renversez tout ce qu’elle construit, et par la cruauté d’une âme brutale et sauvage opposez la destruction à la génération et la mort à la vie. »[38] L’inhumanité réside ainsi plutôt dans les mœurs païennes. L’exposition des enfants est un acte d’un peuple dépourvu d’humanité, nous dit-il. Les coupables d’un tel crime sont « les haïsseurs du genre humain »[39]. Car, dit-il, si l’homme est capable de tuer ses propres enfants, sa propre chair, il est alors prêt à tuer n’importe qui. Philon reprend alors les arguments des philosophes grecs et d’une manière habile, il les utilise pour accuser ses adversaires, c’est-à-dire les Grecs et les Égyptiens, de misanthropie !

La défense de Philon ne se réduit pas à des attaques et à des accusations qu’il justifie avec soin. Elle  présente aussi les qualités humaines de la Loi juive, notamment sa douceur et sa modération. Il défend aussi la vertu d’hospitalité des Juifs à l’égard des étrangers. Dans sa défense, Philon puise ses arguments dans la conception religieuse juive, dans la Sainte Écriture, dans la Loi mais aussi dans la philosophie grecque. Il expose en fait une vue universaliste de la religion juive. « J’en viens à m’étonner de ce que certains osent imputer à notre nation des sentiments hostiles à l’humanité, alors qu’elle montre un tel excès de sens de la communauté et de bienveillance vis-à-vis de tous les hommes, en tous lieux, qu’elle fait ses prières, ses fêtes et ses offrandes à l’intention de l’ensemble du genre humain, qu’elle sert le Dieu véritablement vrai, et à son intention et à l’intention des autres aussi, lesquels se sont soustraits aux soins qui leur incombaient. »[40]

Conclusions

Isaïe,  Gustave Doré
Comme les préceptes moraux de la Loi sont bien supérieurs à ceux des païens ! La vie morale qu’elle défend et que présente Flavius Joseph et Philon est élevée et mérite l’admiration. C’est ainsi que « beaucoup d’entre eux ont adopté nos lois »[41] Des païens cherchent en effet à se convertir. « La morale juive telle qu’elle apparaît dans ces derniers siècles avant notre ère est le signe le plus incontestable de la grandeur d’Israël. »[42] La morale juive n’est pas « une philosophie réservée à quelques intellectuels mais d’une règle de vie professée par tout un peuple. »[43] Elle est une morale vivante qui imprime l’âme de tout Juif. La Loi est profondément humaine contrairement aux pratiques grecques et égyptiennes. Enfin, c’est une morale efficace. Elle est connue et suivie par tous les Juifs, respectée pour son antiquité et par son origine divine, jamais réformée, profondément religieuse. La Loi surpasse toute autre législation. Les accusations dont elle fait l’objet ne sont donc pas fondées. Comme le déplore Philon, les Juifs ne peuvent pas être accusés d’inhumanité. Ce reproche est plutôt à adresser aux païens tant leurs mœurs sont dures et terribles.

Mais une telle élévation morale, une telle efficacité auraient-elles pu être réalisée sans refuser tout contact avec les païens ? L’auteur de la Lettre d’Aristée en est bien conscient. Il est nécessaire à un peuple de se protéger contre les vices du paganisme pour garder toute sa pureté d’âme

Tel est le particularisme du peuple juif au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ : une vie morale bien au-dessus de celle des païens, qui a réussi à se préserver en dépit des dominations païennes. Mais, elle présente un danger que les critiques ont bien perçu : l’enfermement dans ses particularismes. Si Philon se montre universaliste et ouvert à d’autres cultures que celle du peuple juif, il demeure un Juif de la Diaspora, un cas particulier, une exception qui confirme la tendance dominatrice. Convaincu de son élection et de l’élévation de sa morale, le Juif finit par s’enfermer dans son orgueil et à mépriser les autres. Son intransigeance devient hostilité. Elle finit par voiler la beauté et la force de sa morale. Tacite est un témoin de ce rempart qui s’est dressé entre les Juifs et le reste du monde…





Notes et références
[1] Tacite, Histoires, Livre V, Tacite, Œuvres choisies avec Bibliographie, Études historiques et littéraires, Note, Grammaire et Illustrations complémentaires, Hatier, 2e édition, 1932, accessible sur Bibliotheca Classica Selecta (bcs.fltr.ucl.as.be).
[2] Tacite, Histoires, Livre V, 4, 1.
[3] Tacite, Histoires, Livre V, 5, 6.
[4] Voir Émeraude, février 2020,  article  « Les mœurs antique (1) : avortement et exposition des enfants ».
[5] Tacite, Histoires, Livre V, 5, 1.
[6] Tacite, Histoires, Livre V, 5, 3.
[7] Tacite, Histoires, Livre V, 5, 2.
[8] Monique Alexandre, Apologétique Judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes, dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré, Beauchesne, 1998.
[9] Manuel lexique philologique, didactique et polytechnique ou dictionnaire, Ladrange, 1844.
[10] Katell Berhelot, Hécatée d’Abdère et la misanthropie juive, Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, n°19, 2008, en ligne le 11 mars 2019, http://journals.openedition.org.
[11] Ménandre, poète comique grec, v. 342-292 avant Jésus-Christ, Le Misanthrope, v.6-7 dans Le Dyscolos, comédie retrouvée sur un papyrus égyptien, prologue de la pièce, dans Le Misanthrope, Molière, Flammarion, 1997.
[12] Au IIe siècle de notre siècle, le Cnémon de Lucien de Samosate, s’inspire sans-doute de son récit.
[13] Lucien de Samosate (v.120-V.180), Timon ou le Misanthrope, traduction par Eugène Talbot, dans Œuvres complètes de Lucien de Samosate, Hachette, 1866, tome I, chap. V, wikisource.
[14] Cicéron (106-43), Des fins des biens et des maux, III, XIX, traduction de E. Brehier dans Les fondements de la philanthropique dans le nouveau stoïcisme, deux cas concret : l’esclavage et la gladiature, Gaëlle Fiasse, dans Étude philosophiques, 2002/4, n°64, cairn.info.
[15] Cicéron, De officiis, III, V, 21.
[16] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antiques (3) : l'esclavage ».
[17] Katell Berhelot, Philanthrôpa judaica, Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Brill, 2003.
[18] Hécatée d’Aptère, dans Bibliothèque historique, Diodore de Sicile, Premier livre, XL, 3, traduction d’après celle de C. Orrieux et E. Will dans Ioudaismos-Hellènismos, Essai sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Presses universitaires de Nancy, 1986, dans Hécatée d’Abdère et la « misanthropie  juive », Katell Berthelot, journals.opendition.org.
[19] Katell Berthelot, Hécatée d’Abdère et la « misanthropie  juive », journals.opendition.org.
[20] Katell Berthelot, Hécatée d’Abdère et la « misanthropie  juive », journals.opendition.org.
[21] Voir Philanthropia Judaica, Katell Berthelot.
[22] Flavius Joseph dans Contre Apion, Livre II, X, 121, traduit par René Harmand, 10911, texte numérisé et mis en page par F.-D. Fournier, remacle.org.
[23] Lysimaque dans Contre Apion, Flavius Joseph.
[24] Katell Berhelot, Philanthrôpa judaica
[25] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (5) : la Lettre d'Aristée. »
[26] Flavius Joseph, Contre Apion, VI, 63, traduction par Léon Blum, 1902, wikisource.
[27] Flavius Joseph, Contre Apion, VI, 134.
[28] Flavius Joseph, Contre Apion, XVI, 157.
[29] Flavius Joseph, Contre Apion, XVI, 163.
[30] Flavius Joseph, Contre Apion, XVI, 170.
[31] Flavius Joseph, Contre Apion, XVI, 171.
[32] Voir Émeraude, février 2020, article « Sénèque et le christianisme ».
[33] Flavius Joseph, Contre Apion, XVII, 173.
[34] Flavius Joseph, Contre Apion, XVI, 178.
[35] Flavius Joseph, Contre Apion, XX, 183.
[36] Voir De Virtutibus, Philon.
[37] Philon, De virtutibus, §131 dans « Ils jettent au feu leurs fils et leurs filles pour leurs dieux » : une justification humaniste du massacre des Cananéens dans les textes juifs anciens ?, Katell Berthelot, dans Revue Biblique, volume 112, n°2, avril 2005, jstor.org.
[38] Philon, De virtutibus, §132.
[39] Philon, De Specialibus Legibus, §113, dans « Ils jettent au feu leurs fils et leurs filles pour leurs dieux » : une justification humaniste du massacre des Cananéens dans les textes juifs anciens ?, Katell Berthelot.
[40] Philon, De Specialibus Legibus, §167.
[41] Flavius Joseph, Contre Apion, X, 123.
[42] Daniel-Rops, Histoire Sainte, Le Peuple de la Bible, 4ème partie, III, 18ème édition, 1943, Fayard
[43] Daniel-Rops, Histoire Sainte, Le Peuple de la Bible, 4ème partie, III.

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